J'adore le mot "derrière". J'aime le mot cul, aussi, naturellement, mais je trouve que parler du derrière d'une femme est encore plus évocateur, et même… plus cru. Pourtant, la figure de style est censée amoindrir, et même oblitérer la crudité du juste terme. Mais quel est le terme exact, justement ? Est-ce "fesses" ? Oui et non. Un cul, c'est plus (ou moins) que des fesses.
En lisant Pascal Adam, j'ai appris qu'un prose, en argot, c'était un cul. Du coup on se demande ce que pourrait être le vers.
Le plus agréable, avec la langue… c'est tout de même de passer d'un état à un autre. D'une litote à une grossièreté, par exemple, du raffinement le plus extrême à la salacité, de la tenue au débraillé, de se déplacer en zigzag sur le clavier des signifiants et du sens, de crever la poche à signifiés et les voir se disperser comme des osselets qu'on a lancés en l'air avant de les rattraper de justesse. Je plains beaucoup, par exemple, ceux qui ne sont pas sensibles à l'obscénité joyeuse, effervescente. Je viens de lire un douzain de Pierre Louÿs qui est exactement de cet ordre, c'est un régal.
J'aime le mot derrière, parce que je l'entends comme plus personne ne l'entend aujourd'hui. Le même Pascal Adam prend Anouilh à témoin, qui explique que le vocable « cul est un noble et vieux mot français qui n’avait jamais fait peur à personne jusqu’aux bourgeois minables du XIXe qui ont eu la grotesque idée de lui substituer le mot derrière ; or un derrière de bouteille, ça ne voudrait strictement rien dire. » Et je comprends très bien la réaction d'Anouilh, seulement ce n'est pas la mienne. Moi je n'ai pas peur du tout du mot cul, que j'emploie toute la journée. Au contraire, je l'aime un peu trop. Il est difficile, sinon impossible, d'expliquer ce qu'on entend dans un mot, comment ce mot se présente à nous, accompagné de quelles connotations, de quelles sonorités, de quelles phrases, de quelles constellations de sens et d'emplois.
Parfois on renonce à un mot (je pense à "derrière") à force de voir que personne ne l'entend comme nous. C'est dommage, mais on sait que si on l'employait dans le sens qui nous plaît tant (je dis "sens" par commodité, mais il ne s'agit pas du tout de sens, justement), tout le monde passerait à côté de ce sens. Et puis, quelques heures ou quelques semaines après, on se dit : mais est-ce si sûr, justement, que personne ne l'entende comme nous ? Même si c'est le cas, ne pourrait-on arriver à le faire entendre à notre manière ? Et, tout à coup, on se rend compte que c'est précisément le propre de la littérature, cela. Un écrivain est capable de nous faire lire à sa manière. Les mots, nous les connaissons, ce sont les nôtres, mais dès qu'on lit Proust, par exemple, les mots qu'on lit sont les siens, et les phrases que nous lisons, nous n'aurions jamais été en mesure de les imaginer sans lui. Il nous prête son oreille et sa vue, et sa mâchoire. On croit lire "table", "chien", "fenêtre", mais ce que nous lisons, c'est autre chose, ce sont la table, le chien et la fenêtre que Proust a vus, et à cette table, à ce chien et à cette fenêtre s'agrègent aussitôt une table, un chien et une fenêtre autres qui ne les quitteront plus, tout est multiplié, diffracté, renvoyé en écho ou absorbé en un tissu neuf.
Le cul n'est pas le cul. Il est le cul plus les fesses, plus la raie, plus le con, au moins — plus la femme elle-même. Ou alors, le cul n'est pas le cul, il peut aussi être moins que ce tout et se focaliser sur l'anus, être aspiré par lui. De quoi tu parles, quand tu dis cul ? La question est d'importance, croyez-moi. Faut-il métonymiser, synecdoquer, troper, soustraire, additionner, multiplier, diviser ? Les mots vont dans tous les sens à la vitesse de la pensée, et même plus vite. Mais si je dis que le cul est le cul plus quelque chose, il est aussi beaucoup plus que tout ce que je pourrais énumérer. À quoi le résumer ? Et comment ? Entre résumé et énumération, voilà où se situe le territoire où fleurissent les connotations.
Mais prenons un exemple concret. Un femme marche dans la rue. Vous la voyez passer, et vous vous dites : « Quel beau cul ! » De quoi parlons-nous ? Que regarde exactement l'homme qui trouve que cette femme a un beau cul ? Évidemment pas son anus, qu'il ne voit pas. Ses fesses ? Oui, sans doute, mais pas seulement. Il regarde des fesses accrochées à un bassin, à des hanches, à un ventre, des fesses qui bougent au-dessus des cuisses, et tout ceci forme un ensemble dont les éléments sont dépendants les uns des autres. C'est un système, un cul. C'est un balancier, c'est une théorie, c'est une pesée, c'est le centre d'opérations d'où partent toutes les fibres qui font de la femme une femme, et de l'homme un voyeur. Matrice, ventre, sexe, fonctions excrétrices, tout est là, posé sur les jambes qui sont chargées de le livrer à domicile. Un cul, c'est l'opposé de la tête. D'ailleurs, certaines femmes sont montées à l'envers : elles ont le cul à la place du visage et leur cul semble parler. Quand on dit "fondement", on entend aussi bien les fondations que le fond, mais aussi la fonderie (ça chauffe, là). Quand on dit "postérieur", on entend ce qui vient après, et il est vrai que parfois le cul arrive après la femme. Mais je trouve que la plupart du temps, c'est avant, qu'il arrive. Le cul est là avant la femme. Il la devance, comme une ombre inversée. Avant même qu'elle soit là, face à nous, c'est son cul qui nous regarde et nous aborde.
Oui, je sais, ce texte est vraiment bordélique. On n'y comprend pas grand-chose. Je ne sais même pas exactement de quoi ça parle. Je voulais parler du mot derrière, mais comment parler du derrière sans parler du cul ? Et si je parle du cul, est-ce que je parle de cul ? Il paraît difficile de séparer les choses. Et si je parle de cul, vais-je aussi parler de sexe ? D'ailleurs, parler de cul, est-ce que ce n'est pas la même chose que parler de sexe ? On dirait bien. Et on a vu plus haut que le sexe était compris dans le cul, le cul-théorie. Le cul comprend le sexe et le cul. Certains diront même les seins, mais on na va pas compliquer à plaisir. D'ailleurs, si l'on affirme que le cul comprend les seins, pourquoi ne comprendrait-il pas le ventre et les cuisses, par exemple ? Et la bouche ? Ne nous laissons pas distraire. Revenons au fondement. Commençons par le noyau dur : sexe, fesses.
Dans le con tout est bon : Un hexasyllabe un peu rond ! Je l'avoue facilement, je suis un admirateur du sexe de la femme, la vulve, le con, la chatte, la motte, la touffe, la fente, le bijou, la moule, l'abricot, la figue, la foufoune, l'huis, la petite église. Je n'ai aucun mépris pour le sexe de l'homme, que je peux même trouver beau, à l'occasion, mais je n'éprouve pas la sainte vénération que celui de la femme provoque chez moi. Je n'en avais pas réellement vu, ou plutôt regardé, avant mes vingt-cinq ans, c'est sans doute une des raisons qui expliquent cette fascination, mais ce n'est pas la seule ! Le sexe d'une femme, c'est une ouverture sur des mondes opposés et complémentaires. C'est le point focal auquel on finit toujours pas arriver, qu'on regarde la bouche, les yeux, ou les mains d'une femme, et son ventre, et ses cuisses, et ses pieds. Derrière sa bouche est son sexe, dans ses yeux se reflète le con, dans ses mains ouvertes se tient la vulve en majesté, la Mandorle, l'amande sainte qui contient le monde.
V. me dit qu'il ne voit pas de beauté dans les organes génitaux, mais seulement dans le visage et les mains. Je n'arrive pas à comprendre cela. Le visage ne se reflète-t-il pas partout, dans toutes les parties du corps ? Je suis désolé, mais si l'on regarde un trou du cul, on voit le visage de sa propriétaire — c'est la même langue, que ces deux-là parlent. Un beau ventre, par exemple, est-ce que ce n'est pas aussi beau que de belles mains ? Les pieds d'une femme, quand ils sont jolis, ne sont-ils pas aussi intéressants que ses yeux ? Et ses mollets, et ses seins, vus de dessous, et la légère bosse de son pubis, et ses hanches ? Y a-t-il quelque chose de plus émouvant que les petites lèvres du sexe d'une femme, des ailes de papillon charnues ou fines comme du papier ? Je ne peux pas concevoir qu'on aime une femme en aimant seulement son visage. C'est comme si l'on n'aimait que les thèmes d'une sonate. Qu'on fasse la fine bouche devant un tel trésor me semble parfaitement incompréhensible.
Mais je me suis considérablement éloigné du sujet de ce texte, si sujet il y a bien. Ce que je voulais dire, je crois, est que tout ce qu'il y a de beau dans le corps d'une femme, on peut l'appeler cul. Con. Cul. Ces mots de trois lettres sont admirables. Deux consonnes et une voyelle suffisent à résumer une femme ! Le "cou", avec ses deux voyelles, en dit déjà moins. Mais "derrière", alors ? Derrière la femme ? La dernière femme vue de derrière ? Là je suis un peu bouleversé, parce que je viens d'écouter Michelangeli jouer les Children's Corner de Debussy, et je ne comprends tout simplement pas comment c'est possible, comment on peut avoir un tel contrôle de la touche, de son attaque, de son enfoncement, et un tel contrôle du poids et de la vitesse de chaque doigt. Cet homme est une énigme. Mais le toucher de Michelangeli me ramène au cul, parce que le cul appelle le toucher. Même si on ne le touche jamais, on l'aime ou on ne l'aime pas en fonction du toucher imaginé. Un cul, ce n'est pas seulement une forme, c'est aussi une matière, une profondeur, une élasticité, un enfoncement — comme les touches d'un piano. Et là je pense bien sûr aux fesses, mais aussi aux cuisses, au ventre, et au sexe.
Il est si difficile pour moi de parler des mots sans parler de la chair, je m'en aperçois aujourd'hui. Peut-être est-ce là une sorte de perversion, je n'en serais pas surpris. Mais je n'en suis pas convaincu. Est-ce que les mots sortent d'ailleurs que d'une cavité à la fois charnelle et osseuse ? Est-ce que les mots ne sont pas écrits par des mains, par des doigts, est-ce que les mots ne sont pas ouïs par des oreilles ? Tout passe par la chair, par les os, par les nerfs, par les cavités, par les amas graisseux, par les muscles, par la peau et les glandes, d'une manière ou d'une autre.
Finalement, est-ce que tout viendrait de la femme ? Le langage et la chair, dans un mélange informe, d'abord, placenta de sens, large bavure d'oxymores, phrases spongieuses et sanguinolentes, syntaxe molle, verbes en formation, adjectifs lactés, en globulance, dans une fermentation translucide de mémoire décomposée, sans ponctuation, ça coule et ça roule, mi liquide mi grumeaux, ruisseau un peu dégueulasse mais où l'on distingue, flottant ça et là, des îlots instables ; tout ça, plus tard, bien plus tard, se retrouvant comme humeurs et pensées, dont ceux qu'elles traversent ne sauront plus l'origine marécageuse ni l'improbable confluence. Quelle organisation impensable aura pris cette bourbe en considération, et pourquoi, alors qu'il aurait été si simple de la laisser en l'état. Pourquoi l'Art de la Fugue, pourquoi Homère ? Les arbres et les rochers suffisaient bien, et les fruits et les oiseaux. Pourquoi le cul des femmes, pourquoi le désir ? Pourquoi la rencontre d'une main et d'une croupe, qui va donner tant de tableaux, de poèmes, de musiques, de phrases gorgées de foutre, de joie et d'esprit ? Pourquoi la rime, pourquoi le rythme ? Pourquoi celle-là, ou celle-ci, et aucune autre ?
Les mots et le con, comme les notes et l'instrument. Que des bouches et des oreilles soient des vagins un peu particuliers me semble aller de soi. L'art de la figue… ÉCOUTEZ ! Écoutez cette ravissante sonate en ut majeur de Galuppi, jouée par Michelangeli. La jeune fille qui s'exprime là, elle est nue, au soleil, elle ne cache rien, elle parle pour elle, mais aussi pour vous, c'est gratuit, c'est un don, voyez comme c'est beau ! Ça ne reviendra pas, et pourtant c'est toujours là, pour l'éternité. Allez-vous passer, voûté, tordu par la peur et l'angoisse, ou allez-vous goûter aux fruits divins ? Souriez ! Personne ne vous voit. Personne ne vous croit non plus, rassurez-vous. Vous pourrez raconter l'histoire, plus tard, en toute quiétude. Le miracle est seulement pour vous, ici et maintenant, intransmissible comme le sont les miracles. Si vous passez, vous êtes passé…
Le cul des femmes est présent, toujours au présent. Ça se parle. Ça s'entend.