lundi 24 avril 2017

Pierre Boulez est mort


Ce matin, je me lève, et je réalise que Pierre Boulez est mort. Tout le monde s'en fout, mais ça m'a fichu un coup au moral. J'avais pris l'habitude de vivre dans le même monde que lui. Je ne l'ai pas connu, je n'ai pas travaillé avec lui, je n'ai pas été son élève, mais j'ai tant appris de lui, pourtant. C'était une sorte de boussole, de repère, de phare. Non seulement sa musique, ses écrits, ses cours, son activité de chef d'orchestre, mais encore son corps, sa voix, sa démarche, ses gestes, son "style" étaient pour moi une référence, quelque chose de solide à quoi je pouvais me raccrocher. 

Boulez, ce n'était pas seulement un musicien, un pianiste, un compositeur, un chef d'orchestre, un patron d'institutions, un pédagogue, c'était un homme cultivé qui s'était inscrit dans son siècle et qui avait façonné ce siècle en retour, qui lui avait donné une nervure, un corps qui, sans lui, aurait été différent, moins riche. Pierre Boulez, c'est aussi cette époque à laquelle, en France, on pouvait le confronter à un Claude Simon. Demandez aujourd'hui, autour de vous, à des gens "cultivés", quel musicien ils associeraient spontanément à Claude Simon, à Céline, ou à Houellebecq, et vous verrez immédiatement en quoi l'époque a radicalement changé.

Boulez, c'est aussi et peut-être surtout une des dernières occurrences dans notre pays d'un artiste ayant de l'art une vision haute, exigeante – du moins exigeante selon les codes et les valeurs qui sont les miens. Peut-on ne pas être "réactionnaire" et être celui que je viens de décrire ? Oui, Boulez était comme ça. Je me rappelle parfaitement la création de Répons. J'avais acheté le livre de Dominique Jameux et l'avais lu d'une traite. Jameux parle d'un génie. Il est toujours difficile de manier cette notion de génie, et je me garderai ici de lui emboiter le pas. Répons est une œuvre ravelienne, presque "décorative". C'est en tout cas l'impression qu'elle m'a fait à l'époque de sa création à Avignon. Rien à voir avec l'aridité lunaire du Marteau sans maître ou avec la splendide brutalité de la deuxième sonate. Boulez avait mis de l'eau dans son vin. Était-il redescendu de son Olympe, ou sorti de sa caverne ? Oui, en un sens, il était sorti d'un caverne formelle (et beethovénienne). Ayant vu de la lumière, il s'est dit : Cela est bel et bon. Répons répond au Marteau sans maître, révélant ses potentialités a posteriori, comme s'il avait voulu d'abord donner le résultat fini avant de songer à montrer la matière en train de cuire.

Boulez est émouvant, bien plus qu'on ne le croit généralement. Il se tient ; d'accord, il se tient, ça c'est certain. Il ne dévie pas car il a acquis son savoir et son goût d'une manière extrêmement concrète. C'est plus assuré que le savoir qu'on trouve dans les traités, c'est le savoir de l'artisan, même si l'un n'oblitère pas l'autre. Mais Boulez est allé très vite (Boulez est un homme pressé qui prend son temps) au concret, au pratique, à l'instrumental, et la direction d'orchestre est venue de la même manière. Moins de gestes, plus d'efficacité. La leçon de Webern : moins de notes, plus d'émotion. Que le plus petit déplacement d'air provoque une tornade à l'autre bout du spectre. Les pudiques sont souvent d'un orgueil démesuré. Si Boulez prend son temps, c'est qu'il a construit sa vie comme sa musique, avec méticulosité et acharnement. Le temps lui manquait, mais il en a fait grand usage dans sa musique, de ce temps si dense, si précieux. Ce qui émeut dans ce corps tout entier engagé dans l'écriture du temps, c'est la morale simple et solide de celui qui travaille son instrument jusqu'à ce que celui-ci soit "naturellement" devenu une part de lui-même, morale alliée à une oreille d'une finesse époustouflante ; toute la vie de Pierre Boulez fut prise sous le contrôle de son ouïe, et ce contrôle ne s'est jamais relâché.

Je n'écris pas, j'entends. On pourrait soutenir que pour Pierre Boulez, c'est l'inverse. Il écrit avant d'entendre. L'oreille ne lui sert qu'à contenir ou développer, consolider ou valider, ce qu'il veut écrire. Il possède une volonté-d'écrire qui peut aller éventuellement jusqu'à l'absurde. Le savoir concret dont je parle plus haut, son oreille, lui ont fait abandonner ces chemins arides et sans issue, certes, mais il n'a pas perdu son temps en les parcourant.