dimanche 29 octobre 2023

Altération (Le rêve et les adieux)


Samedi 28 octobre au matin, sept heures. Je m'éveille, au sortir d'un rêve. Mère est nue, entièrement nue, blanche et trop décharnée, maigre comme un squelette, dans la rue, accroupie, en train de faire ses besoins. Je m'approche d'elle, je la prends par le bras pour la soutenir en pleurant. Elle ne dit rien, mais nous sentons tous les deux la honte énorme qui nous tombe dessus et nous écrase. Je ne veux pas qu'elle souffre de cette honte, je la protège autant que je peux de mon corps. Je suis accroupi moi aussi, pour être à son niveau. Autour de moi, je vois ou j'entends des remarques blessantes, mais aussi une femme qui s'approche et touche ma mère avec une branche, est-ce de l'olivier ou autre chose, je ne saurais le dire, mais je comprends que ce geste est un geste de charité ou de compassion. Cette femme est une énigme sans visage, mon regard ne s'attache qu'à ces feuilles (peut-être des feuilles de laurier) qui touchent le corps de ma mère comme pour le transfigurer ou le sauver, je ne sais. La femme disparaît aussitôt. Je reste seul avec ma mère. 

Il n'y a rien d'autre, dans mon rêve, rien d'autre que cette souffrance horrible, et cet amour inconditionnel pour celle qui m'a aimé durant quarante-sept ans. Il n'y a rien d'autre que l'amour et la peine, portés à leur point le plus haut, et qui se rencontrent, là, et la volonté de protéger celle qui m'a donné le jour. La fragilité de ce corps-là, de cet être-là, sa nudité essentielle, ce corps qui va disparaître dans le néant, qui a disparu dans le néant, ce corps que je porte en moi, désormais, dans la nuit insondable de mon propre corps, de ce corps qui va lui aussi disparaître, à la suite de tous les autres, qui va rejoindre le profond charnier où l'amour reste comme le reste des restes, comme le reste absolu. 

Il y a maintenant du soleil, dans le salon où je me tiens en écoutant Michael Rabin qui joue la troisième sonate pour violon seul de Jean-Sébastien Bach. Il est onze heures moins le quart. Je suis debout depuis plus de trois heures et mon rêve me tient compagnie. Je lui parle. Je lui demande de rester encore un peu avec moi. Il voit bien que je fais des efforts pour rester près de lui. J'essaie de ne pas le modifier, de ne pas l'enjoliver, de ne pas lui faire dire ce que j'ai envie qu'il dise. C'est fragile, un rêve, c'est fragile comme le corps nu d'une vieille femme dans défense.

Je ne peux pas prendre au sérieux quelqu'un qui déclare qu'il « se fout de la mort », ou même qu'il n'en a pas peur. Je n'ai rien à faire avec ces gens-là. Vincent m'apprend que Johnny Hallyday, juste avant de mourir, s'est redressé, dans son lit, et a déclaré : « Je ne veux pas mourir. J’ai peur. » 

Le piano est tout nu, depuis hier-soir. Je n'ai plus l'habitude de le voir ainsi, sans tout ce qui le recouvre habituellement, partitions, livres, dessins. Bientôt je ne le verrai plus du tout. Je ne sais vraiment pas comment je vais réagir. J'ai même joué un peu, hier-soir. Retour sur les lieux du crime…

« À soixante ans, tu t'aperçois que t'as rien compris. » (Pierre Barbizet, en 1983, à Aix-en-Provence) Il fait travailler Hélène Grimaud, dans la sonate Les Adieux. « Tiens les valeurs ! » 

Il faisait froid, ce matin. Cinq degrés. Je ne suis pas allé marcher, aujourd'hui. Cette femme est une énigme mais elle a un visage. On revient toujours à Beethoven. Les adieux, les vrais adieux, c'est rare, dans une vie. En général, il est trop tard, quand on les prononce. On n'a pas le cran de dire adieu, ou bien on le dit trop, et c'est la même chose, le ridicule en plus. 

« Sans ralentir. Surtout sans ralentir ! » Et même ça, c'est trop. Un peu plus monolithique, si tu veux. Les deux cors sont pareils. Écoute… après je ne t'ennuierai plus. Mi la sol sol ré do. Ne lâche pas le mi. Et surtout ne quitte jamais le clavier ! Trop fort, excuse-moi… Non, non, il faut refaire. Garde exactement la même couleur. C'est adagio, mais enfin… Les doigts, les doigts… Chut ! 

Les chevaux passent lentement dans la rue, accompagnés de deux chiens. Je suis derrière eux. Le premier cheval est conduit par un homme à pied, le deuxième est monté par une femme très droite qui a une grande tresse. Je dis qu'ils vont lentement, mais, pour les rejoindre, je suis obligé de forcer le pas. J'en déduis qu'ils font du cinq kilomètres à l'heure environ. « Ah, mon cher, des larmes, des émotions ! » 

« C'est de la musique classique. C'est de la musique classique ! J'y tiens. Beethoven y tenait, en tout cas. » J'étais à côté de Messiaen, pour un jury de troisième cycle, et un jeune homme jouait très bien cette sonate. Je trouvais ça très bien. Et je dis à Messiaen : je trouve ça très bien. Et Messiaen me regarde avec un air condescendant et me dit : « Pfff… Il n'y en pas un qui ait compris qu'il n'y a que trois notes, là-dedans. » Et là on touche à toute l'histoire de la musique allemande, de la première école de Vienne, à la deuxième école de Vienne, et on arrive jusqu'à Pierre Boulez. Parce que c'est ça ! Le matériel thématique le plus restreint possible. 

Cortot faisait une espèce de piano. C'est une raison d'écriture… Alors là tu fais du super Cortot ! Reste en mesure, hein. Si, mi, ré mi fa… Je sais bien que c'est une valeur longue mais… Piano ! Maintenant. Pas lâcher les valeurs… Mais avec les doigts ! Les violonistes ne les lâchent pas, les violoncellistes non plus. Pas trop de pédale ! Tout est important, y a que trois notes. On ne lit jamais assez un texte. Chut ! Des bassons légers… Chut ! Il ne se passe rien. Un peu plus lourd. Le temps ! Le temps ! Il n'y a pas d'aisance, là-dedans. C'est bien, c'est bien. Non, c'est très bien, mais c'est commercial. Ça me rappelle Mme Long qui disait : « Quand vous ne voulez pas augmenter, diminuez. » C'est des trucs, c'est génial, si tu veux, c'est bien dans beaucoup de choses, mais là c'est pas la peine (une grande pianiste peut se passer de procédés). Non, écoute bien, écoute bien ! Ba-da-doum, ba-da-doum, ba-da-doum. Les chevaux… Le galop des chevaux. 

Et le Premier prix, qu'est-ce qu'il avait de plus ? De jolies jambes. C'est Puccini qui a insisté. Ma mère pas mécontente, hein, pas mécontente. Il ne disait pas qu'il était le descendant de Giacomo, mais il ne disait pas non plus le contraire. Il avait un petit côté tape-à-l'œil. Je me rappelle les coups de cane qu'il me donnait parce que je ne mettais pas bien la pédale, mais il était moribond. 

Un pauvre garçon qui ne pense qu'à l'au-delà de son texte. La vieille fille pas baisée aux gros seins lardés qui tourne opaque dans son lit creux. Qu'est-ce qu'il donnerait pas pour dormir, le vieux ! Les mots et les phrases dansent comme de vieilles toupies puantes. Ça le dérange dans son repos. La nuit remue, ça sent la nuit mouillée pas assez fraîche, par ici. On voit leurs vieilles dents pourries, leurs mouchoirs morveux, on entend leurs rires ébréchés. Taisez-vous, Bon Dieu, je veux dormir ! Quelques notes de piano reviennent piquer la bête et la laissent hagarde, bredouillante et hirsute. Un silence formidablement épais lui tombe sur la poitrine — chasse tout l'air qu'il avait prudemment accumulé en lui. Il faut tout recommencer. C'est toujours la même chose. Un chien, c'est tout ce qu'il lui fallait, un vieux chien sage qu'il entend tourner dans son panier. Il veut creuser dans son ventre, en extraire les paroles qui pourrissent là, qui fermentent. C'est ça, le raffut ! C'est ça qui le réveille alors qu'il dormait si bien. Enfin… Les vieilles putains se régalent, penchées au-dessus de son cadavre. Ba-da-doum, ba-da-doum, lui bouffent le foie, la rate, les reins, les boyaux, elles se tapent dessus, quel vacarme ! Silence, salopes ! Voyez-les qui se lèchent les doigts, leurs gros doigts rougis de sang et de glaire. Elles reniflent salement, lui arrachent des morceaux de chair, mordent dans son sexe. Parlent la bouche pleine : ça leur dégouline des babines. 

Les mesures 7 et 8 du premier mouvement de la sonate op. 81a. En trois accords, Beethoven change le cours d'une vie, ou d'un récit. J'aime beaucoup qu'Arrau sépare nettement la mesure 7 de la mesure 6. Tout est important : il n'y a pas de détails. Une simple modulation et le sens se renverse.

Du Julien Gracq pour se calmer un peu, on a tout le temps d'écouter les mots, de les observer se monter les uns sur les autres, comme du lierre sur le mur de la maison. Mais qu'est-ce tu dis ? Pas lâcher les valeurs. Des bassons légers courent sous les draps, reniflent, de trois notes en trois notes, qui vont s'épaississant. Tenons le raffut à distance. Prudence ! Les deux chevaux ont un rythme régulier et calme. Andante. « Lebewohl. » Les deux cors. À trois heures il sera deux heures. Ton cerveau se défait sous tes yeux effarés. Ce n'était donc que ça, un esprit ? Chut ! C'est encore trop fort ! C'est encore raté ! Écris avec les doigts, avec les doigts, tiens les syllabes, ne les lâche pas, aplatis-les comme de la gouache cernée d'eau. La nuit remue en toi, trop, tu digères mal le jour et les restes de l'amour. Mais tout plutôt que ce silence épais et poisseux qui t'étouffe, qui colle ton diaphragme d'enfant inquiet et qui te fait compter et recompter les coups comme un dément avalé par son vomi. À soixante-sept ans, tu t'aperçois que tu n'as rien compris. Tu as mal lu, tu as mal écouté, tu n'as pas fait attention, et ton regard on n'en parle même pas. Les portées sont vides. Elles sont toutes parties, les notes, les notations, les valeurs, les durées, avec les soupirs et les pauses, il n'y a plus que ces lignes parallèles qui ne vont nulle part ? Tu es plus seul que jamais. C'est une raison d'écriture, ça ? Écoute, écoute bien ! Tu crois connaître la nuit, mais la grande nuit indiscernable des origines, la nuit infinie qui ne finira plus jamais, tu y as pensé ? Tu regretteras le raffut. Tu entendras l'Adieu à en devenir sourd. Entre les deux cors ton corps aura l'épaisseur d'une feuille de papier vierge. Tu croyais rêver mais c'était la vie d'après la vie, la vie de la muqueuse que tout irrite, même la caresse, quand tu es accroupi, nu dans le caniveau, à pisser de l'encre ou du sang. Il fait bien froid, tout à coup. J'aurais aimé te protéger de mon corps. Il n'y a aucune aisance là-dedans. Aucune. Tout est important, et si vain. On ne lit jamais assez un texte, parce qu'on croit se reconnaître dans le miroir, mais ce qu'on voit dans le miroir, c'est l'Adieu à soi-même. La fosse. 

Je crois n'avoir jamais fait rêve aussi sobre, aussi implacablement univoque. Une seule image, une seule situation, une seule douleur. C'est comme si dans une sonate on isolait une mesure et une seule. Est-ce que dans cette seule mesure on trouverait un sens à la hauteur de la sonate entière ? Cela paraît impossible, naturellement ; et pourtant… Trois notes, comme dirait Messiaen. Trois accords. Un seul geste : L'arrivée sur le do bémol. Sur le do grave, d'abord, à la mesure 2, puis sur le do bémol à la mesure 8… sur l'altération. La musique des très grands compositeurs, c'est un cheminement inédit entre altération et désaltération. La juxtaposition de deux états de la matière sonore et spirituelle, et le passage plus ou moins brutal, plus ou moins complexe, de l'un à l'autre. L'auditeur attentif chemine en compagnie du compositeur et de l'interprète, et ce cheminement transforme son propre corps : je suis persuadé que des variations chimiques discrètes se produisent quand la musique se fait pensée, et jamais elle n'est plus pensée que lorsqu'elle est composée par Ludwig van Beethoven. Il y a des sonates de Beethoven qui, lorsqu'on les a écoutées en entier, impriment à notre être une vitesse qui nous libère de nous-mêmes. De même les rêves nous font sortir de notre orbite. Les rêves sont des altérations, des modulations, des fenêtres ouvertes sur d'autres vies possibles, des seuils qui parfois mènent à des impasses et parfois à une vérité plus grande et plus simple, vérité que l'on avait soigneusement évitée jusque là, mais dont tout notre être sentait la présence secrète.

dimanche 22 octobre 2023

Dans le rouge du couchant

L'homme qui oublierait de mourir serait le plus malheureux des hommes. C'est à cause de cela que Dieu a rendu la mort inéluctable : il ne veut pas notre malheur. 

Je suis allé à une crémation, mardi dernier, celle de Max L, que je connaissais un peu, le voisin de mes voisins T. Quand je dis que je suis allé à une crémation, ce n'est pas tout à fait exact. Je pensais assister à une crémation, chose que je n'avais jamais vue (sauf au bord du Gange, à Bénarès, il y a cinquante ans), mais je n'ai assisté qu'à une pauvre cérémonie, bien triste, bien déprimante, et surtout bien laide. Les gens ne savent plus mourir.

Max L avait eu un lymphome, dont il était paraît-il guéri, mais il souffrait aussi de la maladie de Crohn… On imagine le parcours médical et les divers traitements et opérations qui avaient dû l'esquinter copieusement (plus de gros intestin, pour commencer…). Toujours est-il qu'il avait l'air « en pleine forme », aux dires de ses amis, quand il a fait ce malaise cardiaque qui l'a emporté, le vendredi 13. Ce que je n'ai appris que par une indiscrétion (volontaire ?), dans la voiture de mes amis qui nous ramenait à V, c'est qu'il avait été vacciné contre le Covid la veille de son malaise cardiaque. Bien entendu, personne ne fait le lien. Faut pas déconner non plus… 

Je pense à la célèbre répartie de Miles Davis, qui répondait à Coltrane, quand ce dernier lui expliquait qu'il éprouvait parfois des difficultés à arrêter ses chorus : « Essaie d'enlever le saxo de ta bouche. » Max a réussi à terminer son solo sans difficultés, et un vendredi 13, encore. Bravo, Max ! Je ne suis pas sûr que sa femme ait trouvé qu'il avait bien agi, mais le fait est que ce fut rapide, net et sans bavures. Il y a des morts qui prennent du temps, de l'énergie, qui impliquent énormément de monde, et d'autres qui font ça discrètement, qui ne dérangent personne. Max était dans la deuxième catégorie, sans conteste. Un mort assez sympa et pas dérangeant, en quelque sorte. Pas le genre à faire sonner les trompettes du Jugement Dernier dans une grande éclaboussure de sang. 

J'ai vu le fils (qui porte le même prénom que moi), le petit-fils, la sœur et son mari. L'épouse est venue m'embrasser ; je lui ai présenté mes condoléances, mais je ne suis même pas certain qu'elle ait entendu. Le fils est un long tube effilé et furtif, un peu dodelinant, allongé encore d'une barbe noire et pointue, le crâne très chauve, qui semblait à la fois fragile et presque indifférent. Non, pas indifférent, j'exagère, mais on sentait bien qu'il ne savait pas quoi faire de son émotion, qui était peut-être du chagrin mais qui n'y ressemblait pas. Le petit-fils, grand lui aussi, alors que le grand-père était petit, comme la grand-mère, avait une drôle d'expression de vieillard revenu de tout : il haussait les sourcils avec l'air de celui qui a tout vu — reculant un peu son visage légèrement penché —, que rien ne peut effrayer ou attrister mais qui consent pourtant à prendre gentiment l'allure qui convient à une cérémonie mortuaire. Il avait les cheveux très courts, en brosse, et portait une sorte de veste matelassée noire, trop fine pour être appelée une doudoune, que je ne saurais qualifier comme il se doit. La sœur du défunt avait de l'allure, elle, ce qui tranchait avec le reste de l'assemblée et son époux qui semblait tout juste sorti de son canapé ou de sa sieste. Elle me faisait penser à certaines belles-sœurs ou tantes de ma famille, pas du genre à trop s'épancher, juste ce qu'il faut, très raisonnable, assez bien mise, énergique. Renée. Elle avait quelques couleurs sur elle mais semblait pourtant la seule à être en deuil. 

Nous sommes d'abord restés assez longtemps dehors, au froid, car nous étions en avance, vaguement abrités par un au-vent de béton, et je crois bien que l'essentiel était là, dans ce piétinement un peu pénible, un peu vain, dans cette attente qui ne sait pas bien ce qu'elle attend. Des petits groupes étaient formés, et de temps à autre un individu s'en échappait pour aller rejoindre un autre groupe qui l'absorbait comme une flaque d'eau absorbe une goutte de pluie. Les gens se retrouvaient, se parlaient, ou se découvraient, alors qu'ils vivaient le reste du temps dans la même rue, dans le même village, dans la même vie. On mettait des noms sur des visages, on reconstituait des liens et des histoires qui nous avaient échappées jusque là, on faisait des bises (par trois, toujours, sauf la blonde voisine du voisin qui dit, un peu étrangement : « Moi, c'est une seule, quand je suis fâchée. »), on serrait des mains, on essayait d'entendre les mots ou les phrases qui ne nous étaient pas destinés, on regardait, parfois incrédule, les tenues vestimentaires des uns et des autres, on avait mal aux pieds, on se demandait quand la cérémonie allait commencer, et comment. On attendait le feu de l'enfer, la pureté impérieuse et indifférente du Trépas. 

Les portes de la grande salle s'ouvrent enfin. Il doit être trois heures et quart ou trois heures et demie, je ne regarde pas ma montre. Nous sommes là depuis trois heures moins vingt. Les lumières s'allument, nous sommes accueillis par la chanson de Gilbert Bécaud « Et maintenant, que vais-je faire ? » Je pense que c'est l'équipe des « crémationneurs », je ne sais comment l'on dit, qui a choisi cette chanson, j'en suis même pratiquement sûr. C'est leur hymne, ça se voit. Ils sont trois, deux hommes et une femme, les maîtres de l'événement, ils ont l'air aussi peu professionnels que possible ; ils sont habillés de noir, tout de même. Celui qui a l'air d'être le patron, assez grand, plus âgé que les deux autres, boîte comme s'il était déjà au bout du chemin et qu'il savait un peu de quoi il retourne. On pense furtivement à Luky Luke… C'est lui, bien sûr, qui a choisi Bécaud : aucune chance que ses deux acolytes aient entendu parler de Monsieur Cent-Mille volts. 

À propos de volts, j'avais appris un peu auparavant que le lieu dans lequel nous nous tenons avait été presque entièrement détruit par une explosion, il y a quelque temps. Le macchabée qui se consumait là avait un pacemaker, ce dont la famille n'avait pas jugé utile de prévenir les brûleurs de cadavres. Sacrée surprise que le mort réservait à ses invités ! En voilà un, au moins, qui avait le sens de la fête… La frayeur dont tout ici semble vouloir nous préserver avait repris ses droits, en force et attrapes. Une étoile très massive, une fois qu'elle a épuisé son combustible nucléaire, s'effondre nécessairement en un trou noir, mais il n'est pas dit qu'elle le fasse sagement et en silence. Nous comprenons les étoiles qui tiennent à secouer un peu le cœur des endormis qui les accompagnent aux portes du grand sommeil. 

Nous sommes assis dans la rangée de gauche. La famille, elle, est assise au premier rang à droite. Le maître des cérémonies tient un micro et remue les lèvres, à quinze mètres de nous, assisté de ses deux assesseurs ; la jeune femme est en retrait, le regard en berne, et le jeune homme, lui, manifestement assigné à la technique, tient en mains une tablette. Des enceintes sont réparties aux quatre coins de la salle, et pourtant nous n'entendons qu'un mot sur dix du discours du croque-mort. C'est très visiblement lui qui a rédigé le texte qu'il lit péniblement et en bafouillant énormément. Il fait suivre le patronyme du prénom, ce qui m'agace, mais j'apprends tout de même que Max était né à Ajaccio, et qu'il était sympa : le contraire m'aurait étonné. Je regarde l'épouse du coin de l'œil, je ne peux pas faire autrement que de me mettre à sa place, mais je ne vois nulle fureur sur son visage, non plus que sur celui de son fils. Ils sont seulement tristes, abattus, ils ont l'air coupables. On croirait des prévenus à leur procès. À la fin de son petit laïus, Luky Luke lit un court texte de Jean d'Ormesson, semble-t-il choisi par la famille. Consternation (pour moi). Puis il demande aux proches du trépassé s'il peut lire un poème, ce qui semble les surprendre. Bref conciliabule dans leur rang ; ils acceptent (quel dommage !). Deuxième consternation (toujours pour moi) : je préfère ne rien dire du poème. Mais le pire est à venir, et le pire vient toujours du même endroit. Cette fois-ci, c'est la famille qui a choisi « de la musique » pour accompagner le dernier voyage de Max. Qu'a-t-elle choisi, la famille, pour « accompagner » ce vieux Max très français, très gardois, vers sa dernière demeure ? Elle a choisi « Imagine », de John Lennon. Le pire de la chanson internationale, le pire de la variété mondiale, le pire du pire de la philosophie de Prisunic et de la niaiserie, il n'y a pas de Paradis, pas d'Enfer, pas de pays, pas de religion, il n'y a rien que des hommes, et cette mélodie à crever de rage, de honte, de tristesse, dont la bêtise nous rend honteux de la reconnaître. On voit l'autre ahuri devant son piano blanc avec ses lunettes jaunes, et Yoko en extase inversée et morne qui semble pétrie de plastique et de gomme parfumée à la fraise industrielle. Pauvre Max. J'essaie, mentalement, de biffer cette horreur, de l'empêcher de pénétrer en moi, et je me passe Morgen, de Strauss. Ils disparaissent tous. Il n'y a plus qu'une longue et interminable phrase qui lave, qui plane, qui s'enroule autour de mon corps et me soulève. Sauvé. Je n'y suis plus. J'attends les flammes. Je voudrais les voir. Bien entendu, je serai déçu, car rien, ici, ne veut de la mort et de sa sublime terreur. Ni beauté, ni effroi, ni même tragédie ne seront conviés parmi nous. Le départ d'un humain pour l'au-delà se fait en catimini, entre une course à Carrefour et un match de rugby à la télé. C'est seulement un créneau un peu étrange, un peu désagréable, dans une journée ordinaire d'octobre. Pas même un rendez-vous. Personne ne se rend ! La vie continue, c'est-à-dire qu'on reste à demi-mort en attendant de l'être tout à fait. D'ailleurs, en sortant de là, j'entendrai des « Et voilà… » qui disent bien que : « Ça, c'est fait ». Revenons vite au néant ordinaire et collectif. 

Si vous voulez savoir ce qu'une époque a de singulier, pensez par exemple que la nôtre rend impossible un Mozart (ou un Strauss) : elle rend impossible la mort car elle a retiré de la vie tout ce qui la distinguait de son ennemie, elle n'aime que les transitions douces, molles, informes, la vie-en-pyjama entre hôpital et télévision. Le Chagrin et l'Effroi consomment trop d'énergie : ils sont sur la longue liste des choses à abolir. Ce n'est pas qu'ils oublient de mourir, mes contemporains, c'est qu'ils ont oublié ce qu'est la Mort. Plus personne ne sait mourir, dans le pays que j'habite. Et maintenant, que vais-je faire ? Je vais écouter Im Abendrotet puis Tod und Verklärung, de Richard Strauss. Qu'au moins une cérémonie ait eu lieu, à l'abri des regards. 

dimanche 15 octobre 2023

L'inespéré

 

J'aime être surpris par une cadence. Après tout, c'est un peu le rôle d'une cadence, dans un concerto de l'époque classique. Nous connaissons tous par cœur les cadences que la plupart des pianistes jouent, dans les concertos de Mozart et de Beethoven ; nous les connaissons tellement qu'elles font partie intégrante du concerto, et que nous sommes presque déçus de ne pas les voir lorsque nous lisons la partition. Nous avons tous oublié qu'à l'origine, les cadences étaient improvisées, donc qu'elles étaient nécessairement inconnues du public qui assistait au concert. Très rares sont les pianistes d'aujourd'hui qui sont capables d'écrire (je ne dis même pas d'improviser) la cadence du concerto qu'ils interprètent. Aussi ai-je été ravi d'entendre deux cadences inconnues dans le concerto en ré mineur de Mozart que m'a gentiment fait envoyer Elizabeth Sombart, et encore deux autres dans le concerto en ut majeur. On aurait tant aimé entendre Mozart improviser, et Beethoven, pour savoir ce que c'était vraiment que la musique de ce temps-là ! Nous sentons bien qu'il nous manque quelque chose, quelque chose qui ne se trouve ni dans les partitions, ni dans les disques ou les concerts, quelque chose comme un secret que le compositeur n'a partagé qu'avec ses amis ou ses contemporains. La cadence est en quelque sorte le prolongement intime du concerto, une ouverture sur la musique qui était dans l'esprit du compositeur, et qui est bien plus que ce que nous pouvons en savoir : ce qu'il aurait voulu ajouter, ses notes en bas de page, ses commentaires, ses digressions, ses remords, peut-être. Bien entendu, les cadences écrites aujourd'hui ou au XIXe siècle ne sont pas toujours fidèles aux compositeurs, comment le pourraient-elles ! Peu importe, je préfère une cadence imparfaite à celle que je connais par cœur. C'est le moment, qui importe ! La parenthèse (la fenêtre) qui s'ouvre…

Grâce soit rendue à Luca Belloni, ici, d'avoir provoqué en moi cette salutaire surprise. Une cadence est l'occasion, pour un interprète ou un compositeur, de laisser entendre ce qu'il entend d'un compositeur. Nous ne sommes pas toujours d'accord, bien entendu, mais l'important est de voir des lignes qui, partant d'un texte, vont ailleurs, plus loin, déplacent le centre de gravité de notre regard (de notre écoute) et nous permettent d'entendre l'œuvre depuis un autre point de vue, depuis une origine inaperçue. Ce déplacement est une chance, car nous avons toujours tendance à nous installer dans une lecture paresseuse des œuvres avec lesquelles nous entretenons une relation au long cours. Le 21e ? Je connais. Mais non ! Jamais… Qui peut prétendre connaître un concerto de Mozart ? Je me rappelle (un peu) mes premières écoutes soutenues de ce concerto, quand j'avais seize ans, et je voudrais retrouver mon émotion. Je me revois, dans le studio de la Closerie, seul, en été, avec les disques de Barenboim. Quelle incroyable découverte, pour moi qui alors croyais ne pas aimer Mozart ! Comme Chopin, je l'avais aimé très jeune, puis j'avais cessé de l'aimer, le trouvant « trop simple ». Oui, trop simple… Il faut admettre sa propre bêtise, car c'est seulement grâce à elle qu'on a une petite chance de parvenir à voir et à entendre vraiment, quand on trouve la force d'y revenir. Pour ce qui me concerne, c'est toujours dans la reprise que le sens apparaît, c'est à la réexposition, que je commence un peu à comprendre — c'est sans doute pour cela que j'aime tant la forme sonate. Il faut d'abord avoir accepté de se laisser perdre par le développement, pour avoir la chance de trouver — enfin — un chemin qui soit singulier ; et il n'y a que dans la singularité vraie que nous sommes en mesure de rencontrer autrui. 

La cadence, c'est précisément la singularité qui rencontre la singularité, c'est un point de jonction, c'est un seuil qui nous permet d'entrer enfin dans la vérité de l'œuvre — la vérité pour nous — ou, si l'on préfère, c'est un détour, et les détours sont toujours le plus sûr moyen d'en revenir à l'essentiel. Celui qui ne se perd pas ne se trouve pas. En français, la croisée signifie le point d'intersection aussi bien que la fenêtre, ce par quoi le dehors rencontre le dedans, ce qui ouvre la demeure sur le paysage, le point sur la surface, les relie, leur donne un sens plus haut, plus poétique, une abscisse et une ordonnée dans l'ordre de l'être. Je n'avais jamais entendu parler de Luca Belloni avant hier. Je ne sais rien de lui, sinon qu'il est compositeur et qu'il a une cinquantaine d'années, qu'il est italien, mais il est ici, avec moi, avec Mozart, avec Elizabeth Sombart, avec la lumière de ce dimanche après-midi d'octobre. C'est bien suffisant. J'écoute ces quatre concertos (le ré mineur, l'ut majeur, le la majeur et le si bémol majeur), quatre des plus sublimes œuvres du répertoire, et je me rends compte que c'est inespéré, au sens propre : je n'espérais pas tant de joie. 

Il se trouve qu'au moment où j'écris ces quelques lignes, on me fait lire une lettre de Marcel Proust adressée à Anna de Noailles en 1905, une lettre absolument extraordinaire, dans laquelle Proust demande à sa correspondante de « cesser d'être aussi gentille » car, dit-il, il « en mourrait »… J'ai bien envie de demander à Mozart de cesser d'être aussi bon avec moi, car moi aussi j'aurais peur qu'il se moque de moi. Nous sommes tous autant que nous sommes les sujets de notre inconscient : le mien parle aujourd'hui dans une langue joyeuse et mozartienne. Je me laisse faire et j'écoute. 

samedi 14 octobre 2023

Gros tambour

 

Depuis une semaine, je me tais, pour tenter de faire pièce au bruit ambiant. Le chaudron à paroles n'a pas besoin de moi. Ils savent tous ce qu'il convient de penser, et, surtout, tiennent très fort à le faire savoir, urbi et orbi. Le fameux « ça ne se discute pas » est en majesté, qui paraît bien trop neuf, et la prise de position voit son action monter en flèche ; elle va faire sauter la banque. Partout il n'est question que de « nettoyage de listes ». Ils ont sorti leur brosse à poil dur et leur détergent et ils frottent jusqu'à l'os, de toute leur assurance pavoisée. On m'envoie des dénonciations, des noms à bannir, on m'encourage à des gestes hygiéniques ou salvateurs, on se prémunit collectivement, on se signe à la ronde, et plutôt deux fois qu'une. On me parle de « silence honteux » quand c'est le vacarme qui nous brise les tympans. Le Gros Tambour vertueux bat son plein et la passion de se trouver admirable connaît un spectaculaire regain, comme il est désormais de mise dans notre société, à intervalles réguliers. Il n'est pas impossible que la honte très intériorisée des trois années passées y soit pour quelque chose. L'occident semble trouver là une précieuse occasion de se sentir à nouveau justifié : la posture rachète l'imposture à bas prix. La mobilisation unanime efface les fautes comme un bon bain chaud dissout la crasse de la semaine. Certes, l'ennemi nous facilite beaucoup les choses. On peut dire qu'il aura mis de l'ardeur à se rendre hideux. Cela rend la messe plus brûlante et plus facile à célébrer. C'est gagnant-gagnant, comme aiment dire les cons. La solidarité a toujours un je-ne-sais-quoi de répugnant, quand elle s'exerce à distance vis à vis de gens dont nous ne savons finalement pas grand-chose, car l'impression qui domine est que cette solidarité ne tiendrait pas une seconde dans les conditions réelles qui la rendraient dangereuse ou seulement désagréable. 

Je ne peux pas, à cet égard, ne pas penser à moi, je veux dire à celui que je fus il y a quelques années, quand j'avais à l'égard du « problème israëlo-palestinien » une position aussi claire que tranchée dans laquelle je me trouvais fort bien. Comme c'était confortable, de savoir ce que je devais penser, comme c'était simple, surtout, et rassurant, et comme l'image que je voyais de moi dans le regard de mes interlocuteurs me semblait idéale, conforme à l'idée que je me faisais de moi. J'avais lu vaguement trois livres sur le sujet et ma religion était faite, c'est le cas de le dire. Ça ne souffrait pas la moindre discussion. Tout cela est assez drôle, si l'on veut bien y penser calmement, et si je me remémore ma jeunesse, durant laquelle la « question palestinienne » était connotée positivement, et même, on peut le dire, jouissait d'un prestige indéniable, dans les cercles que je fréquentais. Je dois même avoir encore dans ma bibliothèque un numéro de la Revue d'Études palestiniennes » d'Élias Sanbar, acheté en ces années-là, numéro que bien sûr je n'avais fait que parcourir. Je me souviens pourtant de ce jeune Palestinien, dans ma chambre d'hôtel, au Koweit, un électricien, et qui, étrangement, m'avait demandé si j'étais « favorable à la cause palestinienne ? » Pris au dépourvu (je n'avais à ce moment-là aucune opinion sur une question qui ne m'intéressait pour ainsi dire pas), je crois me rappeler que j'ai pourtant répondu positivement à sa requête, par timidité ou pour lui faire plaisir, je ne sais. Israël et la Palestine, c'était pour moi, en octobre 1976, quasiment une non-question. Il y avait bien eu Septembre noir, à Munich, en 1972, qui nous avait fait parler un peu, après un article de Jean Lacouture dans Le Monde, qui disait je crois qu'il était possible d'« expliquer sans justifier », mais c'était déjà loin, et pas du tout dans mes préoccupations immédiates. J'avais alors ce qu'on appelle une sensibilité de gauche, et pour les sensibilités de gauche, la cause palestinienne était l'une des moins questionnables, certes, mais si je m'interroge honnêtement sur mes intérêts privés, je dois dire que concrètement je n'en avais rien à battre. C'était intellectuellement, que le problème nous semblait sexy et peut-être digne d'étude, mais pour ma part elle en était restée au stade de la velléité. 

Les Arabes (au sens très large), pour le dire très franchement, nous avions essayé de les aimer, à cause de notre positionnement politique et par anti-conformisme familial, mais le moins qu'on puisse dire est que notre jeune bonne volonté n'avait pas donné les fruits escomptés. Nous nous sommes toujours sentis différents d'eux, pour le dire platement. Quant aux Juifs, je crois qu'il en était très peu question, dans ma jeunesse, et, surtout, que nous ne savions pas du tout à quoi ils pouvaient ressembler, ce qui est ennuyeux quand on veut croire à une quelconque étrangèreté. Il y avait bien quelques phrases un peu antisémites sur les bords de mon père ou de quelques amis, qui semblaient leur donner un contour particulier, mais si l'on prend la peine de replacer les choses dans leur contexte, tout cela était assez anodin et sans aucune conséquence réelle. Les Juifs n'existaient que par ouï-dire, comme une sorte de mythe un peu vague, et les Arabes étaient par conséquent les seules figures de l'étranger radical qui nous fussent proposées — je dis étranger radical pour marquer la différence avec les étrangers familiers qu'étaient les Italiens, les Espagnols ou les Portugais, dont nous avions l'habitude. 

J'ai bien conscience de me contredire, moi qui n'ai cessé de proclamer qu'il fallait prendre parti, juger, choisir et discriminer, quitte à se tromper. J'ignore tout ou presque de la raison véritable qui m'a fait réagir ainsi depuis une semaine mais je sens qu'elle est très profonde, cette raison, et qu'elle vient à point. On ne peut s'installer sans risques dans une posture, fût-elle la meilleure et la plus justifiée, la plus raisonnée. Pour le dire autrement, il y a quelque chose dans la raison même qui vient la combattre pour la sauver. Le confort intellectuel ou moral est, à l'instar du confort physique, un poison lent mais puissant dont le caractère morbide peut passer inaperçu jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour faire machine arrière. Nietzsche parlait de « fausse alerte permanente » en ce qui concerne l'actualité, et la formule me paraît plus pertinente que jamais. Nous avons très souvent l'impression, devant les nouvelles du monde qui nous parviennent et ce qu'elles provoquent (et ce n'est même plus qu'elles nous parviennent, justement, car nous sommes baignés en permanence dans leur flux à la fois nourricier et sidérant), que nous sommes obligés d'y réagir, et d'y réagir d'une manière que nous ne choisissons pas. Nous sommes toujours placés devant des alternatives : il y a un bouton rouge et un bouton vert, et ces boutons nous paraissent si évidents que nous ne songeons plus que d'autres réponses pourraient exister. C'est la méthode des “coups bloqués” (c'est d'ailleurs le procédé infaillible qu'ont imaginé les présidents de la République français pour se faire élire et réélire, depuis quelques années). On nous donne l'impression d'opérer des choix, alors que nous sommes captifs d'une alternative décidée par d'autres. Il faudrait, à chaque nouvelle nouvelle, avoir le réflexe salvateur de détourner le regard, au moins un temps. 

Bref, depuis une semaine, je n'ai pas tellement envie de brailler avec les autres. Je n'ai pas envie qu'on sache de quel côté penche mon cœur, et je n'ai peut-être même pas envie de le savoir. Je n'ai pas envie de dire ce que je pense si tant est que je pense quelques chose — même à moi, je ne le dis pas, ce que je pense. Disons que je n'ai pas envie de jouer le jeu. Je voudrais arrêter un peu de penser car je sens que ça pense trop à ma place, que ça pense tout seul. Je veux un peu de silence en moi. Je sais que c'est très mal vu mais tant pis. Je ne crois pas que les âmes s'ajoutent aux âmes pour prendre la défense d'autres âmes et je crois que la clameur qui s'étend spontanément recouvre souvent la vérité. Je crois aussi qu'en certaines circonstances le silence peut avoir plus à nous dire que les paroles qui s'agrippent aux paroles. Et puis, il faut être honnête, il y a aussi le dégoût de la parole politique (et de ceux qui la portent) qui monte comme une eau sale par temps d'orage : quand tout le monde la reprend, cette parole, elle montre son sale visage de Gorgone aux ongles noirs ; nous connaissons trop ses rictus et ses phrases bourdonnantes. Tout se met à sonner faux, quand l'Unisson est obligatoire, et le verbe se dévore lui-même car il ne trouve plus son chemin.

« Pour l'Occidental qui est parvenu à se diriger dans son éblouissant chaos, la lecture du Coran est une chose exaltante. Le Livre fulmine de façon magnifique contre les chrétiens, les Juifs, les idolâtres, les polythéistes, les sceptiques, les tièdes et les rieurs, contre tous ceux qui ne se livrent pas tout entiers avec une soumission totale à une foi monolithique. C'est un cri éperdu d'amour de Dieu, de désir de Dieu, de confiance en Dieu. Un cri qui a le son rauque des voix arabes, la dure rigueur des âmes primitives, mais quelle certitude, quelle volonté de sacrifice, quel courage brûlant. Ce n'est pas un Livre de paix mais un guide pour les militants. Les musulmans n'y cherchent pas la paix, mais la certitude, l'inébranlable conviction indispensable à celui qui se bat, la détente délicieuse qu'il y a pour certaines âmes avides d'absolu à s'abandonner sans réserve à un torrent. » En lisant ces quelques lignes de Jean Béraud-Villars (L'islam d'hier et de toujours), j'ai la sensation que le Coran est la seule lecture qui ait encore cours aujourd'hui. Nous avons tous soif de convictions inébranlables, et, plus encore, qu'on nous guide dans notre militance inconsciente, qu'on nous dise quoi faire, quoi aimer et quoi détester à chaque instant de la journée. D'un côté les réseaux sociaux, le monde disponible et instantané, et de l'autre, une Loi impitoyable et intemporelle qui nous guide avec autorité : On pourrait penser que les deux s'opposent et se contredisent, mais il se pourrait bien qu'existe une alliance profonde entre ces deux manières d'envisager la vie. Les publicitaires et les imams sont potes en loucedé, j'en suis convaincu. Ils veulent s'abandonner à un torrent, ils veulent qu'on les suive dans ce torrent, et moi je suis très loin d'être inébranlable : ma loi est une loi incertaine qui épouse les contours du vivant, et ces simplifications me font peur. 

Je crois que je ne me contredis pas suffisamment. 

dimanche 8 octobre 2023

Avec l'opus 59

« Plutôt une chambre d'échos : il reproduit mal les pensées, il suit les mots ; il rend visite, c'est-à-dire hommage, aux vocabulaires, il invoque les notions, il les répète sous un nom (…) De la sorte, sans doute, les mots se transportent, les systèmes communiquent, la modernité est essayée (comme on essaye tous les boutons d'un poste de radio dont on ne connaît pas le maniement), mais l'intertexte qui est ainsi créé est à la lettre superficiel : on adhère libéralement : le nom (philosophique, psychanalytique, politique, scientifique) garde avec son système d'origine un cordon qui n'est pas coupé mais qui reste : tenace et flottant. La raison de cela est sans doute qu'on ne peut en même temps approfondir et désirer un mot : chez lui, le désir du mot l'emporte mais de ce plaisir fait partie une sorte de vibration doctrinale. » (Barthes)

« Le i est le membre raide ou droit. La vio-lence de l’érection créa l’ire ou la colère, fit jeter les pre-miers cris et aller de tous côtés. On peut dire que la vie com-mença par la lettre i, comme c’est par la lai-te-rie que l’enfant com-mence à vivre. Quant au “L” de “La Langue”, “L est la consonne des lèvres et de la langue ; elle appelle vers le sexe, le pre-mier lieu, l’yeu. Le langue à-jeu, le l’engage, le lan-gage. Son ori-gine est un appel au lèche-ment”. Osera-t-on rap-pe-ler que le “Q” de “La Queue” évoque — quand elle “s’use à sillon” — “l’accusation…”. » (Brisset)

Les choses qu'on ne parvient pas à définir sont presque toujours les plus précieuses, ou les plus importantes. — Je ne sais plus où j'ai lu/entendu ça. Si le coupable se trouve dans l'assistance, qu'il veuille bien se dénoncer. J'aurai mis très longtemps à comprendre que prêter attention aux autres, et donc à ce qu'ils disent, leur déplaît. Ils veulent pouvoir "être libres", c'est-à-dire qu'ils veulent pouvoir dire une chose et penser (ou faire) le contraire. Si j'avais compris ça à vingt ans, ma vie aurait été bien différente.

« J’étais content d’avoir publié (endossant la niaiserie apparente de la remarque) que “l’on écrit pour être aimé” ; on me rapporte que M. D. a trouvé cette phrase idiote : elle n’est en effet supportable que si on la consomme au troisième degré : conscient de ce qu’elle a d’abord été touchante, et ensuite imbécile, vous avez enfin la liberté de la trouver peut-être juste (M. D. n’a pas su aller jusque-là). » (Roland Barthes, cité par Renaud Camus dans Buena Vista Park)

Il reproduit mal les pensées, il suit les mots, les phrases, les idées, comme un animal qui renifle des choses qui n'appartiennent pas à son monde. Il suit les mots avec une lampe de poche dont la pile est usée. Il n'en voit que des bribes, des syllabes, bute sur les consonnes, se noie dans les voyelles. 

J'écris pour qu'on m'aime. Ah, on peut dire que c'est bien raté ! Jamais, sans doute, tentative ne fut plus spectaculairement contreproductive. À chaque mot écrit une bouffée de haine ou de rancœur. Alors que Bach…

Je voudrais baiser ta bouche.

Revenir sur ses propres traces, lire, des années après, ce qu'on a écrit à quelqu'un, m'est à peu près insupportable, encore plus que de relire mes propres textes. Comment ai-je pu être celui qui a écrit ça ? (Je me prenais pour moi… C'est la seule excuse que je trouve.)

Il ne suffit plus de ne pas donner le nom de l'auteur des citations qu'on aime, il faut également ne plus utiliser de guillemets. Instituer de fait un continuum : un seul texte dans lequel on prend place, incognito

J'aime les asperges, les artichauts et la musique de Beethoven.

Vas-y, parle, je ne fais pas attention à ce que tu dis, c'est promis. Membre raide. Trou du par où passe le souffle. Les deux L dressés de Vallet. 

Luna, devant les tableaux, est floue. Elle regarde vers l'est. Moi vers le nord. Le premier lieu est le sexe. Je rends hommage aux vocabulaires ; je visite les idées des autres — ce sont des grottes sombres où les mots prononcés résonnent et me reviennent en échos indéchiffrables. Artichauts. Asperges. Asthme. Argonautes. Assemblée. 

Dans une exposition de peinture où je m'étais rendu, du temps que je croyais être peintre, je rencontrai mon marchand de couleurs qui se mit en tête de me présenter à l'artiste vedette, une figure assez connue de la région. Voulant être agréable à notre hôte, il le dépeignit devant moi (et lui, donc), comme « un laborieux ». Par laborieux, il entendait « travailleur », ce qui étymologiquement est parfaitement exact… Si au moins j'avais été laborieux, moi !

Laborieux / paresseux. Ces deux mots sont les deux extrémités de l'axe autour duquel je tourne. Laborieux, je l'ai été. Rarement. Pour ce qui est du piano. Pour ce qui est de la composition. Ce sont les deux seules disciplines dans lesquelles j'ai vraiment travaillé dur. Depuis je me repose. Mais la paresse est un art difficile et qui nous jauge en permanence. Elle nous effraie alors qu'elle est notre amie.

Je crois que je me suis toujours reposé. C'est bien le reproche qu'on pourrait me faire. Mais j'imagine que c'est le propre de ceux qui voient plus loin qu'eux-mêmes. J'en reviens toujours aux trois quatuors de l'opus 59. Je me baladais en leur compagnie, dans ce flamboyant septembre finissant, et je fus, comme il y a quarante ans, ébloui et scandalisé. Ébloui par le génie âpre, intelligent, courageux, généreux et sans concession, de Beethoven, et scandalisé par le fait que depuis la découverte des “Razumovsky”, je les avais laissé dormir en moi. J'étais tranquille. Je savais qu'au fond de moi dormait un chef-d'œuvre dont je pourrai me rassasier jusqu'à la fin de mes jours (je dis “un chef-d'œuvre” car dans mon esprit approximatif ces trois quatuors forment un tout). Mais, précisément, je le laissais dormir, sûr de ce qu'il contenait, sûr de moi — sûr de nous. Cette tranquillité m'est apparue alors comme scandaleuse. J'ai eu honte. J'étais dans le sous-bois quand l'allegro molto final du quatuor en ut majeur est venu me saisir par le col avec une violence que je n'ai pas vue venir. Je me suis arrêté, et j'ai essayé de comprendre ce que j'entendais là. En vain. Et puis il y avait eu, quelques instants auparavant, l'allegro vivace de ce même quatuor, avec cette introduction lente de trente mesures, qui m'avait arraché un cri, au moment où le premier violon intervient enfin dans le tempo du mouvement. Cet ut majeur si lumineux, après les ombres angoissantes et presque atonales de l'introduction (qui rappelle fortement celle du quatuor Les Dissonances, de Mozart), ces silences où l'on s'abîme, Beethoven, indispensable, vrai génie, et peut-être le seul, laborieux, courageux, infatigable, et surtout intraitable

J'ai sans doute trop travaillé mon piano. « Un mot et tout est perdu… Un mot et tout est sauvé… » Plus de sous-bois ! Plus que la mémoire et l'infatigable vibration. Encore un instant auparavant, il y avait eu les deux cris introductifs du quatuor en mi mineur. Comme j'aime ce commencement, qui rappelle celui de l'Héroïque (il n'y a que trois ans d'écart entre ces deux chefs-d'œuvre) ! Lorsqu'on a été foudroyé par la musique de Beethoven, c'est pour la vie : Il est impossible de s'en remettre. 

Je suis allé marcher avec les trios de Schubert et cette nuit, j'ai regardé A Long Good Bye, d'après le roman de Chandler que j'avais tant aimé. Le film est pas mal, même s'il n'a que peu de rapport avec le livre. La manière dont le héros frotte l'allumette avec laquelle il allume ses cigarettes, sur n'importe quelle surface — ce qui me faisait tant rêver quand j'étais enfant… Les voisines de Marlowe qui se baladent les seins à l'air et font du yoga toute la journée, au soleil bien sûr, car que seraient la vie et la liberté sans le soleil. La plage. Le Mexique. L'aquavit. La violence, aussi soudaine qu'inexplicable. Et puis surtout ce nom : Terry Lennox, repris par Godard dans Nouvelle Vague

La grande question, à mon avis, c'est tout de même l'évolution sentimentale des morts. C'est de cette incertitude sur ce qu'ils deviennent quant à leurs affections que notre crainte et notre timidité grandissent à l'ombre des années qui nous restent à vivre. 

Je me suis accordé un répit avec Schubert, qui est excellent pour le cœur, j'en suis convaincu, mais je dois revenir à Beethoven si je veux pouvoir continuer ce texte. Je porte un nouveau holter, qui clignote à chaque seconde, et qui est parfumé à Jardins de Bagatelle, de Guerlain, le parfum de Raphaële. Comment veulent-ils que je dorme, ces fous ? Laborieux et paresseux, voilà que je voudrais être. Notturno D. 897. Comme ça fait du bien de se laisser aller à respirer avec Schubert, avant d'en revenir à l'aîné majeur !

La fille montre une photo de mon livre qui a l'air d'avoir été mâché par un buffle. Je lui demande si elle ne s'est pas branlée avec. Evidemment, elle ne répond pas, ou à côté. Nous vivons une bien triste époque, je vous jure. Plus aucune fantaisie, tout les choque, tout les heurte, personne ne comprend rien à rien. « L'opinion générale était qu'on ne saurait jamais être assez lent. » Jardins de Bagatelle est sans doute le seul parfum qui sera à jamais associé à une femme. Dormir avec lui me perturbe. Les parfums sont des ralentisseurs d'être, dès lors qu'ils ont été portés par une femme qu'on a aimée. Quand on pense aux trésors d'être, de vie, de poésie, de douceur, de jeu et d'imagination que les gens laissent passer bêtement, il y a de quoi être désespéré de cette existence. On les voit traverser la leur comme des sourds et des aveugles, stupides, inconscients, inattentifs à leur propre joie. Si au moins ils essayaient de recomposer les quatuors de l'opus 59, on pourrait leur pardonner ; mais ils ignorent jusqu'à leur existence. Ils ont le regard noyé de thé vert et de big macs et leur bouche ne s'ouvre que pour insulter la Création. Finalement, il faut leur souhaiter d'avoir un cancer, ou une sclérose en plaque. C'est sans doute la seule manière de les éveiller. 

Être inattentif, qu'est-ce à dire ? Ne pas savoir que la mort est dans la vie, qu'elle loge dans les mots, dans les sons, dans les gestes, qu'elle tient lieu de liant, entre les rêves et les spasmes de plaisir, à la vie vivante et nocturne. Écoutez ces arpèges du piano, écoutez-les vraiment. Ils passent sur la peau, comme une lumière chaude, c'est tellement bon qu'on ne peut que frémir sans y croire vraiment.

La raison de tout cela est sans doute qu'on ne peut en même temps approfondir et désirer. Qu'aurait pensé Beethoven de Schubert, s'il avait connu toute sa musique ? Ils sont contemporains, mais on a toujours l'impression que Schubert est un enfant, à côté de Beethoven (ce qui n'est pas faux, puisqu'il est né plus de vingt après lui). Il est né dans la musique de Beethoven, et ce n'est pas réciproque. Leurs musiques ont autant de points communs qu'elles manifestent un éloignement sidéral. C'est comme si Schubert avait produit la sienne d'après le matériau de son illustre aîné tout en composant une musique qui s'en éloigne le plus possible. Il n'est que de penser aux trilles, par exemple, qui n'ont pas du tout la même signification chez l'un et chez l'autre, et à ces mélodies qui peuvent revenir et revenir encore, sans cesse, sans qu'on s'en lasse, sans qu'on cherche à en saisir le sens, tant elles se déploient dans un temps qui n'est pas celui de nos vies : on les aperçoit de loin, on en suit la trace dans le ciel, elles nous font pleurer sans qu'on sache ce qui en elles nous atteint ; c'est comme si nous étions ivres et qu'un souvenir douloureux furtivement nous frôlait avant de disparaître dans la nuit. Quelle douceur ! C'est un chant à peine pensé du bout de l'âme, et qui flotte comme une odeur familière. Tous autant que nous sommes, nous attendons derrière une porte fermée. La musique de Schubert se tient de l'autre côté de cette porte — et pourtant elle n'est là que pour nous. C'est là tout son mystère. J'écoute le Notturno en mi bémol majeur et je ne veux plus que ça s'arrête. Cette musique m'enveloppe si parfaitement que je ne peux la quitter : je suis vêtu pour un voyage interminable. Je ne peux pas être triste quand mon âme est enrobée d'une substance aussi tendre et ductile.

« Je me perds dans les conversations, je n'en retire le plus souvent que de l'amertume et de l'abattement. J'y compromets ma vie intérieure, ce qu'il y a de meilleur de moi. » C'est Maurice de Guérin qui écrit cela, et c'est ce que semble nous dire la musique de Schubert. Il ne cherche pas à intervenir dans nos vies, à nous changer, il ne fait que passer. Et nous passons aussi. Lui et nous nous trompons d'adresse. Il n'y a personne là où nous nous tenons. Laissons ces conversations, laissons ces paroles, laissons ces gestes, regardons-les passer sans y toucher, nous ne sommes pas d'ici, et nous ne nous comprendrions pas, quelles que soient nos intentions, nos attentions et nos volontés. 

On ne saurait jamais être assez lent, le sais-tu ? La lenteur est une matière. Comme la vitesse.

Pas de stylo, 
    pas d'encre,
        pas de table,
            pas la place,
                pas le temps,
                    pas possible,
                        pas envie.

Chambre d'échos… Je suis les mots dans leur motilité invincible. D'autres s'abstiennent de toute réponse. De quoi ont-ils peur ? De l'éblouissante réverbération de la vie en eux ? Du Secret qu'ils portent comme une croix et qui menace à tout instant de rompre les lignes du bricolage laborieux qui leur tient lieu de personnalité ? De l'indicible, plus certainement. De ce qu'ils ne sont pas parvenu à se dire à eux-mêmes sans faire éclater le sentiment de leur vraisemblance ?

« Nous ferons ici un point comme un bon tailleur, qui fait la robe selon ce qu'il a de drap. » Sur l'appareil que je porte à la poitrine se trouve un gros bouton vert sur lequel je dois appuyer en cas de crise. La lenteur est une matière. Les mots viennent ou ne viennent pas. Derrière la porte fermée se tient une réserve de phrases qui menacent à tout instant de submerger celui qui prétend écrire. De crise en crise, on lâche du lest. Il faut être sur le qui-vive, mais une certaine désinvolture est plus que jamais nécessaire, si l'on ne veut pas étouffer. Les mots se transportent de joie ou d'accablement, passant de proposition en proposition avec l'air de ne pas y toucher, et cette faculté révoltante qu'ils ont de se plier à la volonté de la phrase, du moins le croit-on. Il y a des carrefours où l'on est perplexe. Des idées, nous en avons bien trop, ce qui nous manque, ce n'est pas la pensée mais la vision, c'est le contact avec la matière, c'est le sens du toucher, c'est le tact, c'est-à-dire l'exacte sensation du poids et de la mesure de chaque période, de chaque énoncé, c'est le rythme qui tombe juste, comme une caresse est juste quand elle traverse la peau et met en mouvement l'âme qui se tient près de nous en son incrédulité offerte. Nous sommes toujours contre la porte fermée qui nous transmet les échos assourdis et chiffrés qu'elle retient, et nous essayons tous les boutons d'un poste de radio dont nous ne connaissons pas le maniement. L'enflure, la formule, le cliché, le bavardage, les circonvolutions, les tirades, les compliments, les sentiments qui n'en sont pas, les détours inutiles, le laborieux et la paresse, les fuites mal organisées, les discours à demi effacés, le tenace et le flottant, le dur et le sec, la mouille et la bave, tout est là, mêlé, indiscernable autant que dans une poubelle qui monte au ciel. Il faut que l'oubli et l'inertie nous sauvent, mais ni la facilité ni l'inattention. Est-ce du drap, est-ce de la pierre, que nous allons empoigner ? Sur quoi s'ouvrent les lèvres du livre ? Il faut que ça bande, c'est la seule certitude. Être aimé pour ce que l'on écrit, et pour tout ce que l'on aurait pu écrire et que l'on retient en notre enfer privé.

Il reproduit mal les pensées, il suit les désirs, les mots, les humeurs, comme un animal qui renifle des êtres qui n'appartiennent pas à son espèce. Il suit les femmes avec une lampe torche dont la pile est usée. Il n'en voit que des bribes, des grimaces, bute sur les gestes, se noie dans les voix et les odeurs. Il propose des définitions, des traductions que personne ne comprend, il n'entend que des portes qui claquent et des lapsus bizarres. La violence de l'érection. Aux carrefours se tiennent les hommes qui tiennent les femmes. On les contourne.

Il y a toujours quelque chose d'abject dans le visage de celui qui ouvre la bouche pour chanter. La plupart du temps, heureusement, le chant reste à l'état larvé, et c'est la parole qui franchit maladroitement les lèvres. Ce n'est pas mieux, mais c'est plus facile à justifier. Je n'aurais pas supporté de vivre dans un monde où les instruments de musique n'existeraient pas, car tout le monde se croirait obligé de chanter. Si c'est pourtant le chant qui est le plus beau, et qui surpasse tous les instruments inventés par l'homme, c'est parce que très peu d'hommes ou de femmes sont faits pour cet art. Ce qui semble le plus naturel est le plus difficile, par chance. Toute la musique est fondée sur l'impossibilité d'un chant véritable. C'est parce que l'on est incapable de chanter naturellement que l'on compose, que l'on transpose.

Comme toujours j'ai présumé de mes forces. Je voulais être avec Beethoven, rester avec lui, et j'ai dû faire un détour par Schubert pour ne pas me noyer. La puissance et la brutalité de Beethoven m'effraient et m'attirent irrésistiblement. Heureusement qu'il n'est pas seul. Il faut des marches pour monter jusqu'à lui et pour espérer revenir du lieu où il se tient, solitaire. Je crois que Schubert savait cela. Il nous a offert sa musique comme une bienheureuse intercession, comme une adorable étape depuis laquelle nous avons vue sur les sommets et durant laquelle nous pouvons prendre des forces avant d'entreprendre l'ultime ascension. 

Les grandes œuvres s'enflamment sur n'importe quelle surface et toujours nous prennent par surprise. Plus nous croyons les connaître et plus elles nous démontrent que nous ne savons rien d'elles. Elles attrapent en nous un brin de vie en attente, qui prend feu sans prévenir. Si j'appuie sur le bouton vert, l'appareil enregistre avec plus de détails les signaux qu'émet mon cœur. Nous avons l'impression que la vie est extérieure à nous, et que nous pourrions d'un geste l'arrêter, ou la mettre en exergue. C'est amusant et complètement faux. Les médecins aiment d'une phrase nous donner le sentiment qu'ils maîtrisent la situation. Alors ils assignent la signification et la raison à un point précis, localisable, simple : un nœud sur lequel ils ont le doigt, comme Dieu : l'interrupteur. Les machines les ont sans doute impressionnés, enfants. On appuie sur un bouton, on avale une substance, on coupe, on supprime, et l'on peut regarder ailleurs, penser à autre chose, retourner à ses affaires, en somme, continuer à se croire libre et irresponsable. Je cherche le bouton vert en écoutant les quatuors Razumovsky. Ceux-là sont toujours en exergue, quoi que je fasse. 

Écoutant distraitement la radio (c'est comme ça qu'il faut l'écouter), hier, j'ai ouï qu'il fallait absolument de se défaire de la néfaste obsession des origines. Néfaste pourquoi, pour qui, en quoi ? Ils vont arrêter de nous emmerder ? Non, ils ne vont pas arrêter, je le sais bien. La machine est lancée à pleine vitesse, et personne n'ose se dresser pour l'arrêter. J'ai appris aussi qu'il y avait la guerre en Israël, et déjà on nous somme de prendre position, ou au moins d'avoir une opinion. Autant de bonnes raisons d'en revenir à Beethoven ! J'ai de jolis crocus jaunes dans mon jardin, et le temps est superbe. Hier j'ai rencontré le jardinier de ma voisine en sortant du Carrefour Contact de Vézénobres. Comme je lui disais que ces beaux jours étaient adorables, il me répliqua d'un air outragé que ce n'était pas normal. Ah bon ? Il est anormal que nous ayons de beaux jours au début du mois d'octobre, au sud de Montélimar ? Oui, me répondit-il, c'est catastrophique, et comme je devais avoir une mine ahurie, il m'a demandé si par hasard je ne serais pas un peu « climatosceptique » sur les bords. Oooooh, et comment, mon bon monsieur ! Et encore, vous ne savez pas tout… Nous nous sommes quittés avec beaucoup de points de suspension. Je lui ai tourné le dos avec l'air de qui s'en fout éperdument, de son climatomachin et de ses catastrophes annoncées dont j'étais très visiblement moi responsable. J'ai senti son regard dans mon dos et j'avoue en avoir éprouvé une joie mauvaise. Autant le petit homme marmonnant était accablé par le poids du monde, autant je me sentais léger et délivré. J'exultai en silence dans le soleil encore chaud de cette fin d'après-midi éblouissante et je me chantai intérieurement le thème du premier mouvement du quatuor en fa majeur. Une avenue de joie s'ouvrait en moi et je rentrai comme un prince innocent que la foudre évite soigneusement. Chacun ses vertus secrètes !

Je ne sais où se trouve mon Beethoven par Boucourechlief, c'est dommage car j'aimerais retrouver ce qu'il écrivait sur le scherzo de l'opus 59 numéro 1, et qui m'avait beaucoup inspiré, à l'époque. Les meilleures leçons de composition, c'est Beethoven qui nous les aura données, et de loin. C'est lui encore qui nous aura servi de boussole infalsifiable pour juger de la modernité sonore. Entre les pages de ses seize quatuors et de ses trente-deux sonates se lit toute l'histoire de la musique, de Bach à Boulez. Nous pourrions faire un reproche légitime à La Vie des Hommes illustres, de Plutarque, qui est que le grand Allemand en est scandaleusement absent. Si Plutarque avait eu l'audace et la vraie science de Beethoven, il aurait vu venir celui-là, voilà ce que je pense.

Quand vient l'adagio molto e mesto, mon cœur se serre. Comment ai-je pu, durant toutes ces années, depuis vingt ans, clamer haut et fort que je voulais être enterré au son de cette musique, sans penser aux pauvres amis éplorés que je condamnerai à fuir mon tombeau au bout de cinq minutes, furieux, maugréant contre un défunt si insoucieux de leur confort et du monde. Qui en effet serait prêt à subir près d'un quart d'heure d'une musique aussi désolée, surtout si mon décès a lieu en plein hiver, et qu'il pleut ? Quel égoïsme ! Il nous aura emmerdé jusqu'au bout… Mais, d'ici là, il est possible que plus personne n'enterre plus personne, et que plus personne ne sache qui était Beethoven, ni à quoi ressemblait la musique que nous étions quelques uns tout de même à chérir. L'oubli accélère sa marche vers l'abîme et nous précipite vers une absence toujours plus désirable. La désolation qui sourd de ces pages est si dépourvue d'espoir que l'on se précipite dans un dictionnaire pour vérifier que le mot, à défaut de la chose, y est bien, qu'on n'a pas rêvé. Tout nous a conduit jusque là, et cet irréversible dont on ne revient pas, c'est la vie même. La porte est étroite, mais on ne peut la manquer. Il me semble que dans la Bible se trouve un mot et un seul qui la désigne, et ce mot c'est « affliction » : En lui, la douleur, le tourment, le déchirement, l'angoisse, l'accablement, le chagrin, la détresse et la tristesse se nouent dans la solitude absolue. C'est tellement suffocant qu'on se prend à envisager autrement notre âme : nous ne la connaissions pas, il faut bien l'admettre, cette âme qui nous a porté durant toute notre vie terrestre jusqu'au seuil de la vérité. Ce que nous comprenons ici est que le désespoir n'est pas un synonyme de l'absence d'espoir. L'absence d'espoir libère le cœur de l'homme alors que le désespoir nous broie. Beethoven est allé jusque là. C'est pourquoi je parle de son courage surhumain. L'illusion, les illusions, ce n'était pas son fort. Il a ouvert les yeux jusqu'à en perdre la raison. Vivre tue aussi sûrement que la mort fait vivre. Ces seize cordes embrassent la totalité de l'âme humaine avec une générosité qui inonde les cœurs attentifs. Après ça, tout le reste semble mort. 

Le timbre en évolution constante, c'est par ce moyen que Beethoven nous tient dans sa main et semble parfois nous briser les os, tant sa puissance d'élaboration est souveraine. Tout fait sens, avec lui, il tient tous les fils. Il est partout à la fois. Il ne laisse aucun élément sonore en dehors de son discours, l'harmonie, la mélodie, le rythme, la forme, le contrepoint, les motifs, la dynamique, les cellules, le silence, rien ne se perd, tout est organisé, tenu, tout est interdépendant et concourt à ce sentiment de plénitude sonore absolument unique dans l'histoire de la musique. Schoenberg a entendu la leçon. La force vitale de cet homme est sans égale. Il accumule le son, le précipite en lui-même, le multiplie par lui-même, en donne des métamorphoses ramifiées dont aucune n'est esseulée, c'est un système stellaire, une galaxie en déploiement infini. Ici, le mot usé de création reprend tout son sens. Ce n'est un hasard si la vitesse joue un rôle central dans la musique de Beethoven. Les vitesses, devrions-nous dire. Car la vitesse chez lui n'est pas un sentiment, ou une allure, ni même un tempo, mais une matière. Elle contribue au timbre, elle sculpte le son, et plus que ça, lui donne une consistance et une signature, elle transforme le matériau acoustique, le métamorphose de l'intérieur, le construit : le compositeur a les mains au cœur de la matière sonore, jusqu'en ses molécules les plus infimes. C'est particulièrement audible dans la fugue finale du troisième quatuor en ut majeur. Il est au cœur du temps et de sa composition, littéralement et concrètement. Quel autre compositeur aura su nous faire entendre le silence comme une explosion ?

En voilà un qui n'a pas écrit pour être aimé et qui, pourtant, n'a désiré que cela — et plus que d'être aimé : aimer. J'ai souvent écrit que la musique était la matérialisation sonore de l'amour ou qu'elle n'était pas grand-chose. C'est Beethoven qui m'a appris cela. Toutes ses forces sont dirigées vers ce but unique : créer de l'amour avec du son, au risque de se détruire lui-même. Il y faut du courage, beaucoup de science et une dose énorme d'imagination. 

J'en veux un peu à Rebatet qui n'a consacré qu'un petit paragraphe mesquin à ces œuvres centrales, dans son Histoire de la Musique. « Les cinq quatuors n° 7 à 11, contemporains de ces sonates célèbres [l'Appassionnata, l'Aurore, les Adieux] — écrits entre 1806 et 1810 — ne sont pas moins saturés de poésie, encore plus libres dans leur facture. Aussi longtemps qu'ils n'auront pas la gloire de Concerto de l'Empereur, beau morceau mais combien superficiel et prolixe en comparaison, on considérera que le goût musical reste boiteux. Toutes les pages seraient à citer. Notre prédilection va souvent au 8e quatuor en mi mineur, pour les contrastes entre les grands accords arrachés et les traits rapides de son allegro, l'effusion mélodique de l'adagio. Mais qui pourrait dire que le 10e avec son adagio, ses variations finales, que le 11e quatuor « sérieux » avec ses combats, sont moins beaux ? » L'histoire me semble plus là qu'ailleurs, mais au moins en voit-il la beauté et l'étrange liberté. Peut-être les aurait-il mieux aimés encore s'il avait eu la chance qui est la nôtre de les avoir entendus jouer par le Quatuor Berg qui leur a rendu pleinement justice (rien que pour leurs tempos, ils sont incomparables, incomparablement justes). L'allegretto du quatuor en mi mineur, le deuxième de l'opus 59, cette mécanique diabolique et haletante, est l'une de ces élaborations beethovéniennes qui nous ont fait aimer la musique à la folie. Tout semble s'emboîter au millimètre, un peu comme chez Haydn, à l'intérieur d'un instrument de haute précision ; c'est un organe sorti de son contexte, vu au scanner, qu'on voit fonctionner et qu'on admire — mais c'est aussi un personnage, un individu singulier, avec ses humeurs et son métabolisme propre. On pourrait d'ailleurs dire cela de ces trois quatuors et des deux suivants, comme des deux derniers concertos, et de chaque symphonie après l'Héroïque. Ils nous parlent comme des amis le feraient : nous savons à qui nous avons affaire. Ce n'est plus seulement de musique qu'il s'agit. Pour reprendre les propos de Rebatet, ce n'est pas tant de poésie, que ces quatuors sont saturés, que de musique — de musique qui est plus que de la musique. Une fois qu'on les a entendus, ces quatuors, ils vivent en nous comme des êtres choisis, distingués de tous les autres, et nous pouvons nous adresser à eux, qui sont une réserve inépuisable de force et de connaissance. Ils répondent

Si j'écris que j'écris, c'est faux. Si j'écris comme j'aime le faire que je n'écris que pour faire mouiller les filles, cette vérité devient fausse à l'instant même où je la délivre. Si j'écris que j'écoute de la musique, c'est faux. Si j'écris que je mens, ou que je dis la vérité, c'est encore faux. Il faut être double pour être singulier, ou pour le croire. Il faut n'être plus là pour exister pleinement. Je n'ai rien défini, et je n'ai peut-être rien dit, ni même rien pensé. Plus je tente d'entendre moins j'écoute, et toute la musique s'enfuit à tire de moi quand je veux la saisir. J'aimerais savoir me taire et baiser sa bouche comme un muet se suspend au silence. On aimerait se confesser sans se trahir, mais qui sait faire cela ? Il n'y a que le machin que je porte à la poitrine qui sache enregistrer sans mentir ce qui se passe en moi, mais ces données sont sans pertinence. Il y a de quoi se taire à jamais… 

Mais c'est bien trop ennuyeux.

jeudi 5 octobre 2023

Pas traduit

J'ai donné procuration à M. Rwnzbh pour mener les négociations. 

Pardon ? Je n'ai pas bien compris. Les pauses étaient bizarres. Vous pourriez répéter un peu plus vite ?

Quand notre directeur a pris une décision, on a beau crier, il n'en démord pas.

Islandais ou danois, c'est pareil.

C'est plutôt l'inverse.

Non.

Je dois m'occuper de mon retour aux États-Unis.

Et si le 12 il n'y a que moi, ce sera quand-même sympa.

Putain de Danois ! Vous ne faites que bavarder !

[Pas traduit]

Il est deux heures du matin, tu ne dors pas ?

« Qui traite avec des laquais ne traite avec personne. »

Adieu.

J'exige que le directeur en personne, et pas son laquais, soit là en personne pour négocier le 12.

[Pas traduit]

Qu'il ne reparte pas aux États-Unis, putain, ou le deal est mort ! Mon avocat vous appellera.

Ravi de vous rencontrer, je suis le Directeur. 

Ça va se répandre comme une traînée de poudre.

Ils n'ont pas pas eu le temps de dire que je n'étais pas le vrai directeur, à ce Finnur…

La ressemblance est totalement sans importance. Ils ne l'ont jamais vu. 

Ils ne l'ont jamais vu ?

Si je n'avais pas été aussi faible…

Une société a besoin d'un directeur. Je ne m'y voyais pas, c'est tout. Alors, quand j'ai démarré, j'ai dit que j'étais employé, que le chef était très pris, qu'il habitait aux États-Unis. Ça semble bizarre, je sais, d'avoir inventé un personnage. Tout allait bien tant que personne ne demandait à le rencontrer. 

Il est deux heures douze du matin. J'ai soif.

(On dit ça aussi de Gambini.)

Écoute, je t'ai promis que je serai ton homme. Je le suis. Et pas n'importe quel homme ! Je suis acteur. C'est ça dont tu as besoin pour que ça marche. 

Rédigeons un contrat. S'il y a le moindre doute, j'assurerai.

Il est deux heures seize du matin. J'ai encore soif.

Être vu fait partie du job. Si tu ne gardes pas le secret…

Arrête, avec tes papiers ! 

Le contrat, le contrat, le contrat ! 

Tu peux convoquer les Vieux ? C'est une rencontre très spéciale. 

Il a tout annulé pour être avec nous cette nuit, dans notre royaume. Applaudissez-le, je vous prie.

[Pas traduit]

Pull bleu, chemise blanche, col ouvert. Blond. 

Ça se comprend. Nous avons tant de choses à discuter.

Il est deux heures vingt-trois du matin. Je bois encore un peu (de la Contrex). 

Vous avez des questions ?

Comment vous appelez-vous ?

Je suis le Directeur et je vous ai envoyé des mails, du moins à certains d'entre vous. Vous devez les avoir lus… Je m'appelle Rwnzbh.

C'est difficile à prononcer ! 

Ne le prononcez pas. C'est comme le nom de Dieu, si vous voulez. Vous ne le prononcez pas non plus tous les jours. Je tiens d'ailleurs à signaler que ce nom est pur hasard. Il n'y a aucune préférence personnelle là-dedans. Il faut faire attention. 

[Pas traduit]

Vous pouvez m'appeler Grégoire, si vous voulez. Ou bien Katia. Peu importe. Je suis là, avec vous, cette nuit. 

En automne, il fait parfois lourd. Super lourd ! [Il se lève et le frappe] 

La réunion technique aura lieu demain matin. En terrain neutre. Il fait de la déprime rurale. Il faut l'excuser. 

Ce n'est pas une raison pour donner des coups de poing sur le nez !

D'accord, mais c'est le roi de notre produit phare.

Mon personnage n'aime pas qu'on le frappe. Je croyais avoir été clair. C'est un problème d'autorité. On ne frappe pas le Directeur. C'est moi qui décide.

Il est deux heures quarante du matin.

J'adore les Vieux, même si parfois ils exagèrent un peu. 

Je vais calmer les abonnés. D'un point de vue artistique, ce n'est pas si différent. [Il rit] [Il prend un air distant et mélancolique]

Dis-donc, ça fait flipper !

Cette réunion technique a l'air louche. [Elle crie quand la photocopieuse se met en route] 

Il ne trouve pas son bureau. Elle le lui indique avec un sourire. Il y a de la neige, dehors. Elle n'est pas moche, celle-là, avec ses lunettes, dis-donc. Elle porte un pull blanc ras-le-cou, et une écharpe verte. À son cou, un pendentif argenté en forme de cloche. Peau laiteuse. Elle lui parle du patch DB 27. Le développement agile. Les contraintes. 

Ce sont des choses qu'on ne doit jamais oublier, pour rester à niveau. [On voit la couverture du livre, sur une petite table rouge, avec une bouteille d'absinthe, des fleurs, un verre]

Comment le Directeur définit la hiérarchie transactionnelle ? Le terme de développement agile se définit de sept manières différentes. Laquelle privilégier ? Il faut poser ces questions. 

Il est deux heures cinquante-cinq du matin. Je vais boire une gorgée d'eau. La fenêtre est ouverte. Grand silence. Pause. Définir, dicter, il y a une différence. Surtout la nuit. Le Directeur doit-il dicter, ou définir ? 

Un ourson se tient sur ses genoux. Ils se font un bisou. L'important est de se désaltérer. [On entend Solar, joué au piano]

Mais qu'a-t-elle foutu avec le livre ? S'est branlée avec ? On aimerait le croire, mais Saturne est toujours dans le coin. On entend le pianiste gémir. Gary porte des lunettes. 

Il fait beau, ce matin. Il me parle de Nadia et de Soraya, qui a deux seins astronomiques. Produit phare. Développement agile. Elle parle trop bas, on ne comprend pas ce qu'elle dit. Il faut faire attention. Mon avocat l'appellera. 

C'est toujours au travail que se nouent les relations sexuelles les plus fertiles. Faites sortir Saturne, je vous prie, il n'a rien à faire là. 

Prudence nous parle des fleurs de Bach. Elle préconise Mimulus, ce qui n'est pas bête du tout. Ou la gentiane, ou encore l'ajonc. 

De temps à autre, Jack devient complètement fou, sans prévenir. Ça éclate comme un feu d'étoupe. Il lâche ses baguettes hors du champ. Il a le droit. On aime ça. Il s'essuie le visage avec une serviette blanche, épaisse. 

Pause.

Voix à la radio. Voix filtrées par les murs, dans le cabinet du kinésithérapeute. On est allongé, seul. Produit phare. Voix du dimanche matin qui montent jusque dans la chambre, à l'étage. On agite les jambes dans le lit. Le Directeur est en bas. Ça parle. Réunion. Avoine sauvage. Clématite. Prudence. Frères et sœur en vie. Summertime. 

Elle n'est pas moche. 

Votre son c'est comme votre sueur. Ça ne se négocie pas. Elle parle trop bas.

Dans le fond, je n'aurai écrit que pour faire mouiller les filles. [Il prend un air distant et mélancolique]

[Pas traduit] Songez à cet abîme.