J'ai emmené la fille à la drague, sur ma mobylette, sur la place d'Armes il y avait un concours de boules. Elle m'a laissé lui enlever le soutien-gorge, mais on n'est pas allé plus loin. L'odeur du soutien-gorge blanc, très ordinaire. Je me rappelle le soutien-gorge et pas ses seins ! La drague, c'était là où les camions draguaient la rivière, c'était le coin qu'on préférait, pour se baigner, c'était avant qu'il y ait une piscine. Place aux jeunes, qu'elle dit, l'autre conne. Parfois aussi, on allait au Pont des chèvres, mais moi je préférais le Pont des îles. La fille n'a pas dit un mot, ah si, elle a seulement dit « non » quand j'ai voulu aller plus bas. Elle mâchait du chewing-gum, et je me disais, mais qu'est-ce que je fous là, avec elle, j'aurais honte qu'on me voie avec elle, mais je voulais tout de même lui enlever son soutien-gorge et voir sa culotte, mais non, rien à faire, plus bas c'était impossible, elle était butée, et mâchait consciencieusement son chewing-gum. Je l'ai ramenée, on ne s'est plus jamais adressé la parole. Elle a bien dû penser quelque chose de moi… Tu aurais des conseils à me donner, pour profiter de la vie ? Profiter de la vie, je ne comprenais pas en quoi ça pouvait bien consister. À part les filles. Non, elle a dit non, et je n'allais pas la violer, on a envie de les engueuler, parce qu'elles sont connes, et incompréhensibles, les filles, mais pas de les violer. Non, ça ça ne se fait pas. Même si ce jour là, derrière les Nouvelles Galeries, à Annecy, on était dans un bistrot, avec Christine, et trois gars plus âgés sont arrivés, se sont assis avec nous, et ont commencé à lui dire des trucs, du genre : « Je te pèterais bien la rondelle, tu sais ! » Et comme j'avais pas l'air de comprendre, celui qui avait dit ça à Christine m'a dit à moi : « Tu comprends ? Tu sais ce que ça veut dire ? » Là, j'ai senti que ça tournait mal. C'est la première fois que ça m'arrivait, et j'ai eu peur. On s'en est bien tiré, je me suis levé, j'ai été voir le patron du bar et je lui ai demandé d'appeler les flics. Ça les a calmés, ce qui m'a surpris. On était en 1972, aussi, pas en 2019. Ils voulaient profiter de la vie, les trois. Mais bon, place aux jeunes, aussi ! Nous aussi on voulaient profiter de la vie. Péter la rondelle, c'est un peu comme le casser le pot de Proust, il m'aura fallu, combien d'années, pour comprendre… Beaucoup, oh là là, oui, beaucoup. « Mais tu crois que Charlus, ça rime avec anus ? » Mais comment s'appelait cette fille, là, et son soutien-gorge élimé ? Elle devait s'appeler, genre, Marie-Christine, Martine, ou un truc comme ça. Oui, Marie-Christine, ça m'étonnerait pas. Il y en avait pas mal, des Marie-Christine, dans les environs, et d'ailleurs, j'apprendrai longtemps après que ma Christine s'appelait comme ça, mais elle voulait pas qu'on le sache. Elle aussi, elle comptait bien profiter de la vie au maximum. On n'était pas trop du genre à attendre le paradis pour toucher le gros lot, et on pensait que c'était là, tout de suite, qu'il fallait en profiter, place aux jeunes, c'est-à-dire à nous, à nous avec nos cheveux longs et nos longues cuisses bronzées, avec les corps qu'on avait, qui étaient plutôt pas mal, en tout cas qui fonctionnaient sans qu'on s'en soucie. On n'avait pas à se plaindre. Boire ? On n'y songeait même pas. C'est étrange, quand on y pense. Notre génération ne buvait pas et ne savait pas ce que casser le pot signifiait. On tétait du lait concentré sucré directement au tube, on avait les montagnes avec nous, la musique de Miles Davis, tout allait bien. Pas de MDR, pas de LOL, pas de FDP, pas de tags, et pas de mosquées, on ne connaissait pas notre bonheur ! À la télé ? L'Homme invisible… Salut, Bernard, tu niques ta mère ? Non, merci, sans façon. Faut comprendre qu'on était tout juste entré dans l'ère du Big-Bang et que la Dolto commençait seulement son travail de sape.
Qu'est-ce que tu avais dans la face, Patrick ? Cette pliure fine, ce je-ne-sais-quoi qui me faisait je-ne-sais-quoi. Ou bien la voix, était-ce sa voix, la voix qui sortait de là, de ce visage-là ? Je me rappelle qu'on se faisait de fausses cicatrices avec de la colle Scotch, de grosses balafres sur les joues qui impressionnaient les mères. Son visage était comme formé autour d'une fente, de quelque chose qui m'aspirait. Ça me troublait. Il paraît que l'amour n'existerait pas si l'on avait pas entendu parler de l'amour ; est-ce la même chose de l'homosexualité ? J'aurais tendance à le croire. Comme je n'en avais jamais entendu parler, pas un seul instant je n'ai imaginé qu'il puisse se passer quelque chose entre Patrick et moi. Et d'ailleurs, se passer ? Se passer quoi ? Qu'est-ce qui aurait pu se passer ? Que peut-il y avoir en dehors des filles ? Non, décidément, ça n'avait pas la moindre existence pour moi. J'ai été pensionnaire, deux ans, et là non plus, pas la moindre trace d'homosexualité, pas le plus petit geste déplacé d'un curé, d'un copain, d'un professeur. De toute façon, que pourrait-on bien faire avec un garçon ? Je ne vois pas, et personne ne m'a montré. Je me revois, au commencement des années 80, à la FNAC Montparnasse, en train de feuilleter ce livre, Tricks, car j'avais vu qu'il était préfacé par Roland Barthes, et le reposer bien vite, un peu dégoûté. Je n'avais jamais entendu parler de Renaud Camus : il me faudrait attendre vingt ans pour lire un livre de lui. Il avait une voix fine, Patrick. Une voix pincée. Il n'avait rien d'un balafré. Il était plutôt "Jeux", de Debussy, que Sacre du printemps.
(…)
Qu'est-ce que tu avais dans la face, Patrick ? Cette pliure fine, ce je-ne-sais-quoi qui me faisait je-ne-sais-quoi. Ou bien la voix, était-ce sa voix, la voix qui sortait de là, de ce visage-là ? Je me rappelle qu'on se faisait de fausses cicatrices avec de la colle Scotch, de grosses balafres sur les joues qui impressionnaient les mères. Son visage était comme formé autour d'une fente, de quelque chose qui m'aspirait. Ça me troublait. Il paraît que l'amour n'existerait pas si l'on avait pas entendu parler de l'amour ; est-ce la même chose de l'homosexualité ? J'aurais tendance à le croire. Comme je n'en avais jamais entendu parler, pas un seul instant je n'ai imaginé qu'il puisse se passer quelque chose entre Patrick et moi. Et d'ailleurs, se passer ? Se passer quoi ? Qu'est-ce qui aurait pu se passer ? Que peut-il y avoir en dehors des filles ? Non, décidément, ça n'avait pas la moindre existence pour moi. J'ai été pensionnaire, deux ans, et là non plus, pas la moindre trace d'homosexualité, pas le plus petit geste déplacé d'un curé, d'un copain, d'un professeur. De toute façon, que pourrait-on bien faire avec un garçon ? Je ne vois pas, et personne ne m'a montré. Je me revois, au commencement des années 80, à la FNAC Montparnasse, en train de feuilleter ce livre, Tricks, car j'avais vu qu'il était préfacé par Roland Barthes, et le reposer bien vite, un peu dégoûté. Je n'avais jamais entendu parler de Renaud Camus : il me faudrait attendre vingt ans pour lire un livre de lui. Il avait une voix fine, Patrick. Une voix pincée. Il n'avait rien d'un balafré. Il était plutôt "Jeux", de Debussy, que Sacre du printemps.
(…)