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samedi 14 décembre 2024

Remerciements


Ce n'est pas le genre de la maison, mais on a bien le droit d'avoir ses faiblesses. Qu'on me permette ici de remercier mes lecteurs. Ils sont très peu nombreux, mais ce n'est pas une raison pour faire comme s'ils n'existaient pas. Même si je n'en parle jamais, je suis sensible au fait de savoir que certains me lisent depuis longtemps, et cette fidélité me touche et me trouble. Au fur et à mesure qu'on avance en âge, la fragilité de la vie s'impose avec une terrible indifférence, qui rend les marques de sympathie plus vives ou plus précieuses, et parfois douloureuses. On n'écrit pas pour les lecteurs, certes, mais il arrive que leur présence invisible aide un peu à vivre.

Depuis un moment, je ne parviens plus du tout à insérer des images dans mes textes, je ne sais pourquoi, mais je voudrais ici proposer à ceux qui liront ces quelques mots l'écoute d'une œuvre qui me tient tout particulièrement à cœur, la Rhapsodie pour alto de Brahms

Merci.

jeudi 13 juillet 2023

Ettie (suite)


Deux jours plus tard, j'eus des remords d'avoir abandonné Ettie à Marseille. Je l'imaginais errant dans les rues, dormant sous les ponts et faisant la manche pour se nourrir. Tout était de ma faute. Je lui écrivis un mail, sans savoir si elle aurait jamais la possibilité de le lire (je ne pouvais pas la joindre sur son portable yankee). Contre toute attente, elle me répondit vingt-quatre heures plus tard. Elle était chez des amis à elle, des amis d'Éric Rohmer, à Saint-Jean-Cap-Férat, ou quelque chose comme ça. Je m'étais inquiété pour rien, gros nigaud que je suis. Toujours est-il que je lui ai proposé de venir la chercher, ce qui fut fait le lendemain, où nous nous sommes retrouvés sur les marches de la gare Saint-Charles. Comme j'avais dans cette ville un vieil ami que je n'avais pas vu depuis longtemps, je proposai à Ettie que nous allions lui rendre visite avant de reprendre la route. Carvallo habitait dans un quartier paumé (le genre de quartiers que personnellement j'évite comme la peste), et nous mîmes un temps infini à trouver son domicile, où nous fûmes fort bien reçus. Un peu trop bien, même. Ettie était absolument ravie de faire la connaissance de Michel et de son épouse (politiquement, il semblait évident qu'ils avaient des atomes crochus), tant et si bien que ceux-ci nous proposèrent de rester pour la nuit. Il y avait ce soir-là un concert du Buena Vista Social Club, et tout le monde semblait très enthousiaste : aucune discussion possible, c'était la chose à faire ! Je fus pris d'une panique dont j'ai le secret. Je me sentais pris au piège, et un piège d'autant plus terrible qu'il s'agissait de faire coexister deux choses que je redoutais autant l'une que l'autre : dormir avec Ettie (car il n'y avait qu'un seul lit d'amis), et assister à ce concert qui me révulsait à l'avance, bien que je n'aie jamais entendu parler de ce groupe — j'ai un sixième sens pour deviner les musiques et les ambiances que je ne vais pas supporter. Je mentis comme un arracheur de dents et prétextai un rendez-vous médical très important le lendemain à l'aube. Ce faisant, je voyais bien que je privais Ettie d'un grand plaisir, car elle semblait s'entendre à merveille avec mes amis, qui, cela va de soi, la trouvaient charmante — et peut-être était-elle également soulagée de ne pas se retrouver immédiatement seule avec moi. Bref, j'étais l'emmerdeur et l'empêcheur de faire la fête en rond. 

Nous avons repris la route et tout semblait bien se passer, jusqu'à ce qu'Ettie me pose une question à propos de Raphaële, question à laquelle je crus devoir répondre avec la plus parfaite franchise… Je pensais avoir été clair, pourtant, et ne rien lui avoir caché jusque là (c'est sans doute mon plus grand tort, dans cette histoire). Au beau milieu de l'autoroute, elle me refit une scène, de plus en plus violente, à tel point qu'au bout de quelques minutes j'arrêtai la voiture sur une aire de repos en lui disant que si elle continuait je la laissais là. Je commençais à en avoir vraiment ma claque de cette folle qui, quelques minutes avant, était tout sourire et tout charme en présence de Michel et Françoise. Je ne sais plus comment j'ai réussi à la calmer, mais nous avons finalement repris la route. Et ma Pauvre Luna, sur le siège arrière, qui ne comprenait rien à ces cris et sentait ma grande tension… Elle ne méritait pas ça, Girlie, comme l'appelait Ettie !

Une fois à la maison, nous avons cohabité tant bien que mal durant une petite semaine, mais à chaque fois que nous discutions, je sentais bien qu'elle était outrée par ce que je disais ou pensais (en réalité, c'était plus que ça : elle était inquiète, comme si ma seule existence mettait en péril la sienne, et peut-être même l'Humanité tout entière). Un soir, au dîner, durant la conversation où il était je crois me souvenir question de religion, elle me dit : « Tu me fais peur ! », en ouvrant de grands yeux tristes au-dessus de sa soupe au pistou. Je voyais dans son regard que j'étais une sorte de monstre, celui qui a mal tourné, alors qu'elle était restée pure et fidèle à ses idéaux de jeunesse. Et je ne peux pas lui donner tort : elle était restée telle que je l'avais connue en 1972, quand elle me faisait écouter Crosby, Stills, Nash & Young et que nous avalions des baklavas en buvant du lait de chèvre. Elle avait seulement quarante ans de plus et un sein en moins. 

Ettie était très introduite dans le monde réel, le monde bien comme il faut, ce monde que je ne connais que par ouï-dire et que je ne fréquente que du bout des doigts, pour survivre. Il était naturel que les retrouvailles avec quelqu'un qui n'avait pas évolué (ou qui justement avait évolué, c'est selon…) se passent mal. L'un des deux a tort, c'est indiscutable ; et il semblerait bien que ce soit moi. Moi qui en étais resté à la Messe en si, et qui n'avais pas encore atteint les rives enchantées du monde souriant et réconcilié dans lequel mon amour de jeunesse s'ébattait paisiblement aux rythmes langoureux du Buena Vista Social Club. Je fais des efforts, pourtant, et à intervalles réguliers je me replonge dans les musiques et les images de ma jeunesse, non sans une certaine nostalgie, je l'avoue. Il me faudra sans doute une deuxième existence pour parvenir enfin au niveau qui permet de vivre en paix avec ses contemporains. J'ai bon espoir. 


« Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien. » (Milan Kundera — L'Ignorance)

mercredi 12 juillet 2023

Ettie

Ettie a eu un grand succès sur Facebook, où j'avais déposé la jolie photographie qu'elle m'avait envoyée de sa Caroline natale, après que nous nous étions séparés, à la fin de l'été 1972. On la voit au violoncelle, avec un drôle de petit chapeau, les cheveux tombant sur ses épaules, souriante, timide, adorable. Au dos du cliché, ces quelques mots en français : « Avec beaucoup d'amour ». Il est vrai qu'elle est craquante. Je me rappelle très bien le jour où j'ai reçu cette photo, à Rumilly. J'étais évidemment flatté, et heureux qu'elle ne m'oublie pas, mais, quant à moi, j'étais déjà passé à autre chose, et autre chose de beaucoup plus sérieux. Il est amusant, d'ailleurs, qu'en déposant ces photos sur les réseaux sociaux, je me sois trompé, en parlant, à propos d'Ettie, de « second amour ». Comment ai-je pu faire cette erreur ! Non, c'est elle, le « premier amour » ; Christine est arrivée ensuite, même si elle a beaucoup plus compté dans ma petite existence (c'est sans doute pour cette raison que le « premier amour » m'est venu spontanément à son propos). Avec Ettie, ce fut trop bref, même si (et peut-être pour cette raison) sans aucun nuage (du moins dans un premier temps). Il n'y a pas eu de passion. La passion, c'est bien avec Christine, que j'en ai connu les premières morsures. 

La rencontre avec Ettie est assez romanesque, et déjà tout entière placée sous le signe du malentendu. Je me trouvais alors seul sur une plage de Mykonos, où j'avais élu domicile, une merveilleuse plage de nudistes où les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Je l'ai vue arriver de très loin, avec son sac à dos et son chapeau, qui marchait droit sur moi. Elle semblait n'avoir aucune hésitation, et, en effet, m'aborda avec ces mots que je n'ai jamais oubliés : « Est-ce que je peux coucher avec toi ? » On imagine ma surprise et ma joie. Bien sûr qu'elle pouvait ! En réalité, en son français approximatif, elle voulait seulement me demander si elle pouvait dormir près de moi, car elle ne voulait pas rester seule, et je devais avoir une bonne tête, suffisamment pour la rassurer, car elle venait de se faire importuner par plus entreprenant que moi. Le reste s'est fait tout naturellement : lorsque les portes sont déjà ouvertes, on n'éprouve pas trop de difficulté à franchir le seuil, et parfois même, on ne sait pas qu'on le franchit. Le lendemain, elle a continué son chemin (elle allait à Athènes), et nous nous y sommes retrouvés quelques jours plus tard. De ce séjour dans la capitale grecque en compagnie d'Ettie, je ne garde que deux souvenirs. Le premier est la Messe en si, de Bach, dirigée par Karl Richter, qu'elle m'avait invité à venir écouter avec elle. Une révélation. Le second est la première nuit que nous avions passée à l'hôtel où elle était descendue avec ses amis américains. Elle m'avait fait venir en douce dans la chambre qu'elle partageait avec la petite fille de Franklin Roosevelt, une ravissante petite blonde, et nous avions dormi tous les trois dans le même lit. On peut dire qu'avec Ettie, on ne perdait pas de temps… 

Ettie se nomme (se nommait, car elle s'est depuis lors mariée) Ettie Minor. Elle est toujours restée une passion mineure, dans ma vie, même si c'est elle qui m'a conduit aux portes du continent féminin. Après la Grèce, nous nous étions retrouvés à Paris, et nous avions passé quelques nuits ensemble rue Lauriston, chez un de mes frères qui m'avait prêté son appartement. J'étais allé la chercher à son hôtel, rue Cujas, et je me rappelle l'avoir attendue dans la salle de réception en jouant sur un piano droit désaccordé qui se trouvait là. Je ne savais pas, alors, qu'elle était violoncelliste. Les promenades dans Paris, main dans la main, avaient été difficiles, pour moi, car j'avais une érection persistante qui, j'en étais persuadé, car je portait un pantalon d'été, très léger, qui résistait mal à la vigueur de ma passion nouvelle, s'étalait à la vue de tout Paris. 

Cette histoire manifestement inachevée a eu des suites. Deux suites, pour être exact. D'abord, en 1986, donc quatorze ans plus tard. Ce jour-là, je rentrais d'un court séjour en Bourgogne (j'avais été très malade, et Anne m'avait gentiment proposé de venir me reposer à la campagne). De retour à Paris, dans mon appartement de la rue des Arquebusiers, j'entends à travers la porte que je n'avais pas encore ouverte la sonnerie du téléphone. Je me précipite, je décroche, et j'entends une voix féminine dotée d'un accent étranger me demander si je suis bien « Jérôme Vallet », le Jérôme Vallet qui se trouvait à Mykonos en 1972. Elle avait fait tous les Jérôme Vallet de l'annuaire avant de me trouver. Ettie était en tournée en France et le soir-même elle fut chez moi. Nous avons passé une excellente soirée (il fut beaucoup question des sonates pour violoncelle et piano de Bach), et je voyais bien qu'elle ne désirait qu'une chose, mais quand j'ai voulu la prendre dans mes bras, elle m'a dit qu'elle était mariée, et nous ne sommes pas allés plus loin que de chastes caresses. J'étais très touché qu'elle ait cherché à me retrouver. Je ne lui pas dit que de mon côté j'avais deux petites amies, et je n'ai pas insisté… Elle est repartie au milieu de la nuit avec un fort sentiment de culpabilité. 

Et puis, cet été-là, pourquoi ai-je eu envie de la revoir ? C'était il y a douze ou treize ans, à peu près, donc presque quarante ans après notre première rencontre, et plus de vingt ans après cette courte nuit à Paris. En tout cas, ce qui est certain, c'est que cette envie n'avait rien, mais alors rien de sexuel ni d'amoureux. J'ai eu un peu de mal à la retrouver car je ne connaissais pas son nom d'épouse, mais j'ai finalement pu reconnaître son visage sur une photographie où elle tenait le violoncelle dans un orchestre américain. Quand je l'ai contactée, elle a répondu très vite, et lorsque je lui ai dit que ça me ferait plaisir de la revoir, elle m'a annoncé immédiatement qu'elle viendrait passer quinze jours chez moi. Ç'aurait dû me mettre la puce à l'oreille…

Nous sommes allé la chercher à l'aéroport de Marseille, Luna et moi. J'étais vraiment très heureux de la revoir, et même si deux cancers l'avaient un peu amochée, elle avait toujours ce merveilleux sourire et cette joie de vivre qui font du bien à ceux qui comme moi en sont un peu dépourvus. Nous sommes arrivés à la maison à la fin de l'après-midi, et, après le dîner, j'ai commencé à préparer le canapé au salon pour y dormir, car j'avais prévu de lui laisser ma chambre. J'avais donc monté ses affaires, et quand elle est redescendue, elle m'a demandé ce que je faisais. « Mais tu vois, je fais mon lit. » Elle a eu l'air surprise : « Mais enfin, non, tu vas dormir avec moi ! » Ici je dois préciser qu'à aucun moment elle ne s'était souciée de savoir si, par exemple, j'avais quelqu'un dans ma vie. J'ai protesté un peu, mais comme je voyais qu'elle était très déçue et que je n'avais pas envie de l'attrister, j'ai obtempéré. Nous avons fait l'amour, très mal, bien sûr, et j'ai essayé de dormir le plus vite possible. Vers deux ou trois heures du matin, le téléphone a sonné. J'avais l'habitude que Raphaële me téléphone en pleine nuit. Je suis descendu, pour ne pas déranger Ettie, qui dormait, et j'ai commencé à parler avec mon amie, jusqu'au moment où elle s'est aperçue, sans doute au ton de ma voix, que je n'étais pas couché. « Pourquoi es-tu en bas, retourne te coucher ! — Je ne peux pas, il y a quelqu'un dans mon lit. — Comment ça, il y a quelqu'un dans ton lit ? » J'ai dû lui expliquer ce qui s'était passé, et c'est à ce moment que j'ai vu Ettie qui avait passé la tête par la porte, et me demandait ce que je faisais là. « Tu vois, je téléphone. — Oui, je vois, mais à qui ? — À mon amie. » Je pensais ne dire que des choses banales, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur le sujet, mais Ettie ne l'entendait pas de cette oreille, visiblement. « À ton amie ??? » Elle avait l'air sincèrement étonnée, et même choquée, d'apprendre que je puisse avoir une amie. Comme si depuis quarante ans, j'aurais dû rester sagement à attendre que Madame revienne dans ma vie. Bref, elle faisait la gueule ! J'ai donc abrégé la conversation avec Raphaële et je suis remonté voir mon Américaine qui était tendue comme un arc électrique. « Demain matin, tu me ramènes à Marseille ! » me dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de répliques. J'ai d'abord essayé de la raisonner, de rester calme. Je ne comprenais rien à cette crise de nerfs. Je lui ai expliqué patiemment, avec toute la patience dont j'étais capable, qu'elle n'avait aucune raison de se mettre en colère, que tout cela était ridicule, et que bien sûr, il était hors de question qu'elle reparte demain matin, et d'abord pour aller où ? Mais elle n'en démordait pas : « Tu me ramènes à Marseille, et je reprends un avion pour le Connecticut. » Mais enfin, tu es folle ou quoi ? Et puis jamais tu ne trouveras une place comme ça, au débotté, ou alors elle te coûtera une fortune ! Nous avons fini par nous recoucher, et j'étais persuadé que la nuit allait la calmer. Mais quand j'ai ouvert les yeux, le lendemain matin, après une nuit ultra-courte, j'étais seul dans le lit. Elle était sur le balcon, en train de faire son yoga en petite culotte. Je suis descendu faire du café, et j'ai attendu qu'elle me rejoigne pour voir à quoi allait ressembler la journée. « Je suis prête », qu'elle me fait. Prête à quoi ? J'ai fait mes bagages, je t'attends. Mais quelle bourrique ! Nous avons recommencé à nous engueuler, j'ai recommencé à essayer de la convaincre, et puis au bout d'un moment, j'en ai eu assez, je suis allé m'habiller, j'ai pris les clefs de la voiture, et je lui ai dit que moi aussi j'étais prêt. Et nous voilà repartis pour Marseille.

Luna était contente, elle adore la voiture. Une heure et demie de route en silence. J'étais fou de rage. À l'aéroport, elle a bien dû admettre que j'avais raison, que jamais elle ne trouverait un avion à un prix décent. « Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait ? Tu te calmes et on rentre à la maison ? » Tu parles ! Butée de chez butée. Là, c'en était vraiment trop pour moi : je lui ai souhaité bonne chance et je l'ai plantée là. 

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté chez Raphaële. Elle m'a fait venir sous la douche pour bien me décrasser des miasmes de l'Américaine, et on a baisé avec passion. Enfin un peu de joie. 

Ce que je ne savais pas, c'est que l'histoire ne s'arrêterait pas là…

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vendredi 7 juillet 2023

Les trois baisers [Journal] 2002

J'ai eu trois baisers dans ma vie. Le premier à un concert de Johnny, quand j'avais quatorze ans. Le deuxième avec Christine, et le troisième avec Sarah, chez elle, sur son lit. Ces trois baisers-là m'ont mis au bord de l'orgasme. 

Ce soir-là, Sarah m'avait lu une lettre de son père, où il lui demandait pardon. Elle avait pleuré, mais vingt minutes plus tard, quand j'ai commencé à la caresser sur son lit, elle n'était plus que sang et salive ; lèvres humides et élastiques ; assise sur moi comme sur une valise, elle semblait écouter la rumeur d'une gare.

mercredi 5 juillet 2023

Illisible

Renaud Camus ayant eu la grande gentillesse de copier un de mes textes et de le publier sur Facebook et sur Twitter, voici les commentaires qu'il a récoltés. 



Soyons tout à fait honnête, il y avait également quelques commentaires positifs, mais ils étaient beaucoup moins drôles (à l'exception notable de « C'est le Céline du XXIe siècle, en moins sympa »).


vendredi 30 juin 2023

Bribes retrouvées

Elle avait les ongles des pieds jaunes, on aurait dit qu'elle tenait ses cigarettes entre ses orteils.

« Pas de chance, c'est hier que je n'avais pas de culotte. » 

Maintenant elle parle et se branle avec une belle générosité. 

Il faut absolument que je demande à V. de ne plus utiliser l'expression « derrière » à la place de « après ». 

Autant je trouve le mot popotin ridicule, autant j'aime le mot derrière

Le string est finalement un accessoire de femme mariée. 

Cinq milliards d'oiseaux passent au-dessus de nos têtes indifférentes.

« Mes seins sont tout à vous. »

(Café Beaubourg) Il voulait visiblement savoir si Valérie et moi étions ensemble, mais par qui était-il intéressé ? 

Les vrais magnanimes (par générosité) sont rares. La plupart le sont par bêtise, par manque d'imagination, et, finalement, par égoïsme.

Aller dans le sens de ceux qui nous lisent, c'est bien plus dégoûtant que de dire à une femme qu'on veut mettre dans son lit qu'elle est intelligente. On n'a même pas l'excuse du sexe.

Pour apprendre, il faut savoir déjà ; pour lire, il faut savoir lire ; pour vivre, il faut savoir vivre. C'est pour la mort, que ça m'inquiète.

— Pourquoi ça ne finit jamais ?

— Parce qu'il y a rien plutôt que quelque chose.

Autiste autrice, en piste ! Avec tes roues motrices et tes moues d'artiste, viens poser ta matrice de portraitiste réformatrice et cubiste, viens faire la lectrice nudiste jusqu'en nos tristes solstices impressionnistes. Tu seras la soliste sans cuisses de l'injustice hédoniste, je serai ton saxophoniste factice, et nous danserons le twist, prémisse fataliste d'un caprice de syndicaliste au supplice.

– Et là, il a mis ses doigts dans mon sexe, Commissaire !

– N'importe quoi ! J'y ai pas touché son sexe, genre, j'y ai juste palpé le genre ! Pour voir !

J'ai un con sur le bout de la langue (comme d'autres ont un nom). 

Mais ne te plains pas, ne te plains jamais d'avoir du désir, un vrai désir, pour une femme ! Ce n'est pas donné à tout le monde. 

« Tu veux quoi, qu'on baise pour te permettre de finir ton bouquin ? »

Quand je l'ai rejointe, elle était assise sur un banc de la place du Marché Sainte-Catherine et lisait : Maigrir sans régime, ses lunettes de soleil sur le haut de son crâne. 

Sarah, c'est une question : comment faire tenir ensemble un sucre-d'orge et une plante carnivore. 

La vie commence. Je suis sur un chemin de pierres, et j'ai la passion du tact. 

TGV sous la pluie, quatre heures de l'après-midi, lumière de Pâques. Soulevez une pierre, puis deux : l'odeur vient. Comme une poitrine de femme, tiède, qu'on n'a pas vue depuis quelques jours. Conversation silencieuse à l'intérieur. (Mon cheval noir, entre mes cuisses.) Aller très vite sans un mouvement ; les rails d'ébène, poreux, délicats dans leur fermeté de fruits verts. Les bras comme ceux d'un somnambule, rêve d'oiseau. Petite sérénité douçâtre. Lorsque je me relève du lit, les bruits des autres, revenus comme une soif familière. 

(Je me rasseois à côté d'elle, sur le lit. Elle ronfle doucement…)

Cette nuit-là, tu avais monté l'escalier, dans le noir, disant doucement mon prénom, apeurée. Un instant auparavant, un bruit qui n'existe pas m'avait réveillé : terreur du silence, alors. (Le feu de l'oubli est dans son regard retourné.)

Autour des choses, les choses, dans leur ombre. Tu m'appelles doucement, sans ouvrir les yeux, ton index gratte le drap. Ces petits riens, comme des étincelles de granit posées sur le silence… 

Il y a un conflit violent entre la bouche et le con. On ne peut pas en même temps donner la vie et dire la vérité.

Il arrive que les choses arrivent, mais c'est uniquement pour nous prouver que l'inverse ne pouvait pas arriver.



mardi 20 juin 2023

Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud [journal]

Ce qui coule, avec les larmes, ce sont les nerfs dissous par la pitié de soi. 

Si nous comprenions vraiment notre vie, le suicide aurait un prestige tel qu'il nous serait impossible d'y avoir recours. 

À chaque fois qu'une femme s'exprime, il faut observer le mouvement de ses seins pour savoir de quoi elle ne parlera sous aucun prétexte. 

» « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud. » «

C'est du silence des organes que sourd la musique de Gurdjieff — et elle revient à notre conscience en parcourant la surface de notre dos. 

Je ne m'aime pas mais j'ai pitié de moi. 

Je bois du thé vert.

Sur la table, devant moi, sont ouverts : La Vie sexuelle, de Freud ; Divagations, de Cioran ; Retour dans la neige, de Robert Walser ; Visions à New York, de Philippe Sollers ; Natacha, de Nabokov ; La Femme couchée par écrit, d'Alain Fleischer ; La Langue d'Anna, de Bernard Noël ; Venises, de Paul Morand ; le Dictionnaire des Citations françaises, de Pierre Oster, aux éditions du Robert ; le deuxième tome (Cir/Ery) du Grand Larousse de la langue française ; la partition des Drei kleine Stücke, pour violoncelle et piano, op. 11, d'Anton Webern ; Air To Water Heat Pump, User Manual ; Cahier de bouillons.



Oui, bonsoir Stéphanie, bon ben si j'suis là ce soir c'est pour essayer qu'on s'remette ensemble et tout et surtout ben j'voudrais que t'essaies de m'pardonner même si c'que j't'ai fait ben ç'a été très dur et tout. Depuis qu'on est séparés ben j'me suis un peu remis pas mal de sujets en question et euh je sais que pour toi Laura ce qu'elle représente et tout et euh j'veux dire je sais pas quel moyen pour que j'revienne dans ton cœur et pour qu'on ressaie de reconstruire quelque chose tous les deux, mais c'est vrai depuis maintenant trois mois que chacun on vit de notre côté ben c'est une histoire assez dure à vivre pour moi et euh, tout ce que tu me demanderais ben je serais capable de le faire. Maintenant, bon ben c'est à toi de choisir et j'te forcerai pas la main si tu décidais de me redonner une chance. C'que j'me rends compte que Laura a autant besoin d'son papa et d'sa maman et euh maintenant le projet que j'ai c'est Stéphanie c'est d'te d'mander en mariage et euh voilà de savoir si tu voudrais m'épouser. C't'un projet qu'on avait parlé et euh j'en ai beaucoup réfléchi et euh c'que j'serais heureux c'est qu'notre petite fille ben elle nous accompagne ben chacun une main dans la sienne et qu'elle voye que ses parents y sont heureux.



Pourquoi du piano, encore ? Ou même, plus simplement, pourquoi de la musique ? 

Nous avons sombré au même temps, tous les deux, lundi de la semaine dernière. 

Quand je vais très mal, j'aime écouter des accords majeurs. 



« Nous voici à aujourd'hui : les chevelures en saule pleureur, le pantalon à pattes d'éléphant dépassant sous le ciré, une robe taillée dans de vieux rideaux balayant la crotte, la sandale, le pied nu, le sac de couchage en bandoulière, le pèlerinage aux sources. C'est l'heure du laisser couler, du “couchons-nous ici, inutile d'aller plus loin”. »



Hauts et bas, mollusques et fontaines, arches et soupiraux, langue et dents, Bataille et Fontaine, clefs et couteaux, bananes et concombres. Il faut que j'aille faire des courses, je n'ai plus rien à manger. 

On peut dire qu'on aura été seul. Ça au moins, c'est réussi. 

mercredi 17 mai 2023

Sang neuf [journal]

Je ne sais ce qui s'est passé, dimanche dernier, pour que les visiteurs (lecteurs ?) sur ce blog aient été si nombreux. Plus de cent trente, alors qu'en temps normal, ça doit tourner autour de la vingtaine, ou trentaine. Peut-être ont-ils été attirés par l'odeur de mon suicide (raté, malheureusement) ? Enfin débarrassés de Georges ? Peut-être plus simplement s'ennuyaient-ils plus que d'habitude ? (Faut-il s'ennuyer, tout de même, pour venir sur un blog lire des textes qui n'intéressent personne !) Les émissions religieuses à la télé (ça existe encore, ça ?) ont peut-être été supprimées ce jour-là par un mouvement de grève intempestif ? Ou bien un mouvement souterrain et hystérique de l'IA mondiale qui a piqué une crise de nerfs ? Heureusement, les choses se sont vite calmées. Vingt-quatre visiteurs hier, et deux aujourd'hui. Qu'il est bon de retrouver ses bonnes habitudes !

Quand je dis que j'ai raté ma vie, ce que personne ne comprend, ni ne croit, je suis sincère. Et je ne parle évidemment pas de réussite sociale. C'est à l'aune des femmes que ce ratage se mesure. Est-ce que je peux expliquer ça ? Oui, je crois, mais ce ne sera pas pour ce matin. 

J'ai regardé Koh-Lanta, hier-soir. Tania ne va rien lâcher, elle a la niaque. Elle a de jolies petites fesses, la diététicienne ! Esteban a le visage tout gonflé, il ressemble à un boxeur amoché après un combat. Il pense à ses deux enfants et à sa femme. Les autres aussi, d'ailleurs. Ils pensent tous à leurs petites femmes et à leurs enfants. Cette année, ils sont tous bien élevés, gentils, on ne trouve rien à leur reprocher. Certains sont même sympathiques. La France apaisée, elle se voit à 11 000 kilomètres de chez nous, aux Philippines. Denis-Jusqu'à-tant-que-Brogniart anime Koh Lanta depuis plus de vingt ans. Lui aussi il a la niaque. Moi, ce que je me demande, surtout, c'est comment font les concurrentes pour ne pas avoir de poils sous les bras. C'est louche.

Julia L.B. n'aime pas qu'on la traite de bourgeoise. Elle trouve que c'est une insulte car elle juge que « les bourgeois ont un esprit étriqué ». Je voudrais la rassurer : Je ne trouve pas du tout qu'elle ait l'air d'une bourgeoise. Elle ajoute que cela lui fait penser à « monsieur Bovary ». Ah, ce n''était que ça ? Allons, ce n'est pas si grave. 

Je dois aller me faire faire une prise de sang, dans quelques minutes. Je suis bien déçu, car ce ne sera pas Sophie, la très belle infirmière, qui me piquera. Je viens de l'avoir au téléphone : elle n'a pas une voix aussi jolie qu'on aimerait. Quand je l'avais vue en chair et en os, chez moi, il y a quelques années, sa voix ne m'avait pas dérangé, mais au téléphone, malheureusement, c'est flagrant. Je suis heureux qu'on me prenne mon sang. Je crois aux vertus de la saignée, moi. En revanche je me fous du résultat des analyses. Je regrette d'ailleurs que l'ordonnance soit si brève. J'aurais aimé qu'on remplisse six ou sept flacons de mon sang. Il faut faire de la place pour du neuf. Je suis empli de vieux sang. 

Philippe Sollers affirmait qu'écrire et lire c'était la même chose. Rien de plus juste ! J'avais fait hier un tweet qui disait : « En voyant comment les gens écrivent, on sait comment ils lisent. Leur lecture se retrouve entièrement dans leur écriture. » et quelqu'un m'a répondu en citant Nicolás Gómez Dávila : « La décadence d'une littérature commence quand ses lecteurs ne savent pas écrire. » Tout cela est parfaitement cohérent. Savoir lire, tout est là. Quand il a eu cinq ans, Sollers s'est aperçu tout à coup qu'il savait lire, et ce moment a été pour lui une révélation d'une extrême importance. Savoir lire, c'est la liberté. C'est pour cette raison que nous avons toujours l'impression de ne croiser que des gens qui sont enfermés dans une prison, la prison de la langue, ou plutôt de la non-langue. Il suffit de lire deux phrases écrites par eux pour savoir qu'ils ne savent pas lire. Ils auront beau faire, ils auront beau se débattre, hurler et tout casser, ils seront toujours enfermés en eux-mêmes. Savoir lire ne va pas de soi. Il faut lutter, pour apprendre à lire. Il faut se battre contre soi-même. Au moins étions-nous un peu aidés par l'École, nous autres qui avons plus de soixante ans, ce qui n'est plus du tout le cas, depuis longtemps. C'est quelque chose qu'on extirpe de soi, comme un sang neuf qu'on extrait de nos vieilles racines, la lecture, ça plonge très loin en nous, contrairement à la vidéo qui reste à la surface. 

jeudi 18 août 2022

Un autre rêve

Je suis avec une bande d'amis, assez nombreux (six, sept ?), jeunes, disons entre trente et quarante ans, nous nous amusons bien. Nous sommes en ville, dans des cafés, sans doute, ou au restaurant, et la conversation est spirituelle, enjouée, légère, très vive et stimulante. Et puis il y a soudain trois femmes, ou deux, mais plutôt trois, un peu plus âgées, mais pas beaucoup, très bourgeoises et très élégantes, auxquelles nous décidons de jouer un tour. En réalité il ne s'agit pas vraiment de leur jouer un tour, mais de s'en moquer gentiment. Le jeu se déroule à merveille. Ça prend. Elles s'intéressent à nous et ne se rendent pas compte qu'elles sont manipulées. Mais les choses vont un peu trop loin, et elles se rebiffent. Je suis le plus impliqué de tous. Petit à petit, les choses se retournent, et je sens que je me prends d'amitié pour elle, et j'ai honte de ce jeu gratuit et un peu cruel. Alors, tout en jouant ma partition avec virtuosité, je commence à me retirer d'elle, à l'interpréter. Je mets de la distance entre moi et moi. Mais le ton monte. Nous sommes accusés assez violemment. Des tiers s'en mêlent. Les discussions sont âpres, je dois me sortir de la nasse. Je parle énormément, avec un brio qui m'étonne moi-même, et m'étourdit presque. C'est comme de conduire à grande vitesse une voiture de sport. Je crois que je réussis (presque ?) à les convaincre de ma bonne foi. Mes amis sont plus loin, ensemble, et moi je suis avec les trois femmes, au café. Et plus ça va plus je sens que je suis de leur côté mais sans pouvoir leur dire. Je les aime. Mais j'aime aussi mes amis. Ma position est très délicate. Je ne veux trahir personne. Je vois en particulier une blonde, assez grande, fine, très élégante, qui se penche au-dessus de moi, et je peux sentir son parfum et la courbure de son corps qui m'émeut tout particulièrement. Je me sens de mieux en mieux mais ma position est de plus en plus délicate. Je veux les défendre, mais de manière à ce que mes amis pensent que c'est encore un jeu à leurs dépens (aux dépens des femmes). Je m'en tire à merveille et en retire une jouissance incomparable. Quand je retourne vers mes amis, il y a un moment délicat. Ils m'accusent de collusion avec les femmes, mais, là non plus, nous ne savons pas si c'est joué ou si c'est réel. Je me prends sincèrement de bec avec eux et à la fois, sans qu'il semble y avoir la moindre contradiction, nous nous congratulons secrètement. Pourtant mon cœur est avec les femmes. 


Il y avait dans ce rêve une qualité de suavité et d'esprit mêlée à un érotisme léger mais entêtant qui le rendait incomparable. C'était comme un grand vin blanc. Léger, mais puissant et enivrant. Une fête des sens et de l'esprit. Peut-être que je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je suis partagé… C'est vrai mais ce n'est pas ça non plus. Je ne saurai sans doute jamais d'où provient ce bonheur. Si je devais lui donner un titre, le seul qui me paraît adapté serait "ivresse", alors même que ça ne dit rien de l'histoire. Mais j'étais sur la pointe des nerfs et de l'esprit, sans aucune douleur. « Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! » Non, c'est là qu'il me faut être, au creux de la modernité, à Paris ou dans une grande ville de province. À la rigueur dans l'Orient-Express. Il faut que dans ma mémoire flottent quelques bribes de Blue in Green, de Bill Evans. Il n'y a que le jazz qui sache parler de ces états, ces états où la conversation, le jeu, la sexualité, l'intelligence et la séduction nous font vibrer à une fréquence rare, si précieuse. La vie dans ce qu'elle a de plus fin, subtil, aigu, aérien, inventif. La vie, quoi ! C'est peu mais c'est énorme. 

mercredi 6 juillet 2022

Luna sur papier

 


« Nous voulons continuer à vivre, et pour ça, il faut continuer à mentir. Mentir sur tout. »


Grâce à Quentin Verwaerde et aux éditions de La Fuly, ce livre est enfin publié

mardi 31 mai 2022

Le moi lacté

 Le moi lacté.

Sophie, en slip, ses cheveux noirs déployés au maximum, le pied sur la chaise, la tête renversée en arrière. Elle sourit de tout son corps, en mangeant ses corn flakes, elle a encore ses lunettes, pas encore ses lentilles.

Sarah est déjà habillée, elle a déjà ses lentilles, elle est concentrée sur son bol, le corps ramassé, tassé en avant. Elle porte les cuillères de corn flakes à la bouche dans un enchaînement rapide, presque ininterrompu, le visage tendu. On dirait qu’elle ne respire pas. La tâche l’occupe entièrement. La cigarette qui fume dans le cendrier posé à côté de son bol a l’air, seule, de pouvoir distraire Sarah de son occupation, pour un bref instant. Elle la prend, de la main droite, tire une bouffée, regarde devant elle, tire une deuxième bouffée, plus courte, et repose sa cigarette en détournant légèrement son regard, ses yeux se plissant en un sourire. Mais déjà elle a repris sa cuillère, et le rythme des bouchées me semble encore s’accélérer. Je pense, en la voyant manger ainsi, à sa manière de me parler, au téléphone, ses phrases, enchaînées sans presque reprendre son souffle, et ses fréquents : « Ne raccroche pas ! »

Sophie, elle, me parle, en prenant son petit-déjeuner ; il n’est là que pour accompagner cette parole. Elle ne fume pas, elle est toute dans sa présence à moi, elle minaude, elle s’assure que je suis bien là, à côté d’elle, que je la regarde, que c’est bien elle qui est à côté de moi, elle rit à gorge déployée, en me montrant ses seins dont elle est si fière. Elle me dit, attends, je vais te faire ton jus de pamplemousse, elle adore s’occuper de tout, qu’est-ce que tu veux comme musique, le trio de Cosi ? Et elle se met à chanter, prenant une voix enfantine et perverse. Ses grands airs de femme du monde, elle les garde pour le dehors, elle fait tout à fait la différence entre tous les mondes qu’elle traverse avec brio. Ce qui l’intéresse, dans son intimité avec moi, c’est ce qu’elle nomme « discuter avec toi ». Quand elle est aux toilettes, elle m’appelle : « Doudi, tu viens discuter avec moi ? » (Elle est souvent constipée, donc ces conversations-là ne sont pas des brèves de comptoir...) Sophie est là, près de moi, en tout cas elle fait tout pour m’en donner l’impression. « Je m’ennuie, sans toi. »

Sarah a toujours l’air d’apparaître. Elle ne fait aucun effort pour être là, elle sait d’instinct qu’elle va ressurgir, comme une source fraîche, cachée un instant sous la terre. Sa fraîcheur est éternelle. Sans doute ne sait-elle pas qui elle était, hier encore.

« Tu te rends compte, Doudi, que lorsqu’on voyage en train, on passe toujours exactement au même endroit, au centimètre près ! Tu peux faire le voyage cent fois, eh bien, tu repasseras toujours sur le même bout de terre, tu n’en dévies pas d’un pouce. Tu ne trouves pas ça incroyable ? Même à la maison, dans notre appartement qui n’est pourtant pas bien grand, on ne fait jamais exactement le même trajet ! Chaque jour, chaque heure, on fait des variations autour d’un thème, tu trouves pas ? » Elle mord dans mon croissant, puis m’embrasse le ventre : « Miam, miam, je peux te manger, Doudi, non ? Laisse-toi faire, hein, sinon tu sais ce qui t’attend ! » et elle me montre son petit doigt d’un air entendu...

Sarah n’a pas de théories sur la forme de ses crottes ou le bruit de ses pets, non, disons que, par certains côtés, elle est moins poétique que Sophie, ou plus désinvolte... Mais tout de même, si j’ai moins ri avec elle, je pouvais cependant, interrompant l’office religieux de ses corn flakes du matin, tremper tout à coup ma queue dans son bol de lait, elle levait alors les yeux vers moi, souriante mais n’ayant nullement l’air surprise, et se mettait à me sucer avec la même application qu’elle avait mis à mâcher ses pétales de maïs. Elle avalait mon foutre tout aussi naturellement qu’elle avait pris son petit déjeuner ; pour un peu, on se disait qu’il en fait partie. Elle s’est simplement allumé une autre cigarette, est allée se servir un verre d’eau, et s’est rassise près de moi avec un grand sourire : la journée pouvait commencer.

Sarah, mon amour, j’ai toujours envie de te DÉVISAGER ! De t’arracher le visage ? Non, de rester là, dans son surgissement. Tu m’énerves quand tu me parles d’authenticité ; je suis désolé que tu me serves ce discours à la con ; mais à vrai dire peu importe. La plupart des gens parle ce langage, et, comme une forêt est dévastée par une tempête, on est effaré de voir ce désastre de bêtise, mais enfin, c’est la vie, c’est la saison, passons ! De ce désastre chez toi, je ne retiens pas les arbres cassés, les troncs saccagés, mais le vent, la puissance de ce vide qui te traverse tout à coup lorsque tu apparais dans ce monde déserté, sidéré de sa propre immobilité, de son propre mutisme ! À qui en parler, en effet, et de quoi, surtout, lorsque la seule évidence (et c’est bien « d’évider » qu’il s’agit !) est de se sentir exister, encore et encore ? « Tout ce qui vit est mort » me dit-elle avec un clin d’œil...

« Pourquoi me fais-tu un clin d’œil ?

— Egon Schiele, mon petit chéri... »

Je la vois attraper la grosse boîte noire de son violoncelle, elle approche sa tête de la mienne, et me dit, à voix basse : « Je t’aime, salaud ! »

Elle dévale l’escalier.


vendredi 20 mai 2022

Qui ?


Que répondre, quand une très belle jeune femme vous demande : « Qui est-ce qui joue, là ? », en entendant une sonate pour piano et violon de Bach ? 

Si l'on répond : « Glenn Gould et Jaime Laredo », on sous-entend qu'elle a reconnu la musique de Bach et qu'elle veut seulement connaître les interprètes — ce qui est tout de même assez peu probable. Assez peu probable mais pas complètement impossible. 

Si l'on répond : « C'est du Bach », non seulement on a l'air de la prendre pour une cruche (ce n'est pas la question qu'elle pose), au cas où elle aurait reconnu le compositeur, mais en plus on fait une faute de français, puisqu'on ne peut pas répondre "c'est du Bach" à quelqu'un qui vous demande "qui joue". Ce n'est évidemment pas Bach qui joue, et même si par extraordinaire c'était lui, il faudrait répondre : « c'est Bach » et non pas « c'est du Bach ». Peut-être que sa question était, ou aurait dû être : « Qu'est-ce qu'on joue, là ? » 

Il n'y a donc aucune bonne réponse à la question de la jeune femme, et l'on ne peut que bredouiller quelque chose d'insensé. 

Quand, ensuite, semblant vouloir expliciter sa question, elle ajoute : « Ça fait penser à la musique du Patient anglais », on est encore plus embarrassé, n'ayant pas vu le film en question, et l'on se dit que la culture est décidément une machine à séparer les gens. Le cinéma, toujours lui… On en revient toujours au cinéma, qui est la seule "culture" d'aujourd'hui. C'est par lui que les gens ont accès à ce qu'ils appellent "la culture", c'est à travers lui qu'ils en jugent, et c'est par lui qu'ils entendent parler des compositeurs, des écrivains et des artistes. C'est aussi lui, le cinéma, qui a instauré cette habitude qui consiste à parler des acteurs comme s'ils étaient les véritables auteurs d'un film (on va voir un film de Belmondo). Dès lors il n'est pas étonnant de poser une telle question (« Qui est-ce qui joue ? ») et il n'est pas étonnant non plus de ne pas savoir y répondre. Ce sont là deux conceptions de la culture qui s'affrontent. Il est fort possible que dans quelques années, on ne dise plus qu'on va écouter du Beethoven, un récital consacré à Beethoven, mais du Lang Lang.

mardi 12 avril 2022

Fait divers 27 (rêve)

C'est d'une beauté à couper le souffle et du souffle il m'en faut pour arriver jusqu'à elle. Jamais je ne serai capable de décrire ce que je vois, et je ne sais pas dessiner. C'est en descente : au bout de cette descente*, se trouve normalement Rumilly, et ma mère. Mais il y a des heures que je vole. Je commence à fatiguer. Et puis je n'arrive pas à accélérer. Je pense aux cerises à l'eau de vie, je voudrais lui parler de ça, je veux lui dire à quel point ces cerises à l'eau de vie me crèvent le cœur. De temps à autre, je reconnais, je suis à Annecy (alors que j'espérais n'être qu'à quelques centaines de mètres de la maison), mais j'ai peur de reconnaître Paris, oui, c'est Paris, c'est la Seine, je suis encore plus loin que je ne l'imaginais. 

(*) Cette descente, je la connais bien, mais je serais incapable de lui donner un nom. Elle n'existe pas et pourtant j'ai rêvé d'elle une vingtaine de fois au moins. C'est un mélange d'une descente parisienne (qui n'existe pas non plus, mais dont j'ai rêvé une centaine de fois déjà) et d'une descente annécienne (qui n'existe pas plus que l'autre). Deux cents fois j'ai rêvé que je les descendais en courant, ou en volant, que j'en admirais tous les détails architecturaux et "géologiques" (car elles présentent la caractéristique d'être à la fois très construites et très sauvages), que j'en éprouvais toutes les courbes, toutes les curiosités, toutes les aspérités, toutes les redondances, et toute l'extraordinaire beauté. 

Mais cette nuit, ce matin, plutôt, c'était mille fois plus long et détaillé que d'habitude, du moins en ai-je l'impression maintenant que je suis éveillé. Je me suis réveillé au moins trois fois, et à chaque fois je me suis rendormi immédiatement parce que je voulais poursuivre le rêve, et, surtout, rejoindre ma mère qui m'attendait à Rumilly. 

Il y avait cette porte fermée à clef qui obstruait une impasse, une porte brun-ocre que j'arrivais à ouvrir, mais qui donnait immédiatement sur une autre porte qui elle-même donnait sur un mur infranchissable. Deux fois je me suis heurté à cette même porte et j'ai dû rebrousser chemin, alors que j'étais déjà épuisé. 

Dans ce rêve, je suis extrêmement conscient. Ce n'est pas un vrai rêve. J'essaie, par exemple, très consciemment, de fermer les yeux, pendant que je vole, pour que le paysage change, et que découvre en les rouvrant que je suis à Rumilly, que je n'ai plus que quelques centaines de mètres à faire en volant pour arriver à la maison, mais quand je rouvre les yeux, c'est encore pire que ce que j'imaginais, je suis encore plus loin (Paris, et pas Annecy). Mais je continue, je continue, mes bras me font mal à force de voler, j'essaie toutes sortes de stratégies, et puis il y a ces groupes d'humains, au-dessous de moi, qu'il faut éviter à tout prix. 

Je suffoque. Je suis épuisé. J'ai tellement volé, depuis quatre ou cinq heures… Dans ce rêve le désespoir est intimement mêlé à l'admiration pour ce que je vois. La ville que je survole et donc que je vois comme personne ne la voit, est d'une beauté sublime. Mille détails retiennent mon attention et me font pousser des cris d'étonnement : je n'en reviens pas de tant de beauté. Je sais que demain ou après-demain, tout ça ou presque aura disparu, mais je sais aussi que ce rêve, je le continuerai une autre fois, comme je le continue depuis des années. Je connais ce monde, ce monde-double, ce monde parallèle, j'y suis souvent invité. Il m'(appartient). 

Dans le rêve, il y avait aussi Babeth et Laura. Babeth était atteinte d'une très grave maladie qui la rendait méconnaissable (elle me cachait son visage). J'étais entré en voiture chez elles, à reculons, sans le faire exprès. Et nous nous sommes ensuite retrouvés dans leur cuisine, à parler, il y avait une troisième personne (une femme) que je n'ai pas identifiée. Elle était bègue et grosse, mais translucide. Elle parlait une langue que je ne connaissais pas mais que je comprenais très bien, en tout cas mieux que s'il s'était agi d'un langue connue de moi. En revanche, Laura l'écoutait avec colère, et semblait furieuse de ne pouvoir comprendre ce que cette grosse femme disait. Babeth me proposait de la soupe verte, mais je préférais boire le lait qui giclait de ses seins. Elle en mettait partout, c'était un peu du gâchis. La femme translucide se mit en colère et réclama aussi sa part de lait. Alors je renonçais à boire et m'enfuis en ricanant. Laura se mit à me courir après en me disant que jamais plus je ne trouverai un lait de cette qualité, mais elle me faisait pitié et je ne l'écoutais plus. 

Sur le pas de la porte, qui ressemblait à celle d'une agence bancaire tchèque, je rencontrai Sergiu Celibidache, avec sous le bras un gros livre que je reconnus immédiatement. Il s'agissait des Maîtres Menteurs. Quand il m'aperçut, il fit un signe de croix en se mettant à crier : « Rossini est un génie, La Fuly ! Je vous aurai prévenu. » Je crois qu'il m'a pris pour Gustave Flaubert, le fait qu'il m'ait appelé La Fuly étant à l'évidence une ruse grossière.

vendredi 8 avril 2022

Fait divers 16

Durant cinq minutes j'ai cru que la troisième personne du pluriel du verbe être au passé simple était : « firent » ! 

C'est long, cinq minutes ! Même quand on se trouve dans son bain. 

Je venais de lire de travers, comme ça m'arrive souvent, avec mes mauvais yeux sans lunettes, une phrase extraite de La Montagne magique, de Thomas Mann : « Ils firent quelques pas sans souffler mot, puis Joachim demanda », phrase qui, dans mon esprit ramolli par l'eau du bain, devint, en sa signification : « Ils furent quelques pas sans souffler mot… [durant quelques pas ils restèrent sans souffler mot] ». J'en étais même à découvrir avec stupéfaction cette bizarrerie du français, qui est que "firent" était une forme identique pour deux verbes complètement différents, et même antinomiques, faire et être, et je m'apprêtais déjà à en tirer des conclusions dramatiques et merveilleuses !

Très déçu de constater mon erreur, je fus privé d'une découverte linguistique majeure qui aurait, je n'en doute pas un seul instant, fait date dans les annales de l'histoire de la pensée. 

dimanche 27 mars 2022

Petit portrait en prose (23)

« Puisque nous en sommes là, je peux vous le dire : ma vie n’est vraiment pas ce que j’ai fait de mieux. » 

J'aurais aimé être l'auteur de cette phrase à la fois vertigineuse, drôle et délicate. Qu'a-t-il fait de mieux que sa vie, André Alfano ? Lui. Il fait partie de ces êtres rares (j'en aurai connu seulement deux) dont le chef-d'œuvre premier (et peut-être ultime) est eux-mêmes. Quand bien même ne publierait-il jamais rien, il est déjà un auteur important. C'est pourquoi nous sommes si fortunés, nous qui le côtoyons jour après jour, à qui il arrive, comme aujourd'hui, d'attraper au vol ce qu'il laisse choir de sa bouche ou de son clavier. Comme Octave Agobert (le deuxième, dont je parle plus haut), André Alfano est un poète-né : ces deux-là portent la poésie en eux, comme d'autres portent une belle figure ou un appareil génital. Avant-même qu'une phrase sorte d'eux, la musique et le poème sourdent de leur être, s'il est possible de séparer l'émetteur de la substance qui le justifie. Même mutiques, ils sont vivants et vibrants : une solitude chiffrée les tient hors du monde des assoupis — leur œil n'est jamais éteint, même et surtout dans leurs savantes ivresses.

André Alfano est plus intéressant que sa vie, qui n'est que la vie d'André Alfano en train de vivre. Sa vie n'est que sa vie, après tout, alors que lui, en plus de vivre, est André Alfano. André Alfano est mieux et plus. Qu'a-t-il fait de plus que vivre, André Alfano ? André Alfano est mort à sa propre vie, et vivant dans sa propre mort qui est déjà présente, dans sa vie, qui la fait monter de l'intérieur, comme une pâte qui lève et libère le bouquet des origines. 

Quelque chose en lui est resté vierge, qui est le désordre. On le voit se saisir des brins du chaos pour le composer ou le recomposer, suivant quelques lois qu'il a lui-même trouvées et choisies dans le langage — mais il serait bien le dernier à proclamer que « les mots ont un sens », sauf si quelqu'un les passe à la flamme brûlante du paradoxe. La vie est belle, ici, quand on a de quoi boire en écoutant Rossini ou Chabrier. 

Si la vie d'André Alfano n'est pas ce qu'il a fait de mieux, c'est que la vie n'a pas toujours raison. Elle devrait le régaler de vin et de miel au lieu de le faire exister au milieu des porcs. On n'a rien à gagner, et tout à perdre, à vivre en étant André Alfano. S'il se contentait de vivre, il serait sans doute heureux, mais s'il se contentait de vivre, il ne serait pas André Alfano. 

jeudi 10 décembre 2020

Début

 Parmi tous les débuts de roman que j'ai écrits, je pense que celui-ci est le meilleur. Pour l'instant.


— Écrivez-moi une saloperie.

— Voulez-vous savoir de quoi j'ai envie, là ?

— Oui s'il vous plaît

— Je vais vous le dire.

jeudi 2 juillet 2020

Provocation


Tu as voulu guider ton troupeau vers les cimes,
Vers le glacier que nul vivant n'avait foulé;
Les éléphants tremblaient sur le bord des abîmes,
Où, tandis qu'ils tondaient un maigre serpolet,

Tu prenais des poses sublimes.


Musique juste, à tous égards. Il n'y a rien de trop, dans cette musique, rien d'inutile, pas la moindre hystérie, rien qui cherche à aller au-delà de la forme. Une perfection, mais une perfection simple, sans adverbes. La pâte sonore est limpide mais pleine, encore toute informée du quatuor haydnien, qui lui confère fraicheur et légèreté, mais c'est l'équilibre qui, ici, impressionne au premier chef : la légèreté n'est pas légère, elle est grave parce qu'elle est à sa propre mesure. 

J'aime ces musiques dont on se dit, les entendant, c'est exactement ce que je dois écouter maintenant — rien d'autre. Elles vous prennent toujours au moment juste. On les attendait. 

Ce quatuor, l'opus 18 n°3, de Beethoven, c'est X, sur Facebook, qui l'a déposé ce matin. Cette jeune fille est un mystère. On se dit qu'elle n'existe pas, qu'il s'agit d'une rémanence. Il est impossible qu'une telle jeune fille existe, en 2020, en France. Allez sur sa page Facebook, si vous ne me croyez pas, et vous comprendrez de quoi je parle. 

Elle lit Nietzsche, Schopenhauer, Henri Barbusse, Proust, Céline, Artaud, Balzac, Cioran, Dante, saint Augustin, Rousseau, Chardonne, Tzara, Berlioz, Kierkegaard, Pessoa, Martin Buber, Sénèque, Bloy, Drieu La Rochelle, Charles Cros, Verlaine, Freud, Hugo, Houellebecq, Apollinaire, Léautaud, Tristan Derème, Stefan Zweig, Albert Cohen, Nabokov, Breton. On pourrait se dire que c'est le bagage presque ordinaire d'une étudiante raisonnablement cultivée qui n'a pas été élevée par des parents de gauche : c'est rare, sans doute, mais ce n'est pas invraisemblable. Là où les choses deviennent vraiment significatives, c'est quand on regarde ce qu'elle écoute. 

Je l'ai écrit souvent, le critère discriminant, en terme de culture, est la musique, pas la littérature. Faites cette expérience très simple. Demandez à vos amis, du moins ceux que vous estimez raisonnablement cultivés, qu'ils dressent deux listes. La première liste sera celle de leurs lectures, des auteurs qu'ils fréquentent, ou qu'ils aiment, des livres qui ont compté pour eux. Pour la deuxième liste, demandez-leur ce qu'ils écoutent, quelles sont les musiques qui les accompagnent régulièrement. Le résultat est très intéressant. Du côté de la littérature, vous obtiendrez une belle théorie de noms et de titres, tout à fait conforme à ce que l'on est en droit d'attendre de la part d'une personne cultivée. Il y aura bien quelques variations, qualitativement, mais, dans l'ensemble, vous ne serez pas surpris. En revanche, du côté de la musique, les choses seront bien différentes, et vous vous rendrez compte qu'on peut très bien être quelqu'un de cultivé (au sens littéraire, et du point de vue de la culture générale) et être complètement inculte. Les mêmes qui vous parleront de Pascal, de Montaigne, de Chateaubriand, de Proust et de Joyce, seront intarissables sur la différence entre le rock progressif et le hard rock, et vous parleront de la salsa ou du twist avec des sanglots dans la voix, sans oublier Gainsbourg et Nougaro, Brassens ou Bashung. De musique il ne sera pas question.

Or, voici ce qu'écoute Mlle X : Mozart, Beethoven, Schubert, Richard Strauss, Varèse, Franck, Mendelssohn, Schumann, Monk, Berlioz, Brahms, Chausson, Penderecki, Tchaikovsky, Debussy, Poulenc, Bach, Massenet, Lully, Albeniz, Mahler, Chopin, Ravel… Je pourrais ajouter les noms des interprètes, ce qui n'est pas du tout indifférent.

Quand on sait, en plus, qu'elle est d'une effrayante beauté, on ne peut qu'être convaincu d'une chose : cette jeune femme n'existe pas. Un esprit malin l'a inventée de toutes pièces, afin de nous faire espérer un monde idéal qui n'existe que dans les romans. Facebook, c'est en principe tout l'inverse : un lieu où tout est fait, et cent fois par jour, pour nous convaincre que le Désastre est non seulement général mais sans exceptions. Or qu'une exception prenne ces traits-là ressemble furieusement à une provocation. 


vendredi 25 octobre 2019

Le chant des organes (1)



Depuis quelques jours, je ne dors qu'en compagnie de machines, plus ou moins perfectionnées, plus ou moins encombrantes, qui enregistrent une batterie de données sur mon cœur, mes poumons, mon sommeil, ma respiration, etc. C'est à la fois très désagréable et très amusant. Ça clignote dans l'obscurité, ça entre dans les narines, les fils se prennent là où il ne faut pas, mais on se sent moins seul. La nuit comme laboratoire intime… Et puis j'aime les chiffres, les données, surtout quand ils sont censés nous définir, ou au moins nous décrire. On sait bien que c'est une fiction, mais c'est amusant. Se présentant aux gens qu'on croise dans une soirée, la nouvelle politesse pourrait exiger qu'on énumère une théorie de nombres en préambule de toute conversation. Par exemple, on pourrait refuser de discuter avec quelqu'un qui a un PH trop différent du sien, ou dont la tension artérielle est trop basse. Après tout, c'est déjà ce qui se passe, mais à notre insu. Les odeurs, les sons et les mille signes qu'émettent les individus ont le même rôle. De toute manière, à partir d'un certain âge, les gens ne parlent plus que de ça. Ils disent "la santé", mais c'est beaucoup plus que ça. C'est le corps, dont ils parlent, le corps qui s'exprime, le corps qui fait parler les organes, comme les instruments d'un orchestre, qui ont trop longtemps été mis au secret. Enfin on les entend ! Ils ont ôté la sourdine. 


jeudi 18 juillet 2019

Le chant des organes (0)



La vie des organes est passionnante, quand on l'observe en curieux, en rêveur ou en savant, mais dès qu'on doit en prendre soin, dès qu'on commence à ne plus vivre que pour eux, ils nous deviennent odieux, car la vie qui naguère était une occasion de les oublier devient une caisse de résonance monstrueuse qui n'entend plus que leur discours. 

Un rein, un poumon, un cœur, ce sont de merveilleuses machines qui ont l'élégance suprême de se faire oublier alors qu'elles nous permettent de penser, d'aimer, et de prendre du plaisir, comme si nous étions un pur esprit immortel qui ne doit rien à personne. Malheureusement, le temps, dans la coulisse, passe consciencieusement son papier de verre sur la soie friable de nos muqueuses, et prépare en secret une tout autre histoire.