dimanche 30 juin 2024

Nuages

 

Plus j'avance en âge plus la musique pour piano de Debussy me fascine. Je découvre bien tardivement que je n'en avais pas pris toute la mesure, même au temps où j'avais le nez et les doigts dans les partitions. Debussy est vraiment un cas à part, dans l'histoire de la musique. Il est autant musicien que… Que quoi ? La tentation est grande de répondre « peintre », mais c'est un peu trop rapide et trop peu dire, même s'il est indéniable que la peinture (disons plus généralement l'image) joue un rôle énorme dans ses compositions. Toutefois, il ne faudrait pas l'exagérer jusqu'à en oublier le reste. Comme tous les génies, Debussy était bien plus que ce qu'il savait de lui. 

J'écoute en particuliers ses préludes, et, dans ses préludes, la série qui va, dans le deuxième livre, des Feuilles mortes aux Fées, en passant par la Puerta del Vino. Je me rappelle très bien le jour où j'ai rapporté à la maison le coffret des deux livres enregistrés par Krystian Zimerman, au milieu des années 90. Quel choc, à son écoute ! J'avais l'impression d'entendre ces préludes pour la première fois. Il n'y a guère que la version de Michelangeli qui peut rivaliser avec celle du Polonais. Je ne sais ce qu'en aurait pensé Richter, qui était très critique de l'interprétation du pianiste italien, qu'il trouvait sèche et sans âme, mais parfaite, mais j'ai eu quant à moi la sensation de redécouvrir Debussy, de plonger dans un monde tout à fait différent de celui que je connaissais jusqu'alors. 

Le son du premier accord des Feuilles mortes, on y tombe comme dans un puits sans fond, immédiatement happé par un mystère insondable — il est absorbé par lui-même. Et cette impression est redoublée, encore augmentée par la distance incommensurable qu'on éprouve, physiquement, entre le premier et le second accord. Ce n'est même plus de l'ordre du rythme, ou du tempo, ou du rubato, ce qu'on ressent dans cet enchainement, dans cette attente, c'est la suspension du temps et l'annulation de la durée, c'est l'infini vertige qui nous sépare de l'autre quand on croit le toucher. J'ai écouté ce commencement par Samson François, Michelangeli, Pollini, Pierre-Laurent Aimard, Arrau, et à chaque fois j'ai trouvé ça presque banal. Il aura donc fallu que ce soit un Polonais, “spécialiste de Chopin”, qui trouve la sonorité et l'attaque et l'agogique qui rendent pleinement justice à cette musique stupéfiante qui n'a aucun équivalent dans la tradition occidentale. Le poids de chacun des doigts dans leur disposition horizontale, qui fait que l'accord semble joué par la main, et non plus par les doigts, la matité minérale de la sonorité, font résonner ces accords en nous comme des cloches mentales qui viennent du plus profond de notre être. Quand Zimerman joue ce prélude, il ne joue pas du piano, il joue de l'esprit, il met en résonance nos organes. Quant à la Puerta del vino, n'en parlons même pas ! Michelangeli semble jouer ça au sortir d'une mauvaise sieste, ses mains pèsent des tonnes, il semble avancer dans une glu épaisse, Pollini arrondit le tout de legato, gomme toutes les arrêtes, ses personnages n'ont aucune tenue ; Arrau semble maladroit comme un ivrogne qui essaie de marcher droit sous le regard de l'agent ; Pierre-Laurent Aimard n'a pas l'air de savoir où il se trouve, ni qui il est, et c'est encore Samson François, habitué aux improvisations et aux danses d'arrières-cuisines, qui tire le mieux son épingle du jeu. Zimerman, lui, dressé sur la quinte aride et tendue qui refuse de céder, à la verticale de l'instant brûlant, se tient droit dans les angles du désir jusqu'à frôler la folie de l'ultime abandon. C'est ardent, sanguin, orgueilleux, d'une grâce noire et désespérée, tracé d'une pointe sèche faisant jaillir des étincelles de la pierre et du ventre de la danseuse en sueur. Mais l'art de Zimerman n'est pas circonscrit à chaque prélude, il est aussi dans leurs contrastes, dans leurs relations et dans leurs échos clandestins. L'indicible et le croquis saturé de noir ou de lumière sont liés par des sonorités d'une beauté inouïe qui plongent directement dans notre réseau nerveux tendu à l'extrême. La peau de “l'impressionniste Debussy” est retournée jusqu'aux muqueuses, et c'est autrement intéressant que l'éternel pastel fumeux dont souvent on badigeonne paresseusement sa musique en prenant des poses de jeune nymphe endormie. 

Debussy n'aime que « l'innocente grammaire » et le jeu, certes, mais les « touches délicates reliées par un lien mystérieux » n'ont jamais signifié le renoncement à la précision et parfois à la morsure d'un trait de feu. Ne pas s'interdire la brûlure et la plaie par manque d'imagination ou par conformisme ! La plume trace et perce tout à la fois, même si elle laisse sourdre une encre qui trouble la lumière, et même si les traces que le compositeur dispose dans le temps avec la science d'un jardinier quantique sont toujours éphémères, elles peuvent nous ronger longtemps et profondément, comme ces nuages qui passent avec une lenteur irréelle. 

Debussy dit très souvent les choses deux fois, comme pour nous faire sentir que la réalité ne peut se déchiffrer qu'en superposant deux images qu'on croit identiques ; c'est dans leur infime dissemblance qu'un sens vient à nous, donné par le temps et la perpective sonore : plus la nuance est fine, plus elle signifie et met en branle en nous un mouvement qui nous surprend et nous transforme. L'émotion si singulière que suscite sa musique vient directement du mouvement qu'il sait faire naître dans notre corps plus que dans notre esprit. Dans notre chair, des fées légères poussent doucement des eaux délicates qui franchissent des frontières dont nous ne soupçonnions même pas l'existence.

jeudi 27 juin 2024

Remerciements

Je n'ai encore jamais remercié les participants à la "cagnotte Leetchi" qui soutient tant bien que mal ce blog et son propriétaire. Il est plus que temps de le faire !

Merci beaucoup à :

Dominique Bianchi, Philippe Jullien, ColarGol, Jean-Marie Dubois, Quentin Verwaerde, Jean-Paul Bayol, Nicolas van Rompaey, Marie Courtemanche, Jenny Gaden, Marlène Schiappa, Philippe Chabirand, Frigide Barjot, Isabelle Poinsot, Arlette Ratava, Olivier Verley, Nathalie Odier, Frédéric Martinez, Laurent Janaudy, José Pereira, Pascal Adam, Jérôme Toulouse, Ge Eg, Sébastien Bluteau, Philippe-André Lorin, Adrien Solis, et l'Anonyme. 


Vous ne vous en doutez peut-être pas, mais ce soutien financier est très important pour moi, surtout en ce moment. Si les quelques textes bien imparfaits que je dépose ici peuvent trouver grâce à vos yeux et éveiller quelques échos favorables, j'en suis très heureux. Merci encore de votre soutien !


Georges de La Fuly

dimanche 23 juin 2024

Frottements discrets et retours de l'être aimé [journal]

 

Chœur d'ouverture de la Passion selon saint Jean. 

Réveillé à six heures avec cette phrase en tête : « Triez mal, il en restera toujours quelque chose. » Il fait beau. Malheureusement, je ne sais pas (plus) à quoi elle se rapporte (rapportait), cette phrase. Est-elle issue d'un rêve ?

J'ai rêvé de Thérèse, ce matin, entre quatre heures et demie et six heures. J'ai bien dormi, à part une courte insomnie entre trois heures et demie et quatre heures et demie. Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Est-ce grâce au millepertuis, que je prends depuis trois jours, au CBD, à autre chose, aucune idée… 

Les frottements de la Saint-Jean… Cette musique, ce matin, s'est imposée tout naturellement. Changement, depuis trente ans : je n'aimais pas la version de Gardiner (dans cette ouverture), que ce matin je trouve géniale, contrairement à celle d'Herreweghe, que je trouve ennuyeuse, plutôt molle et fade. 

J'ai donc rêvé de Thérèse. Chère Thérèse, que j'ai rendue bien malheureuse, il y a un peu moins de quarante ans. Dans mon rêve, et bien que celui-ci ait été tendre et agréable, elle se vengeait de moi, ce que dans un premier temps je ne voyais pas. Il était question de jouer au 421, et comme je ne comprenais pas en quoi ça consistait, elle m'expliquait que pour gagner il fallait que les dés forment quatre fois de suite la combinaison 2+1. 4 x 3, donc, ce qui donne 12 (21 à l'envers), ce qui donne à nouveau 3, en définitive. Toujours ce chiffre, qui me poursuit depuis toujours, sous forme de rythme, de mesure, de relations, de “dialogue”. À l'époque de Thérèse, nous étions bien trois, elle, Céline et moi. J'ai toujours pensé que dans un dialogue (et donc dans une relation) il y avait forcément un tiers, le plus souvent silencieux, innommable, mais très agissant. Le chiffre 3 est celui qui fonde toutes les Variations Goldberg, qui les organisent, qui les structurent, c'est le chiffre de la Trinité, qui est une dualité creusée, augmentée, vue de plus haut. Triez mal… (entre l'un et l'autre) et vous obtiendrez autre chose que ce que vous cherchiez, ce qui, précisément, ne se trouvait pas de prime abord dans l'équation ; vous aurez fait naître la vie, qui est le mystère enfoui au cœur des choses, le plus, le trop, l'imprévisible, le Singulier absolu. Rien n'est la proie de la mort, tout est la proie de la vie. La vie n'étant qu'une mort vue de plus haut, une vue plus large, quand la mort n'est qu'un cas particulier, un arrêt sur image. 

L'ouverture de la Passion selon saint Jean, qui l'écoute vraiment, qui ose se faufiler entre ses lignes, entre ses chairs à vif, qui ose entendre ces dissonances pleines d'humeurs amoureuses et d'effroi, ces glissements de terrain en perpétuel mouvement, ces failles géologiques, ces plaies ouvertes, ces cris comme des bulles de laves qui remontent à la surface, qui crèvent par endroits le flux invincible. Je reviens de très loin. Personne ne le sait. Me suis baigné dans un bain de confusion, un bain acide aux arômes merveilleux, ma peau est encore brûlée et rougeoyante, mes organes encore fumants, effarés de ce qui les a traversés.

Les petits seins un peu tombants de Thérèse étaient attendrissants, sa chair un peu triste, trop blanche, souffreteuse. On ne peut pas dire qu'elle respirait la santé. Elle était maladroite, ne jouait pas très bien de l'alto, saignait facilement, avait un léger défaut de prononciation, imitait à la perfection l'accent picard, mangeait beaucoup de sucre. C'est sa tristesse qui m'avait séduit, un jour, sur scène, son visage de profil, un peu penché. Elle était alors avec P.S., violoncelliste vedette à l'Intercontemporain. J'avais composé un trio à cordes injouable, dédicacé à sa rivale, dans lequel la pauvre s'était noyée avec beaucoup de bonne volonté. Je voudrais lui demander pardon. Elle était l'antithèse absolue de Céline, qui avait de beaux seins ronds et fermes, de longues jambes, qui était en très bonne santé, toujours gaie, gracieuse, amoureuse, généreuse, douée, aimée, intrépide, et si drôle. 

J'ai mangé du pain blanc, ce matin, et même un croisant. J'aimerais savoir si elle vit toujours, Thérèse. Elle avait une sclérose en plaques. Elle avait adopté une petite fille, s'était mariée avec un acteur devenu juge, plutôt sympathique. Elle m'a aimé et moi j'étais inattentif, léger, trop gâté, d'une arrogance d'aveugle qui donne des coups de canne blanche à tous les passants.

À cet âge-là, je tenais un carnet dans lequel je notais le nom de toutes mes conquêtes féminines. Je l'ai perdu, ce carnet. Tant qu'on est jeune, on pense qu'on n'oubliera jamais, mais j'ai presque tout oublié. Ne surnagent tout au plus qu'une dizaine de noms. Pourtant, ces femmes ont existé, et si je suis passé par elles, elles m'ont forcément changé, ne serait-ce qu'un peu, à des degrés divers ; et surtout, je voudrais les revoir, les toucher, leur parler, ce matin, ne serait-ce que brièvement. Une théorie de prénoms, et c'est déjà un roman ; c'est bien suffisant. Toutes ces peaux, tous ces ventres, tous ces sexes, toutes ces bouches, tous ces cheveux, tous ces pieds, toutes ces voix, et l'on ne retient que dix noms, et encore moins de sensations ? Comment est-ce possible ? C'est possible parce qu'on est inattentifs et que c'est la prochaine qui compte. Je ne suis plus du tout celui-là, mais il ne sert à rien de pleurer sur celui qu'on fut. Je ne suis pas (plus) non plus celui que je suis. Ne rien regretter, surtout…

Se frotter au corps d'une femme, c'est comme frotter la lampe d'Aladin, ça fait sortir un génie de nos corps, mais on n'est pas toujours prêt à le voir, ni à le reconnaître. À mon âge, on remplace ce frottement là par les frottement des phrases entre elles. Une femme qui vous dit « Je n'ai pas envie d'entendre que je te fais bander » n'a aucun intérêt — il fallait que cette phrase soit écrite. On la plaint, cette femme. 

Reinhold Messner dit : « L'alpinisme, c'est aller volontairement là où on peut mourir pour ne pas mourir. » On peut écrire exactement la même chose de l'amour. Mourir pour ne pas mourir, c'est là qu'on voulait aller. C'est une forme de vie supérieure, le désir, une vie augmentée qui ne doit rien à leurs conneries de transhumanisme. Pauvres gens… Ils ont donc si peu en leurs organes qu'ils ont besoin de les remplacer ou de les améliorer. Ce sera toujours par moins bien, mais ça (se) calculera mieux et plus vite. Ils n'ont toujours pas compris que le plus est très souvent un moins dont on n'a pas encore pris la pleine mesure, par myopie.

[Celle d'Harnoncourt est encore pire que celle d'Herreweghe. Revenons vite à Gardiner.]

« Le poisson rouge, à l’abri de deux fléaux majeurs : l’ennui et la rage de l’expression. » Nous avons sorti la tête de l'eau et nous avons pris un coup sur le bec, toi et moi. Jean-Pierre Georges écrit : « Seul le chien porte l'attente au niveau de la mystique. » Je suis donc un chien. Chien parmi les chats, ces animaux arrogants, capricieux, prétentieux, dingues et méchants, qui méprisent le remords et la honte. Leurs seules qualités : ils ont fait du sommeil une œuvre d'art et leur ronronnement nous ôte la boule d'angoisse qui nous tient éveillés. 

Je préfère le génie de deux ou trois phrases isolées que personne n'a remarquées au talent du roman fleuve qui les tient en haleine, avec ses odeurs de crème solaire. La belle construction souvent me dégoûte. Quand la nuit fait rage, on sait ces choses-là. 

Il y a quelques années, j'écrivais :

« Il faudrait inventer un Photoshop des mots. Par exemple, tout à l'heure, j'écrivais : “Elles aiment bien se trouver un fils, à défaut de se trouver un père.” Puis, j'ai réfléchi, et je me suis dit que l'inverse était peut-être encore plus vrai : “Elles aiment bien se trouver un père, à défaut de se trouver un fils.” Mais, dans le fond, c'est les deux à la fois, qu'il faudrait pouvoir écrire, et simultanément, pour être juste (de la même manière que j'ai superposé deux pages manuscrites d'Aragon). Et ça, c'est impossible… Du moins pour l'instant. Avec un logiciel comme Photoshop, on peut doser la quantité de chacun des deux calques superposés. Par exemple, ici, on pourrait construire un sens avec la proposition 1 à 40% et la proposition 2 à 60%. On pourrait même raffiner encore plus. Par exemple, la proposition 1 serait perceptible à 30%, la proposition 2 à 55%, et il resterait 15% de quelque chose qui ne serait ni l'une ni l'autre proposition. À quoi ressemblerait un texte dans lequel deux assertions contradictoires seraient données simultanément, et par quel moyen y parvenir, en l'état actuel de la technique et de la culture ? » C'est une idée qui m'obsède. Il me semble que j'y suis parvenu parfois, très rarement, et assez maladroitement, artisanalement. Mais c'est quelque chose que je ne maîtrise pas, que je ne peux pas obtenir à volonté ; c'est plutôt une chose qui s'impose à moi, qui vient de je ne sais où, et que je reconnais avec gratitude.

Elle m'aime et à la fois ne m'aime pas. Voilà ce que je voudrais savoir écrire. Il parle et à la fois se tait. Il souffre et à la fois est joyeux. La mort est un moment de la vie — j'ai longtemps pensé l'inverse. En musique, on sait faire ce genre de choses. Mais les phrases, elles, ont une habitude qui vient de très loin (du moins en occident), et qui exclut la contradiction simultanée (comme il y a de la traduction simultanée). Un corps, c'est un organisme qui vit sans cesse dans cette contradiction simultanée, qui est la vie-même. Il expire et inspire, il construit et détruit, il agit et non-agit, il sympathise et antipathise, il accélère et il freine, il est constamment en équilibre instable, en tension, ou sous tension, en rythme menacé d'apathie. « Cerveau : une conscience claire dans un bain de sang. » J'ai fait une recherche, sur le mot « relation », dans le beau dictionnaire de Farreny, et je suis tombé sur une citation d'Onfray, extraite de La Puissance d'exister. « Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale. » Quel imbécile, cet Onfray ! Tout ce qu'il écrit est de l'ordre de la proclamation, et vise à donner de lui une belle image. Il ne sait pas faire autre chose que bomber le torse. Tout le contraire de la vraie littérature. Ça ne m'étonne pas qu'il ait écrit un ouvrage entier pour démolir Freud. Il se trouve intelligent et sa parole est toujours indexée (dressée, perchée) sur ce complexe-là. Onfray-Exemple, devrait-il se nommer ! Que n'a-t-il eu des enfants… Je travaille, moi, Monsieur ! Comme Richard, dirait Cosima… Ci-gît un homme-au-travail très occupé à être intelligent, gonades-bouquées. 

Triez mal, oui, voilà l'ordre ! Un bon tri est bien mal acquit, sauf pour les crétins sûrs-de-leur-coup. Une conscience claire dans un bain de sang, voilà l'état naturel. Dans le fond, qu'est-ce que le Saint Esprit de la Trinité, si ce n'est la Vie qui s'interpose entre les dieux et les hommes, les apaise, cette vie qui provient du fond des temps et des bactéries. Cette Trinité, c'est tout de même un sacré coup de génie ! C'est elle qui rend cette religion supérieure à toutes les autres. Le Christ était vraiment d'une intelligence supérieure. Il a rendu palpable en nous tout l'impalpable du Vif et de l'Immortel. Il n'a pas fait le tri, et il a même cru se tromper, un instant, ou du moins il a douté du Père. C'est bien le seul humain qu'on puisse trouver intégralement sympathique, sympathique à 100%. Il aurait dû écrire un roman, un roman qui aurait parlé de toutes les femmes qu'il a croisées. Ça m'aurait salement intéressé, ça. Jésus, c'est l'exact contraire d'Onfray. Il n'essaie pas du tout de paraître intelligent : il l'est tellement qu'il se fiche éperdument de passer pour un benêt un peu perché. Comme dirait Jean-Pierre Georges : « Les hommes me prouvent le contraire. » Le contraire de quoi ? Le contraire du contraire. En tout cas, il avait parfaitement compris que ses frères ne savent pas parler, ni écouter. Il en a fait l'amère expérience, mais il ne s'est pas démonté, et il a retourné la langue contre elle-même, avec beaucoup d'humour et de douceur, je n'ose dire d'esprit. Sa solitude était un million de fois supérieure à ce qu'on ne connaîtra jamais, sans que jamais il ne fasse de reproches à sa condition. Même ses colères étaient douces. Il a tout simplement inventé la générosité, et il n'y a que les imbéciles pour le croire naïf. 

Les dernières fois où nous nous sommes côtoyés, Thérèse et moi, c'est au moment où j'ai décidé de quitter le conservatoire. Je m'y sentais étranger, depuis le départ de Jacques, et c'était très désagréable. L'esprit avait vidé les lieux. Je m'y rendais toujours comme si j'allais en territoire ennemi, et nous nous donnions rendez-vous dans un café, du côté de l'Observatoire, elle et moi, afin de créer une sorte de sas, de recharger nos immunités, avant d'entrer en ces murs qui en très peu de semaines avaient radicalement changé de polarité. Elle était adorable, alors. Comme si elle sentait qu'elle pouvait de son corps fragile un peu me protéger, m'entourer d'une sorte de gangue sororale, et je l'aidais à gravir les escaliers car déjà elle commençait à boiter. Nous n'en faisions pas des tonnes, mais c'était doux. Nous chuchotions dans Paris. Elle m'a soigné, moi qui l'avais écorchée. Nous vieillissions, un pas après l'autre, dans le printemps clair, sans acrimonie, et les souvenirs déjà nous enveloppaient, sans peser. 

Après ça, elle a disparu, comme bien d'autres ont disparu. J'ai laissé passer vingt-quatre ans avant d'oser y repenser. Il faut parfois beaucoup de temps avant que les êtres se décident à nous montrer leur vrai visage. D'ailleurs ils ne décident rien, c'est le temps qui les prend autrement, qui nous fait voir un profil qu'on avait soigneusement ignoré, ou qu'on voyait sans pouvoir le comprendre. On a toujours le sentiment d'être bête, quand on repense à tout ce qu'on n'a pas su voir ou entendre, mais c'est précisément cette bêtise qui nous a permis d'arriver au point qui nous suffit à l'entrevoir. La muflerie a visage aimable, quand le défaut d'attention nous fait tourner les épaules ou le regard. Les êtres sont des statues engoncées dans un vide parfait qui les isole mieux que des murs. Il lui prend la main mais regarde son smartphone. Il faudrait toujours aimer avec dix ans de distance, alors qu'on n'est plus celui qui aime, ou qui aimera. Alors elle reviendra lécher ses plaies, ses jolies plaies qui lui font des sourires tendres sur tout le corps, et ses sanglots nous feront un joli trou dans le ventre. On le sait. Patience ! Ce ne seront bientôt que quelques mots qui se suivent sur l'écran.

Je voudrais dire tout cela. Mais plus j'aspire à savoir le dire, plus je me méfie de ce savoir, qui me semble vulgaire. Il est facile d'apprendre à faire quelque-chose, même les imbéciles y réussissent, mais si la vie manque, si le silence n'est pas de bonne qualité, si la solitude n'est pas authentique, si nous ne disparaissons pas suffisamment de l'instant et de la parole, la vérité se détourne de nous, déçue de notre arrogance, et nous sommes Gros-Jean comme devant. Il ne suffit pas de se contredire, ce serait trop simple. Que retenir dans nos passoires ? Les joies et les douleurs font des grimaces qui nous les rendent méconnaissables, interchangeables, et nous reprenons nos vieilles habitudes d'assassins du regard. Exister à ses propres yeux, quelle barbe ! 

Le vent courbe les hautes herbes de mon jardin, je n'y suis pour rien, mais nous ferons comme si c'était voulu par la phrase. D'ici, je perçois nettement les pensées de l'autre, qui chassent les miennes. Ce n'est pas si désagréable. L'autre est plus à plaindre que nous. Le retenir est folie, mais c'est doux, jusque dans l'aigreur. 

samedi 22 juin 2024

Honeysuckle Rose [journal]

 

« Les réseaux sociaux ont mis les hommes dans un état inédit. Nous pouvons être déprimés chez nous et plaisanter en ligne. Avant, il était possible d’être déprimé et d’avoir à se rendre dans un lieu où la compagnie nous obligerait à le cacher. Mais soit nous y arrivions et devenions légers pour quelques heures, soit nous échouions et demeurions dans notre chagrin. Avec Facebook et compagnie, seuls derrière notre écran, nous pouvons être pleinement déprimés et pleinement plaisantins à la fois. » (Castagno)

***

Et c'est Philippe !

« Oui, bonjour Gabrielle, voilà, c'est Philippe à l'appareil, qui vous appelle de XXX, en Alsace, et vous demande une chanson de Françoise Hardy, “La maison où j'ai grandi”, car en elle il y avait une sensibilité extrême qui lui rappelait la maison où elle a vécu, où il y avait des arbres, des fleurs, et des amis qu'elle a connus. Et quand elle y est revenue, des années après, c'est le but de la chanson, elle s'est aperçue que tous les gens qu'elle a connus étaient partis. Il n'y avait plus de fleurs, plus de jardin, bref, plus une seule trace. D'ailleurs, elle le dit dans la chanson. Mes amis, plus une trace… Et moi je crois que ça lui a fait un pincement au cœur, ça se comprend, dans sa chanson, et même ça se ressent. Moi ça me rappelle énormément de souvenirs, cette chanson m'a fait énormément vibrer, et me rappelle mes parents qui sont partis, également mes frères et sœurs, nous étions tous ensemble, nous cinq, mes deux frères et sœurs, et mes parents quoi, on était à cinq, hein, plus les oncles et tantes, et puis, vraiment ça m'a fait énormément vibrer. Merci, bisous à toute l'équipe, bonne continuation, et à bientôt, au revoir. Philippe. »

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« Ceux-là sont faibles d’esprit, qui se font une obligation sublime d’avoir une opinion sur tout le contemporain, de prendre parti à propos de tout, et dont cet amoncellement de jugements et d’opinions, s’il laissait trace, formerait un fumier d’inanité et de ridicule. »

Je trouve Montherlant assez mou, ici. Mais enfin, on ne peut pas le condamner, car il n'a pas vu ce que nous voyons, il n'a pas vécu dans le brouillard numérique qui nous traverse les organes et les os en permanence. Il n'a pas subi comme nous depuis quinze ans le Gros Tambour numérique qui ne dort jamais et qui rend tout le monde fou. 

***

Hier, premier jour de l'été, j'ai découvert un écrivain, et pas des moindres, à mon avis. Je n'en avais jamais entendu parler. Je raffole de ce genre d'écrivains qui nous libèrent complètement. On peut donc écrire ça, on peut donc écrire (et penser) comme ça ? Quel bonheur, quel vent de fraîcheur ! Il y a bien longtemps qu'une chose pareille ne m'était pas arrivée. Il y a des proses (ou de la poésie, peu importe) qui nous indiquent le chemin, sans nous l'imposer, sans rien imposer, et qui nous font retrouver le goût sans pareil de la liberté. Je dis des proses, mais c'est assez faux. Dans le cas qui m'occupe ici, c'est bien le corps complètement singulier de l'écrivain qu'on sent à chaque phrase, à chaque vers, sous chaque aphorisme. C'est cela qui me saute à la figure et qui me fait dire qu'il est important. À quoi sert la littérature, si elle ne nous rend pas libres ? À quoi sert d'écrire si c'est pour ne jamais écrire que ce qu'on doit écrire, ce qu'il était évident que nous allions écrire, ce qu'il était convenu qu'il faudrait écrire, et de cette manière, si écrire n'était pas l'occasion de sortir du monde, ou de sortir dans le monde avec un corps différent de celui que les autres connaissent, croient connaître ? 

Sur les réseaux sociaux existe une terrible chape de plomb en forme de tenaille : d'un côté, les tenants de « la grande littérature », et de l'autre les illettrés, enflure et papotage, lourdeur et insignifiance. Entre les deux, la porte est étroite, mais c'est la seule qui m'intéresse. C'est ce que j'avais tenté de faire avec mes Kagis, il y a déjà quinze ans. Raboter. Ne garder qu'une très mince enveloppe autour d'un centre vide. Mais bien sûr, ça n'intéresse personne. Ce sont toujours les seules choses dont nous sommes un peu fiers qui n'intéressent pas. Je n'ai par exemple jamais vendu un seul exemplaire de mon disque “Double silence plein la bouche”, si, un seul, alors que c'est sans doute ce que j'ai fait de mieux jusqu'ici. Le plus beau tableau que j'aie fait a fini sa pauvre vie dans le garage d'une ex, en morceaux.

L'autre jour, j'ai déposé sur Facebook un autoportrait que j'avais fait il y a dix ou quinze ans et que j'avais pris en photo avant de le brûler. On m'en a fait beaucoup de compliments. Le nombre de tableaux qui ont fini au fond du jardin, pourris, moisis, ou abimés par les éléments, la pluie, le soleil, les intempéries, brûlés, passés au karcher… Je ne les compte plus. Ça me venge un peu, je crois. Pourquoi l'ai-je brûlé, celui-là ? Pas parce qu'il me déplaisait, mais parce que je pensais que ce serait joli (j'avais pris des photos de la peinture en train de brûler). Le résultat a été très décevant. Je voulais sans doute photographier le sens qui fuit, mais il fuit en se fuyant lui-même, ce con. Durant toute une partie de ma vie, j'ai été mortifié de n'avoir pas d'œuvre, et aujourd'hui je voudrais que le peu qui existe disparaisse. Mais bien entendu, je n'ai pas le courage nécessaire, alors, de compromis en compromis, s'édifie une pauvre cabane brinquebalante et rafistolée de toute part. Et si l'on n'y comprend rien, eh bien tant pis.

Il n'est pas d'accusation plus idiote que : « Tu passes trop de temps sur Facebook. » Le manque d'imagination est ce qui me frappe le plus, aujourd'hui. D'imagination et de fantaisie. Tous ils sont persuadés de savoir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut dire, comme il faut le dire, et où. Ils ne savent que répéter indéfiniment les choses qu'ils ont apprises ou qu'on répète autour d'eux. Ils ne savent qu'emprunter les voies que leur propose le monde. Savoir ce qu'il faut dire, ce qu'il ne faut pas dire, et le moment où l'on peut dire, et à qui, c'est ce qu'il y a de plus difficile. Mais c'est bien le degré de liberté auquel on parvient qui importe, qui nous sauve de la répétition et de l'enfer du regard d'autrui. Or ils ne connaissent qu'une seule alternative. Le sérieux ou le non-sérieux. Le valable ou l'invalide. Le noble ou l'ignoble. On dirait que le XXe siècle n'a pas existé… 99% des poètes d'aujourd'hui sont à mettre à la poubelle, par exemple. 98%, peut-être… Et ne parlons pas des écrivains ! 

Mais je vois que Roland Jaccard, Denis Grozdanovtich et Patrice Jean le connaissent et l'aiment, mon écrivain. Je ne suis donc pas complètement seul à le trouver génial, celui qui a été qualifié paraît-il de « Cioran de sous-préfecture », ce que je trouve à la fois juste et très injuste. 

***

Ah, j'en aurais, des choses à raconter, vous savez, si j'étais libre !

***

— J'ai des idées suicidaire.

— Moi aussi je pense au suicide en ce moment.

— Il faudrait quelque chose de rapide.

— …

— Vous buvez quoi, le matin ?

— Rien, ou un jus de citron dilué. Et le dimanche, du café.

— Deux cafés expresso tous les matins pour moi.

— Montrez-moi vos seins, ça nous changera les idées. (Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours pensé que vous aviez de beaux seins.) 

— Vous dites ça à toutes les femmes ?

— Non. Je dis toujours la vérité. Du moins j'essaie.

— Vous avez un chien ?

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« On vise la réalité, et puis finalement on tire n'importe où. »

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Les femmes ont toutes des idées très arrêtées sur la morale et le devoir, mais elles oublient toujours de s'appliquer ces règles à elles-mêmes.

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Pleinement déprimés et pleinement plaisantins… Je dirais plutôt pleinement désespérés. L'écrivain dont je parle plus haut a un humour extraordinaire. Un humour dont j'avais presque oublié l'existence. Tout le monde parle d'humour, aujourd'hui, alors que personne n'est drôle. Le véritable humour ne peut provenir que du désespoir. Tant qu'on espère quelque chose, ce quelque chose pèse sur nous, nous rend lourds, épais et prévisibles. Vous en connaissez, vous, des gens qui ont de la fantaisie ? Ça se fait bigrement rare. Ils ne peuvent pas avoir de fantaisie, puisqu'ils veulent « vibrer ». 

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En lisant Cervantès, j'ai découvert que beaucoup des proverbes et des maximes que je croyais provenir de « la sagesse populaire » avaient été écrits par le père du Quichotte. C'est étonnant. 

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Quitter la vie ? Encore faudrait-il l'avoir épousée un jour… Contrairement à ma correspondante, je trouve qu'il faut prendre son temps, pour se suicider. « Il ne sait que trop qu’on ne se tue pas pour des raisons, mais par fatigue des raisons. » écrit Roland Jaccard, qui en connaît un bout sur la question. 

Dans mes mails, je trouve une proposition d'abonnement à un site de rencontres « de femmes mûres ». L'étrange n'est pas là. Le surprenant est que la photo de la dame qui illustre le mail me montre une femme nue qui ressemble étrangement à l'une des celles qui ont traversé ma vie, à l'époque où j'avais encore des espoirs et des prétentions. On a l'impression que ces applications savent tout de nous, ou qu'elles parviennent à reconstituer notre vie, à partir d'éléments épars trouvés sur le Net. C'est un peu effrayant, mais c'est aussi très drôle. Il faudrait que j'envoie cette photo à Thérèse, pour voir sa réaction. Elle s'était fait prendre en photo par Robin, qui avait fait d'elle une série de nus, et qui en tremblait d'excitation. Moi je n'étais pas bouleversé par son corps. À l'époque, je voulais de la pleine santé. Nous ne sommes jamais à l'heure. 

Je ne suis pas triste, aujourd'hui, même si je suis désespéré et meurtri. La douleur qui coule en moi me fait rire, et j'écoute Honeysuckle Rose, par le trio de Keith Jarrett, en 2007, à Montreux, dans l'album “My Foolish Heart”. Peut-être que cette douleur est si profonde qu'elle ne sait plus comment affleurer. Ain't Misbehavin'… Mais où allaient-ils chercher toute cette joie, bon dieu ?

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Depuis deux jours, je prends du CBD, un dérivé du cannabis, le soir, pour tenter de dormir. Ça ne fonctionne pas bien, mais ce qui est amusant est qu'à peine ai-je sucé une pastille de ce produit que ma voix baisse d'une tierce ou d'une quarte environ, comme si la substance détendait mes cordes vocales, les allongeait. On s'amuse comme on peut. 

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Il faudrait sans doute s'alarmer ou s'indigner de ce qu'est devenue cette pauvre radio, France-Musique, mais je n'en ai pas envie. L'indignation me semble ridicule. Nous sommes dans un autre monde, désormais, et se rappeler l'ancien est presque une faute de goût qu'il faut laisser au Gros Tambour et à ses fidèles. Ils font déjà assez de bruit comme ça. 

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You Took Advantage Of Me !

mardi 18 juin 2024

Le Seul

 

Chaque doigt a le juste poids, l'exacte vitesse d'enfoncement, la détente adaptée à la note et à la phrase. Parler de précision ici serait presque grossier, c'est plus que cela, ou c'est mieux que cela. La pulpe de ses phalanges distales épouse le clavier avec douceur et presque tendresse, il n'agresse pas les touches, jamais, il ne frappe pas ; ses doigtés sont parfaits, qui laissent ses mains absolument libres et sereines. Mais ses mains ne sont rien de plus que le prolongement de son oreille interne, et rien ne semble venir s'interposer entre elles. 

Les très grands pianistes ont ceci en commun que tous, quand nous les écoutons, nous donnent la certitude qu'ils sont les seuls. Celui que nous sommes en train d'écouter est le plus grand, le plus génial, le plus élégant et le plus profond. Les autres n'existent plus. J'y pensais en écoutant (et regardant) Arturo Benedetti Michelangeli jouer la sonate en ut majeur de Baldassarre Galuppi, en 1962, à Turin. Ce jour-là, cette fois-là, en cet endroit-là, dans ce studio, Michelangeli fut parfait. Je ne peux pas concevoir de perfection pianistique autre que celle-là. Je peux regarder cette vidéo dix fois de suite, je n'en percerai jamais les mystères. Que je ferme les yeux ou que je scrute les mains et le visage du pianiste, l'énigme reste entière. Comment fait-il cela ? Comment sa pensée se transmet-elle, si pure, sans aucune perturbation, jusqu'au bout des doigts, jusqu'à la corde de l'instrument, avec cette facilité apparente, avec cette simplicité parfaite qui relève de la grâce ou du miracle ? 

Oui, tous les autres pianistes disparaissent, à l'instant où j'écoute cette musique, où je vois ce corps si beau, si sobre et si ductile, dont l'élégance me plonge dans une sorte de stupeur muette. Michelangeli ne signifie pas, ou rien, quand il joue du piano : il veut ne rien ajouter à la musique, la musique dont le sens est peut-être de n'en avoir aucun. C'est une utopie, bien sûr, mais il est sans doute celui qui se rapproche le plus de cet idéal. Non seulement les autres pianistes disparaissent, quand il joue, mais lui-même se tient dans une sorte de retrait, au milieu nulle part : il porte le son jusqu'à nous, sans bruits, sans effets, sans gestes, et le chant semble naître dans l'instant de sa nouveauté perpétuelle. On se félicite que les quelques films où l'on peut le voir jouer soient en noir et blanc : la couleur, les couleurs seraient de trop. Michelangeli ne traduit pas la musique, il ne la commente surtout pas, il la crée dans le moment où nous nous tenons, et j'ai même parfois l'impression qu'il dit encore moins que le compositeur, qu'il le débarrasse du superflu, de tout ce qui dans la musique n'en est pas. 


dimanche 16 juin 2024

J'aurais voulu m'allonger

 

Elle me dit : « Cc. Écris-moi en privé. » Et je pense à Paulette. Paulette W. Rue des Blancs-Manteaux, fin des années 80. Les falafels, en sortant de chez elle, l'attente dans le square, avant, et la librairie, rue Vieille-du-Temple. Elle parle des « doubles silences », celui de A et celui de A, qui « vont tout au long de l'entreprise dérouler leurs lignes mélodiques selon des modes mineurs ou majeurs, juxtaposés ou alternés le plus souvent, interférents parfois, dissonants ou accordés, à l'unisson. » Le silence n'est pas seulement avant ou après, il est aussi pendant. La présence silencieuse est un appel, et l'on s'y engouffre comme un désespéré qui ne connaît pas d'autre chemin que celui de l'abandon. Faire l'amour. Dialoguer. Écouter. S'entendre. Traîner sur une syllabe, buter sur une consonne. Peace Piece, de Bill Evans, on voit qu'il a écouté Chopin (la Berceuse) et Messiaen (et les musiques nocturnes de Bartok). La remémoration, sur un fil… Le désir de savoir et le désir de transgresser, pourquoi se sent-on allumé alors qu'elles ne font que passer, les passantes ? Tout le monde veut la paix… Non, bien sûr, c'est la guerre, qu'on veut, entre deux silences ; la guerre des corps et des désirs juxtaposés, croisés, superposés. Il paraît qu'il devrait exister des sexualités non-louches. Laissez-nous rire. Peace and love, si j'ose dire, que je suis, mais il y a des limites à la connerie, tout de même. J'ai appris une chose merveilleuse : « Le mot “allumeuse” est apparu vers 1850, notamment dans l’argot des policiers, qui appellent ainsi une prostituée qui ne devait apparaître dans les rues qu’au moment de l’allumage des réverbères. » Aujourd'hui, les allumeuses se présentent à nous dès que le Wi-Fi fonctionne. Je n'ai pourtant allumé aucun réverbère, que je sache, mais ça ne l'empêche pas de me dire : Cc, écris-moi en privé.

Pour qu'il y ait un étant, encore faudrait-il qu'il y eût un été. De doubles silences en doubles paroles, nous avançons toujours en crabe dans les intermittences d'un cœur fêlé. La parole est d'argent, c'est déjà pas mal. Écris-moi en privé… Elle ne m'aurait jamais dit ça, Paulette, mais j'aurais voulu m'allonger, moi, j'aurais eu plus de facilités à lui raconter ce que je croyais être des horreurs. Elle avait ce petit sourire, parfois, rarement, le silence n'était pas seulement avant ou après, il était aussi pendant que nous étions assis et figés, dans la demi-obscurité utérine de son cabinet. J'aurais dû être plus agressif, brute. Après tout, c'est moi qui payais et je n'ai jamais réussi à être amoureux d'elle. Parfois, en sortant de chez elle, j'allais voir France, rue Blondel. C'était bien. On regardait la neige tomber, à poil, au chaud, et je la caressais gentiment. Je parlais plus facilement. Nous déroulions nos lignes mélodiques selon des modes mineurs ou majeurs, juxtaposés ou alternés le plus souvent, interférents parfois, dissonants ou accordés, à l'unisson. Rarement dissonants… Il y avait une amitié étonnée mais réelle, presque de la tendresse, sans qu'on ne demande rien. Pour moi elle quittait son air sévère et allongeait ses deux seins débordants contre mon flanc jusqu'au moment où ses consœurs frappaient à la porte parce que je restais trop longtemps. Alors je la regardais pisser dans le bidet, et se rhabiller paresseusement, et je rentrais chez moi à pied. On parle mieux allongé, je crois. Elle m'avait envoyé une carte postale de Martinique. Son écriture maladroite mais honnête m'avait bouleversé. 

Entre le cabinet du psychanalyste et la chambre des allumeuses, il me semble qu'il y a de nombreux points communs, et je ne dis pas cela en mauvaise part. Le corps parle autant que la bouche et l'on se sait jamais d'où viennent les phrases qui nous traversent. Les mots sont liquides et musards, on les voit qui s'écoulent mollement d'une chair à l'autre, qui prennent leur temps, qui se déforment, qui font halte en plein milieu du chemin, qui semblent hésiter. Nous savons que ces lieux sont protégés du regard de nos amis, qu'on peut y être celui que personne ne connaît. Ça repose et ça consolide la part de solitude qui nous fonde. 

On ne sait pas toujours distinguer le plaisir de la douleur, et c'est dans cet entre-deux incertain que se cueillent les joies les plus fécondes et l'exaltation la plus pure.

Drinks

 


« Nous sommes dans l'inconcevable, avec des repères éblouissants. »

Ils ouvrent plus souvent le frigo que le dictionnaire, parce que les mots ne sont pas des drinks, tous ces papiers, tous ces papiers sur la table, et les albums de photos, et les partitions, et les livres, tout ce papier étalé, en désordre, tous ces égoïsmes petits ou grands qui sont recouverts par des phrases et des images, la passacaille à trois temps se déploie dans la pièce à côté, la rumeur insistante qu'on essaie de faire taire en soi, et les lettres non ouvertes, elle parle, cette idiote, de populisme et de radicalisme, mais qui sont les « ils » et qui sont les « nous », et quelle main ouverte serait prête à accueillir la mienne, aux petites heures, avant la cantate ?

À ne pas paraître. À ne pas s'entendre. À ne pas s'aimer. Ces plaintes, qu'on aimerait calmer. À ne pas se voir, se toucher. Cette douleur, toujours, qu'on sent, et qui ne sait pas se dire.

Pourquoi cette photo plutôt qu'une autre, cette chanson, ce parfum. La séduction est une chose merveilleuse qui le plus souvent tourne au grotesque, par manque de générosité. Il aura suffi d'un mot, d'un geste ou d'une expression reprise. On sait immédiatement ce qu'il ne faudrait pas savoir. On lit par-dessus les paroles, comme si elles étaient sous-titrées en temps réel. Tais-toi. 

Les mots brûlent. On les sent circuler le long des veines, se montant dessus impitoyablement. Où courent-ils comme ça ? Sur quel corps vont-ils s'écraser piteusement ? Je suis un personnage de Jean-Michel Basquiat. (La Providence est généreuse, qui se refuse le plus souvent à exaucer nos souhaits les plus vifs.)

On ne sait pas toujours distinguer le plaisir de la douleur.

mercredi 12 juin 2024

Lendemain de cuite

 

C'est un lendemain de cuite. On n'entrera pas dans les détails, rassurez-vous. Il y a eu des élections, il y a eu la mort de Françoise Hardy, le décès, comme ils disent… d'autres choses encore. Immédiatement se lève une armée numérique de pleureurs et de commentateurs avisés de la vie politique française, sur Facebook ou ailleurs.

Les Français aiment les hommages, on le sait. Ils aiment surtout, les Français d'aujourd'hui, les épais roulements du Gros Tambour médiatique et numérique qui moi me casse les oreilles. Je ne reviens pas sur la mécanique dont j'ai déjà parlé ailleurs, qui est toujours la même, et c'est bien ce côté automatique et lancinant, radoteur et prévisible, qui est exaspérant et désespérant. L'emballement est d'autant plus fort que le sujet est mince, ou, sinon mince, défraichi, et même avariéÇa parle et ça ressasse pour remplir le vide, pour masquer les odeurs pestilentielles du corps social en état de putréfaction avancée, pour surtout ne pas parler de ce qui nous a conduit jusqu'ici, la déculturation radicale et générale qui emporte tout sur son passage depuis quarante ans, et dont les dégâts collatéraux se font jour au fur et à mesure de l'avancement du siècle. 

Ils ont des idoles. Qui n'en a pas ? On en déduit donc que « chacun les siennes »… Ça ne se discute pas, voyez-vous. Eh bien si, justement, on en revient toujours et éternellement là, à ce point nodal et si profond qu'on n'ose le toucher qu'avec de longues pincettes : les goûts, ça se discute ; il n'y a même que cette discussion qui ait un sens effectif, que ce conflit latent qui dise quelque chose de vrai et d'essentiel sur les hommes, leurs sociétés et leurs désirs. Le propre des idoles, c'est qu'il est impossible d'y toucher, dès lors qu'elles ont “le peuple” avec elles. Pourtant c'est la seule chose intéressante, de toucher aux idoles, mais c'est toujours une forme de suicide, de toucher à une idole, quelle qu'elle soit. 

Ils avaient eu leur Johnny, pourtant, et l'on pouvait espérer être tranquille durant quelque temps, mais c'était folie de le croire. Oh, je n'ai rien contre Françoise Hardy, rien du tout. Elle était plutôt sympathique et moins vulgaire que la moyenne. Et j'irais même jusqu'à penser qu'elle ne se faisait pas trop d'illusions sur son art. Ce n'est évidemment pas d'elle, que je parle, et les quelques réactions que je reçois à un minuscule tweet d'humeur le prouvent amplement. Je me fiche absolument de savoir s'il faut admirer ou non Françoise Hardy, si elle avait du talent ou pas, une voix ou pas, si elle était sympathique ou antipathique, généreuse ou pingre, morale ou immorale, intelligente ou bête. Ce n'est évidemment pas de ça que je parle, mais bien sûr on se précipite pour me reprocher mon « mépris », et ma « posture aristocratique ». Ah, le coup du mépris de classe, ça ne rate jamais ! On peut compter sur lui en toute occasion, je vous assure. Il y en même un qui me reproche de croire « appartenir à une race supérieure »… On en vient très vite là, dès que les goûts (les états culturels) sont de la partie, je ne cesse de le constater. On a toujours envie de leur répondre : qui se sent morveux se mouche. Ce n'est certainement pas moi qui parlerais de race supérieure ni même d'aristocratie, même si l'aristocratisme n'a rien en soi de déshonorant. Les susceptibilités sont vives, dès qu'on n'adore pas les mêmes veaux, dès qu'on affirme ne pas avoir les mêmes souvenirs, les mêmes références. Mais que leur enlève-ton, grand-dieu, en affirmant simplement nos goûts et nos dégoûts ? En quoi devraient-ils se sentir morveux, puisqu'il est bien évident que nous avons tort et eux raison ? On ne peut même pas avoir tort dans son coin, c'est encore trop. Même un millimètre cube de désaccord, c'est encore trop… C'est là qu'on voit comment fonctionne la petite-bourgeoisie. Si elle ne peut inclure, elle quitte le masque de la bonhommie et devient féroce. C'est chaque fois la même chose : ils ont le monde entier pour eux, les radios, les journaux, les “avis autorisés”, les spécialistes, les sociologues, la grande masse des internautes, toutes les voix de la rumeur, ils ont tous les tambours à leur disposition, toutes les justifications morales, toute la déferlante publicitaire, toutes les émotions bénies, ils sont tous d'accord entre eux, et ça ne leur suffit encore pas ! Ils exigent de venir rééduquer jusqu'au fond de leurs chiottes deux ou trois peigne-culs qui ont le front de penser un peu différemment et le culot d'exprimer leur mauvaise humeur passagère. Il est inenvisageable de ne pas hurler avec les lourds. Qu'on se le dise ! Même Éric Ciotti l'écrit : « Françoise Hardy, l’idole de toute une génération n’est plus. » Ici, les mots importants sont : « de toute une génération ».Toute une génération, c'est forcément la mienne, puisque Françoise Hardy était une idole dans mes jeunes années. Et si je me mettais, moi, à dire ici quelles étaient mes idoles, dans ces années-là, je me rendrais compte que celles-là sont à peu près inconnues… De là à penser qu'elles n'existent que dans mon imagination malade, il n'y a qu'un pas. 

En contrepoint, j'écoute Bill Evans, en trio, au tournant des années 60. C'est un antidote puissant, essentiel. La finesse, l'intelligence, l'aristocratisme, oui, de cette musique, me console et me venge de la bêtise lourde qui se sent visée au moindre désaccord. En général, il ne faut pas attendre longtemps avant de recevoir le reproche ultime, qui est qu'on n'aime rien. Et c'est cocasse car évidemment on aime et on admire beaucoup plus de choses, d'œuvres et d'artistes, en général, que ceux qui nous font ce reproche. Simplement, comme ils ne les connaissent pas, ils n'existent pas pour eux. 

Mais au fait, qu'avions-nous dit pour mériter de tels réactions outrées ? Très peu, en vérité. « Entre les hommages émus à Françoise Hardy et les commentaires politiques avisés, on a plus que jamais envie de fermer la porte définitivement. Ce monde n'est décidément pas fait pour nous. » Deux phrases, trente-deux mots, qui nous semblaient bien inoffensifs, bien anodins, même. Nous faisions état d'une humeur peut-être maussade, du sentiment d'irréalité qui nous prend très souvent à voir ce qui agite nos contemporains, rien de plus, et du fait que nous nous sentons étrangers sur Terre, le plus souvent. Tu parles d'un scoop ! Si nous nous épanchions vraiment, c'est tous les jours que nous ferions ce genre de déclaration, et sur un ton bien plus virulent. Le constat que nous habitons un monde inhospitalier et incompréhensible peuplé de gens avec lesquels nous ne partageons presque rien est d'une grande banalité, du moins le croyais-je. 

Rassurons-nous, il paraît que le vent de l'Histoire s'est enfin levé, et que nous allons voir ce que nous allons voir. Ça devrait mettre tout le monde d'accord… Jusqu'à la prochaine pandémie affective. 

samedi 8 juin 2024

DB

Je découvre un poète (Daniel Boulanger), un vrai, et ce n'est pas si courant. Rien n'arrive jamais par hasard.






dimanche 2 juin 2024

Maison V

 

C'est la première fois que ça m'arrive. Je ne sais pas quoi écrire, ce matin. Alors je mets ma cantate-joyeuse et je me revois dans le TGV pour Paris, à Aix, le matin. J'y suis. C'est donc ça, les jours-heureux ? C'était ça ? J'y étais, en plein dedans, et je ne le savais pas ? 

Quand du Parmelan nous

Revînmes à genou,

Elle fit voir son cul

À toute la tribu.

« Uranus et Jupiter mondiales circulent dans sa maison V, maison des amours, et elles sont en harmonie avec Mercure et Saturne, la planète des rencontres et Saturne le maître de son ascendant, toutes deux recevant la conjonction de Saturne. »

Herr, wie du willt, so schicks mit mir. Dispose de moi, Seigneur. Du fond de l'abîme, je crie vers toi : « Ne vas pas à Paris ! »

Rose des poteaux, Rose, 

Ouvre donc tes windows !

La béance à glucose

Est une apothéose !

Il fallait oser. Elle a osé. Rien ne dépasse la mise à nu du visage. Elles ne le savent pas. L'arrogance et la peur sont indémêlables, la honte, peut-être, tout cela dans une même seconde. — On est ébloui. 

Je circule dans la maison au milieu des fantômes. Je tremble. Seigneur, ne me juge pas. Pas encore. Le feu dans le sang. La lumière dorée de la voix de Barbara Schlick. Fenêtre ouverte sur le jardin. Le chat gris angora passe, s'arrête, me regarde sans s'attarder.

Je crie vers toi

Mercure et Saturne m'ont précédé. Les jours heureux… L'orgue positif et les hautbois. Cette qualité inimitable, ce tranchant lumineux et doux, la modulation franche et simple : fa dièse mineur, la majeur. Sans apprêt, sans appréhension, sans remords. Elle porte une petite robe courte et très simple. On voit ses cuisses dorées. Elle sent bon. Encore !

Allons à la ligne, vite ! Viens dans l'eau avec moi. Je vois son ventre qui tressaille. Le violoniste ukrainien est un con. Tête de con.

L'incident a fait pli. Elles parlent de leurs époux. Épouvantables époux. La maison des amours est vide, poussiéreuse. Un rayon de soleil perce la pénombre. Toute futilité a fui hors de la pièce, mais la joie aussi. On avance parmi des accords d'où la tendresse s'est absentée et l'on revient sur ses pas. Personne. Elle n'écoute pas. Je pisse et par la fenêtre ouverte je vois le grand arbre dont les branches et les feuilles sont agitées par le vent. 

N'allons pas à Paris ! Il n'y a plus rien, là-bas, que des cadavres suspendus aux toits et des trottoirs crottés.