lundi 26 octobre 2015

Sous l'église (1)

Il s'appelait Patrick. Je l'ai revu, il y a quelques années, dans sa pharmacie, celle du haut. À l'époque,  je veux dire, à l'époque de nos enfances, son père en possédait deux. Celle qui se trouvait sous l'église, dans le bas Rumilly, près des deux autres pharmacies, et, coup de génie, celle qu'il avait ouverte dans le haut Rumilly, près du Cheval blanc, partie de la ville où il n'y avait pas d'autres pharmacies. Même si elles étaient modestes, les pharmacies Pellas avaient une clientèle importante, précisément parce qu'il y en avait deux. Je ne me souviens pas du père Pellas mais je souviens du fils. Nous étions dans les mêmes classes, au collège. Son père était le concurrent de mon père. Le troisième pharmacien de la ville, celui de la place Grenette, n'était pas de taille ; sa pharmacie était un peu anecdotique, décorative, folklorique. Comme ma sœur avait repris la pharmacie paternelle et que nous étions fâchés, elle et moi, j'allais dans les autres officines, quand il fallait que j'aille chercher des médicaments pour ma mère. Patrick Pellas tenait donc l'officine du haut, qui se trouvait plus près de la maison, et j'étais allé chez lui, ce jour-là. J'avais complètement oublié Patrick, et je n'avais nullement pensé le revoir en allant dans sa pharmacie, tellement habitué à ce que les pharmaciens, désormais, je parle des propriétaires, ne soient que très rarement dans leurs officines. Je crois bien que c'est mon père qui avait lancé cette mode, lui qui à la fin de sa vie ne passait que peu de temps à la pharmacie. Quand j'ai vu qu'il se tenait derrière le comptoir, j'ai eu un mouvement de recul (allait-il me reconnaître ?), mais je n'ai pas osé tourner les talons. Manque de chance, c'est lui qui a pris mon ordonnance. Nous ne nous sommes pas dit un mot, alors qu'il savait pertinemment qui j'étais, bien sûr. Nous avons fait comme si nous ne nous reconnaissions pas. Il m'a servi très gentiment, et je ne parvenais pas à savoir si l'esquisse de sourire que je voyais sur son visage était ou non un sourire (légèrement) moqueur, un sourire amical (mais retenu), ou seulement le sourire professionnel dont il gratifiait tous ses clients. Et ça m'est revenu.

Patrick était plutôt joli garçon. Je ne sais pas s'il avait du succès, je ne me rappelle pas, et puis nous étions trop jeunes pour que ce genre de question se pose ouvertement, mais il avait indéniablement quelque chose. Un visage fin, comme aiguisé en son centre, et pourtant très doux, comme plié sur lui-même, sur une nervure qu'on sentait frémir doucement. Intelligent et réservé mais ne cherchant pas à s'effacer. Le genre de type qui n'est jamais directement dans l'angle de vision, mais qu'on distingue, peut-être justement parce qu'il sait d'instinct se mettre légèrement en retrait, qu'il n'est pas plein cadre comme le lourdaud qu'on entend toujours un peu trop. 

Enfant, j'étais atteint d'une sorte de mal qui m'a poursuivi jusque dans les commencements de l'âge adulte, une maladie très agréable mais dont je n'ai jamais osé parler à personne. Une sorte de péché véniel, une sorte de gourmandise vibratoire, dont j'avais un peu honte mais dont je chérissais les effets. Certaines personnes, par leur seule présence, me procuraient un plaisir indicible et très prononcé. Il suffisait que je me trouve dans leurs parages immédiats pour tomber subitement dans une sorte d'extase fébrile. Je perdais aussitôt toute notion de ce qu'on me disait, de la raison pour laquelle j'étais là, et tombais en un évanouissement nerveux qui me faisait trembler des pieds à la tête. Ça ne se voyait pas, je continuais ce que j'étais en train de faire (le moins possible, toutefois), tout en prenant bien soin de ne pas briser la membrane ténue qui me retenait à l'intérieur du monde qui venait de m'absorber, je continuais à entendre les paroles de ceux qui étaient présents  avec moi, mais comme au travers d'une gaze légère et invisible. Je sentais les poils de mes bras et jambes frissonner et une absence merveilleuse se loger au bas de ma colonne vertébrale, je ne voulais plus que cela cesse. Peu importât que ceux qui avaient provoqué cet état aient été beaux, moches, de sexe masculin ou féminin, jeunes ou vieux, intelligents ou bêtes, amènes ou rébarbatifs, la chose pouvait arriver n'importe quand et me prenait en général au dépourvu, bien qu'avec le temps, j'eus appris à la prévoir et même à en favoriser l'apparition dans un certain nombre de cas. Je ne sais pas du tout de quoi il s'agissait, je ne l'ai jamais su, mais c'était une des manifestations du plaisir qui m'étaient la plus étrangement familière, et qui, non seulement m'était familière, mais dont j'avais la certitude d'être le seul à la connaître. J'étais toujours le premier surpris de ceux qui avaient l'air de provoquer une telle réaction. Je me souviens en particulier d'un plombier, jeune chef d'entreprise, comme on ne disait pas encore, qui nous avait installé le chauffage central au fuel, grand événement et source inépuisable d'émerveillement, pour moi qui regardais travailler les ouvriers pendant des heures. En général, ces moments survenaient quand je me trouvais en présence de quelqu'un qui était actif, mais dont l'action ne faisait aucune place à la parole. Étais-je l'émetteur, ou seulement le récepteur, ou bien les deux parties étaient-elles autant actives et nécessaires à la survenue de cette stase frémissante, je n'en sais rien. Mon cerveau s'arrêtait de fonctionner, je n'étais plus que vibrations, contemplation, résonance. J'imagine que je devais avoir l'air d'un parfait ahuri, ce qui en somme était l'exacte vérité. C'est aussi, je m'en avise maintenant, ce qui me donnait la faculté de me trouver la plupart du temps très à l'aise avec les paysans. Je pouvais les accompagner dans leur silence actif, très simplement, sans avoir à forcer ma nature. J'ai été un enfant idiot, au sens propre du terme, et pour mon plus grand bonheur. On me disait souvent, quand j'eus atteint l'âge de l'adolescence, que "je savais écouter". En réalité il n'en était rien. Je n'écoutais pas, j'étais traversé de la réalité, d'une toute petite réalité intime et privée qui me mettait en transe et me faisait trembler comme une feuille. J'ai d'ailleurs très longtemps été persuadé que je n'avais aucune oreille, que je n'entendais rien, ou que je ne comprenais pas ce que le sens de l'ouïe me donnait à entendre.

(…)