En dormant, je tâte ma fesse, mon fémur, le haut de ma cuisse gauche, et je me dis que je suis bien un tas d'os, avec un peu de chair par-dessus pour avoir l'air vivant. J'ai les ongles qui poussent, toujours trop vite. Je marche sur les pierres coupantes du ballast, je suis pieds nus, je porte un poncho sous lequel je suis nu, j'ai les cheveux longs et sales. Je connais bien le chemin pour rentrer à la maison, depuis la gare, je l'ai emprunté si souvent. Le dessous de mes pieds me brûle horriblement. Je fais défiler les maisons, la route, je vois tout avec une fidélité hurlante. Vu d'ici, le trajet est très court, mais qu'il peut être pénible, douloureux, ce trajet, quand on est un tas d'os avec des pieds qui font tellement souffrir. J'ai dans la tête l'Oiseau prophète, de Schumann. Il y a toujours ce moment où je dois traverser les voies de chemin de fer. Je n'emprunte jamais le souterrain prévu à cet effet, je ne sais pas pourquoi. Ils sont tous là, je ne sais pas s'ils me regardent mais moi j'essaie de les ignorer, je me concentre sur ce maudit ballast qui me taillade la plante des pieds. Jacques est là. Je le croyais mort. Ou alors c'est l'inverse, il est mort alors que je croyais lui parler. Il me parle de Marcel Beaufils, qu'il a connu au conservatoire. Je suis chez eux, dans leur bel appartement du 13e, je fume toujours beaucoup trop quand je suis avec lui. On boit beaucoup. Quand je rentre, dans le taxi, je suis malade. Brigitte est toujours gentille avec moi, mais elle a un petit sourire un peu narquois. Je l'imagine habillée de cuir noir. Le jour où je prendrai le souterrain pour traverser les voies, c'en sera fini de la belle vie. Il y aura des tags dans le souterrain, des flaques d'eau malgré le béton. C'était chez nous. Ce petit coin de terre, avec cette route de la Fuly. C'était chez nous, avec la gare, la place d'Armes, l'usine du lait, le champ, les vaches, les noyers, le verger, au fond du jardin, en contrebas, les collines alentour. Les trois maisons, les unes à côté des autres. Les sapins. Pourquoi est-ce que je me tais ?
mardi 2 février 2016
Chez nous
En dormant, je tâte ma fesse, mon fémur, le haut de ma cuisse gauche, et je me dis que je suis bien un tas d'os, avec un peu de chair par-dessus pour avoir l'air vivant. J'ai les ongles qui poussent, toujours trop vite. Je marche sur les pierres coupantes du ballast, je suis pieds nus, je porte un poncho sous lequel je suis nu, j'ai les cheveux longs et sales. Je connais bien le chemin pour rentrer à la maison, depuis la gare, je l'ai emprunté si souvent. Le dessous de mes pieds me brûle horriblement. Je fais défiler les maisons, la route, je vois tout avec une fidélité hurlante. Vu d'ici, le trajet est très court, mais qu'il peut être pénible, douloureux, ce trajet, quand on est un tas d'os avec des pieds qui font tellement souffrir. J'ai dans la tête l'Oiseau prophète, de Schumann. Il y a toujours ce moment où je dois traverser les voies de chemin de fer. Je n'emprunte jamais le souterrain prévu à cet effet, je ne sais pas pourquoi. Ils sont tous là, je ne sais pas s'ils me regardent mais moi j'essaie de les ignorer, je me concentre sur ce maudit ballast qui me taillade la plante des pieds. Jacques est là. Je le croyais mort. Ou alors c'est l'inverse, il est mort alors que je croyais lui parler. Il me parle de Marcel Beaufils, qu'il a connu au conservatoire. Je suis chez eux, dans leur bel appartement du 13e, je fume toujours beaucoup trop quand je suis avec lui. On boit beaucoup. Quand je rentre, dans le taxi, je suis malade. Brigitte est toujours gentille avec moi, mais elle a un petit sourire un peu narquois. Je l'imagine habillée de cuir noir. Le jour où je prendrai le souterrain pour traverser les voies, c'en sera fini de la belle vie. Il y aura des tags dans le souterrain, des flaques d'eau malgré le béton. C'était chez nous. Ce petit coin de terre, avec cette route de la Fuly. C'était chez nous, avec la gare, la place d'Armes, l'usine du lait, le champ, les vaches, les noyers, le verger, au fond du jardin, en contrebas, les collines alentour. Les trois maisons, les unes à côté des autres. Les sapins. Pourquoi est-ce que je me tais ?
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