28 janvier 1936
On en a beaucoup parlé dans les journaux. Les commentaires ont été assez variés. Il y en a quelques-uns auxquels j'aimerais répondre et ceux-ci sont le mieux résumés dans un article de Guermantes paru dans le Figaro, sous le titre : "Le Sacre de l'automne."
« Ce qui est surprenant, écrit-il, c'est la candidature de M. Stravinsky à l'Institut. Je sais bien que la même question se pose chaque fois qu'un artiste hautement original, indépendant d'expression et d'attitude, découvre soudainement, vers la cinquantaine, le chemin du pont… des Arts. »
Il aurait été indiscret de ma part d'y répondre avant le vote à l'Institut. Je puis le faire maintenant.
J'ai posé ma candidature uniquement sur l'insistance de quelques amis, auxquels je n'ai pas cru pouvoir refuser un geste de déférence à l'égard d'une institution française séculaire dont ils font eux-mêmes partie et où, à leur avis, je pourrais être utile. Je l'ai donc fait non pour briguer des honneurs, mais simplement pour rendre service.
Guermantes prétend que jusqu'à présent j'ai toujours "été attentif à ne laisser paraître aucun ornement visible". Comment aurais-je pu le faire quand je n'en possède aucun !
Quant à l'étrange question : « Quelle métamorphose ont donc subi et son talent et son esprit pour s'accommoder soudain de ces lauriers ? » Guermantes n'a qu'à chercher la réponse dans mes dernières œuvres musicales et dans mes Chroniques, dont la seconde partie vient de paraître. Il y trouvera mes idées, mes jugements et mes vues exposés d'une façon nette et précise. Ce sont les mêmes que, sans aucun accommodement, j'aurais apportés à l'Institut pour les y soutenir et les défendre.
Guermantes continue : « Il ne s'agit pas de mépriser les honneurs, il s'entend. Mais il est des œuvres elles-mêmes qui semblent leur dire non. » Ce n'est pas à moi de décider si mes œuvres disent non à l'Institut, c'était à l'Institut de leur dire oui ou non. Il vient de se prononcer. Sur 32 voix j'en ai eu 5.
Guermantes conclut : « Il est vrai qu'il est un temps de la vie où l'artiste n'interroge plus sa jeunesse. »
C'est exact et c'est parfaitement normal. C'est le contraire qui serait décevant. Je n'ai pas oublié ma jeunesse, mais je ne la regrette point ; je ne suis pas encore arrivé à une période où trop souvent les gens ne vivent que du passé et dans le passé. J'ai plaisir à regarder toujours encore devant moi.
Et ne pensez-vous pas que si par un miracle, que je suis bien loin de souhaiter, il m'était donné de redevenir tel que j'étais il y a vingt ans, ne pensez-vous pas, Guermantes, que je serais un anachronisme vivant et paraîtrais bien plus âgé que je ne le suis en réalité ?
Ne voyez-vous pas tout le ridicule de ces "révolutionnaires" ridés qui, n'ayant progressé d'un seul pas, continuent de ressasser leur vieilles rengaines et de combattre aveuglément pour des idées classées et dépassées depuis longtemps ? J'ai horreur de la jeunesse factice, de la greffe, de la chirurgie esthétique, externe ou interne.
Mon âge ne me fait pas honte et ne m'effraye nullement C'est l'âge où Bach composa les meilleures de ses cantates, Beethoven ses dernières symphonies, et Wagner, je le cite pour faire plaisir aux wagnériens, ses Maîtres chanteurs.
Rien de plus odieux que le spectacle que nous offre l'indigne aplatissement des aînés devant les jeunes, leurs criminelles flatteries, dictées surtout par la crainte de paraître arriérés. Pensent-ils, ces aînés, aux cruelles déceptions qu'ils leur préparent, aux jeunes, quand égoïstement, au lieu de les guider, ils les encensent aujourd'hui, quitte à les laisser tomber demain ? Il n'y a aucun mérite à être jeune. C'est un état et un état passager. Comme le dit Goethe, le grand art de la vie c'est de durer.
Dans son titre, "Le Sacre de l'automne", Guermantes paraît prêter à cette saison un sens légèrement péjoratif. Pourquoi ? N'est-elle pas belle la saison des vendanges et des fruits, la saison de Pomone où celle-ci vous dispense toutes ses richesses ? Cette saison bénie ne vaut-elle pas un sacre ?
Igor Stravinsky