lundi 25 mai 2009

Les Résistants


Tout le monde se souvient de la photographie où l'on voit, côte à côte, les-trois-grands-noms de la chanson française, Brel, Brassens et Ferré. Ils étaient conviés à une émission de radio, ce devait être à la fin des années 1960. J'ai pu entendre tout récemment un extrait de la conversation qu'ils eurent ce jour-là. Il ne m'en reste pas grand-chose, à part ceci.

Le journaliste leur demande leur avis au sujet d'un groupe anglais de pop music, les Beatles. Brel et Brassens s'en tirent un peu hypocritement en bredouillant quelque chose comme : « Oui, c'est joli. » Intervient Ferré, qui ajoute : « Oui, et puis, je crois qu'ils sont bien, ces jeunes ! Je veux dire, politiquement, ils sont bien, politiquement ! »

(J'étais adolescent, lorsque les Beatles sont arrivés dans notre monde, avec leur petits complets de VRP de la culculturellerie. Je crois qu'on ne s'en est jamais vraiment remis, de ces quatre-là ! Comme ils ont bien annoncé l'époque qui allait venir ! En un sens, oui, ils ont été très importants, on ne peut pas soutenir le contraire ! Ils ont montré la voie au mauvais goût, lui ont donné ses lettres de noblesse, et je ne savais pas encore qu'ils allaient transformer le monde à ce point-là, qu'ils allaient porter l'adolescence au pouvoir !)


Ah, Léo, Léo, comme tu vends bien la mèche ! Comme surgit merveilleusement là, dans les quelques mots que tu prononces, toute la glue idéologique qui allait nous tomber dessus quelques années plus tard, et ne plus nous lâcher jusqu'à aujourd'hui ! « Ils sont bien. » Comme ce « Ils sont bien » dit parfaitement tout ce qu'il y a à comprendre ! C'est paradoxal, mais Ferré utilise le même langage que les bourgeois de mon enfance. « Ils sont bien. Ce sont des gens bien ! » ça dit qu'on fait partie du même monde. Ils sont comme nous ! Nous sommes comme eux. Tout va bien. Nous n'en étions qu'au début, on ne savait pas encore très bien comment gérer la chose, mais le principe était déjà clairement posé : faire partie de la bonne part de l'humanité suffisait… à se reconnaître, à s'admettre, à s'aimer. La politique consiste donc, depuis ces années-là, à savoir dans quel camp l'on se trouve, à partager l'humanité en deux : le bon et le mauvais. D'ailleurs, non, je me trompe, on ne partage pas l'humanité en deux, puisque ceux qui sont désignés pour rejoindre le camp adverse se voient privés de cet attribut, précisément, ils n'en sont pas, de l'Humanité. Il n'existe donc qu'un seul camp, le camp des saints. L'époque qui a jeté le christianisme avec l'eau du bain est sans doute une des époques les plus religieuses que la France ait connue…

À partir du moment où l'on décrète que "tout est politique" — et tel est le mot d'ordre qui a imprimé en creux sur toute cette époque son ombre détestable — il faut bien, en toute logique, que celle-ci, la politique, infecte toutes les catégories de la sphère humaine, obligeant les hommes à se déterminer, politiquement. Il est assez amusant que ce soit précisément à ce moment-là que le pacifisme (et son corollaire, l'antimilitarisme) soit devenu non pas une option, un choix, une manière d'envisager une réponse à une situation donnée, mais la seule possibilité qui s'offrait "aux gens bien". En effet, d'un côté l'on raillait l'engagement militaire, la défense du territoire, de la patrie, et de l'autre on prônait l'engagement militant comme plus qu'obligatoire, automatique, consubstantiel à l'état d'homme. "Choisir son camp", au sortir d'une période (la guerre) où il était compréhensible que cette simplification brutale et terrible ait eu cours (mais pour un temps limité), ceux qui n'avaient pas de mots assez durs pour "les anciens combattants", qui les méprisaient tranquillement et leur crachaient dessus nuit et jour, rejouaient à blanc et sans risques la farce du choix, premier et indépassable. De cette époque d'imbéciles vient la fortune carrée du terme de résistance.

J'en ai beaucoup croisés, la semaine dernière, de ces nouveaux "résistants", j'en ai croisés énormément. J'ai dû me farcir leurs discours de vieux cons vulgaires et stupides, leur démagogie révoltante, leur humour consternant, leur veulerie de poivrots, leur manière si particulière de penser que le monde entier ne peut que les aimer, que vouloir leur ressembler, que désirer être des leurs. J'ai dû entendre et lire leurs slogans piteux, écrits dans une langue racornie et fruste. Ils étaient venus en bandes, comme les loups de comédie un peu miteux qu'ils étaient, sont et resteront, vérifier que le monde en était bien resté aux bégaiements maladifs auxquels ils ont donné naguère ces tons rauques et criards. Quand j'ai vu l'affiche de la semaine, la merveille qu'on peut admirer plus haut*, j'ai compris à quoi je devais m'attendre. Que suis-je allé faire dans cette galère, me dira-t-on ? Eh bien mon métier, mon petit métier. Et pour pas un rond, en plus ! Je l'avoue ce soir sans détour : je suis un con.

Un des résistants chefs — je le nommerai Résistant-Moteur, car il m'a beaucoup répété qu'il "avait été moteur" —, un qui avait roulé sa bosse comme on dit, me tend fièrement les catalogues des expos qu'il a organisées. Je feuillette les ouvrages, parsemés généreusement de la "poésie" de Résistant-Moteur, poésie engagée bien sûr, personne n'en doutait je pense, et je tombe sur une peinture de Bernard Rancillac qui s'intitule : « Ulrike Meinhof », représentant le couloir de la prison de Stammhein où les membres de la RAF (Rote Armee Fraktion) étaient emprisonnés, et où elle se suicida le 9 mai 1976. Quand Résistant-Moteur voit que je m'arrête sur cette page-là, il croit bon de me signifier : « Ce n'est pas un hommage à Ulrike Meinhof, c'est une dénonciation de leurs conditions de détention. » Ne lui ayant rien demandé, j'imagine que cette précision était nécessaire, surtout lorsqu'on se trouve en présence d'un médaillon, en regard de la reproduction, dans lequel sont écrits ces simples mots : « À la mémoire d'Ulrike Meinhof » On peut disserter longtemps pour savoir où commence l'hommage et où finit la dénonciation, mais il ne faut pas prendre les gens pour des abrutis, cette toile est bel et bien un hommage à cette brave dame et à ses petits camarades tellement sympathiques et primesautiers. En me rendant sur le site de Bernard Rancillac, j'ai d'ailleurs pu constater que cette toile n'était pas la seule qu'il avait consacrée à cette grande résistante humaniste. Résistant-Moteur croit bon alors de me raconter comment il réussit à persuader les deux assistants de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'économie de Jacques Chirac, qui ne voulaient pas cette peinture dans l'exposition qui se tenait à Bercy. « Je leur ai dit, si vous censurez cette toile, demain matin vous avez deux pages dans Libé ! » Et nos petits conseillers, plus effrayés par les journalistes que par leur ministre ou leurs propres idées, si tant est qu'ils en aient eues, d'obtempérer, le doigt sur la couture du pantalon… Le pire, dans cette histoire tristement emblématique, c'est encore les quelques auteurs cités (convoqués, eux aussi, au parloir de la Résistance), que sont Heine, James Joyce, Charles Juliet, et… Czeslaw Milosz ! Pauvre Milosz, s'il savait dans quoi on l'embarque, quoi qu'il en ait ! Immonde récupération, scandaleux contre-sens, terrifiante bêtise (dans le meilleur des cas) ! Ces gens-là ne reculent devant rien. Ils se servent, comme des enfants voyous dans une boutique de bonbons. Tout est bon pour alimenter le mensonge dévorant de leur idéologie délétère.

À un moment de la conversation, Résistant-Moteur, me parlant du "thème" d'une expo, le sous-titre : « Sous-entendu : respect des différences, quoi ! » J'ai adoré cette explication. Et aussi la fine manière de l'amener : "sous-entendu" (tu parles d'un sous-entendu !)… Je ne pourrai pas citer de mémoire la phrase de Houellebecq, qui me plaît infiniment, et qui dit à peu près : « Comment peut-on aujourd'hui parler des Droits de l'Homme sans qu'il s'agisse d'un second degré, sans qu'on s'étouffe de rire ? » Eh bien si, ces gens-là parlent comme ça, sans le moindre humour, sans la moindre dérision, en ayant l'air de croire à ce qu'ils racontent… C'est proprement stupéfiant ! Respect des différences est un de ces syntagmes coulés dans le plomb, ou l'airain, "qui donnent envie d'envahir la Pologne".


Le soir où Georges a joué se trouvait dans la salle un saxophoniste de jazz de talent, qui eut ces paroles immortelles, avant que le cirque ne commence : « Jamais, JAMAIS, je ne jouerai pour Sarkozy ! » On voit par là le grand courage de ces résistants. Sans doute que le président de la République les harcèle de coups de téléphone, chaque jour que Dieu fait, pour les supplier de venir faire un set à l'Élysée, entre le jogging et le dîner, et pour les couvrir d'or à cette occasion. « Jamais ! Plutôt crever, seul dans une cellule d'isolement, comme ma sœur Ulrike ! »



(*) Bernard Rancillac adore le Che, apparemment, si l'on en juge par le nombre de fois où il l'a représenté, il est donc naturel que Résistant-Moteur (qui est "graphiste", faut-il préciser (les graphistes sont à l'art ce que les sociologues sont aux sciences humaines)) nous ait gratifié de son talent inouï, qui consiste (quelle provoc sublime, quel sens inouï du troisième degré et quart !) à affubler celui-ci d'un nez rouge et d'un smiley. Quand on pense qu'il existe encore des gens pour marcher dans ce genre de combines, pour trouver ça fun, ou rigolo, ou, pire, subversif !


En prime, Georges vous offre un petit extrait des affiches qui ornaient les murs de l'endroit où nous faisions les pitres.