mardi 31 mars 2015
lundi 30 mars 2015
L'emplâtre sur la clochée (1)
Gérard arrive le premier, en imperméable et casquette. Je lui offre du café, il se réchauffe en caressant mon chat. J'aime bien Gérard. Il a toujours l'air un peu bourré, même à dix heures du matin, mais bien qu'il ne soit pas le meilleur clarinettiste du monde, il est musicien. On discute un peu, je lui fais visiter l'appartement. Il commence à monter sa clarinette, je le laisse un moment pour aller pisser. On sonne à la porte, je l'entends qui pose sa clarinette et me lance : « Je vais ouvrir. » J'entends des voix dans l'entrée, je tire la chasse. C'est Nicole, toujours à la bourre, toujours transpirante, comme si elle venait de courir un cent mètres. On s'embrasse, elle me demande si elle peut avoir un thé. Pendant que je lui prépare son thé, Gérard se chauffe et elle va aux toilettes. On se jette un coup d'œil, Gérard et moi, quand elle revient, les joues rouges, visiblement pas très réveillée. Elle porte un foulard épais autour de sa gorge, un pull et un pantalon moulants. Elle s'asseoit sur le canapé et boit son thé. Je remarque qu'elle n'est pas coiffée et je me demande si elle a eu le temps de prendre une douche. Me demande du miel.
Je lui monte son pupitre puis je m'installe au piano, on a déjà une demi-heure de retard. Gérard s'accorde et je la vois qui fouille dans un sac énorme d'où elle extirpe une dizaine de partitions toutes plus chiffonnées et sales les unes que les autres, puis un minuscule crayon à papier qu'elle pose sur le bord de son pupitre. Je lui propose une gomme. Gérard nous raconte une blague, elle dit quelque chose comme : « Oh là là ! »
Le chat est monté se coucher sur la mezzanine. J'attaque les premiers accords, Gérard me suit… La chanteuse a presque deux minutes avant de commencer, deux minutes où la clarinette est seule avec le piano. On profite au maximum de cette longue introduction pour se donner l'illusion que tout va bien, qu'il n'y a qu'à jouer les notes, sans se poser de questions. Mais il faut bien arriver sur le long si bémol de la clarinette qui va introduire la voix. Elle a trois notes à faire : Ré, mi-fa, suivies d'un triolet descendant. Et là, c'est tout bonnement le cataclysme, c'est le 11 mars 2011 au Japon, le 11 mars 2004 à Madrid, le 11 septembre 2001 à Manhattan, c'est la première fois qu'on se fait plaquer au rugby, la première fois qu'on se fait larguer par une gonzesse, c'est une gueulante affreuse, c'est le Manitoba qui répond à tort et à travers, c'est un coup de pied dans les tibias, c'est comme si on s'était fait écraser les pieds par la femme la plus grosse du monde, c'est un étron fumant dans votre bol au petit déjeuner, c'est l'injustice, c'est la guerre, c'est la catastrophe, c'est la maison qui s'effondre alors que vous êtes en train de tirer un coup, c'est votre femme qui vous trompe devant tout le monde, enfin, c'est la grosse grosse merde dégueulasse qui vous tombe sur le crâne alors que vous sortez faire une balade au printemps avec votre fiancée ; bref : je n'arrive pas à continuer. Et là, l'autre allumée me dit froidement, avec sa voix d'embolie pulmonaire : « Ben qu'est-ce qui t'arrive ? » Ne croyez surtout pas que j'aie envie de rire, non, pas du tout, je ne trouve pas ça drôle du tout. Nicole, c'est un peu le Docteur Petiot dans votre salon ; on comprend immédiatement qu'on est très mal barré. Tous les pianistes savent bien qu'un jour ou l'autre ils seront confrontés à l'épreuve redoutable qui consiste à accompagner une Castafiore mais ils finissent par croire que ça n'arrive qu'aux autres, qu'ils vont miraculeusement passer à travers les gouttes, bref que le doigt de la Fortune veille sur eux. Je suis tétanisé, révolté, scandalisé, révulsé, désespéré, mais un sixième sens m'avertit aussitôt qu'il ne sert à rien de se morfondre et d'agonir Dieu d'injures, il va falloir trouver une solution, il va bien falloir aller jusqu'au bout de ce calvaire, et si possible ne pas trop se ridiculiser. Entrons dans le tunnel…
(…)
vendredi 27 mars 2015
Michel et Alain sont sur un plateau
Michel : Si vous permettez, je trouve grave que vous n'ayez pas lu le blog de Georges de La Fuly.
Alain : Oui c'est vrai.
Michel : Très grave.
Alain : J'en ai lu des extraits mais c'est vrai.
Michel : Vous faites partie des gens qui pourraient être présidents de la République. C'est extrêmement important.
Alain : Il y a encore deux ans.
…
À mesure que s'approchent les grandes échéances nationales, la tension s'accroît, ce qui est bien normal. Alain a été pris la main dans le sac, d'accord, mais combien sont-ils dans son cas ? Nicolas, Marine, François, Jessica, Nicole, Jeremy, Moussa, Rachida ont-ils réellement lu le blog de Georges de La Fuly ? Rien n'est moins sûr. Leurs cons-com' leur en ont lu des extraits quand ils étaient au hammam, ou lorsqu'ils étaient en train de mettre une dernière main au portrait de Finkie, certes, mais est-ce suffisant ? Peut-on réellement penser qu'ils sont informés ? La réponse d'Alain fait un peu froid dans le dos, permettez-moi de vous le dire. « Il y a encore deux ans » ??? Mais, Alain, même en tenant compte du fait que Guilaine-2-Pis vous en fera des résumés chaque soir, on n'y arrivera pas ! 3000 billets en deux ans, ça va être limite-limite ! Ou alors il va falloir ne plus partir au ski avec les enfants ni à Marakesh avec Isa. Nous avons des raisons d'être inquiets, vous savez ! Et encore, vous avez un boulot assez peinard, vous, Alain, mais prenons François… Ça va être beaucoup plus compliqué, pour François ! C'est pas Julie qui va lui faire des fiches sur La Fuly, si vous voulez notre avis. Elle est très bien, Julie, mais enfin, là, elle a pas le niveau, faut dire ce qui est ! Et Marine, avec ses soirées karaoké et ses cours de disco, quand c'est qu'elle va bûcher, Marine ? Bon, elle, elle a le Parlement européen, c'est vrai, mais alors il faudra arrêter la bataille navale et le sudoku, sinon c'est mort. Moi, je préfère vous le dire nettement, ça va être la fièvre du samedi soir, et même de tous les autres soirs, si vous voulez vous mettre à niveau, les gars.
Ce que je peux proposer, à la limite, c'est de faire des phrases plus courtes, avec redoublement du sujet et anaphores à tous les étages, mais ne me demandez tout de même pas la lune ! Je ne vais pas vous faire du Musso au court-bouillon sous prétexte que vous êtes des cancres ! Ou alors il va falloir envoyer plus de chèques !
jeudi 26 mars 2015
Page 101 (1)
« — Mon bon papa… je vous remercie de tout mon cœur… de l'excellente fouettée… que vous… m'avez… fait infliger… Je vous promets… qu'elle me sera bien profitable…
— Je l'espère ! dit simplement le colonel. »
« Même lorsqu'elle n'est pas liée aux fins d'une Église ou d'une secte, la musique instrumentale demeure la plus éthérée des formes d'art, la mieux immunisée contre les pièges du didactisme et de la représentation qui guettent les artistes œuvrant dans les autres médias. »
« J'obéis, la laissai me déshabiller. Elle s'agenouilla devant moi et commença par une feuille de rose, longue et tendre, avant de me prendre par la main et de me relever. »
« Guilaine pas plus que Robert ne se rappelait l'endroit où ils avaient garé la voiture. C'est Belphégor qui donna le signal, et tous se retrouvèrent à plat-ventre sur le trottoir, quand la fanfare entonna l'hymne. »
« Il pleurait. Son œil fermé versait plus de larmes que l'autre. »
« Avec le social vient la politique, le parti politique. Si par surcroît on se marie dans cette politique, voilà des fils bien séparés du père. Je ne veux expliquer pour l'instant que cette séparation. »
« Quand la verticale faveur atteignit vos bourses, le vieil extraterrestre chauve tituba jusqu'aux cabinets qui menaient aux marchés financiers. »
« La mosaïque magique résultante se déduit des mosaïques magiques composantes en application de la règle arithmétique bien connue : pair + pair = pair ; pair + impair = impair ; impair + impair = pair. »
« Mais le petit complotiste ne devrait pas s'aventurer ainsi sur le terrain des jugements esthétiques et des généalogies littéraires. Il serait plus avisé de perdurer dans la catégorie où il brille : celle de la délation à côté de la plaque. C'est là qu'il est bon. »
« Autrement dit, la personnalité qui s'exprime ici est plus réfléchie qu'expansive, sa véritable force n'est pas tant celle qui s'exerce vers le dehors, force de vitalité, que celle qui s'exerce au-dedans de lui, et sur lui-même. C'est pourquoi il est dangereux de parler d'"héroïque", à propos de cette symphonie, car, après tout, le héros affronte le monde. Notre héros, ici, n'y jette un regard que pour, aussitôt, se replier sur lui-même, et les conflits qu'il nous conte se passent en lui. »
« Les jambes, les cuisses, les mollets de Noureev sont très forts, d'un diamètre rare chez un homme de sa taille ; ils donnent une impression de vigueur incroyable, et un côté terrien à ce corps dont le buste, les bras, le cou sont si légers et si élancés vers le ciel. »
« L'homogène majorette épicurienne se targue des clandestinités polémiques et orthodoxes de la règle géométrique bien comprise mais il ne suffit plus de vouloir admonester la giration du désir sans penser que les figures seraient dépendantes de la totalité du canevas. »
« Il avait une détestation spontanée et violente de la franc-maçonnerie dont il ne savait pas d'où elle provenait, mais qui lui avait toujours semblé confortée par les rares épisodes de sa vie qui l'avaient mis en présence de membres de cette secte qu'il jugeait diabolique. »
« Car la différence est grande, entre réutiliser simplement, faute de temps, un matériau musical en lui imposant de force, plus ou moins, un texte et, ayant à sa disposition d'emblée les deux textes, concevoir dès le départ la version sacrée définitive. »
« À dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on s'aperçut bien vite qu'un nouveau maître régnait sur les jeux. »
« Étranger dans le mariage est un recueil de nouvelles sur la famille. »
« Alors, à cet instant précis, à l'instant où le combat était gagné, un cri s'éleva, un cri à glacer le sang. Et ce qui suivit reste aujourd'hui encore un mystère absolu. »
« Mémoire pour rendre les Spectacles plus utiles à l'État. Lettre de M. de Voltaire à M. de la Roque sur la Tragédie de Zaïre. »
mercredi 25 mars 2015
L'orgie symbolique de l'apparition simultanée…
Coller deux livres de poche par la quatrième de manière à ce qu'il soit possible de commencer l'un ou l'autre simplement en faisant faire un looping à l'ensemble, c'est ce que j'ai eu l'idée de faire avec un livre de John Fante (L'Orgie) et un autre de Léon Bloy (Le Symbolisme de l'Apparition). Je ne peux plus prendre l'un sans prendre l'autre. La seule question est : quel volume vais-je lire, ou, par quel côté vais-je débuter ma lecture ?
Côté larmes ou côté eau bénite ?
L'objet livre interdit apparemment de faire la même chose avec trois livres, mais je ne m'avoue pas vaincu pour autant…
« Antisémite »
Notre meilleure amie nous traite d'antisémite. Bien sûr, l'absurde de la chose peut faire sourire — et il le fait. Mais on ne peut malheureusement pas s'arrêter à l'absurdité évidente de l'affirmation, à son côté loufoque, cocasse, et même idiot. Il faudrait tout de même pouvoir répondre, mais si l'on répond, n'est-ce pas déjà donner trop d'importance à une pareille idiotie ? Et puis, même en mettant cela de côté, en est-on capable ? Rien n'est moins certain, car répondre à une accusation idiote est toujours périlleux, surtout quand cette accusation traîne du côté de cette arme absolue du langage là.
Je n'aime pas les évitements, même quand ils sont la meilleure réponse, mais comment éviter de tomber dans le piège d'une réponse qui légitimerait la question ? Parfois, une terrible lassitude nous vient, concernant les relations humaines, ces relations qui sans cesse nous délient de la vérité, nous en éloignent. La vérité, les relations humaines n'aiment pas ça. Les relations humaines préfèrent les affirmations, les postures, les discours empruntés (aux autres, bien entendu), les théories, les répétitions, les lois, le signe "égal". Si vous dites cela, c'est que vous êtes cela. A n'égale pas B, et ne parlons même pas de C. Or, dans la vérité d'un être, il arrive souvent qu'A n'égale pas A, et soit plus proche de B, quand B ne diffère pas tellement de C ni de A.
Finalement, le mécanisme est toujours le même. Proust en a parlé mieux que quiconque, je crois. On n'est jamais si virulent et si intransigeant qu'en défendant des idées qui ne sont pas les nôtres, qu'en s'adossant à une vérité qui ne nous semble si indiscutable que parce que nous ne sommes pas complètement certains de nous y retrouver. Les idées qui sont vraiment nôtres, nous pouvons toujours les discuter, les amender, les fragmenter, et parfois même les retourner contre nous ; mais celles que nous faisons nôtres, nous les faisons nôtres littéralement, nous les avalons toutes crues, sans les mâcher, et elles finissent toujours par nous faire mal au ventre. Comme ce mal de ventre est lancinant, nous aimons bien le faire partager aux autres, en leur envoyant ces idées dans les gencives et en les disposant joliment dans leur assiette (c'est seulement une fois que nous avons agacé les dents et les ventres des autres qu'éventuellement nous pouvons abandonner ces idées indigestes), mais comme dans la fable du renard et de la cigogne, chacun fait en sorte que l'autre ne puisse pas se restaurer, et doive se contenter de constater à quel point ces idées sont présentables, désirables, avantageuses.
vendredi 20 mars 2015
Fâcherie
Quand on se fâche brutalement avec un ami, une connaissance, il y a toujours eu, avant le moment de la fâcherie à proprement parler, des agacements, des déceptions, des colères, qui n'ont pas été exprimés, qui n'ont pas pu se dire, ou pas complètement, et le moment où la fâcherie intervient est toujours, ou presque, ce moment de trop, celui qui nous fait comprendre que nous avions raison depuis longtemps déjà, que nous aurions dû depuis longtemps interrompre une relation si mal partie, qui portait en elle tant de malentendu (et de malentendus), de contresens, et finalement, au sens propre, de malédiction, de mal-dire, de dire mal et à côté, en-deçà ou au-delà, à contretemps. Il y a toujours eu des signes avant-coureurs, et, toujours, cette impression que "nous le savions", depuis le début. La brutalité avec laquelle nous nous fâchons n'est donc brutale qu'en apparence. La brutalité n'est en réalité qu'une plus ou moins lente accumulation de paresses, de cécités ou de surdités volontaires, de petites lâchetés, qui nous poussent à remettre indéfiniment au lendemain la mise au jour de ce que l'on nomme très mal intuitions, et qui ne sont que la vision de l'être tel qu'il est, qui ne peut jamais être que ce qu'il est, dans cette désespérante unidimensionnalité qui prend toujours soin de se dissimuler derrière une illusoire pluralité, derrière une richesse dont le caractère "cubiste" devrait pourtant nous rappeler qu'elle n'est que la contrainte du temps sur nos sens limités — limités certes, mais beaucoup moins que notre désir d'être aimé.
jeudi 19 mars 2015
Un paragraphe (3)
(…)
Il ne voyait que son corps que recouvrait à peine une robe grise. Elle se tenait là, interdite, un sourire effacé derrière sa large bouche qui frémissait un peu. À la croisée des chemins, apaisée ou furieuse, elle allait prendre une de ces deux voies, dans les secondes qui suivraient, mais, pour l'instant, l'hésitation lui donnait un air étrange, mi stupide mi apeuré, qui la rendait si désirable qu'il ne pouvait pas regarder son visage, et la robe grise de la femme absorbait son regard comme le fait de l'encre un papier buvard. Était-ce le désir de l'homme qui mettait la femme mal à l'aise ou l'impossibilité de celle-ci de savoir composer son visage qui la rendait désirable ? Ce qui le frappait, lui, était que cette robe dont il ne parvenait pas à détacher les yeux ne masquait rien du corps qu'elle recouvrait, et ce qui la troublait, elle, était que cet homme ne regardant pas son visage semblait la dévisager, littéralement, elle sentait son visage disparaître, se dissoudre, alors que toute sa stupeur se réfugiait, vaporisée, dans ses membres, dans son torse, dans son ventre, et se transmettre à l'air qui les environnait tous deux, faisant obstacle à l'ombre double qui descendait en ces deux corps, face à face, creusés et gris comme une voix invaginée.
samedi 14 mars 2015
Deux mots en triangle
Deux vocables contemporains très utilisés, "antisémitisme" et "antisionisme", ont un destin paradoxal. L'un, en apparence bénin, tue tous les jours ; l'autre, de sinistre réputation, est à peu près inoffensif, ou ou moins sérieusement dévitalisé. Les deux trajectoires de ces mots se sont croisées, comme si l'un des termes avait vidé l'autre de tout son sens.
Peut-être ont-ils été touchés par la force de gravitation d'un troisième terme qui en aurait en quelque sorte inversé les polarités, ce troisième mot étant la fameuse "islamophobie". Les mots en phobes sont des trous noirs : ne laissez rien traîner à proximité d'eux !
samedi 7 mars 2015
Embrasser mal
A. Tu embrasses mal.
B. Comment ça, mal ?
A. Trop lentement.
B. Je ne comprends pas.
A. Tu es lent, tu ne vas pas droit au but.
B. Mais comment ça, droit au but ? Quel but ? Le baiser, ce n'est pas cette chose qui évite le but, justement ?
A. Mais pas du tout, qu'est-ce que tu racontes ? De quel but parles-tu ?
B. Et toi ?
A. Mais c'est pourtant évident, non ?
B. Tu trouves ?
A. Oui, je trouve !
B. Oui, d'une certaine manière, c'est vrai, c'est évident, mais pourquoi me reproches-tu de mal embrasser ? Comment veux-tu que je t'embrasse bien si tu me reproches de mal embrasser. Tu vas me bloquer.
A. Il faut bien que je te le dise, si tu veux progresser.
B. Mais progresser comment ? Dans quel sens ? Je n'y comprends rien.
A. Dans le sens d'un perfectionnement, évidemment ! Quoi d'autre ?
B. D'accord, mais qu'est-ce que signifie se perfectionner en baiser ?
A. Ça signifie mettre de plus d'érotisme, plus de sensualité, plus de toi-même dans ton baiser.
B. Je ne suis pas sensuel ?
A. Non. Tu fais ça mécaniquement.
B. Mécaniquement…
A. Tu ne comprends pas ?
B. Pas très bien, non. Mécaniquement, je ne trouve pas. Veux-tu dire toujours de la même manière ?
A. Oui, aussi. Mais ce n'est pas ça le pire.
B. Mais explique-toi, à la fin !
A. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre, tu sais parfaitement à quoi je fais allusion…
B. Mais non, enfin, pas du tout !
A. Tu vois, c'est tout toi, ça, tu tournes autour du pot.
B. Tu as entendu parler du Printemps des poètes ?
A. Qu'est-ce que je disais… ça ne t'intéresse pas, le baiser.
B. Si, justement si, je m'y intéresse beaucoup, tu te trompes.
A. Alors qu'est-ce que tu me fatigues avec tes poètes ?
B. L'effraction de la langue, ça te parle ?
A. Je m'en branle, de ton effraction. Je te parle du machin rose que tu as dans la bouche. Tu ne sais pas t'en servir, c'est ce que je dis.
B. Ah, on a un peu avancé. Continue, précise ta pensée.
A. Eh bien mais tu es trop à droite, avec ta langue.
B. À droite ? À droite, tu veux dire… à tribord ?
A. Tu connais plusieurs manières d'être à droite ?
B. Oui, justement, j'en connais beaucoup. Et puis ma droite est ta gauche, dans ta bouche, ma chérie.
A. On ne peut pas discuter avec toi. Mais je vais te dire une chose, et je vais être très claire : quand tu m'embrasses, tu fais le jeu du Front national.
mercredi 4 mars 2015
PS. J'aime la bite
Monsieur,
je pourrais parler longuement de votre voix envoutante, de votre barbe fleurie, de vos sourcils broussailleux, de votre démarche d'archange fatigué et de ces étranges remontées de désespoir qui atténuent parfois le métal acéré de certaines de vos envolées lyriques, qui les courbent vers la nuit de l'âme quand vous vous assoyez d'un air ahuri et pensif sur la chaise branlante qui vous sert de yourte lunaire, sur cette scène un peu miteuse où votre corps fait sens à la manière d'un assassinat de la présence. Je pourrais louer votre sens de la modulation, celui de la transition, cette manière si désinvolte et pourtant si précise que vous avez d'entrer avec vos membres, tous, dans une phrase, de la prendre à la hussarde, de la découper, de l'inciser, de l'ouvrir comme on ouvre un fruit bien mûr, et d'en restituer les sucs tout en les accompagnant vers leur brûlure éplorée et fatale, en les laissant couler vers le sens enrichi, nourri, gonflé de sève que vous déposez à notre portée après avoir fait monter l'eau à notre bouche avide. Je pourrais décrire les mille et une sensations que vous faites naître en nos âmes endolories et impavides, ternes, maussades et grises, ces mille et une stimulations qui caressent et pincent nos sens et notre imaginaire en les portant au bord de l'incandescence spirituelle, quand elles ne les font pas renaître, tout simplement. Tout l'art de l'écart, de la trace en incise ponctuée et du jeu vocalique, tous ces glissements progressifs d'un plaisir du texte que vous savez faire chanter, crier, gémir, bruisser, dont vous frottez l'étoupe contre la suave vulve des anges qui vous prêtent leurs organes flûtés, trompés, tambourinés, vergeturés de blancheur absconse, toute la carte et tout le territoire de votre folle sagesse littérale m'ont ébranlée de fond en comble. Après ce soir, mon rapport au répertoire ne sera plus le même. Il fallait que je vous le dise.
Blanche Second
PS. J'aime la bite
mardi 3 mars 2015
Bill m'écrit
Quand Bill Gates m'a écrit pour la première fois, j'ai cru qu'on se moquait de moi. J'ai perdu cette première lettre, il est bien possible que je l'ai jetée. À la deuxième, j'ai appelé le numéro de téléphone qui figurait sur la lettre et je suis tombé sur sa secrétaire particulière, qui m'a dit qu'il me rappellerait — heureusement, car je ne voulais pas me ruiner en téléphone. Il ne parle pas très bien français et je ne parle pas un mot d'anglais mais on a tout de même réussi à se comprendre à peu près. Je ne peux malheureusement pas révéler l'objet de cette conversation, il a été très clair sur ce point. J'ai été surpris de découvrir un homme charmant, intelligent, et plus cultivé que je ne l'aurais pensé.
Bill Gates voulant contacter quelqu'un lui envoie… une lettre. Une lettre écrite au stylo sur du papier, dans une enveloppe timbrée, envoyée par la poste. C'est un peu comme si j'avais reçu un texto de Victor Hugo ou un tweet de Paul Claudel.
Maintenant que je sais que tout est possible, je m'attends à recevoir un coup de téléphone d'Alain Juppé, furieux de la manière dont j'ai traité la Merveilleuse…
lundi 2 mars 2015
Allongé
Prépare-toi à rester allongé très longtemps sans bouger, sans parler, sans dormir. Dès que tu viendras au monde, prépare-toi à mourir car cela viendra très vite. Fais-moi confiance, il n'y a rien de plus urgent. N'écoute pas ceux qui te parleront de la vie, de l'amour, du plaisir, des arts et de la connaissance. Laisse-les parler, fais comme si tu les écoutais, hoche la tête de temps en temps, mais, je t'en supplie, prépare-toi. Laisse tes membres à l'extérieur de ton corps, laisse tes yeux errer au hasard, laisse ton cœur battre à son propre rythme, laisse tes cheveux pousser, et tes ongles, et ta barbe, transpire, urine, défèque, mange, répète les paroles que tu entends, adapte-les, module-les, renvoie-les comme des échos déformés, plisse les yeux, fais avec les bras des gestes pour intimider tes semblables, additionne des nombres, scrute les heures à la pendule, observe les filles qui passent devant toi, mords dans le pain, dans la viande, avale de l'eau, du vin, du lait, pousse des hurlements terrifiants, geins comme un enfant, pleure comme une femme, scande les noms de tes ennemis, caresse ceux que tu aimes, sois patient et impatient, généreux et âpre, facile et retors, courageux et lâche, mais je t'en supplie, je t'en conjure, prépare-toi à mourir, dès le premier jour, dès ton premier souffle, dès qu'on te donnera un nom.
Même en pleine action, même en pleine course, même quand tu seras en train de tuer celui qui se met en travers de ton chemin, même quand tu étrangleras l'amant de ta femme, même quand tu rêveras, même en nageant, en mangeant, même dans le coït, prépare-toi à mourir, sois prêt, sois tout à la mort qui vient, accueille-la, ne sois pas pris au dépourvu quand elle te frappera de son doigt glacé ou brûlant, quand elle dira ton nom dans le silence qui arrête le temps, quand elle tranchera le fil qui te relie à ce que tu prends pour toi. N'oublie pas que tu es un funambule qui parle à une mouette, à quatre cents mètres au-dessus de la terre. Pour l'instant tu danses sur le fil mais il va se rompre l'instant d'après et tu vas tomber et t'enfoncer profondément dans la terre. Je te parle de l'instant d'après, de cet instant qui se situe juste après la seconde où tu entends ma voix. Le fil est si fragile que ma parole va le briser ; dès l'instant que ma parole arrivera sur toi, le fil ne pourra plus supporter le poids de ton corps, il ne pourra plus supporter le temps qui s'est accumulé dès avant ta naissance, ce temps que tu amènes avec toi en venant à la vie. Il suffit de si peu. Prépare-toi !
Déjà, tu es allongé sur ce lit, comme je te l'avais prédit. Tu ne m'as pas écouté, pas assez, pas assez bien. Tu ne m'as pas cru. Tu as cru que j'exagérais pour t'effrayer. Tu as cru que je faisais de la philosophie, que je racontais une histoire édifiante, un conte, une parabole, tu as cru que je réduisais ta vie sensible à une épure, tu as cru que je voulais t'éduquer. Tu aurais dû m'écouter, tu aurais dû entendre ce que je disais, le prendre au sérieux, le comprendre au premier degré. Maintenant tu es là, allongé sur ce lit d'où tu ne te relèveras plus, ne t'avais-je pas décrit tout ce qui allait t'arriver ? Je ne parle qu'à toi, je ne m'occupe pas des autres, je ne parle pas de la vie en général, je ne suis ni professeur, ni philosophe, ni docteur, ni prédicateur, ni curé, ni sage-femme, ni sorcier, ni psychiatre, je ne suis que ta voix propre, celle qui te guide et celle qui te sauve de l'illusion. Regarde-toi, allongé, impuissant, impotent, implorant, regarde-toi qui regrette, regarde-toi qui m'écoute maintenant, qui semble tout à coup entendre ma voix, alors que j'ai toujours été là, que je t'ai toujours parlé ! Regarde comme tu as l'air idiot, simple, débile, incomplet, vois comme tu es à la merci des autres, de leurs volontés, de leurs désirs, de leur paresse, de leur égoïsme, de leur lâcheté, de leur pusillanimité, de leur peu de mémoire, de leur ingratitude et de leur bêtise. Je voulais t'éviter cela et toi tu as voulu vivre, tu as voulu faire comme les autres, tu as suivi leur chemin d'idiots, d'inconscients, d'enfants qui ne veulent pas savoir et qui rient jusqu'au moment où la lumière s'éteint brutalement. Personne ne rallumera la lumière pour toi, je peux te le dire, et maintenant, tu me crois.
Tu regardes par la fenêtre ? Mon beau salaud ! Tu ressembles à un cheval. Un cheval couché sur le dos, ridicule, pitoyable, affolé. Tu n'as pas faim, tu n'as pas soif, tu ne veux pas parler, tu ne veux pas pisser, pourquoi regardes-tu par la fenêtre ? Ce que tu vois là-bas n'est plus pour toi. Ça ne t'appartient plus. Tu dois rendre tout ce à quoi tu prétendais, et même ce paysage, même ces arbres, même ces nuages ne sont plus en ta possession, ils se trouvent dehors, derrière la vitre, dans le monde des vivants, dans ce monde que tu avais cru pouvoir habiter, alors que je t'avais bien prévenu, pourtant, qu'il n'en était rien. Le monde n'est pas pour toi, mon beau salaud, et tu ne l'as jamais habité, tu ne lui as jamais appartenu et il t'a encore moins appartenu.
Voilà, nous sommes là, maintenant, dans cette chambre, et c'est la fin. Nous avons assez perdu de temps. Reste allongé, regarde par la fenêtre si ça peut te faire plaisir, reste là, sans bouger, sans parler, sans soupirer, reste là à attendre que la vie passe, tu n'as rien d'autre à faire. Nous n'avons pas besoin de toi.
Voilà, nous sommes là, maintenant, dans cette chambre, et c'est la fin. Nous avons assez perdu de temps. Reste allongé, regarde par la fenêtre si ça peut te faire plaisir, reste là, sans bouger, sans parler, sans soupirer, reste là à attendre que la vie passe, tu n'as rien d'autre à faire. Nous n'avons pas besoin de toi.
dimanche 1 mars 2015
L'Air des bijoux
« Tu m'avais promis que tu m'achèterais une voiture, quand j'aurai mon bac. Tiens ta promesse, pour une fois !
— Tu m'avais promis que tu ne grandirais jamais, que tu resterais mon petit ange pour la vie. Tu t'es vue ? T'as même des nichons !
— Je suis une rock star, papa, une rock star, ça a des nichons !
— Une rock star, ça se paye sa voiture toute seule.
— Tu sais que je tiens un blog ? J'ai quatre cents visiteurs par jour.
— C'est quoi, le nom de ton blog ?
— Tu ne crois quand-même pas que je vais te le dire ! Si tu le savais, je ne pourrais plus écrire ce que je veux, et la sincérité, sur un blog, c'est essentiel !
— Tu racontes que je vais te payer une voiture, sur ton blog ?
— Si tu me l'achètes, je te jure que j'en parlerai.
— Tu parles de moi, sur ton blog ?
— Ne pose pas de questions, ça vaudra mieux.
— Alors pas de voiture.
— OK, je parlerai de toi. D'ailleurs, j'ai déjà parlé de toi.
— Je sais, tu as dit que j'étais radin.
— C'était pour que tu aies honte de toi.
— Tu n'as pas honte ?
— De moi ou de toi ?
— Mais dis-moi, pourquoi une rock star tient-elle un blog ? Pour que son papa lui paye une voiture ?
— Non, ce n'est pas pour ça. J'ai besoin de dire des choses, de m'exprimer autrement.
— Tu sais que tu as un début de double-menton ?
— J'ai essayé une Porsche, l'autre jour. On m'a dit que ça m'allait bien.
— C'est possible mais moi je suis radin.
— Tu ne vas quand-même pas m'acheter une de ces horribles Mercedes ?
— Ce que je ne comprends pas, c'est où passe l'argent de tes concerts ?
— Ça t'intéresse, ça, hein ! Qu'est-ce qu'on s'en fout, de l'argent de mes concerts ! Je te parle de mon bac, et tu me parles d'argent. Tu es immoral tu sais !
— Viens dans mes bras. Viens là.
— Papa, je pourrais mourir dans tes bras tellement je m'y sens bien. Mais ce serait dommage que je meure avant que tu m'offres une Porsche…
— Gounod, tu connais ?
— L'hôtel ?
— Non, le compositeur. Charles Gounod.
— Oui, je connais, l'air des bijoux ? Mais je préfère la Porsche.
— J'ai une idée, Maurane. Et si tu apprenais la musique ? »
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