« Plutôt une chambre d'échos : il reproduit mal les pensées, il suit les mots ; il rend visite, c'est-à-dire hommage, aux vocabulaires, il invoque les notions, il les répète sous un nom (…) De la sorte, sans doute, les mots se transportent, les systèmes communiquent, la modernité est essayée (comme on essaye tous les boutons d'un poste de radio dont on ne connaît pas le maniement), mais l'intertexte qui est ainsi créé est à la lettre superficiel : on adhère libéralement : le nom (philosophique, psychanalytique, politique, scientifique) garde avec son système d'origine un cordon qui n'est pas coupé mais qui reste : tenace et flottant. La raison de cela est sans doute qu'on ne peut en même temps approfondir et désirer un mot : chez lui, le désir du mot l'emporte mais de ce plaisir fait partie une sorte de vibration doctrinale. » (Barthes)
« Le i est le membre raide ou droit. La vio-lence de l’érection créa l’ire ou la colère, fit jeter les pre-miers cris et aller de tous côtés. On peut dire que la vie com-mença par la lettre i, comme c’est par la lai-te-rie que l’enfant com-mence à vivre. Quant au “L” de “La Langue”, “L est la consonne des lèvres et de la langue ; elle appelle vers le sexe, le pre-mier lieu, l’yeu. Le langue à-jeu, le l’engage, le lan-gage. Son ori-gine est un appel au lèche-ment”. Osera-t-on rap-pe-ler que le “Q” de “La Queue” évoque — quand elle “s’use à sillon” — “l’accusation…”. » (Brisset)
Les choses qu'on ne parvient pas à définir sont presque toujours les plus précieuses, ou les plus importantes. — Je ne sais plus où j'ai lu/entendu ça. Si le coupable se trouve dans l'assistance, qu'il veuille bien se dénoncer. J'aurai mis très longtemps à comprendre que prêter attention aux autres, et donc à ce qu'ils disent, leur déplaît. Ils veulent pouvoir "être libres", c'est-à-dire qu'ils veulent pouvoir dire une chose et penser (ou faire) le contraire. Si j'avais compris ça à vingt ans, ma vie aurait été bien différente.
« J’étais content d’avoir publié (endossant la niaiserie apparente de la remarque) que “l’on écrit pour être aimé” ; on me rapporte que M. D. a trouvé cette phrase idiote : elle n’est en effet supportable que si on la consomme au troisième degré : conscient de ce qu’elle a d’abord été touchante, et ensuite imbécile, vous avez enfin la liberté de la trouver peut-être juste (M. D. n’a pas su aller jusque-là). » (Roland Barthes, cité par Renaud Camus dans Buena Vista Park)
Il reproduit mal les pensées, il suit les mots, les phrases, les idées, comme un animal qui renifle des choses qui n'appartiennent pas à son monde. Il suit les mots avec une lampe de poche dont la pile est usée. Il n'en voit que des bribes, des syllabes, bute sur les consonnes, se noie dans les voyelles.
J'écris pour qu'on m'aime. Ah, on peut dire que c'est bien raté ! Jamais, sans doute, tentative ne fut plus spectaculairement contreproductive. À chaque mot écrit une bouffée de haine ou de rancœur. Alors que Bach…
Je voudrais baiser ta bouche.
Revenir sur ses propres traces, lire, des années après, ce qu'on a écrit à quelqu'un, m'est à peu près insupportable, encore plus que de relire mes propres textes. Comment ai-je pu être celui qui a écrit ça ? (Je me prenais pour moi… C'est la seule excuse que je trouve.)
Il ne suffit plus de ne pas donner le nom de l'auteur des citations qu'on aime, il faut également ne plus utiliser de guillemets. Instituer de fait un continuum : un seul texte dans lequel on prend place, incognito.
J'aime les asperges, les artichauts et la musique de Beethoven.
Vas-y, parle, je ne fais pas attention à ce que tu dis, c'est promis. Membre raide. Trou du o par où passe le souffle. Les deux L dressés de Vallet.
Luna, devant les tableaux, est floue. Elle regarde vers l'est. Moi vers le nord. Le premier lieu est le sexe. Je rends hommage aux vocabulaires ; je visite les idées des autres — ce sont des grottes sombres où les mots prononcés résonnent et me reviennent en échos indéchiffrables. Artichauts. Asperges. Asthme. Argonautes. Assemblée.
Dans une exposition de peinture où je m'étais rendu, du temps que je croyais être peintre, je rencontrai mon marchand de couleurs qui se mit en tête de me présenter à l'artiste vedette, une figure assez connue de la région. Voulant être agréable à notre hôte, il le dépeignit devant moi (et lui, donc), comme « un laborieux ». Par laborieux, il entendait « travailleur », ce qui étymologiquement est parfaitement exact… Si au moins j'avais été laborieux, moi !
Laborieux / paresseux. Ces deux mots sont les deux extrémités de l'axe autour duquel je tourne. Laborieux, je l'ai été. Rarement. Pour ce qui est du piano. Pour ce qui est de la composition. Ce sont les deux seules disciplines dans lesquelles j'ai vraiment travaillé dur. Depuis je me repose. Mais la paresse est un art difficile et qui nous jauge en permanence. Elle nous effraie alors qu'elle est notre amie.
Je crois que je me suis toujours reposé. C'est bien le reproche qu'on pourrait me faire. Mais j'imagine que c'est le propre de ceux qui voient plus loin qu'eux-mêmes. J'en reviens toujours aux trois quatuors de l'opus 59. Je me baladais en leur compagnie, dans ce flamboyant septembre finissant, et je fus, comme il y a quarante ans, ébloui et scandalisé. Ébloui par le génie âpre, intelligent, courageux, généreux et sans concession, de Beethoven, et scandalisé par le fait que depuis la découverte des “Razumovsky”, je les avais laissé dormir en moi. J'étais tranquille. Je savais qu'au fond de moi dormait un chef-d'œuvre dont je pourrai me rassasier jusqu'à la fin de mes jours (je dis “un chef-d'œuvre” car dans mon esprit approximatif ces trois quatuors forment un tout). Mais, précisément, je le laissais dormir, sûr de ce qu'il contenait, sûr de moi — sûr de nous. Cette tranquillité m'est apparue alors comme scandaleuse. J'ai eu honte. J'étais dans le sous-bois quand l'allegro molto final du quatuor en ut majeur est venu me saisir par le col avec une violence que je n'ai pas vue venir. Je me suis arrêté, et j'ai essayé de comprendre ce que j'entendais là. En vain. Et puis il y avait eu, quelques instants auparavant, l'allegro vivace de ce même quatuor, avec cette introduction lente de trente mesures, qui m'avait arraché un cri, au moment où le premier violon intervient enfin dans le tempo du mouvement. Cet ut majeur si lumineux, après les ombres angoissantes et presque atonales de l'introduction (qui rappelle fortement celle du quatuor Les Dissonances, de Mozart), ces silences où l'on s'abîme, Beethoven, indispensable, vrai génie, et peut-être le seul, laborieux, courageux, infatigable, et surtout intraitable.
J'ai sans doute trop travaillé mon piano. « Un mot et tout est perdu… Un mot et tout est sauvé… » Plus de sous-bois ! Plus que la mémoire et l'infatigable vibration. Encore un instant auparavant, il y avait eu les deux cris introductifs du quatuor en mi mineur. Comme j'aime ce commencement, qui rappelle celui de l'Héroïque (il n'y a que trois ans d'écart entre ces deux chefs-d'œuvre) ! Lorsqu'on a été foudroyé par la musique de Beethoven, c'est pour la vie : Il est impossible de s'en remettre.
Je suis allé marcher avec les trios de Schubert et cette nuit, j'ai regardé A Long Good Bye, d'après le roman de Chandler que j'avais tant aimé. Le film est pas mal, même s'il n'a que peu de rapport avec le livre. La manière dont le héros frotte l'allumette avec laquelle il allume ses cigarettes, sur n'importe quelle surface — ce qui me faisait tant rêver quand j'étais enfant… Les voisines de Marlowe qui se baladent les seins à l'air et font du yoga toute la journée, au soleil bien sûr, car que seraient la vie et la liberté sans le soleil. La plage. Le Mexique. L'aquavit. La violence, aussi soudaine qu'inexplicable. Et puis surtout ce nom : Terry Lennox, repris par Godard dans Nouvelle Vague.
La grande question, à mon avis, c'est tout de même l'évolution sentimentale des morts. C'est de cette incertitude sur ce qu'ils deviennent quant à leurs affections que notre crainte et notre timidité grandissent à l'ombre des années qui nous restent à vivre.
Je me suis accordé un répit avec Schubert, qui est excellent pour le cœur, j'en suis convaincu, mais je dois revenir à Beethoven si je veux pouvoir continuer ce texte. Je porte un nouveau holter, qui clignote à chaque seconde, et qui est parfumé à Jardins de Bagatelle, de Guerlain, le parfum de Raphaële. Comment veulent-ils que je dorme, ces fous ? Laborieux et paresseux, voilà que je voudrais être. Notturno D. 897. Comme ça fait du bien de se laisser aller à respirer avec Schubert, avant d'en revenir à l'aîné majeur !
La fille montre une photo de mon livre qui a l'air d'avoir été mâché par un buffle. Je lui demande si elle ne s'est pas branlée avec. Evidemment, elle ne répond pas, ou à côté. Nous vivons une bien triste époque, je vous jure. Plus aucune fantaisie, tout les choque, tout les heurte, personne ne comprend rien à rien. « L'opinion générale était qu'on ne saurait jamais être assez lent. » Jardins de Bagatelle est sans doute le seul parfum qui sera à jamais associé à une femme. Dormir avec lui me perturbe. Les parfums sont des ralentisseurs d'être, dès lors qu'ils ont été portés par une femme qu'on a aimée. Quand on pense aux trésors d'être, de vie, de poésie, de douceur, de jeu et d'imagination que les gens laissent passer bêtement, il y a de quoi être désespéré de cette existence. On les voit traverser la leur comme des sourds et des aveugles, stupides, inconscients, inattentifs à leur propre joie. Si au moins ils essayaient de recomposer les quatuors de l'opus 59, on pourrait leur pardonner ; mais ils ignorent jusqu'à leur existence. Ils ont le regard noyé de thé vert et de big macs et leur bouche ne s'ouvre que pour insulter la Création. Finalement, il faut leur souhaiter d'avoir un cancer, ou une sclérose en plaque. C'est sans doute la seule manière de les éveiller.
Être inattentif, qu'est-ce à dire ? Ne pas savoir que la mort est dans la vie, qu'elle loge dans les mots, dans les sons, dans les gestes, qu'elle tient lieu de liant, entre les rêves et les spasmes de plaisir, à la vie vivante et nocturne. Écoutez ces arpèges du piano, écoutez-les vraiment. Ils passent sur la peau, comme une lumière chaude, c'est tellement bon qu'on ne peut que frémir sans y croire vraiment.
La raison de tout cela est sans doute qu'on ne peut en même temps approfondir et désirer. Qu'aurait pensé Beethoven de Schubert, s'il avait connu toute sa musique ? Ils sont contemporains, mais on a toujours l'impression que Schubert est un enfant, à côté de Beethoven (ce qui n'est pas faux, puisqu'il est né plus de vingt après lui). Il est né dans la musique de Beethoven, et ce n'est pas réciproque. Leurs musiques ont autant de points communs qu'elles manifestent un éloignement sidéral. C'est comme si Schubert avait produit la sienne d'après le matériau de son illustre aîné tout en composant une musique qui s'en éloigne le plus possible. Il n'est que de penser aux trilles, par exemple, qui n'ont pas du tout la même signification chez l'un et chez l'autre, et à ces mélodies qui peuvent revenir et revenir encore, sans cesse, sans qu'on s'en lasse, sans qu'on cherche à en saisir le sens, tant elles se déploient dans un temps qui n'est pas celui de nos vies : on les aperçoit de loin, on en suit la trace dans le ciel, elles nous font pleurer sans qu'on sache ce qui en elles nous atteint ; c'est comme si nous étions ivres et qu'un souvenir douloureux furtivement nous frôlait avant de disparaître dans la nuit. Quelle douceur ! C'est un chant à peine pensé du bout de l'âme, et qui flotte comme une odeur familière. Tous autant que nous sommes, nous attendons derrière une porte fermée. La musique de Schubert se tient de l'autre côté de cette porte — et pourtant elle n'est là que pour nous. C'est là tout son mystère. J'écoute le Notturno en mi bémol majeur et je ne veux plus que ça s'arrête. Cette musique m'enveloppe si parfaitement que je ne peux la quitter : je suis vêtu pour un voyage interminable. Je ne peux pas être triste quand mon âme est enrobée d'une substance aussi tendre et ductile.
« Je me perds dans les conversations, je n'en retire le plus souvent que de l'amertume et de l'abattement. J'y compromets ma vie intérieure, ce qu'il y a de meilleur de moi. » C'est Maurice de Guérin qui écrit cela, et c'est ce que semble nous dire la musique de Schubert. Il ne cherche pas à intervenir dans nos vies, à nous changer, il ne fait que passer. Et nous passons aussi. Lui et nous nous trompons d'adresse. Il n'y a personne là où nous nous tenons. Laissons ces conversations, laissons ces paroles, laissons ces gestes, regardons-les passer sans y toucher, nous ne sommes pas d'ici, et nous ne nous comprendrions pas, quelles que soient nos intentions, nos attentions et nos volontés.
On ne saurait jamais être assez lent, le sais-tu ? La lenteur est une matière. Comme la vitesse.
Pas de stylo,
pas d'encre,
pas de table,
pas la place,
pas le temps,
pas possible,
pas envie.
Chambre d'échos… Je suis les mots dans leur motilité invincible. D'autres s'abstiennent de toute réponse. De quoi ont-ils peur ? De l'éblouissante réverbération de la vie en eux ? Du Secret qu'ils portent comme une croix et qui menace à tout instant de rompre les lignes du bricolage laborieux qui leur tient lieu de personnalité ? De l'indicible, plus certainement. De ce qu'ils ne sont pas parvenu à se dire à eux-mêmes sans faire éclater le sentiment de leur vraisemblance ?
« Nous ferons ici un point comme un bon tailleur, qui fait la robe selon ce qu'il a de drap. » Sur l'appareil que je porte à la poitrine se trouve un gros bouton vert sur lequel je dois appuyer en cas de crise. La lenteur est une matière. Les mots viennent ou ne viennent pas. Derrière la porte fermée se tient une réserve de phrases qui menacent à tout instant de submerger celui qui prétend écrire. De crise en crise, on lâche du lest. Il faut être sur le qui-vive, mais une certaine désinvolture est plus que jamais nécessaire, si l'on ne veut pas étouffer. Les mots se transportent de joie ou d'accablement, passant de proposition en proposition avec l'air de ne pas y toucher, et cette faculté révoltante qu'ils ont de se plier à la volonté de la phrase, du moins le croit-on. Il y a des carrefours où l'on est perplexe. Des idées, nous en avons bien trop, ce qui nous manque, ce n'est pas la pensée mais la vision, c'est le contact avec la matière, c'est le sens du toucher, c'est le tact, c'est-à-dire l'exacte sensation du poids et de la mesure de chaque période, de chaque énoncé, c'est le rythme qui tombe juste, comme une caresse est juste quand elle traverse la peau et met en mouvement l'âme qui se tient près de nous en son incrédulité offerte. Nous sommes toujours contre la porte fermée qui nous transmet les échos assourdis et chiffrés qu'elle retient, et nous essayons tous les boutons d'un poste de radio dont nous ne connaissons pas le maniement. L'enflure, la formule, le cliché, le bavardage, les circonvolutions, les tirades, les compliments, les sentiments qui n'en sont pas, les détours inutiles, le laborieux et la paresse, les fuites mal organisées, les discours à demi effacés, le tenace et le flottant, le dur et le sec, la mouille et la bave, tout est là, mêlé, indiscernable autant que dans une poubelle qui monte au ciel. Il faut que l'oubli et l'inertie nous sauvent, mais ni la facilité ni l'inattention. Est-ce du drap, est-ce de la pierre, que nous allons empoigner ? Sur quoi s'ouvrent les lèvres du livre ? Il faut que ça bande, c'est la seule certitude. Être aimé pour ce que l'on écrit, et pour tout ce que l'on aurait pu écrire et que l'on retient en notre enfer privé.
Il reproduit mal les pensées, il suit les désirs, les mots, les humeurs, comme un animal qui renifle des êtres qui n'appartiennent pas à son espèce. Il suit les femmes avec une lampe torche dont la pile est usée. Il n'en voit que des bribes, des grimaces, bute sur les gestes, se noie dans les voix et les odeurs. Il propose des définitions, des traductions que personne ne comprend, il n'entend que des portes qui claquent et des lapsus bizarres. La violence de l'érection. Aux carrefours se tiennent les hommes qui tiennent les femmes. On les contourne.
Il y a toujours quelque chose d'abject dans le visage de celui qui ouvre la bouche pour chanter. La plupart du temps, heureusement, le chant reste à l'état larvé, et c'est la parole qui franchit maladroitement les lèvres. Ce n'est pas mieux, mais c'est plus facile à justifier. Je n'aurais pas supporté de vivre dans un monde où les instruments de musique n'existeraient pas, car tout le monde se croirait obligé de chanter. Si c'est pourtant le chant qui est le plus beau, et qui surpasse tous les instruments inventés par l'homme, c'est parce que très peu d'hommes ou de femmes sont faits pour cet art. Ce qui semble le plus naturel est le plus difficile, par chance. Toute la musique est fondée sur l'impossibilité d'un chant véritable. C'est parce que l'on est incapable de chanter naturellement que l'on compose, que l'on transpose.
Comme toujours j'ai présumé de mes forces. Je voulais être avec Beethoven, rester avec lui, et j'ai dû faire un détour par Schubert pour ne pas me noyer. La puissance et la brutalité de Beethoven m'effraient et m'attirent irrésistiblement. Heureusement qu'il n'est pas seul. Il faut des marches pour monter jusqu'à lui et pour espérer revenir du lieu où il se tient, solitaire. Je crois que Schubert savait cela. Il nous a offert sa musique comme une bienheureuse intercession, comme une adorable étape depuis laquelle nous avons vue sur les sommets et durant laquelle nous pouvons prendre des forces avant d'entreprendre l'ultime ascension.
Les grandes œuvres s'enflamment sur n'importe quelle surface et toujours nous prennent par surprise. Plus nous croyons les connaître et plus elles nous démontrent que nous ne savons rien d'elles. Elles attrapent en nous un brin de vie en attente, qui prend feu sans prévenir. Si j'appuie sur le bouton vert, l'appareil enregistre avec plus de détails les signaux qu'émet mon cœur. Nous avons l'impression que la vie est extérieure à nous, et que nous pourrions d'un geste l'arrêter, ou la mettre en exergue. C'est amusant et complètement faux. Les médecins aiment d'une phrase nous donner le sentiment qu'ils maîtrisent la situation. Alors ils assignent la signification et la raison à un point précis, localisable, simple : un nœud sur lequel ils ont le doigt, comme Dieu : l'interrupteur. Les machines les ont sans doute impressionnés, enfants. On appuie sur un bouton, on avale une substance, on coupe, on supprime, et l'on peut regarder ailleurs, penser à autre chose, retourner à ses affaires, en somme, continuer à se croire libre et irresponsable. Je cherche le bouton vert en écoutant les quatuors Razumovsky. Ceux-là sont toujours en exergue, quoi que je fasse.
Écoutant distraitement la radio (c'est comme ça qu'il faut l'écouter), hier, j'ai ouï qu'il fallait absolument de se défaire de la néfaste obsession des origines. Néfaste pourquoi, pour qui, en quoi ? Ils vont arrêter de nous emmerder ? Non, ils ne vont pas arrêter, je le sais bien. La machine est lancée à pleine vitesse, et personne n'ose se dresser pour l'arrêter. J'ai appris aussi qu'il y avait la guerre en Israël, et déjà on nous somme de prendre position, ou au moins d'avoir une opinion. Autant de bonnes raisons d'en revenir à Beethoven ! J'ai de jolis crocus jaunes dans mon jardin, et le temps est superbe. Hier j'ai rencontré le jardinier de ma voisine en sortant du Carrefour Contact de Vézénobres. Comme je lui disais que ces beaux jours étaient adorables, il me répliqua d'un air outragé que ce n'était pas normal. Ah bon ? Il est anormal que nous ayons de beaux jours au début du mois d'octobre, au sud de Montélimar ? Oui, me répondit-il, c'est catastrophique, et comme je devais avoir une mine ahurie, il m'a demandé si par hasard je ne serais pas un peu « climatosceptique » sur les bords. Oooooh, et comment, mon bon monsieur ! Et encore, vous ne savez pas tout… Nous nous sommes quittés avec beaucoup de points de suspension. Je lui ai tourné le dos avec l'air de qui s'en fout éperdument, de son climatomachin et de ses catastrophes annoncées dont j'étais très visiblement moi responsable. J'ai senti son regard dans mon dos et j'avoue en avoir éprouvé une joie mauvaise. Autant le petit homme marmonnant était accablé par le poids du monde, autant je me sentais léger et délivré. J'exultai en silence dans le soleil encore chaud de cette fin d'après-midi éblouissante et je me chantai intérieurement le thème du premier mouvement du quatuor en fa majeur. Une avenue de joie s'ouvrait en moi et je rentrai comme un prince innocent que la foudre évite soigneusement. Chacun ses vertus secrètes !
Je ne sais où se trouve mon Beethoven par Boucourechlief, c'est dommage car j'aimerais retrouver ce qu'il écrivait sur le scherzo de l'opus 59 numéro 1, et qui m'avait beaucoup inspiré, à l'époque. Les meilleures leçons de composition, c'est Beethoven qui nous les aura données, et de loin. C'est lui encore qui nous aura servi de boussole infalsifiable pour juger de la modernité sonore. Entre les pages de ses seize quatuors et de ses trente-deux sonates se lit toute l'histoire de la musique, de Bach à Boulez. Nous pourrions faire un reproche légitime à La Vie des Hommes illustres, de Plutarque, qui est que le grand Allemand en est scandaleusement absent. Si Plutarque avait eu l'audace et la vraie science de Beethoven, il aurait vu venir celui-là, voilà ce que je pense.
Quand vient l'adagio molto e mesto, mon cœur se serre. Comment ai-je pu, durant toutes ces années, depuis vingt ans, clamer haut et fort que je voulais être enterré au son de cette musique, sans penser aux pauvres amis éplorés que je condamnerai à fuir mon tombeau au bout de cinq minutes, furieux, maugréant contre un défunt si insoucieux de leur confort et du monde. Qui en effet serait prêt à subir près d'un quart d'heure d'une musique aussi désolée, surtout si mon décès a lieu en plein hiver, et qu'il pleut ? Quel égoïsme ! Il nous aura emmerdé jusqu'au bout… Mais, d'ici là, il est possible que plus personne n'enterre plus personne, et que plus personne ne sache qui était Beethoven, ni à quoi ressemblait la musique que nous étions quelques uns tout de même à chérir. L'oubli accélère sa marche vers l'abîme et nous précipite vers une absence toujours plus désirable. La désolation qui sourd de ces pages est si dépourvue d'espoir que l'on se précipite dans un dictionnaire pour vérifier que le mot, à défaut de la chose, y est bien, qu'on n'a pas rêvé. Tout nous a conduit jusque là, et cet irréversible dont on ne revient pas, c'est la vie même. La porte est étroite, mais on ne peut la manquer. Il me semble que dans la Bible se trouve un mot et un seul qui la désigne, et ce mot c'est « affliction » : En lui, la douleur, le tourment, le déchirement, l'angoisse, l'accablement, le chagrin, la détresse et la tristesse se nouent dans la solitude absolue. C'est tellement suffocant qu'on se prend à envisager autrement notre âme : nous ne la connaissions pas, il faut bien l'admettre, cette âme qui nous a porté durant toute notre vie terrestre jusqu'au seuil de la vérité. Ce que nous comprenons ici est que le désespoir n'est pas un synonyme de l'absence d'espoir. L'absence d'espoir libère le cœur de l'homme alors que le désespoir nous broie. Beethoven est allé jusque là. C'est pourquoi je parle de son courage surhumain. L'illusion, les illusions, ce n'était pas son fort. Il a ouvert les yeux jusqu'à en perdre la raison. Vivre tue aussi sûrement que la mort fait vivre. Ces seize cordes embrassent la totalité de l'âme humaine avec une générosité qui inonde les cœurs attentifs. Après ça, tout le reste semble mort.
Le timbre en évolution constante, c'est par ce moyen que Beethoven nous tient dans sa main et semble parfois nous briser les os, tant sa puissance d'élaboration est souveraine. Tout fait sens, avec lui, il tient tous les fils. Il est partout à la fois. Il ne laisse aucun élément sonore en dehors de son discours, l'harmonie, la mélodie, le rythme, la forme, le contrepoint, les motifs, la dynamique, les cellules, le silence, rien ne se perd, tout est organisé, tenu, tout est interdépendant et concourt à ce sentiment de plénitude sonore absolument unique dans l'histoire de la musique. Schoenberg a entendu la leçon. La force vitale de cet homme est sans égale. Il accumule le son, le précipite en lui-même, le multiplie par lui-même, en donne des métamorphoses ramifiées dont aucune n'est esseulée, c'est un système stellaire, une galaxie en déploiement infini. Ici, le mot usé de création reprend tout son sens. Ce n'est un hasard si la vitesse joue un rôle central dans la musique de Beethoven. Les vitesses, devrions-nous dire. Car la vitesse chez lui n'est pas un sentiment, ou une allure, ni même un tempo, mais une matière. Elle contribue au timbre, elle sculpte le son, et plus que ça, lui donne une consistance et une signature, elle transforme le matériau acoustique, le métamorphose de l'intérieur, le construit : le compositeur a les mains au cœur de la matière sonore, jusqu'en ses molécules les plus infimes. C'est particulièrement audible dans la fugue finale du troisième quatuor en ut majeur. Il est au cœur du temps et de sa composition, littéralement et concrètement. Quel autre compositeur aura su nous faire entendre le silence comme une explosion ?
En voilà un qui n'a pas écrit pour être aimé et qui, pourtant, n'a désiré que cela — et plus que d'être aimé : aimer. J'ai souvent écrit que la musique était la matérialisation sonore de l'amour ou qu'elle n'était pas grand-chose. C'est Beethoven qui m'a appris cela. Toutes ses forces sont dirigées vers ce but unique : créer de l'amour avec du son, au risque de se détruire lui-même. Il y faut du courage, beaucoup de science et une dose énorme d'imagination.
J'en veux un peu à Rebatet qui n'a consacré qu'un petit paragraphe mesquin à ces œuvres centrales, dans son Histoire de la Musique. « Les cinq quatuors n° 7 à 11, contemporains de ces sonates célèbres [l'Appassionnata, l'Aurore, les Adieux] — écrits entre 1806 et 1810 — ne sont pas moins saturés de poésie, encore plus libres dans leur facture. Aussi longtemps qu'ils n'auront pas la gloire de Concerto de l'Empereur, beau morceau mais combien superficiel et prolixe en comparaison, on considérera que le goût musical reste boiteux. Toutes les pages seraient à citer. Notre prédilection va souvent au 8e quatuor en mi mineur, pour les contrastes entre les grands accords arrachés et les traits rapides de son allegro, l'effusion mélodique de l'adagio. Mais qui pourrait dire que le 10e avec son adagio, ses variations finales, que le 11e quatuor « sérieux » avec ses combats, sont moins beaux ? » L'histoire me semble plus là qu'ailleurs, mais au moins en voit-il la beauté et l'étrange liberté. Peut-être les aurait-il mieux aimés encore s'il avait eu la chance qui est la nôtre de les avoir entendus jouer par le Quatuor Berg qui leur a rendu pleinement justice (rien que pour leurs tempos, ils sont incomparables, incomparablement justes). L'allegretto du quatuor en mi mineur, le deuxième de l'opus 59, cette mécanique diabolique et haletante, est l'une de ces élaborations beethovéniennes qui nous ont fait aimer la musique à la folie. Tout semble s'emboîter au millimètre, un peu comme chez Haydn, à l'intérieur d'un instrument de haute précision ; c'est un organe sorti de son contexte, vu au scanner, qu'on voit fonctionner et qu'on admire — mais c'est aussi un personnage, un individu singulier, avec ses humeurs et son métabolisme propre. On pourrait d'ailleurs dire cela de ces trois quatuors et des deux suivants, comme des deux derniers concertos, et de chaque symphonie après l'Héroïque. Ils nous parlent comme des amis le feraient : nous savons à qui nous avons affaire. Ce n'est plus seulement de musique qu'il s'agit. Pour reprendre les propos de Rebatet, ce n'est pas tant de poésie, que ces quatuors sont saturés, que de musique — de musique qui est plus que de la musique. Une fois qu'on les a entendus, ces quatuors, ils vivent en nous comme des êtres choisis, distingués de tous les autres, et nous pouvons nous adresser à eux, qui sont une réserve inépuisable de force et de connaissance. Ils répondent.
Si j'écris que j'écris, c'est faux. Si j'écris comme j'aime le faire que je n'écris que pour faire mouiller les filles, cette vérité devient fausse à l'instant même où je la délivre. Si j'écris que j'écoute de la musique, c'est faux. Si j'écris que je mens, ou que je dis la vérité, c'est encore faux. Il faut être double pour être singulier, ou pour le croire. Il faut n'être plus là pour exister pleinement. Je n'ai rien défini, et je n'ai peut-être rien dit, ni même rien pensé. Plus je tente d'entendre moins j'écoute, et toute la musique s'enfuit à tire de moi quand je veux la saisir. J'aimerais savoir me taire et baiser sa bouche comme un muet se suspend au silence. On aimerait se confesser sans se trahir, mais qui sait faire cela ? Il n'y a que le machin que je porte à la poitrine qui sache enregistrer sans mentir ce qui se passe en moi, mais ces données sont sans pertinence. Il y a de quoi se taire à jamais…
Mais c'est bien trop ennuyeux.