mercredi 20 avril 2016

Una corda



Dans mon rêve je fais semblant de dormir. Rubinstein joue le premier concerto de Brahms. Ma respiration est difficile à contrôler. Lenteur, mais pas trop. La lenteur est le souvenir. Brahms, son opus 118, l'intermezzo en la majeur, que j'aime tellement jouer, mais, encore plus, la sixième pièce du recueil, en mi bémol mineur, avec son thème qui s'enroule sur lui-même. Est-ce le matin ? Le matin dans le jardin, à Fuveau, au soleil, avec la femme que je regarde trop. La femme pas encore lavée, pas coiffée, les traits tirés, si belle en son négligé froissé, qui est là, qui met du miel sur sa tartine, pas complètement naturelle. J'emplis d'air mes poumons, jusqu'au moment où ils se mettent à frémir ; c'est comme un spasme douloureux ; un souvenir, dans la lenteur du matin… Je ne vois pas bien le clavier, la lumière n'est pas idéale ; les touches noires ont l'air d'avoir disparu ; tout est blanc ; j'entends une longue série de trilles ; je vide mes poumons, mes paupières se serrent un peu trop. Aveugle. Je suis dans la chambre de la place des Vosges, les volets sont fermés, un peu de lumière entre par la salle de bain. J'entends du piano. Brahms, encore. La dernière des quatre ballades opus 10 que j'avais jouée sur son dos nu, una corda

Est-ce que vous savez regarder une femme, vous ? Moi je ne sais pas. Je la regarde trop. Comme le héros du Diable au corps, je l'empêche de me regarder. Je lui fais peur. Je ne sais pas utiliser la pédale una corda. Je pense à George Szell disant à Gould, qu'il dirigeait dans un concerto, qu'il avait « une sonorité efféminée » parce qu'il jouait tout le concerto avec la pédale de gauche enfoncée. Le pianiste l'avait très mal pris, avec juste raison, à mon avis. Il n'y a pas plus viril que le piano de Gould. 

Toujours dans le jardin, j'entends Orientale, de Granados. Elle est allée se mettre au piano. Comme je me trouve à cent mètres de la source sonore, la musique est mélangée des sons du jardin, de la nature. Le jet d'eau. La chienne me regarde, puis se recouche, en paix. Tous les deux nous écoutons la musique. Do-ré-mi-sol-mi-ré-do… Toute la lumière du monde est là, pour nous trois, dans le matin de juin.

Ne te retourne pas, quand tu sors des enfers. Ne te presse pas. Écoute…