mercredi 31 août 2022

Et l'aigreur ne suffit pas à combler les trous

Ils suivent un ordre chronologique, et pourtant décousu, puisqu’ils sont animés par les caprices de la mémoire, « cette chose diabolique et vicieuse, en même temps que le plus délicieux des poisons ». Manifestant un rejet du monde moderne, ils produisent sur le lecteur un effet indéniable d’exotisme, souvent cocasse (« J’ai connu l’époque où les promoteurs envoyaient des types casser les chiottes communs dans les immeubles »). On y croise Glyne, la tante de l’auteur, et des quartiers, la place des Vosges, des musiciens, des femmes, l’érotisme diffus qui fut propre aux grandes villes, et des réflexions sur l’évolution de la capitale.

On lira notamment de belles pages sur la figure de la bourgeoisie provinciale, touchante, naïve et empruntée, comme on ne la rencontre plus guère. Ainsi, la mère de l’auteur voit les ouvriers, dans sa petite ville, comme « des individus » ; à Paris, ils sont « une armée ». De la même façon, elle porte en semaine des fourrures qu’elle n’aurait pas portées chez elle. Plus généralement, c’est la figure de l’artiste de province qui passionne le lecteur. On a presque oublié l’aimant que constituait la capitale pour les jeunes gens ambitieux, ou seulement curieux. Ils s’y trouvaient mêlés à un monde infiniment plus riche et excitant que ce qu’ils avaient connu. L’indifférence, l’anonymat, la foule, la vitesse, que, revenus chez eux, ils prétendaient détester, constituaient au contraire « un plaisir inconnu qui les gris[ait] et dont peut-être ils [avaient] peur ». Aussitôt revenus dans leur petite ville, la sensation d’étouffement les reprenait en effet. (On recommande particulièrement le chapitre sur la « distance », « cette impression singulière », qui distinguait Paris de la province, non « pas seulement une matière temporelle », mais « une doctrine de l’espace ».)

Que trouvait-on à Paris d’exaltant ? La richesse artistique et culturelle, bien sûr, mais surtout la liberté, la surprise des rencontres et la possibilité des amours. C’est ce que l’auteur resserre dans une belle formule : Paris permettait d’« embrasser la carrière de l’occasion ». Chaque jour, au réveil, on se disait : « C’est sans doute pour aujourd’hui. Quoi ? On ne le sa[va]it pas, et c’est pour cette raison qu’on [voulait] être là, être près de l’occasion, être dans le cercle magique des heures qui les contient toutes. »

Il y avait la flânerie aussi (« Errer est humain, disait Victor Hugo, flâner est parisien »), morte, remplacée par la visite : il n’y a plus de province, il n’y a plus de flâneurs, il y a des TGV et des touristes. Paris, en général, est mort, dit l’auteur, non sans amertume. Tout y « est faux, bavard, folklorique au plus mauvais sens du terme, sous verre, sauf la violence qui elle est bien réelle », une ville pour « amateurs de Fred Vargas et de John Adams ». Il date de la guerre dans l’ancienne Yougoslavie la fin du Paris qu’il a connu, « comme si ce qui se passait à l’est de l’Europe avait sournoisement donné le coup de grâce à l’Europe de l’ouest […], comme si Sarajevo avait poussé Paris hors de l’histoire ». C’est ici, d’ailleurs, que l’on aurait aimé que l’auteur s’explique : ses intuitions s’arrêtent parfois trop brutalement, et l’aigreur ne suffit pas à combler les trous. C’est aussi la limite de ce type de livre, constitué de textes épars, qui auraient gagné à être agencés et approfondis, pour mieux servir des pages souvent singulières, toujours remarquables.

 Raphaëlle Dos Santos, dans Culture 31



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mardi 30 août 2022

Un absent

Me réveillant au milieu de la nuit, j'écoute Anne Queffélec, Olivier Charlier, Anna Göckel, Laurent Marfaing, Marc Coppey et Yann Dubost, qui jouent Mozart (le quatuor avec piano en sol mineur) et Beethoven au festival de La Roque d'Anthéron, et ce qui me frappe c'est qu'elle (Queffélec) n'a pas assez en elle pour jouer cette musique. Pas assez de quoi ? C'est toute la question. Tout, dans son visage, dans ses attitudes, dans ses mimiques, dit cette insuffisance, ce manque, cette impossibilité. Il est probable que si j'écoutais ce concert à la radio, je ne serais pas aussi sensible à cet aspect des choses, mais ici ça me crève les yeux. Je ne vais pas critiquer tel ou tel point de son piano, de son interprétation, la question n'est pas là. La question est au-delà de la musique, ou peut-être au contraire n'est-elle que cela : la musique. Qui faut-il être pour jouer le Quatrième concerto de Beethoven ? Il n'y a pas suffisamment dans ce petit corps, dans ce visage, tout en lui le crie. Elle aura beau faire, elle aura beau donner le meilleur d'elle-même, et très sincèrement, et ses compagnons également, ils auront beau « faire de la musique », et du mieux qu'ils le peuvent, ils seront toujours en-deçà. Le moindre rubato le démontre, le moindre crescendo. Comme j'écris ceci en écoutant la musique en arrière plan, je me dis que je suis injuste, que ce n'est pas si mal, qu'il y a de belles choses, et puis je me dis aussi, qui suis-je pour porter un tel jugement, que je n'ai sans doute pas la compétence nécessaire pour juger de cela, que je ferais mieux de me taire, de ne rien dire, de prendre ce qu'il y a à prendre sans demander mon reste, qu'il faudrait être bienveillant et indulgent… Mais non ! C'est de la folie, d'être bienveillant et indulgent ! Tout le monde l'est bien suffisamment. Qui défend Beethoven, qui défend Mozart ? Qui se soucie de la musique ? Après tout, personne n'a forcé ces gens-là à jouer Beethoven ! On ne peut pas être indulgent quand il est question d'art et la bienveillance n'a rien à faire ici.

La précipitation avec laquelle elle revient jouer en bis l'arrangement (par Kempff) du menuet d'une suite de Haendel, à peine ont-ils salué pour le concerto de Beethoven, le démontre cruellement. Cette musique, si jolie soit-elle, est un affront terrible à ce qu'on vient d'entendre auparavant, et la pianiste semble comme un poisson dans l'eau quand elle joue Haendel. Ici elle est à sa place. 

Qui se soucie de la musique ? Personne. Qui écoute Beethoven ? Personne. Ils écoutent tous un concert où l'on joue du Beethoven. Ils écoutent une pianiste qui joue du piano. Beethoven n'est qu'un prétexte. Il disparaît tout à fait sous les phrases et les sentiments de cette pianiste et de ces musiciens qui sont venus là pour eux-mêmes, pour eux-mêmes ou pour le concert qu'ils donnent, pour le public. On a l'impression qu'ils n'ont aucune idée de qui est Beethoven et surtout de ce qu'est sa musique. On les voit mimer les sentiments et les effets et les contours qu'on a déjà vus et entendus ailleurs milles fois. Ils ont l'impression que la musique c'est ça, ils sont sincères. Chacune de leurs phrases est correctement jouée, sans doute, mais elle n'est tout simplement pas à la hauteur. L'exigence terrible de Beethoven, ils ne l'éprouvent pas : ils jouent des notes. Assez bien, d'ailleurs. 

Que manque-t-il ? Que manquent-ils ? Beethoven

jeudi 25 août 2022

C'est physique

Plus ça va moins je comprends le sempiternel décret : « Pas sur le physique ! » (entendez : on n'attaque pas quelqu'un à cause de son physique). Il me semble au contraire qu'il n'y a guère que ça qui compte. Tout le reste est falsifiable. Seul le corps ne peut pas mentir. C'est un peu comme si l'on disait : « Cette musique sonne horriblement mal, mais elle est tout de même merveilleuse. » (Bon, d'accord, je reconnais que ça arrive… Rarement.) 

Plus ça va moins j'ai honte de juger celui que j'ai en face de moi sur ses apparences, sur ce qu'il me montre, sur ce que son corps et sa langue me disent (sa langue, pas son discours). Disant cela, je suis bien conscient de me mettre moi-même en fâcheuse posture. Mais justement : est-ce parce qu'une vérité nous met en danger qu'elle est réfutable ? C'est ainsi, j'ai des affections et des inimitiés instantanées, épidermiques, instinctives contre lesquelles je ne peux pas et je ne veux pas aller, car je les crois plus vraies et plus radicales que ce que me dit ma réflexion ou ma morale, le plus souvent. 

Dans 95% des cas, les choses se passent ainsi. Celui que je rencontre me fait une première impression. En un second moment, le temps et les discours (et le regard des autres, qui est loin de jouer un rôle négligeable) faisant leur office, je pondère cette première impression, je la modère, je la corrige, et il arrive même fréquemment que j'aille tout à fait à l'encontre du sentiment originel. Mais toujours vient le troisième temps, qui est celui du retour : et là, invariablement, je suis bien obligé d'admettre que ma première impression était fondée. Si la première impression est la bonne, c'est bien que la vérité du corps a été la plus forte. L'évidence est là, sous nos yeux. Il suffit de l'entendre. 

Prenons Truc, par exemple. Je me rappelle très bien les premières choses que j'ai lues de lui, sur Facebook. J'en avais une représentation mentale assez précise, alors, qui me montrait le personnage sous un jour franchement déplaisant, un peu triste et assez bête. Nous avons commencé à nous heurter dans des discussions sans intérêt auxquelles j'ai cru accorder une certaine importance. Il fallait que je le contredise, et c'était réciproque. Rapidement, j'ai arrêté, lassé. Du temps a passé, et c'est lui qui m'a recontacté, plusieurs mois après, sur un tout autre mode. Il semblait avoir changé. Il était agréable et même amical. Il paraissait me vouloir du bien. Nous nous sommes rencontrés, et j'ai compris immédiatement que le premier personnage était toujours là, et même plus là que jamais. Une épreuve ! Mais lui s'est accroché. A continué à m'écrire, à me parler. Il voulait me parler. (C'est-à-dire ce qu'il appelle parler : faire des tunnels longs comme un jour sans nuit.) Étrange tout de même qu'il n'ait pas senti immédiatement tout ce qui nous séparait (ou peut-être est-ce le cas, justement ?). Il est gentil, certes, je ne peux pas dire le contraire, mais sous sa gentillesse (qui semble ne pas me concerner (j'ignore si elle concerne d'autres que moi)) il y a toujours ce personnage épais et trouble qui me déplaît souverainement, dans sa manière de parler, de bouger, d'être là. Sa voix… Qu'y puis-je ? Et surtout, pourquoi se forcer ? Pourquoi aller contre son sentiment charnel ? Il doit bien servir à quelque chose, non ? Il n'est pas là par hasard ! Il n'existe pas de hasard, ni d'inutile, dans le registre de nos sensations — c'est comme les symptômes de ce que nous appelons les maladies : chacune d'entre elles est une information qui est là pour nous renseigner, ou nous enseigner. Si nous avons des sens, c'est bien parce que le sens nous parvient (de manière fragmentaire) grâce à eux. La saveur du pain nous dit beaucoup, la saveur d'un être également. Chaque signe parle à la place de l'émetteur, la plupart du temps sans que celui-ci en ait conscience — et c'est ce qui rend ce signe parfaitement authentique. Nous sommes tous des postes de radio qui diffusent leur musique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ça ne s'arrête jamais. Ça parle même en dormant. Le phare éclaire même dans la nuit noire. 

Pour revenir à Truc, ce qu'il dit pourrait m'intéresser, je pourrais éventuellement trouver dans sa conversation des macro-nutriments utiles à ma croissance, mais jamais je ne les digérerai, car je n'aime pas leur goût. Pourquoi avaler des choses indigestes ? Nous savons bien ce qui arrive aux éléments que notre corps ne peut pas assimiler : soit ils se retrouvent dans les toilettes (hypothèse optimiste), soit ils s'accumulent dans notre organisme, comme des déchets qu'il ne sait pas évacuer, et finissent par se constituer en tumeurs (hypothèse pessimiste). Car nous n'avons pas tous un système digestif capable d'avaler du Truc ou du Machin. 

Je crois vraiment que la plupart des gens ont perdu cet instinct très utile qui nous prévient immédiatement, en présence d'une personne inconnue, qui nous indique son degré de possible métabolisation, de manière presque infaillible. Peut-être est-ce dû à la trop grande quantité d'informations dont nous sommes bombardés en permanence, peut-être que la nourriture frelatée qui nous est imposée bloque chimiquement les récepteurs propres à cet instinct, peut-être est-ce dû à d'autres facteurs sociaux, civilisationnels, historiques, et peut-être que c'est dû à tout cela à la fois, je n'en sais rien, mais je constate que la plupart de mes contemporains refusent catégoriquement d'écouter les signes qui proviennent du corps de l'autre, et qu'ils camouflent cette infirmité par des prétextes dérisoires qui les flattent. Finalement, c'est toujours le même scénario qui prévaut : nous prenons nos faiblesses pour des qualités humaines, car ça nous évite d'avoir à nous renforcer. Vous tenez absolument à être sympas ? Tant pis pour vous !

mardi 23 août 2022

Les dernières années

Je ne l'ai pas vue depuis plus de trois décennies. Et encore est-ce elle qui me rappelle à ma grande honte que nous nous sommes croisés il y a trente-quatre ans à Paris ; moi je ne m'en souviens pas. Je ne parviens pas à croire que plus de trente années se soient écoulées depuis notre dernière entrevue. Dans mon souvenir, c'est encore une jolie enfant blonde — et je crois n'avoir connue que cette fillette — alors qu'aujourd'hui c'est une femme qui a trois enfants déjà adultes et une vie solidement établie dans une capitale européenne. Nous nous parlons simplement, comme si nous nous étions quittés avant-hier, comme si une fillette de dix ans pouvait comprendre un homme mûr de soixante-six ans. Cette simplicité m'étonne et me ravit, tout en me semblant quelque peu irréelle. Elle est l'un des très rares personnages de mon passé qui semble ne m'avoir pas oublié. 

Ces jours derniers, on parle beaucoup des cent ans de Micheline Presle, que j'avais croisée un jour d'été de 1989, ou peut-être 88, rue de l'École de Médecine, à Paris. Il faisait très beau et la vie était légère, et nous nous promenions gaiement cette après-midi-là, Maya et moi, comme nous le faisions souvent à cette époque. C'est mon amie qui avait pressé ma main en me disant que la belle dame d'un certain âge que nous venions de croiser était l'actrice bien connue de ma jeunesse dont la voix résonne encore en moi aujourd'hui. Jamais je n'ai oublié sa parfaite distinction, son élégance toute naturelle, si française (je ne parle pas de sa distinction et de son élégance en général, qui m'indifférent complètement, je parle de ces deux qualités imprimées dans l'air du temps ce jour-là, dans ce lieu précis, avec Maya à mes côtés, de la physionomie qu'elles avaient donné à ma journée, et pas seulement à cette journée, puisque trente ans après je peux la sentir encore). Elle souriait, je m'en souviens, en s'adressant d'un air enjoué à l'homme qui l'accompagnait. 

Or, c'est sans doute à cette époque qu'a eu lieu notre dernière rencontre, Sandra et moi, cette rencontre dont le souvenir me fuit. Je me rappelle Micheline Presle et je ne me souviens pas de Sandra à Paris. C'est étrange, car je ne suis pas du tout du genre à aimer les célébrités, à désirer les rencontrer, encore moins à m'afficher avec elles quand j'en ai la possibilité, et c'est étrange aussi pour la raison que j'aime bien Sandra, et que je n'ai jamais oublié la petite fille profondément émouvante que j'avais découverte en Haute-Savoie, quelques années auparavant. Sandra a une bonne mémoire, et me rappelle des situations et des êtres qu'elle ne peut pas avoir inventés, je m'en rends bien compte, mais moi je n'y suis plus. Pourquoi Micheline Presle plutôt que Sandra ? Est-ce à cause de Maya ? De la rue de l'École de Médecine ? De l'été à Paris quand on flirte ? D'une simple configuration chimique ou métabolique ?

Micheline Presle a cent ans et Sandra a quelque chose comme la moitié de cet âge. Ces deux vies n'ont aucun rapport, et pourtant elles ont croisé un même point il y a trois décennies. Ce point c'est moi, qui suis approximativement à mi-chemin de ces deux destins, en terme de temps passé sur cette terre. 

Ce que Sandra m'apprend, aujourd'hui, c'est peut-être que ceux à qui j'ai accordé mon temps, mon affection et ma mémoire, que j'ai aimés, ont tous aujourd'hui disparu de ma vie, alors que ceux que je n'ai pas assez regardés sont toujours là. Ils se tenaient là, en réserve, attendant patiemment que je daigne les voir. (C'est encore la manière la plus optimiste de voir les choses.) 

Les dernières années de la vie d'un homme sont toujours les dernières, quel que soit le moment où elles se situent, mais surtout elles commencent à être les dernières dès notre naissance (mon frère Jérôme en sait quelque chose !). Nous ne vivons que dans les dernières années de notre vie. La vie ce n'est que ça : des dernières années qui s'entassent les une sur les autres. Tout est toujours en train de finir ; même quand nous nous attaquons à une œuvre de grande envergure, elle sent déjà la fin, dès le départ, et c'est bien ce qui nous intimide. Allez au bout, c'est difficile, mais savoir qu'il y a un terme, ça l'est encore plus. Je me demande ce que nous aurions fait de notre vie, si l'on nous avait expliqué ça tout de suite, au lieu de nous le laisser découvrir par nous-mêmes. Je crois que ma vie aurait été tout autre si j'avais compris ça plut tôt. Mais si je commence à me demander à cause de quoi j'ai raté ma vie, je n'ai pas fini de commencer ! 

Quel est mon « âge ressenti », comme on parle de « température ressentie » ? Je ne le sais  pas. Ça dépend des douleurs le matin, du nombre de likes sur Facebook, du repas du soir la veille, d'un appel téléphonique, des yeux qui voient plus ou moins trouble et de ce que me laisse sentir mon nez. Je ne peux évidemment pas prétendre que j'ai vingt-quatre ans, ni même quarante, mais je le voudrais si fort, pourtant, quand je vois de belles jeunes femmes qui me parlent gentiment. Intolérable, de se dire qu'une Ophélie ne reviendra pas, par exemple. Intolérable de savoir que tout ce qu'on a aimé dans la vie se trouve désormais de l'autre côté d'une vitre blindée. 

Maya était plus jeune que moi, elle devait avoir vingt-six ou vingt-sept ans, c'est à-dire l'âge d'Ophélie, et moi j'avais trente-deux ou trente-trois ans, au moment où nous croisâmes Micheline Presle. Était-il normal qu'une jeune Française d'origine syrienne de cet âge-là s'intéresse à une actrice française des années 60 ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais il n'est pas normal non plus qu'une jeune femme de vingt-sept ans s'intéresse à un vieux de soixante-quatre ans. Ce n'est pas normal mais heureusement, ça arrive ! Les températures de l'été qui s'achève n'ont pas été normales non plus. Elles ont été éprouvantes pour ma vieille carcasse. Je suis pourtant content de les avoir connues. Elles au moins, elles n'étaient pas de l'autre côté de la vitre blindée. Elles au moins elles m'ont fait souffrir. 

Sandra me parle de ses souvenirs à Rumilly, quand elle jouait avec Sarah, la fille de Christine, qui devait avoir cinq ou six ans alors. De cela non plus je ne me souvenais pas.  Il y a toujours plus d'interactions que l'on croit entre les différents personnages de nos vies, c'est pourquoi elles sont si difficiles à comprendre (tout le monde parle à tout le monde, ou le croit, tout le monde coupe la parole et la route à tout le monde). On croit les avoir à l'œil, mais ils nous échappent en grande partie, ces personnages qui vont et viennent comme des poissons danseurs dans les profondeurs du décor. Je vis mes dernières années (depuis toujours!) : c'est la seule certitude. 

dimanche 21 août 2022

La Purge [journal]

Reviens d'Aix, où Raphaële m'avait invité à l'opéra, Moïse et Pharaon, de Rossini. Je crois pouvoir dire que cette date restera gravée en moi. J'ai très nettement senti ma vie basculer, en une journée et demie. Vertigineux sentiment que la terre se dérobe sous mes pas.

Une des plus mauvaises idées qui puisse nous venir est de parler de ce que nous faisons à notre propre famille. Je l'ai su très tôt, pourtant, et j'ai tout de même refait cette erreur, tout récemment. On n'apprend jamais rien. Rien ne nous sert de leçon. Dès mon adolescence, pourtant, j'ai compris que ce que je faisais n'intéressait pas ma famille et qu'ils trouvaient ça inutile, voire complètement ridicule. Ils ont eu à cœur de me montrer le mépris dans lequel ils tenaient ce que je faisais, et je dois reconnaître qu'ils ont eu de la suite dans les idées, car ce mépris n'a jamais varié. Ç'a commencé avec la musique, ça s'est poursuivi avec la peinture, et, très logiquement, ça continue avec les livres. Il n'y a aucune raison pour qu'il en aille autrement. Je ne peux pas faire quelque chose de bien, c'est impossible, c'est interdit, puisque j'appartiens à leur race jalouse et stérile. Mais il faut que je sois complètement honnête : une fois, un de mes frères a dit qu'il avait été fier de moi. Ce jour-là, avait-t-il raconté à notre mère, il avait vu mon nom (donc le sien) sur une affiche, aux côtés de celui de Mozart. Le temps d'une soirée, on peut se laisser aller à un peu de mauvais goût. 

Tout cela est très simple et très ordinaire. Les gens se vengent de ce qu'ils ne sont pas. Vous leur montrez ce que ce qui est impossible est possible, et c'est impardonnable.

Le désespoir arrive parfois à l'improviste, surgissant d'une bouche que l'on croyait fermée à tout jamais. Mais justement, les bouches ne le sont jamais, fermées à tout jamais. Faites confiance aux membres de la famille : ils se tiendront prêts jusqu'à la mort.

Ce court voyage à Aix aura fait basculer ma vie car il m'a permis de toucher du doigt mes illusions, de les ouvrir comme des figues trop mûres. Charnellement, concrètement. Les illusions prennent parfois l'aspect d'un visage martelé par les ans.

Je ne pense pas aux illusions qui sont sœurs de l'espérance, je parle plutôt de l'infinie illusion d'être soi. J'ai vécu trente ans dans l'illusion d'être moi, et d'aimer ce que j'aimais, et qui j'aimais. Cette illusion était d'une extraordinaire efficacité, il faut le reconnaître.

Ce dont je parle ne peut se représenter qu'à partir d'un certain âge. Vient un moment, dans la vie, où l'on s'aperçoit avec effroi que ce qu'on nomme "vie adulte" est bâti sur du vide. Tout ce qu'on a cru construire de solide s'effondre sous le souffle de l'enfance qui revient comme un boomerang. On l'avait lancée loin, très loin, et elle a mis un certain temps à revenir, mais c'est ce temps même qui lui donne cette force et cette violence inouïe, quand elle revient nous frapper par derrière. Je retrouve le désarroi et l'angoisse de mes quatorze ans. Je ne m'aime pas. Je ne n'aime pas mais surtout je ne comprends plus comment j'ai pu faire semblant si longtemps de m'aimer. En avais-je seulement le désir ?

Renaud Camus écrit aujourd'hui dans son journal : « Si on avait un échange avec eux, on serait stupéfait par ce qu’il comprennent et surtout ne comprennent pas, et croient comprendre. » [cmqs] Mais cette phrase, je l'entends d'abord comme s'appliquant à moi-même. J'ai cru (sincèrement) me comprendre. Pour pouvoir aimer, il faut croire se comprendre. L'amour est un crime parfait. (Si je m'aimais moi-même je ne dirais pas ça…)

Je suis un premier communiant. Je ne communique pas, je communie, comme le dit joliment Jean-Luc Godard à propos de son chien Roxy. Je n'ai finalement jamais réussi à communiquer avec le moindre être humain. En revanche, j'ai beaucoup communié, ça oui. Sans doute trop. Cette communion m'a traîné sur l'asphalte des voies humaines : mon dos et mes genoux sont râpés et me brûlent.

Ces quelques jours, que l'on pourrait qualifier de "post-publication", puisque j'ai publié coup sur coup deux livres, Luna et À Paris, ont été très difficiles, vraiment très difficiles. Je ne sais pas exactement dans quelle mesure les choses sont liées, mais il se trouve que le contrecoup profondément déstabilisant de mon petit voyage à Aix aura été concomitant à ces publications. Je ne peux pas ne pas faire de rapprochement. D'un côté j'ai revu une femme dont j'ai été profondément amoureux, il y a vingt ans, et d'un autre côté j'ai rendu publique des écrits qui parfois remontent à une dizaine d'années. Et dans les deux cas, je ne parviens pas à comprendre. Je ne parle pas de comprendre ce qui se passe au moment présent, encore que, mais plutôt de comprendre qui j'ai été il y a quelques années. Qui a été celui qui fut amoureux de Raphaële ? A-t-il seulement existé ? Qui a été celui qui écrivit ces textes ? Mon blog, ce blog, aura finalement été d'un grand secours. Ces deux livres ne sont qu'une purge, ou une tentative (partielle) de purge. Il fallait que je me débarrasse enfin de ces textes, qui m'empêchaient d'écrire vraiment. Et je ne connais pas d'autre manière de se débarrasser de textes que le fait de les publier. Je les ai gardés trop longtemps en moi, ces textes ; ils étaient en train de se constituer en tumeur. C'est sans doute la raison de ces titres complètement nuls : “Luna” et “À Paris”, qui ne sont pas réellement des titres. Je n'ai pas voulu chercher de beaux titres. J'ai seulement donné le nom que ces séries de textes portaient, dans le blog. Donner de vrais titres m'aurait paru faux, artificiel, et prétentieux. J'avais des paniers pleins, je les ai vidés. Je peux désormais repartir au marché. D'ailleurs je viens de faire des confitures de figues, car je ne pouvais pas manger tous les fruits que portaient mes deux figuiers. 

Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls. C'est ce que ne comprennent pas ceux qui en ont si peur qu'ils sont capables de tout pour vous faire sortir de cet état de grâce, y compris en vous offrant généreusement leur parole envahissante et écrabouillante. 

Baudelaire écrit à Wagner : « Enfin l'indignation m'a poussé à vous témoigner ma reconnaissance ; je me suis dit : je veux être distingué de tous ces imbéciles. » C'est la première motivation de l'amour (ou de l'admiration), cette volonté de se distinguer des imbéciles. Quand tout ou presque est inaimable, chez une femme, quand nous sommes les seuls à voir ce qu'elle a d'aimable et de véritablement singulier, la tentation est alors à son comble — c'est la possibilité de l'érotisme. Mais le désespoir arrive à l'improviste quand certaines bouches s'ouvrent et se mettent à parler dans une langue que soudain nous entendons. Nous avions tellement l'habitude d'être à l'étranger, dans l'amour… Baudelaire écrit encore : « Avant tout, je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance musicale que j'aie jamais éprouvée. » À ces femmes-là, nous leur devons la plus grande jouissance jamais éprouvée. Le question est de savoir si la jouissance doit se dire. En réalité, la réponse à cette question est évidente : c'est non. Mais plus le non s'impose plus nous vient le désir de dire tout de même, car nous savons bien que les phrases n'ont de sens que dans cette zone où elles doivent forcer le passage pour prendre forme. Elles n'ont de réalité littéraire que dans la mesure où elles ont dû forcer le passage. 

Je ne les vois pas, mais j'entends des chevaux qui passent dans la rue devant chez moi. Quel son merveilleux ! Et, heureusement, ces bêtes montées passent juste à l'heure où un profond silence s'est établi au village. Il y des miracles, ici-bas ! 

Dans la solitude, nous ne sommes jamais seuls. Je connais quelqu'un, comme ça, qui littéralement me terrorise. Face à moi, je le vois et je l'entends fomenter ses phrases comme d'énormes camions de chantier qui vont balayer impitoyablement mes pauvres tentatives (pourtant rares !) pour prendre la parole. Quel lourdaud !  Quel butor ! À peine ai-je commencé à parler que je le vois préparer sa contre-attaque comme s'il amassait des tonnes de cailloux qu'il déverse en hâte sur mon pauvre énoncé qui n'arrivera jamais à son terme. Il ne lui faut que deux ou trois secondes. Sa réplique monte comme un raz de marée, en un formidable crescendo, jusqu'à couvrir triomphalement ma voix. Une ou deux fois, je me suis rebellé, j'ai forcé la voix, j'ai presque hurlé pour aller jusqu'à la terminaison, mais j'ai vite compris que, même si ma voix réussissait à faire pièce à la sienne, il ne serait tenu aucun compte de ce que j'avais dit. Il n'écoute pas. Il n'entend pas. Il est plein de sa parole, et uniquement de sa parole. Pour ces gens-là, vous n'existez pas. C'est un mur infranchissable contre lequel viennent se briser toutes les tentatives de dialogue. Peu de situations me désespèrent et me révoltent comme celle-là. J'éprouve un véritable dégoût pour ceux qui se conduisent ainsi, que je tiens pour des criminels. Combien l'on se méprise de devoir forcer sa voix et sa nature, combien il est humiliant de se mettre au niveau de ces rustres ! La plupart du temps on n'essaie même pas, mais on est alors condamné à ne rien dire, à subir, à laisser libre cours à cette logorrhée écœurante qui prend toute la place et vous renvoie au néant. HURLER serait la seule réponse possible, mais on s'en voudrait trop de hurler avec les hurleurs, de se placer à leur hauteur, ou plutôt à leur bassesse. Donc on se tait. Dans la vraie solitude, on est toujours deux : soi et l'autre ; car l'autre ne disparaît jamais, quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise. Or, dans ces sortes de joutes imbéciles, on est seul, absolument seul ! Je ne comprendrai jamais quel est le bénéfice de ceux qui se conduisent ainsi. 

Plus ça va plus je suis sensible à l'adieu au langage. Que ce soit à cause d'une langue déficiente, appauvrie à l'extrême, handicapée, éclopée, ou à cause de l'incapacité chronique de la plupart des contemporains à écouter l'autre, à lui faire une place dans la conversation, le langage s'éloigne de nous à la vitesse d'un cheval au galop. Je vois arriver le jour où plus personne ne saura de quoi il est question. C'est déjà le cas, le plus souvent. Je regarde autour de moi, et je m'aperçois que ceux avec lesquels je peux avoir une vraie conversation se comptent sur les doigts d'une main. C'est terrifiant. Les fleurs, les animaux, les paysages seront bientôt nos seuls interlocuteurs. 

Une des choses que j'aime, chez elle, c'est qu'elle ne coupe jamais la parole, et qu'elle ne répond jamais trop vite. Elle prend son temps pour me répondre, toujours. Parfois trop, et même beaucoup trop ; mais je préfère ça à l'inverse. Je pardonne presque tout à celui qui me dit : « Je ne comprends pas » ou « je ne sais pas ».

« Il me semblait que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme reconnaît les choses qu'il est destiné à aimer. » C'est à moi, avons-nous envie de dire du corps que nous désirons ! Et moins le corps en question nous appartient, plus nous avons le désir de le croire nôtre. Un corps de femme, c'est le temps : il passe et ne revient jamais, mais nous avons la sensation qu'il n'a d'existence que pour nous. C'est le pas des chevaux devant la maison dans le silence d'un dimanche d'août, métronome discret et poétique qui dit mieux que les mots. C'est notre destin qui passe sotte voce. Moi aussi j'aurais aimé écrire à Wagner. Ou, mieux, à Debussy. 

Ce n'est pas Rossini, qui a provoqué mon désarroi (l'opéra était particulièrement grotesque et monté d'une manière tellement imbécile qu'on a honte d'en faire état (il faudrait pourtant parler de cette mise en scène consternante et révoltante, mais ça m'ennuie d'avance de me coltiner  ces crétineries), et nous ne sommes même pas restés jusqu'à la fin), non, c'est de la revoir, elle, c'est de l'entendre parler, c'est de passer quelques heures chez elle, de voir sa maison, c'est de rencontrer un de ses “ex”, c'est la chaleur, c'est le mal de dos, c'est l'âge qui a décidé soudain de m'ouvrir les yeux, ou c'est peut-être (et même sûrement) quelque chose que je ne comprends pas, que je ne vois pas, et qui vient du fond de l'existence, quelque chose qui n'a pas de visage mais qui a enjambé les années et s'est placé entre moi et le monde, comme un très haut mur. Tout s'est déclaré brutalement, comme un cancer qui flambe, comme un hurlement qui déchire le rêve. 

Il aura suffi de quelques heures, de quelques jours pour que ma vie prenne un sens différent, et même un sens différend. Je me suis trouvé brutalement face à un sens qui cherchait la bagarre alors que je ne lui demandais rien. J'avais seulement accepté une invitation. Je voulais seulement entrer dans le monde, le temps d'une soirée. Je n'avais pas l'intention d'en sortir. C'était un piège. La tumeur était sans doute déjà là, bien sûr, mais elle dormait. Je ne sentais rien. Mes esprits, mes monologues me protégeaient, me détournaient du foyer hurlant. Rossini a bon dos. Yves aussi. Et même elle… Elle n'y est finalement pour rien. Elle n'a fait qu'obéir, et m'amener au centre du cercle, inconsciente et docile. Baudelaire finit sa lettre à Wagner par cette phrase : « Je n'ajoute pas mon adresse, parce que vous croiriez peut-être que j'ai quelque chose à vous demander. » Il faudrait toujours écrire sans donner son adresse, car ils veulent tous nous y reconduire de gré ou de force. Ils ont décidé qu'ils connaissaient notre demeure. On ne pourra jamais les détromper. Une femme qu'on a aimée se trompe plus sûrement que n'importe qui sur celui qui se trouve face à elle. Quand je suis arrivée chez elle, elle m'a dit : « Tu as drôlement changé ! » Je ne pouvais pas lui répondre la même chose, puisque je l'avais vue il y a neuf ans, et que déjà elle m'avait semblé avoir perdu toute la beauté que j'avais aimée. Les piteuses retrouvailles des vieux amants ont cet avantage extraordinaire que nous pouvons nous dire que nous avons souvent connu le meilleur de ces visages et de ces corps. Je n'avais rien à lui demander, contrairement à ce que j'avais cru, pendant que je conduisais la voiture pour aller la rejoindre, ce mercredi 20 juillet. Et puis, mon adresse, elle l'avait oubliée depuis si longtemps que j'étais à l'abri de toute tentation. Mais ce n'est pas drôle, de n'être pas tenté… Le mur paraît bien trop proche de notre tête pour que la douleur du choc ressentie par avance ne nous fasse pas perdre les pédales. Et voilà où j'en suis. 

Et Baudelaire dit encore : « En somme vous avez dû être satisfait du public dont l'instinct a été bien supérieur à la mauvaise science des journalistes. » Les amoureux sont le bon public, dont l'instinct est toujours supérieur aux intelligents critiques qui les regardent de l'extérieur avec un rictus navré. Mais quelle furieuse et méchante contradiction, quand nous regardons dans le passé de nos attachements ! « Une fois encore, Monsieur, je vous remercie ; vous m'avez rappelé à moi-même et au grand, dans de mauvaises heures. » La vie nous ouvre les yeux dans le même temps exactement qu'elle nous les ferme. Toutes les heures sont simultanément bonnes et mauvaises, dès qu'on s'en est éloigné, et ce qui nous en éloigne a invariablement les traits abîmés d'un visage aimé — « l'âme montée à son paroxysme », la chair carbonisée et malodorante des souvenirs retournés. Je l'ai vécu très charnellement ces derniers jours où mes rêves ont été violents et poignants, émouvants et traumatisants, doux et brutaux, révoltants. Mes nuits étaient plus brûlantes que la canicule. Tout est sorti d'un coup, par tous les émonctoires psychiques dont je dispose. Les pages du livre ouvert étaient des lèvres chauffées à blanc, cachant mal des dents acérées. 

𝐸𝑡 𝑗'𝑎𝑖𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑏𝑒𝑎𝑢𝑐𝑜𝑢𝑝 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑡𝑒𝑠 𝑙𝑒̀𝑣𝑟𝑒𝑠 𝑞𝑢𝑒 𝑚𝑒𝑠 𝑙𝑖𝑣𝑟𝑒𝑠.

Distinction

Le goût, c'est d'abord cela que souvent on aime pour être distingués des imbéciles. 

jeudi 18 août 2022

Un autre rêve

Je suis avec une bande d'amis, assez nombreux (six, sept ?), jeunes, disons entre trente et quarante ans, nous nous amusons bien. Nous sommes en ville, dans des cafés, sans doute, ou au restaurant, et la conversation est spirituelle, enjouée, légère, très vive et stimulante. Et puis il y a soudain trois femmes, ou deux, mais plutôt trois, un peu plus âgées, mais pas beaucoup, très bourgeoises et très élégantes, auxquelles nous décidons de jouer un tour. En réalité il ne s'agit pas vraiment de leur jouer un tour, mais de s'en moquer gentiment. Le jeu se déroule à merveille. Ça prend. Elles s'intéressent à nous et ne se rendent pas compte qu'elles sont manipulées. Mais les choses vont un peu trop loin, et elles se rebiffent. Je suis le plus impliqué de tous. Petit à petit, les choses se retournent, et je sens que je me prends d'amitié pour elle, et j'ai honte de ce jeu gratuit et un peu cruel. Alors, tout en jouant ma partition avec virtuosité, je commence à me retirer d'elle, à l'interpréter. Je mets de la distance entre moi et moi. Mais le ton monte. Nous sommes accusés assez violemment. Des tiers s'en mêlent. Les discussions sont âpres, je dois me sortir de la nasse. Je parle énormément, avec un brio qui m'étonne moi-même, et m'étourdit presque. C'est comme de conduire à grande vitesse une voiture de sport. Je crois que je réussis (presque ?) à les convaincre de ma bonne foi. Mes amis sont plus loin, ensemble, et moi je suis avec les trois femmes, au café. Et plus ça va plus je sens que je suis de leur côté mais sans pouvoir leur dire. Je les aime. Mais j'aime aussi mes amis. Ma position est très délicate. Je ne veux trahir personne. Je vois en particulier une blonde, assez grande, fine, très élégante, qui se penche au-dessus de moi, et je peux sentir son parfum et la courbure de son corps qui m'émeut tout particulièrement. Je me sens de mieux en mieux mais ma position est de plus en plus délicate. Je veux les défendre, mais de manière à ce que mes amis pensent que c'est encore un jeu à leurs dépens (aux dépens des femmes). Je m'en tire à merveille et en retire une jouissance incomparable. Quand je retourne vers mes amis, il y a un moment délicat. Ils m'accusent de collusion avec les femmes, mais, là non plus, nous ne savons pas si c'est joué ou si c'est réel. Je me prends sincèrement de bec avec eux et à la fois, sans qu'il semble y avoir la moindre contradiction, nous nous congratulons secrètement. Pourtant mon cœur est avec les femmes. 


Il y avait dans ce rêve une qualité de suavité et d'esprit mêlée à un érotisme léger mais entêtant qui le rendait incomparable. C'était comme un grand vin blanc. Léger, mais puissant et enivrant. Une fête des sens et de l'esprit. Peut-être que je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je suis partagé… C'est vrai mais ce n'est pas ça non plus. Je ne saurai sans doute jamais d'où provient ce bonheur. Si je devais lui donner un titre, le seul qui me paraît adapté serait "ivresse", alors même que ça ne dit rien de l'histoire. Mais j'étais sur la pointe des nerfs et de l'esprit, sans aucune douleur. « Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! » Non, c'est là qu'il me faut être, au creux de la modernité, à Paris ou dans une grande ville de province. À la rigueur dans l'Orient-Express. Il faut que dans ma mémoire flottent quelques bribes de Blue in Green, de Bill Evans. Il n'y a que le jazz qui sache parler de ces états, ces états où la conversation, le jeu, la sexualité, l'intelligence et la séduction nous font vibrer à une fréquence rare, si précieuse. La vie dans ce qu'elle a de plus fin, subtil, aigu, aérien, inventif. La vie, quoi ! C'est peu mais c'est énorme. 

Les commentaires imbéciles, pourtant

 Soit cet extrait de Schopenhauer déposé sur Facebook. 

« Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée. Aussi lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence du propriétaire. Celui qui fait claquer habituellement les portes, au lieu de les fermer avec la main, ou qui le tolère dans sa maison, est non seulement un homme mal élevé, mais encore une nature grossière et bornée. “Sensible” en anglais signifie également “intelligent”, et ce sens-là procède d’une remarque très fine et très juste. Nous ne serons complètement civilisés que le jour où les oreilles seront libres, elles aussi, et où l’on n’aura plus le droit, à mille pas à la ronde, de venir troubler la conscience d’un être qui pense, par des sifflements, des cris, des hurlements, des coups de marteaux ou de fouets, des aboiements etc. Les Sybarites bannissaient hors de leur ville tous les métiers bruyants ; et la respectable secte des Shakers, dans le nord de l’Amérique, ne souffre aucun bruit inutile dans les villages ; on raconte la même chose des frères moraves. »  

Qui donne lieu à des commentaires tels que :

« Comme j'aime les chiens, leur aboiement ne m'est pas insupportable. J'ai plus de mal à endurer les cris des marmailles sur la plage ou dans un parc. »

Et encore :

« C'est un beau texte, pas très scientifique mais beau. Normal pour un philosophe j'ai envie de dire. Ça n'en fait, heureusement, pas une généralité [sic]. Sans compter que les exemple cités ont des pertinences qu'il n'y a pas ici (en tout cas pour les chiens) »

Et surtout :

« Après pour le silence, il reste l'ehpad ou le tombeau. Les bruits font aussi partie de la vie. »

Ça c'est vraiment le bouquet ! Ce crétin se croit sans doute spirituel, en plus. Ou très fin. Ou les deux. Pauvre imbécile. C'est vraiment pitoyable. Et ce con a l'air d'être flûtiste, en plus… Les bruits font partie de la vie… J'ai rarement entendue répartie aussi bête. A-t-il seulement lu le texte que j'ai déposé ? Il vaudrait mieux penser que non, par charité chrétienne. Ce genre de commentaires ne me donnent jamais envie de répondre sérieusement, rationnellement, logiquement, mais seulement d'insulter — ce que j'ai fait. Merde alors, ils ne méritent pas mieux. La tolérance a des limites. On a beau en avoir l'habitude, la confrontation avec la bêtise crue bouleverse. Pour peu, elle nous ferait fondre en larmes, car elle vient toujours comme un coup de couteau dans la trame courante de l'esprit. Elle nous prend toujours au dépourvu, même si nous la connaissons bien. La bêtise est toujours une agression, quoi qu'on dise. Pour me calmer, j'écoute des chansons de Bola de Nieve, que j'adore. Quel baume ! Où est donc passée la bonté que ces chanteurs-là savaient mettre dans leur voix ? La bonté, la douceur et le sourire aimable, tout le contraire du ricanement et du clinquant, brutal ou stupide, qui aujourd'hui a étouffé toute poésie, toute gentillesse et tout savoir-vivre. Il existe un lien direct entre amabilité et silence, et toute personne qui ne le voit pas est pour moi une brute. Tout grand art porte en lui une dose immense de silence. C'est lui, le silence, qui rend possible le son, les notes, les phrases, qui les habille de cette couleur chaude et précieuse, qui les protège de la vulgarité, qui leur donne finalement une forme humaine, généreuse, une forme qui adoucit les angles de la réalité et qui éloigne les sauvages. 


« C'est une chose étonnante que l'indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit. » (C'est Schopenhauer encore.) Mais voici le passage en entier, qui précède tout juste celui que j'ai cité plus haut. « En revanche, c’est une chose étonnante que l’indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit ; qu’ils pensent, qu’ils lisent ou qu’ils écrivent, rien ne peut les troubler, tandis que les cerveaux d’élite en deviennent incapables de tout travail. Mais ce qui les rend si insensibles aux bruits de toutes sortes, les rend également insensibles à la beauté dans les arts plastiques, à la profondeur de la pensée ou à la finesse de l’expression dans les arts du discours, bref à tout ce qui ne les intéresse pas personnellement. Au sujet de l’action paralysante qu’exerce au contraire le bruit sur les esprits d’élite, citons la remarque suivante de Lichtemberg, qui trouve ici sa place.  “C’est toujours un bon signe, quand un artiste est empêché par des riens d’exercer son art comme il faut. F… plongeait ses doigts dans de la poudre de lycopode, lorsqu’il voulait jouer du piano… Des esprits moyens ne sont pas empêchés par de telles vétilles. Ce sont des cribles à larges trous.” »


***


Je dépose cette phrase, sur Facebook : « Un bon professeur, c'est quelqu'un qui jamais n'a voulu enseigner, mais qui a toujours désiré apprendre. » Il y a peu de choses, il y a très peu de choses dont je sois sûr, dans la vie. Celle-ci en fait partie.


Aussitôt, un professeur surgit pour me rappeler à l'ordre : « Non. C'est quelqu'un qui désire partager ce qu'il ne cesse d'apprendre. Le plaisir d'enseigner est essentiel. » Outre que cette manière d'asséner des truismes est assez ridicule, il y a le ton, bien sûr. Eût-il dit la même chose d'une aimable manière que j'aurais volontiers répondu en précisant ma pensée : il est vrai que je pense plus au maître qu'au professeur à proprement parler. Un "bon professeur", donc, pour moi, c'est quelqu'un qui est devenu ce qu'il enseigne. Il a fait plus que l'étudier, il en a fait sa vie. Il est devenu son art, ou sa discipline. Il n'a jamais désiré être professeur. Quelle piètre ambition, quand on y songe ! Vouloir exercer le métier de professeur… Oh, il en faut, certes, il en faut et il en faudrait beaucoup, même. Mais moi ce n'est pas du tout de cela que je parle. Non, je ne m'intéresse pas à ces ouvriers du savoir qui « aiment leur métier et le font le mieux possible ». Grand dieux, s'ils aiment ça, eh bien qu'ils le fassent, leur métier, et qu'ils ne viennent pas en plus nous chanter leurs propres louanges ! C'est trop, vraiment ! Il y en même un qui, venant à la rescousse du grand professeur outragé, s'est écrié, la main sur le cœur et la tripe palpitante : « magnifique! Mon credo » (sans espace avant le ! ni point à la fin de son exorde sans suite, bien sûr (les profs ne savent pas se déguiser très longtemps en professeurs, il leur manque la patine donnée par l'habitude). Je parle des grands professeurs, je parle de ceux qu'on appelait jadis les maîtres. Un maître selon mon cœur ne se réveille pas un matin avec « la passion de transmettre », cette triste baudruche du temps de l'École mise à terre (ou plus bas que terre). Un maître passe sa vie à se confondre avec sa discipline, à ne faire qu'un avec elle et, à la condition qu'on lui demande avec insistance, et généralement à la fin de sa vie, il accepte d'avoir quelques élèves, car il ne peut pas refuser. Encore une fois, ce n'est pas son but dans la vie. Son enseignement ne sera que ce qu'il ne peut empêcher de laisser voir de son savoir, ou, pour mieux dire, de son être. Il n'aura que très rarement une fiche de paie (et jamais une retraite). On choisit un maître, on vient à lui parce qu'il est lui. Lui ne va pas aux élèves. Qu'il enseigne le piano, le kung fu, ou la calligraphie, il a passé sa vie à se passer de ces élèves qui viennent le trouver quand il a côtoyé son art durant trente ou quarante ou cinquante ans. C'est justement parce qu'il n'a pas d'élèves qu'on vient le voir. Ce qu'on vient chercher, chez lui, c'est son silence ; c'est le mystère de son désir inflexible, c'est tout ce qu'il ne dira pas. Il n'apprendra pas à faire des gestes, à jouer comme ceci ou comme cela, à penser comme ceci ou comme cela, à faire des fiches, des exercices, il pensera, il jouera, ou il se taira, et cette pensée, ce jeu ou ce silence seront plus qu'un exemple ; ce sera le Désir qui flambe dans les deux corps mis côte à côte ; ce sera la Pensée qui se dresse dans deux esprits mis côte à côte, le Son et la Forme qui naissent simultanément dans deux êtres mis côte à côte ; ce sera le Geste qui naît pour la première fois dans les membres de l'élève. Voilà le Professeur dont je parle. Il se contrefiche de “transmettre”, car transmettre signifie qu'on transmet quelque chose. Lui il poursuit son chemin, il continue à apprendre, jusqu'à la mort, et si son inlassable apprentissage peut jeter un peu de lumière (ou de trouble) dans l'âme du néophyte, ce sera une bonne chose. Sinon, tant pis. D'autres le feront. Il est d'abord et avant tout le gardien de sa discipline, qu'il désire porter au point le plus haut. Ce n'est que de cette manière qu'il est utile, vraiment utile. 


Mais le professeur outragé s'était signalé un peu plus tôt dans la journée par une intervention tout aussi cuistre. J'avais déposé le quatrième des Vier Letze Lieder de Strauss, dans l'interprétation de Jessie Norman, et j'avais ajouté en commentaire qu'un peu plus tôt dans la journée, j'avais été très surpris de constater que je m'étais trompé sur la voix que j'entendais à la radio sans rien savoir d'elle, en passant dans ma cuisine. C'est précisément parce que cette méprise m'avait surpris (j'avais cru reconnaître Schwarzkopf, sur une ou deux mesures (c'est-à-dire trois ou quatre notes) entendues je le répète en passant) que j'avais jugé amusant et utile de le dire. C'est précisément dans la mesure où ces deux voix sont très dissemblables que ma méprise m'a amusé, ou m'a semblé intéressante. Mais le professeur outragé a tenu à me faire la leçon : « Deux voix à l'opposé l'une de l'autre pourtant. » Ça alors par exemple ! Quelle information inouïe et capitale ! Comme il était utile de me l'apprendre ! Je ne m'en serais jamais douté. Comme il est bon de se faire redresser la parole par un spécialiste bien assis et bien coiffé ! 


***


À quoi répondent-ils, ces commentaires imbéciles ? On se le demande. Certainement pas à ce qui est écrit, ou dit, en tout cas. Sans doute se répondent-ils à eux-mêmes. Mais si c'est bien le cas, pourquoi ne dialoguent-ils pas avec eux-mêmes ? Ce serait tellement plus intéressant et pertinent. Pourquoi rompent-ils le silence ? C'est cela la vraie question.

Dans un dialogue, le plus important est de savoir à quoi répondre, et donc, sur quoi se taire. C'est comme de savoir ce que l'on doit voir dans un tableau ou entendre dans une page de musique. Nous n'avons pas les bras assez grands pour embrasser le sens, ni le tout de la parole de l'autre. Quand nous lisons un livre, c'est la même chose. Nous savons bien que nous ne lisons pas tout. C'est le choix que nous faisons qui importe : ce que nous laissons est aussi important que ce que nous prenons. Mais surtout, il m'est de plus en plus difficile de supporter ces gens (de plus en plus nombreux) pour qui lire, c'est confronter le sens qu'ils portent en eux au sens de celui qu'il lise. Ils ne veulent savoir qu'une chose : vrai ou faux ? Ils veulent pouvoir dire : Oui ou non ? Eh bien je leur propose de vite refermer le livre, car ils perdent leur temps. Il existe bien d'autres occupations et situations qui leur permettront de jouer à ces jeux binaires et de croire conséquemment qu'ils savent quelque chose. Les bruits font partie de la vie ? Oui. Mais surtout de la vie des cons. 


[C'est moi qui souligne]

mercredi 17 août 2022

Raconter l'inénarrable

Raconter un rêve est une chose impossible, c'est entendu. Le verbe "raconter" le dit bien. Le rêve s'oppose à l'histoire. La narration et le rêve sont des éléments presque complètement incompatibles, car les temps, dans le rêve, ne s'excluent pas les uns les autres. Il n'y a pas du présent, puis de l'imparfait, puis du passé simple, puis du futur ou du futur antérieur, puis du conditionnel, il y a des empilements ou des emboîtements de temps contradictoires qui sans cesse nous déroutent, au sens propre. Alors que la narration implique que les temps soient chacun à leur place, pour que les verbes puissent fonctionner comme des verbes. Il faudrait peut-être mettre tous les verbes à l'infinitif, les annuler ou les barrer, ou les mettre entre parenthèses, en tant que verbes, et voir ce qui se passe ? (Il est possible que les catégories de notre grammaire (verbes, substantifs, conjonctions) soient caduques, dans le monde du rêve, ou du moins qu'elles se fondent dans une structure molle, qu'elles se liquéfient, que des éléments de l'une passe silencieusement dans une autre.) Cela deviendrait très vite incompréhensible, pour celui qui lit la transcription du rêve, mais ce serait sans doute plus juste. Les verbes d'action, dans un rêve, sont seulement des pivots, des poteaux indicateurs, des forages vertigineux, des points où le temps s'enroule sur lui-même et démontre que nous nous situons dans un pays qui n'a pas les mêmes lois que celui que nous habitons durant la vie diurne. Un verbe au présent peut très bien masquer une action au futur, le conditionnel et l'indicatif se conjuguer pour produire un mode inconnu de nous. En quelque sorte, on pourrait dire que le temps se contredit lui-même, et nous perd — soit que nous n'arrivions pas à le suivre, dans ces dimensions paradoxales, soit que nous le semions en route, car notre temps, celui que nous connaissons, ne prend jamais le temps de s'arrêter. Il file en ligne droite sur une voie unique. 

Pourtant, raconter un rêve n'est jamais une perte de temps, car la logique du discours et de la langue nous confronte au paradoxe profond qui nous habite sans que nous en soyons conscients. Tout notre être est bâti sur un paradoxe profond, sur un paradigme paradoxal que nos yeux et notre pensée ne sont pas en mesure d'apercevoir. Trop d'habitudes, trop de sensations, et trop de discours (la science, la morale, la culture) le rendent indécelable, alors que sans doute il est le plus agissant, dans notre vie. C'est justement quand nous ne parvenons pas à raconter un rêve qu'apparaît sa structure, et, en miroir, celle qui nous fonde. 

Un rêve

[Tout le rêve se déroule dans une pénombre étrange — étrange parce que les corps sont dans des sortes de cavités phosphorescentes, qu'ils trouent la pénombre.]

Nous sommes au studio à la maison. Ma mère est en train de parler. Elle me montre des papiers, dit qu'elle va mettre ses affaires en ordre, et je comprends qu'elle va « s'acquitter de ses dettes ». S. est là, mais pas dans mon champ de vision. Il doit être dans le hall d'entrée, à trois ou quatre mètres. En tout cas il n'est pas loin et il entend ce que notre mère dit (elle s'adresse plus à lui qu'à moi, d'ailleurs). Je le sens plus que je ne le vois. Sa présence est comme fantomatique. Puis il pénètre dans le studio et il montre à ma mère une sorte de “carte de visite”, un bristol blanc de huit centimètres sur quatre sur lequel est écrit (par ma mère) quelque chose que je ne peux pas lire (je vois un mot souligné deux fois), mais je comprends qu'il lui reproche quelque chose. Il dit quelque chose comme : « C'est ça ? C'est comme ça que tu mets tes affaires en ordre ? » [Je ne parviens pas à me souvenir de ses paroles, je reconstitue comme je peux.] Ou peut-être : « C'est ça. C'est ça que tu me reproches ? » Et là je comprends deux choses simultanément : qu'elle le rétribue pour ce qu'il a fait, et qu'elle lui reproche ce qu'il m'a fait. Elle parle d'Abel et de Caïn.

À partir de là, les choses dérapent et s'accélèrent. S. et notre mère disparaissent de ma vue. Mes paupières se collent, je ne vois plus rien, mais presque immédiatement je comprends qu'il se passe quelque chose de grave, et je me précipite au jardin. C'est entre chien et loup (j'ignore si l'on est tôt le matin ou à la fin du jour, ou bien si c'est ma vue qui ne me permet pas de voir le plein jour). Nous sommes à présent derrière la maison, sur la pelouse qui se trouve au nord, devant la cuisine. Mes paupières se décollent. Je ne vois pas ma mère, mais j'entends toujours mon frère qui parle très agressivement, alors j'appelle le chien qui m'aime (c'est un mélange de Luna et de Salman, mais très gros), et je lui ordonne de se jeter sur mon frère pour le dévorer, en commençant par les parties génitales (c'est ce que je dis). Je ne vois pas ce qui se passe mais je devine, et je vois le gros chien affectueux qui revient vers moi, la gueule pleine de sang. Il ne voulait pas le faire mais il l'a fait pour moi, parce que je le lui ai demandé. Ma mère est plus loin, dans l'ombre, je ne la vois pas, elle a disparu, et je comprends que je ne la verrai plus jamais. [Je me réveille.] 

Peu de temps auparavant, dans le même rêve. J'étais à la maison, seul, et j'avais soudain la sensation d'une présence qui m'effrayait. Je sursautais, et le chien, qui était couché sous la table de la cuisine, prenait peur et allait se réfugier dans le hall. Je l'appelais pour le rassurer et lui demander pardon en le caressant et en l'embrassant. Il était si affectueux avec moi que j'en avais les larmes aux yeux. 

Encore plus avant dans le rêve. Je me rappelle avoir eu très peur, car j'arrivais dans un endroit et c'était le noir complet. Je me suis cru aveugle un bref instant, avant de comprendre que mes paupières étaient collées. J'ai dû utiliser mes doigts pour pouvoir ouvrir mes yeux.

vendredi 12 août 2022

"À Paris"


On peut trouver "À Paris" sur Amazon


« On allait parfois manger des glaces à Anvers. Il y avait un petit glacier familial qui faisait des glaces au moins aussi bonnes que celles de Berthillon et au moins là on avait la paix. On n'était jamais plus de trois ou quatre personnes attablées là, et de toute manière on n'aurait pas pu être plus nombreux. On restait là à regarder passer les filles, on était bien. La vie en ce temps-là était modale. Une sorte de bleu pâle et très doux, avec les noirs de Coltrane et les gris de Bill Evans. »


« Essayant de rassembler mes impressions et souvenirs sur le Paris que j'ai connu, j'en viens à me dire qu'ils sont en grande partie colorés par la lecture d'Henry Miller. Bien que ne le lisant plus depuis plusieurs décennies, je n'imagine pas un Paris qui ne lui devrait rien. L'œil aux aguets, le cœur vacant, le jazz et l'amour qu'on fait, les longues après-midi, les sentiments légers du flâneur, le printemps perpétuel… Une sorte de bleu… La vie esquissée, sans adhérence… »



mercredi 10 août 2022

Animale

— Les animaux, on les voit nus.

— Et alors ?

— Tu es une animale !

— Tu veux te rincer l'œil ?

— Si tu veux…

— Alors commence par te le laver.

— Si tu penses que je dois laver mon regard, c'est parce que le tien est sale.

— Mais je ne suis pas une animale !

— Tu ne devrais pas t'en vanter. 

— J'ai une âme !

— Hélas, oui.

dimanche 7 août 2022

Petits matins

Pourquoi aime-on si fort les petits matins ? Parce qu'ils sont une promesse de silence. Il y a à l'intérieur de chaque journée un moment de grâce qui s'amorce au lever du jour et court jusqu'à celui où les hommes se décident à bouger leur carcasse. Le mécanisme est encore à l'arrêt. Le temps, alors, nous paraît singulier, et fait pour la pensée, la pensée libre, ou peut-être seulement la liberté. On le reconnaît facilement, ce temps, à la qualité des sons qui le composent. L'air semble plus fin, plus léger, qui donne aux rares bruits qu'il porte cette allure amicale qui nous plaît tant. C'est la Chance, qui se tient près de nous.

Un souvenir pénible me revient. Dans les années quatre-vingt-dix, je partageais mes semaines entre Paris et la Haute-Savoie, et j'avais alors une vie qui, vue d'ici, me semble idéale. Ce matin-là, tôt à la cuisine, où je m'étais installé pour écrire, j'eus la mauvaise surprise d'entendre ma mère qui, passant une tête réjouie par la porte, me dit sa joie de me voir. Instantanément, je me raidis, posai mon stylo, et manifestai envers cette âme aimante et gaie toute la méchanceté dont j'étais capable. Je lui fis comprendre, en quels termes, je ne sais plus, mais avec une violence sourde et butée, qu'elle me dérangeait. Elle fondit en larmes et rebroussa chemin. 

Je crois l'avoir rattrapée et m'être confondu en excuses, mais le mal était fait, et, surtout, ma nature s'était révélée au grand jour. J'avais meurtri inutilement ce cœur pur et aimant, et je m'étais infligé à moi-même la pire des blessures, de celles qui ne nous lâchent jamais et reviennent inlassablement nous torturer des années après. Le mal que nous faisons à ceux qui nous aiment (que serait-ce si nous ne les aimions pas…), nous le faisons d'abord à nous-mêmes ; c'est heureux.