jeudi 26 décembre 2024

Noël au bourdon

  

Martyr en sirop ? Supplicié à l'insu de son plein gré ? Con fini confit ? Pauvre Père Noël. Je ne vois rien de plus ridicule, de plus grotesque et de plus triste, au fond, quand on y réfléchit deux minutes, que ce personnage assez imbécile et son triste destin en Occident. Pauvre vieux clown enrôlé dans une comédie sinistre qui le lie pour l'éternité à un rite pour enfants gâteux dont le Christ n'aurait voulu pour rien au monde, et qui le prend en otage, Lui, d'une manière scandaleuse. Quelle immonde profanation ! 

Je hais les sapins de Noël. Les boules multicolores. Les guirlandes. Cette fête ignoble. Ces deux jours de l'année, le 24 et le 25. Les cadeaux de Noël. Les bûches de Noël. Les courses de Noël. L'affairement immonde de ceux qui vont fêter Noël. Qui se pressent dans les magasins. Qui courent partout, les bras chargés de leurs paquets dégueulasses, qui vous bousculent le sourire aux lèvres, pour la bonne cause. Foie gras, saumon fumé, dinde, jouets, friandises, dégoulinades de vœux, SMS, cartes, fourrures blanches, souliers rouges, vernis multicolores, achats de dernière minute, affolement, commandes en ligne, clignotements, étoiles en cataplasmes et spasmes de bons sentiments lancés au hasard, plastic, toc, reflets, neige artificielle ; le faux dans toutes ses dimensions et sa brutalité consumériste atteint son paroxysme dans un orgasme d'achats et une orgie de dépenses. Il y a désormais un site (ou une pratique, ou les deux) qui vend la mèche : On (y) revend les cadeaux non souhaités. Cette manière de faire est non seulement admise mais très encouragée, si j'ai bien compris. Rien ne se perd, n'est-ce pas, et la vérité non fardée sort de son puits dès le surlendemain des réjouissances. L'écologie, ici encore, sera sans doute appelée à la barre. Elle trempe dans toutes les saloperies, on a l'habitude. 

« Noël 1951. Nous sommes le dimanche 23 décembre à Dijon. Sur le parvis de la cathédrale, une effigie du Père Noël est brûlée publiquement, en signe de protestation des autorités catholiques de la ville contre une figure païenne en pleine expansion. » Qui s'en souvient ? On peut aujourd'hui encore en voir les photographies sur Internet. Oui, le Père Noël est une ordure, et ce n'est pas forcément drôle. 

Quand je vois passer des « bonne fête de la Nativité, la plus belle de toutes », je me demande si celui qui écrit ça est sérieux ou complètement fou. Mais où donc voient-ils une telle chose ? Où ?! Quels yeux faut-il, pour lire les choses ainsi ? En quelle occurrence, en quel village coupé du monde, dans quelle famille épargnée par la publicité et toute la puissance de frappe des hypermarchés de l'Univers célèbre-t-on cette Nativité, sérieusement ? Quelle blague atroce ! Comment ose-t-on écrire ça sans mourir de honte ? Le Veau d'or est dépassé depuis très longtemps par le Super-Veau-OGM de diamant ! L'ordure coule à flot, vêtue de morale bon marché — le mauvais goût est offert en prime. Ça coûte pas cher, c'est eux qui paient.

La grande fête chrétienne se borne à consommer le plus possible dans le minimum de temps et à sourire de toutes ses dents, sans aucune mémoire de l'étable misérable et miraculeuse. Ostentation, gavage, objets, partage, rires et chansons, bruit, musique : acheter et manger. Tout s'ordonne autour de ces deux axes, inextricable mélange d'amour et d'indifférence, de générosité et de voracité, de mémoire prétexte et d'inconscience pure et simple. Tout est caricature, y compris cette pauvre crèche qui n'a plus la moindre signification, hormis celle de donner à la cérémonie familiale ou sociale un vernis très vaguement religieux, de “faire référence”. Le mythe est charitable. Le Rite masque très mal le nom des banques internationales, il suffit de gratter un peu le vernis pour les faire apparaître. Bethléem n'est qu'un nom de code pour les flux financiers qui attendent ce moment de l'année avec des éructations de gratitude mal refoulées. Apposer l'adjectif « saint » à Noël est d'une solide obscénité.

Je suis noëlophobe et je l'assume. L'enfance, comme beaucoup de justes-causes ou de bons sentiments sacralisés (et donc neutralisés), a ce privilège malin de justifier l'injustifiable en rendant les objections insignifiantes ou scandaleuses. Ceux qui émettent quelque critique que ce soit sont immédiatement cloués au pilori de l'aigreur et de la tristesse, voire de la jalousie ou du ressentiment. C'est toujours au nom du Bien que les plus sordides calculs sont rendus invisibles, mais quand en plus le Bien parade en barboteuse, il faut se taire à jamais sous peine de se mettre soi-même au ban de l'humanité. 

Mais trêve de bavardages, Noël, c'est encore Bukowski qui en parle le mieux : « Noël sert à rappeler à ceux qui sont seuls qu'ils sont seuls, à ceux qui n'ont pas d'argent qu'ils n'ont pas d'argent et à ceux qui ont une famille de merde qu'ils ont une famille de merde. » 

Cette fête est utile. On a trop tendance à oublier que la vie est si belle que sa beauté nous aveugle complètement 363 jours sur 365. 

lundi 23 décembre 2024

Grimaces désespérées

 

Ça va laisser des traces — c'est le cas de le dire. 

Qu'on ne me dise surtout pas qu'il s'agit d'un détail, d'une mode passagère et insignifiante ! La manière dont les corps se montrent aux autres a toujours été une vue imprenable sur les rapports réels entre les êtres. 

Les tatouages sont la porte d'entrée (ou le cheval de Troie) du "mauvais genre" (cf. France-Culture) qui prend ses quartiers de noblesse dans la civilisation européenne. J'ai ces choses en horreur. Je ne comprends pas et je ne comprendrai jamais qu'on prenne inconsidérément ce genre de libertés avec un corps. Le tatouage des années 2020, dans nos contrées, c'est la Bêtise incrustée dans l'épiderme. La bêtise et l'arrogance. L'arrogance et l'inconscience. L'inconscience et la vulgarité. On pourrait résumer tout ce qu'on reproche aux tatouages par le dernier mot de cette énumération, mais par qui serait-on entendu ? Qu'est-ce que la vulgarité en société vulgaire, sinon la loi implicite et implacable qui ne supporte pas de n'être pas proclamée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, affichée aux quatre coins de la citée, hurlée sur toutes les places et forums — démontrée et ressassée par tous les canaux du sens. 

Il y a dans le tatouage une exacerbation du moi, mais d'un moi rabougri, d'un moi annulé, flétri, d'un pauvre moi qui n'envisage l'autre que comme une chambre d'échos, un œil écarquillé censé voir la-vérité-de-l'être, alors qu'elle ne réverbère que la preuve du Même, la Publicité placardée qui a contaminé l'intime et le singulier, la Marque déclinée et recyclée sous ses plus sales occurrences, le Signe dévalué et ridiculisé par une farce standardisée et arrogante, la boue épaisse de la médiocrité mimétique. 

Quelqu'un sur Facebook me faisait très justement remarquer que les tatoués ont un maitre, ou un propriétaire, plus exactement, comme ces pauvres animaux qui sont marqués d'un numéro dans l'oreille. Je crois qu'il y a là une vérité profonde. Le tatouage d'aujourd'hui (très différent de celui d'hier (le tatouage de 2024 est au tatouage de la première moitié du XXe siècle ce que le tag est aux graffiti)) est d'abord et avant tout le signe d'une dépossession de soi-même, contrairement à ce que croient ceux qui se livrent à cette pratique grégaire. Ces “décorations” corporelles ressemblent à ces monuments parisiens célèbres que des satrapes sans scrupules ont recouverts de grandes bâches publicitaires qui les masquent entièrement en prétendant attirer sur eux le regard ; ces pauvres gens sont défigurés à jamais sans même s'en rendre compte. C'est le comble de l'aliénation qui se prend pour une libération. C'est la revanche du signe sur ceux qui prétendent en jouer sans le comprendre, sans en voir les effets sur eux-mêmes et le monde. C'est le regard, qu'ils abîment.

Autrefois, les gens qui avaient mauvais goût s'habillaient mal. Ce n'était pas très grave, car on peut toujours changer de vêtements — et la nudité est là pour mettre tout le monde d'accord, avant la décomposition terminale. Dès lors qu'on touche au corps lui-même, au corps vivant, à cette enveloppe qui n'a pas d'enveloppe, qui n'en est pas une et qui se confond avec l'être lui-même, il vaut mieux y réfléchir à deux fois (je dirais volontiers la même chose de la chirurgie esthétique) ; mais les nouveaux tatoués ne vont même pas jusqu'à la première fois, ils se précipitent tête baissée dans cette monnaie de singe ultime qui un jour ou l'autre va les ridiculiser impitoyablement. Le vêtement est par définition pluriel et éphémère ; il évolue, il passe. Le tatouage ne passe qu'avec le trépas. C'est une lèpre mentale qui n'a même pas l'excuse de la pauvreté ou de l'exclusion. C'est comme si les tatoués voulaient devancer l'appel de l'inéluctable pourriture.

Il y a quelques années, l'un de ces bestiaux s'était fait tatouer un Q-R-Code sur le front. Comment mieux dire les aspirations de ces esclaves d'un nouveau genre ? L'encre parlait jadis dans les pages des livres, que plus personne ne considère. Elle s'est transportée sur la peau des nouveaux barbares car l'homme ne peut vivre sans signes. Même quand ils ont cessé de dire quelque chose, ils restent là comme les traces d'un logos martyrisé et inutile qui grimace à la face du monde.

dimanche 22 décembre 2024

Les mauvaises fréquentations

 

Parfois je suis pris de vertige devant tous ces gens qui se passionnent pour la politique, qui ont des références politiques, des souvenirs politiques, des théories, des rêves, des amitiés politiques, des rendez-vous, des bibliothèques politiques, des agendas politiques, des pronostics politiques, des blagues et des chansons politiques, un inconscient politique, et même une déco politique, dans leur trois pièces cuisine de la banlieue de Lyon ou de Nice. 

Quand j'avais dix-huit ans, j'ai accompagné un chanteur occitan (engagé, donc) pour une tournée et un disque, durant quelques semaines. J'avais à cette occasion rencontré des militants, la plupart communistes, dont beaucoup étaient charmants, mais qui avaient envers moi une méfiance instinctive, presque animale. J'étais l'irresponsable du groupe. Et moi, de mon côté, je ne pouvais pas ne pas les regarder comme s'ils souffraient d'une maladie incurable. Je les trouvais gentils, intéressants, fraternels, souvent même admirables, mais c'est comme s'ils avaient été atteints d'une maladie de peau et qu'ils sentaient un peu fort.

Jo était chanteuse. Son mari était son mari, en plus d'être communiste. Jo était folle, mais très sympathique. C'était la sœur du guitariste, ils habitaient à Albi. Elle faisait penser à une albinos, tellement elle était blonde. Tout son corps était translucide. Un bocal de blancheur. Elle était amoureuse de moi. C'était assez gênant. Elle était entre nous, les musiciens, et son mari communiste, qui nous observait sans tendresse. Elle aussi l'était, communiste, mais on sentait bien qu'elle n'aurait demandé que ça, de ne plus l'être, au moins pour un moment. Pendant cette tournée, elle a senti son corps se décoller de la responsabilité collectiviste, mais ça n'a duré que trois ou quatre semaines. Elle a dû rentrer chez elle. Elle a seulement frôlé des irresponsables, et ça a mis le feu à son esprit. 

Je me rappelle la barbe du mari de Jo. La barbe, en ce temps-là, ce n'était pas du tout la barbe qu'on connaît aujourd'hui. Pas du tout. Je me rappelle encore l'implantation des poils dans ses joues, autour de la bouche, je la vois très nettement. C'était une implantation politique. Ça ne le rendait pas plus beau, au contraire. Mais, être beau, il n'en avait rien à battre, le mari de Jo. Être beau, c'était irresponsable, léger, inconscient. Au mieux, c'était petit-bourgeois. Ou bourgeois. Enfin, je ne sais pas exactement, mais ce n'était pas bien. Ces gens-là avaient une responsabilité. On la sentait bien, elle était apparente, comme une poutre, ou un sac de charbon. Elle appuyait sur leurs épaules, leur responsabilité. Ils portaient une partie du monde sur leur dos. Alors que nous, les musicos, nous étions légers, instables, limite on aurait pu s'envoler. Évidemment, ça plaisait aux filles. Et je comprends, rétrospectivement, que les maris des gonzesses, ça devait les rendre fous. 

Dans la main des communistes il y avait le monde et ses problèmes. Dans nos mains à nous il y avait les nichons des femmes des communistes. Ça fait une sacrée différence ! Je dis ça mais j'imagine que les communistes aussi pelotent les seins de leurs femmes communistes. Mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça ne se voit pas tellement. Les nibards de leurs femmes ne laissent pas de trace sur leurs visages. Peut-être parce que les maris communistes ont trop de pensées dans leurs têtes ? Ils pensent trop fort au monde ? Au prolétariat ? À la lutte des classes ? À l'Armée rouge ? À Léon Trotski ? Non, je pense que dans leur tête, il y avait surtout une idée du bonheur. C'est ça qui faisait la différence. Ils savaient, eux, à quoi ça devait ressembler, le bonheur. Tandis que nous on n'en avait pas la moindre idée. Le bonheur, pour nous, c'était uniquement un beau cul, une belle bouche, une nana qui nous regardait avec des yeux de braise, un soutien-gorge par terre. C'était ça, le bonheur. On n'était pas trop exigeant, c'est sûr.

Quand on se retourne sur son passé, comme je viens de le faire là, on est un peu complexé. On se dit : merde, je suis passé à côté des grandes questions sans même les apercevoir. Ou, si je les ai aperçues, j'ai jugé qu'elles ne me concernaient pas vraiment. C'est un peu la honte, mais il est bien trop tard pour se flageller. Par exemple, ce soir où on avait joué en première partie de Paco Ibanez dans une ville du Tarn-et-Garonne, on aurait pu partager les frissons des nanas qui étaient là, je parle des frissons politico-sexuels. On aurait dû. Le climat s'y prêtait. Et en plus il était sympa, Paco. Mais non, tout ce qu'on a vu, c'est trois ou quatre filles qui étaient baisables et baisantes, parfaitement tièdes et même tendres. Enfin, j'exagère, on a quand-même communié, hein, faut pas non plus croire qu'on était des monstres, mais tout ça était tout de même assez connoté (comme on disait) par la gymnastique lente qui allait conclure la soirée. Notre idéal politique était tout empreint d'un réalisme charnel dicté par l'impératif de la reproduction de l'espèce. S'il n'y avait pas eu la pilule, à ce moment-là, le monde serait aujourd'hui très différent, et moi-même, je ne serais peut-être pas aussi préoccupé par ces histoires sordides de maltraitance dans les EHPAD. 

Quand est-ce que ça a commencé ? En quatrième, en cours d'anglais. La quatrième, ça a été le début des emmerdes. Le début du paradis, aussi. Jusque là, on était entre mecs. Ces deux mondes-là, les filles et les garçons, étaient séparés par tout un tas de choses qui nous protégeaient sans qu'on le sache. Et tout à coup, vlan, on se retrouve avec des filles, et à l'âge où leurs nichons commencent à grossir. Évidemment, c'est une révolution comme on en connaît peu dans une vie. Une vraie révolution, sans théoriciens mais avec de vrais martyrs. 

À défaut de lui peloter les nichons, je tirais sur l'élastique de son soutien-gorge. J'étais assis juste derrière Évelyne, qui était au premier rang. La prof, Simone Desrobert (je vous jure que c'est son vrai nom) en avait une bonne paire aussi, et des lunettes, mais elle n'était vraiment pas belle. En plus elle avait une verrue énorme sur le menton qui me dégoûtait un peu. Elle m'aimait pas, Simone. J'étais un fils de bourgeois, ce qui, pour elle qui en pinçait pour la classe ouvrière, était un sérieux handicap. À l'époque je ne savais même pas ce que ça pouvait bien vouloir dire, être de gauche ou de droite. Les classes sociales, j'en avais eu un vague pressentiment le jour où l'un de mes frères aînés avait dit à ma mère : « Jérôme a de mauvaises fréquentations. » Mais ça restait très abstrait et je ne voyais pas bien ce qu'on pouvait me reprocher. C'est en quelque sorte à cause des seins de mes petites camarades de quatrième que j'ai découvert la lutte des classes. Simone m'a engueulé très durement devant tout le monde, à cause de mon obsession trop visible pour les bosses sous les pulls, et j'aurais dû lui en vouloir beaucoup. Au lieu de ça, je lui ai un jour rendu une sorte d'article journalistique dans lequel je racontais un concert de jazz auquel j'avais assisté au Poulet à Gogo, ce qui l'a mise dans une position délicate. Elle avait beaucoup aimé mon compte rendu, mais je restais tout de même un fils de bourgeois obsédé par les roberts. Simone, elle avait défrayé la chronique du lycée, parce qu'elle avait couché avec un membre d'un groupe anglais très célèbre à l'époque, qui s'appelait Soft Machine. (C'est exactement ça, une femme, quand on a quinze ans, c'est une machine molle. On n'y comprend pas grand-chose, mais la mollesse de la bestiole nous hypnotise.) Quand elle a vu que je faisais la même chose que Mike Ratledge sur un orgue Hammond, avec une pédale wah-wah, elle a été bluffée et m'a regardé d'un œil différent. Le monde est compliqué, c'est sûr. N'empêche, Simone portait toujours des pulls moulants, ça je m'en souviens très bien. Ça respirait fort, là-dessous. Il y avait une vie sous les tissus, dans les glandes, une vie bien plus palpitante que la liste des faux-amis. Lutte des classes ou pas. 

C'est marrant, parce que mon autre professeur de langue, la prof d'allemand, Fraulein Saulnier, comme on disait, elle aussi avait de gros seins. J'étais piteusement amoureux d'elle. Et, logiquement, j'étais le meilleur en allemand. Faut dire aussi qu'elle avait inventé une méthode qui nous plaisait beaucoup. Par exemple, pour nous faire retenir les prépositions, elle avait toute une batterie de gestes destinés à les graver définitivement dans nos esprits d'obsédés sexuels. Elle était nettement plus classe que Simone, Fraulein Saulnier. Elle se tenait bien droite, ce qui faisait encore ressortir sa poitrine, et elle nous vouvoyait, alors que la Desrobert nous tutoyait. Donc, pour nous aider à retenir que la préposition “entre se disait “zwischen”, elle collait sa longue main effilée, impeccable, bien droite, verticale, entre ses deux seins qu'on imaginait parfaits, à la fois ronds et lourds, tendres et terriblement arrogants. Tu parles qu'on n'a jamais oublié ça. Ma mère était venue la voir, pour lui dire que je l'aimais beaucoup. J'ai engueulé ma mère. Mais je ne lui pas raconté comment se disait "entre", en allemand. La question de la lutte des classes se posait beaucoup moins en allemand, même si c'est à ce moment là qu'Alain Dubois m'a parlé de Stirner qui, entre parenthèses, est mort la même année que Schumann. Le verbe "entrer" est entré dans ma vie par la porte grammaticale des choses, ce qui est une bonne manière de faire une poussée vers l'inconscient, encore aujourd'hui je n'en démords pas. Il fallait se colleter à la réalité, et celle-là se présentait sous son aspect le moins désagréable, le décolleté d'une prof de quarante ans, quand on en a quatorze. 

Une idée du bonheur ? J'avoue que je ne vois pas du tout de quoi il peut bien être question, surtout en ces temps dégueulasses de « fête de Noël ». Bordel, qu'est-ce que je déteste Noël ! Quelle immonde saloperie, cette fête ! Je voudrais que tous les sapins d'Occident prennent feu, que toutes leurs horribles boules multicolores se mettent à fondre lamentablement en dégageant l'odeur pestilentielle qu'elles emprisonnent hypocritement, que tout ce plastic et ce bariolage sinistre révèlent enfin leur vraie nature de crépuscule niaiseux adossé à un consumérisme brutal et égoïste. Petites étoiles de merde que Jésus Christ piétinerait de rage froide, sans un mot, je n'ai aucun doute là-dessus. Le crépuscule des idoles, des idiots, celui des dieux et des lieux, celui des amitiés si fragiles, la tragédie les fait rire, dans le fond, tout cela est égal, je me perds dans mes phrases après avoir avalé trop de benzodiazépines, mais cette perte est la bienvenue, car elle m'évite de hurler comme un possédé. J'ai déjà assez mauvais genre comme ça. Tous, ils voient loin, très loin, au-delà de l'horizon, leurs yeux très moraux plongent dans les grands conflits mondiaux, dans les grands drames télévisuels, dans les affrontements bloc à bloc qu'on leur a appris à dessiner, à chérir, même, leur regard en cloche ne voit pas ce qu'ils ont sous leurs yeux, c'est trop banal pour eux ; c'est de la balistique sentimentale, Noël, c'est du sucre fondu au noir et qui sent la mandarine. Ils se prennent tous pour des rois mages chargés de cadeaux pour les enfants qu'ils ne savent pas être. Il ne faudrait jamais se relire. Juste écouter en boucle l'appel du cor du Voyage de Siegfried, sa folie qui nous traverse les os et le cœur. Voyager loin, très loin, si loin que la mémoire de toute une vie ne suffirait pas à nous ramener à la maison, qui de toute façon n'existe pas plus que la raison, s'est perdue dans le délire et la fièvre d'un matin gris et froid. 

J'étais l'irresponsable du groupe et je le suis resté jusqu'au bout. J'ai au moins eu cette fidélité-là, dérisoire et suicidaire. Ne pas compter, à tous les sens du terme, aura été ma devise politique et inéconomique. Ne pas compter revient à disparaître, à être effacé du paysage social. Garder son âme d'enfant ? Ce sont ceux qui en parlent, qui ne savent pas de quoi il retourne, comme toujours. Ce sont ces vieux croulants et calculateurs froids et secs comme des meubles Ikea, qui ont la tripe sensible comme de la nouille trop cuite. Où es-tu passé, mon cher et bouillant Octave ? Tu fais partie des deux ou trois rencontres qui m'ont transformé pour toujours. La Poésie t'habitait tout naturellement. Pourquoi nos routes se sont-elles séparées ? Te souviens-tu de cet Empereur regardé à la télévision un dimanche matin, avec Michelangeli et Giulini ? Des lettres merveilleuses au crayon à papier que tu m'envoyais, de tes poèmes si drôles, de la truite pêchée à la main dans un torrent glacé près de Rumilly, de Michèle, ton amour secret et improbable, de la musique de Maurice Ohana que nous écoutions ensemble, envers et contre tous, de ta fascination pour les tiers de ton, des quatuors de Bartok (j'ai encore ton écriture sur mes partitions), de nos improvisations dans la maison glaciale de l'Aveyron, si loin de tout et de tous ? Nous étions immergés dans le son et la musique, du matin au soir, il n'existait rien d'autre, et ce furent les plus beaux moments de ma vie, les plus urgents et les plus joyeux. Le seul regret que j'ai est qu'à cette lointaine époque nous n'avions ni toi ni moi entendu parler de Glenn Gould. Je suis intimement convaincu que cette découverte, que j'allais faire quatre ou cinq années plus tard, aurait été un ferment riche et même essentiel entre nous. Qu'il est long, le chemin des amitiés perdues ! Qu'on est seul, dès que la musique se tait ! 

Étions-nous de mauvais fils ? De mauvais frères ? De mauvais compagnons ? De mauvais amants ? Tous ces attachements, tous ces liens incompréhensibles et mystérieux nous ont à la fois rapprochés et éloignés. Nous nous sommes définitivement perdus dans ces paysages trop complexes pour l'âme humaine, trop riches, trop contradictoires, nous n'étions guidés que par le plaisir et la musique, et une époque qui étrangement nous épargnait même au plus profond des chagrins. Nous avions la mémoire courte et c'était une bénédiction. Nous aurions tous ri à gorge déployée si l'un d'entre nous avait évoqué les traitements de l'anxiété à l'aide de benzodiazépines ou la retraite par capitalisation. Nous ne connaissions même pas, alors, l'existence de la Sécurité sociale. Les défis diagnostiques, les diplômes, les carrières, lesrelations sociales n'avaient pas plus de réalité que le diatonisme strict ou la peur du lendemain. Nous étions féministes tout simplement parce nous aimions les femmes et qu'elles n'auraient jamais songé à nous le reprocher, nous faisions de la musique tout simplement parce que rien de plus sérieux ne nous avait été révélé. Les multiples abolitions de tous ordres qui se sont enchaînées depuis lors à un rythme effréné n'avaient pas encore eu le temps de déverser leur acide dans l'âme des humains. Je ne voudrais pas avoir l'air d'exagérer, pour rester crédible, mais je crois bien que nous n'avions pas entendu parler de la méchanceté, hormis celle des Camps. Tu t'étais choisi un prénom d'intervalle qui t'allait bien. L'intervalle consonant par excellence. Celui du double, de la doublure ; celui qui délimite communément la main, au piano, la préhension, celui qui referme l'espace sur lui-même et sur la chose emportée. Pourtant nous n'avions d'yeux et d'oreilles que pour le triton, son exacte moitié, son ennemi juré, et l'intervalle qui a permis à la musique d'effectuer sa mue, vers Bartok, Monk et tous ceux qui ont suivi, celui qui allait permettre de se libérer du diatonisme et nous amener en un autre monde que nous allions arpenter en tous sens comme des déments qui ont trouvé une source dans le désert. 

C'était la seule politique réelle, en somme, bien au-delà de Marx et d'Engels et des tentations de l'extrémisme qui nous ont tenaillés un temps. Je revois la tête de ma pauvre mère, découvrant, cachés dans une armoire de ma chambre, les tracts incendiaires et grotesques que je rédigeais à quinze ou seize ans. C'est l'un de mes frères qui avait découvert le pot-au-rose, et qui s'était exclamé, en désignant à notre mère mes pathétiques exploits : « Je crois que le petit est devenu fou. » J'ai bien conscience que tout cela est parfaitement inaudible de nos jours, et qu'à part faire rire, cela ne sert à rien d'en faire état. C'était pourtant drôle. Comme mon exclusion du parti pour cause de « bourgeoisisme ». Je faisais du jazz, qui était considéré par ces gens-là comme le comble de l'aliénation aux normes de la société petite-bourgeoise. En réalité, le vrai motif était plutôt d'ordre sexuel, car j'avais eu l'outrecuidance de sortir avec la copine du chef ; mais peu importe, l'accusation politique était autrement pertinente, et sans doute bien réelle, dans le fond, je m'en avise seulement aujourd'hui. Bourgeois j'étais né, bourgeois je resterai, quoi qu'il arrive et quels que soient mes aspirations et mes emportements, aussi sincères fussent-ils. Le glorieux Prolétariat n'avait pas besoin de moi pour se libérer du joug des salauds, et d'ailleurs il préférait Jean Ferrat et l'accordéon au piano électrique. Je pouvais remiser mon exemplaire de “Matérialisme et Empiriocriticisme” de Lénine, dont de toute façon je n'ai jamais compris un traître mot, malgré mes efforts encouragés par le Théoricien ascétique et barbu qui venait chaque semaine de Mulhouse nous évangéliser au buffet de la gare d'Annecy, imperturbable et énigmatique devant ses inexorables Francfort-Frites à la moutarde accompagnées de bière. Nous nous taisions. Je me rappelle ce silence, ces silences qui en disaient long. Que faire d'autre, quand la Parole s'élève devant nous et nous écrase de sa formidable vérité ? Quand on voulait faire taire quelqu'un, à cette époque-là, on lui posait la question qui rendaient toutes les autres caduques : « Tu as lu le Capital ? » Non. Alors ferme-là. Je l'avoue, je n'ai pas lu le Capital, moi non plus, même si j'ai lu et beaucoup aimé un certain Marx. Je n'ai pas lu le Capital et je l'ai même remplacé par le Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer ou Le istitutioni harmoniche, le traité de contrepoint de Zarlino. Double sacrilège ! 

Ce n'est pas « que reste-t-il de nos amours », mais que reste-t-il de la vie. Je pense à « mes morts » (Robert, Yvonne, Glyne, Jérôme, Françoise, Jacques, Carlos) qui me voient, car on ne peut rien cacher aux morts, et je sais que leur regard est terrible, ne peut être que terrible, accablant et désolé. Accablé, je le suis, au-delà de mes pitreries désespérées et vaniteuses. Je me sens glacé de l'intérieur, froid comme un poisson qui déjà sent mauvais et qu'on hésite avec raison à cuisiner. On n'ose pas encore le mettre à la poubelle, mais on sait bien qu'il va falloir s'y résoudre. Ainsi va la chair et ses destins, hors la vue du monde. On pense à sa jeunesse, et c'est un trou noir qui absorbe tout sans qu'on puisse résister. La vie fuit, elle s'évade en riant. On peut la comprendre. On n'a pas mérité ça ? Faut croire que si. 

Dans le fond, j'ai toujours eu de mauvaises fréquentations. À commencer par moi-même. C'est mon signe essentiel. J'ai toujours cru que je n'avais pas le choix, mais je commence à avoir des doutes. Si j'écris, c'est pour lever ce malentendu génétique entre moi et moi. Et je vous jure que c'est pas de la tarte. En somme j'ai du mérite, de m'y coller. Je serai sans doute vaincu à plate couture par les phrases et ma langue fourchue, mais j'aurai essayé. Je suis né dans un intervalle dissonant et j'y mourrai. La consonance, on verra ça de l'autre côté.

dimanche 15 décembre 2024

Tourner les pages

 

Je suis tombé hier sur une entrée Facebook qui mentionnait le concerto pour violoncelle d'Elgar. J'ai  écrit sans réfléchir : « Quelle merveille, ce concerto ! » Si ces mots sont venus naturellement à mes lèvres, c'est parce que, lisant cet intitulé, j'ai entendu intérieurement quelques passages du concerto qui à chaque fois me font trembler d'émotion, au même titre que les Sea Pictures ou les Enigma Variations.

J'ai eu envie de l'écouter dans la foulée. J'ai d'abord retrouvé l'émotion bien connue. Comment ne pas être bouleversé par les thèmes déchirants et si originaux de cette œuvre, par certaines phrases du violoncelle d'une insondable tristesse, surtout lorsque c'est Jacqueline du Pré qui joue, par la douleur profonde qui sourd de certaines harmonies ? J'ai écouté. 

J'ai dû me rendre à l'évidence. Même si je continuerai sans doute à affirmer que ce concerto est une merveille, il fait partie des œuvres dont nous n'aimons que certaines parties, certains passages, certains thèmes, certaines phrases, certaines modulations. Nous aimons l'exception, le morceau, ce qui flotte à la surface. Ces exceptions sont assez pour nous rendre l'œuvre infiniment précieuse, surtout quand nous ne l'écoutons pas. C'est comme un être que nous aimons. Quand nous pensons à lui, quand il nous manque, ce n'est évidemment pas sa totalité qui vient à nous, mais quelques traits saillants, parfois très peu, qui nous charment ou nous consolent, qui nous rassurent ou nous séduisent. Et ça nous suffit pour l'aimer. Le reste n'existe que dans un monde bien imparfait.

Il y a beaucoup de passages, dans ce concerto, où, je l'avoue, je m'ennuie un peu, que je trouve faibles, qui ne servent qu'à arriver au « beau passage » suivant. C'est également le cas de certains opéras italiens romantiques que je ne parviens jamais à écouter dans leur totalité sans décrocher très souvent. Ils me sont pourtant très chers. Même si ce qu'ils m'offrent est finalement peu de chose, en quantité, c'est énorme parce que c'est unique. Je suis incapable d'écouter un opéra entier de Rossini, je vais mourir avant la fin, c'est certain, mais il y a des pages que personne d'autre que lui n'a su écrire et qui me sont devenues aussi nécessaires que l'air que je respire. La vie sans elles serait beaucoup moins intéressante, et en tout cas incomplète.

Quand on a été élevé comme moi dans la musique classique (mais dans ce « classique »-là, j'inclus Bach) et romantique, on sait qu'il existe des œuvres dont pas une seule note n'est superflue, dont aucune mesure n'est plus faible que celles qui l'entourent. Si l'on pense par exemple à l'Art de la Fugue, ou même aux préludes et fugues du Clavier bien tempéré, c'est une évidence. C'est justement le tour de force de ces musiques d'être à 100% de leur puissance du début à la fin. Il en va de même pour bien des œuvres de Mozart ou Beethoven, de Chopin, de Schumann, de Brahms. Décrochez-vous pendant l'opus 110 de Beethoven ? Votre esprit vagabonde-t-il pendant la quatrième ballade de Chopin ? Impossible. Si notre attention est pleine et entière, si nous écoutons vraiment, l'ennui ni même le creux n'existent, pas une seule seconde. Je me demande souvent si c'est possible, dans la littérature (je ne parle évidemment pas de la poésie, où ce devrait être la règle). Il me semble qu'un Pierre Michon (ou un Pascal Quignard) a tenté cela à notre époque, ce qui implique nécessairement des textes brefs. Quoi qu'il en soit, le problème est très différent en musique, car d'une part elle est un art du temps (on ne s'arrête pas en chemin, dès lors qu'on écoute une œuvre, alors qu'on peut s'arrêter de lire, et reprendre un passage du texte en cours), et surtout parce que c'est le langage même (le langage historiquement daté, j'entends) qui, en musique, par ses lois et ses fonctions, rend possible ce dont je parle. Je pense essentiellement ici à la musique ancienne, à la musique contrapuntique d'avant le XVIIe, en tout cas, qui offrait au compositeur un moyen d'expression si dense et si tenu que son inspiration propre avait sans doute moins d'importance que ce que nous pouvons imaginer aujourd'hui. La musique, alors, était encore prise dans une matrice extrêmement exigeante et savante qui évitait les ornières de l'originalité (prise en son sens le plus banal) et de l'amateurisme. Un Webern a tenté de s'inscrire dans cette manière de composer, des siècles plus tard. Je crois que c'est une des raisons qui me l'ont rendu si cher. 

Il faut introduire ici un terme hautement amphibologique qui je crois a tout son sens : économie. L'économie est autant une administration de la rareté et de l'abondance, une mesure, un commerce, un équilibre, et, pour employer un terme affreux, une gestion, qu'une restriction volontaire, qu'une sobriété salutaire, qu'un radinisme esthétique qui conduit soit au génie soit à la pauvreté. Il va de soi que le romantisme a fait voler en éclats l'économie des moyens dont je parle (la période classique avait déjà entamé cette mue), mais, en contrepartie, il a sans doute été obligé d'en venir à une économie de l'intensité. Si cette dernière ne peut être à son plus haut tout au long d'une œuvre, il faut nécessairement en aménager les inévitables variations, les répartir d'une manière favorable à l'écoute, d'où l'importance des transitions. Il y a aura bien des passages faibles, mais ceux-là seront justement ce qui rend possible et désirable les moments forts, de la même manière que dans un roman, nous ne lisons pas chaque page avec la même foi ni le même besoin. On tourne les pages — et parfois même, on en saute… (Barthes a très bien parlé de ça, lui qui connaissait très bien la musique.) C'est la raison pour laquelle les livres qui auront le plus compté pour moi sont ceux où je n'ai jamais été pressé de tourner la page, où chaque page me donnait envie d'y rester, de la relire, de m'y arrêter, et surtout de lever le nez de l'ouvrage. 

Le seul sacrilège, en art, n'est pas d'ennuyer, mais de ne pas transformer durablement celui qui lit, regarde ou écoute. C'est ce que ne comprendront jamais ceux qui croient que l'art est un divertissement. L'ennui fait partie de l'économie qui s'instaure entre une œuvre et celui qui la prend en lui, qui va d'une manière ou d'une autre vivre avec elle durant le reste de ses jours, et beaucoup d'écrivains dont certaines pages ont pu m'ennuyer sont parmi ceux que je place le plus haut. 

Je vais écouter le concerto de violon d'Elgar. 

samedi 14 décembre 2024

Remerciements


Ce n'est pas le genre de la maison, mais on a bien le droit d'avoir ses faiblesses. Qu'on me permette ici de remercier mes lecteurs. Ils sont très peu nombreux, mais ce n'est pas une raison pour faire comme s'ils n'existaient pas. Même si je n'en parle jamais, je suis sensible au fait de savoir que certains me lisent depuis longtemps, et cette fidélité me touche et me trouble. Au fur et à mesure qu'on avance en âge, la fragilité de la vie s'impose avec une terrible indifférence, qui rend les marques de sympathie plus vives ou plus précieuses, et parfois douloureuses. On n'écrit pas pour les lecteurs, certes, mais il arrive que leur présence invisible aide un peu à vivre.

Depuis un moment, je ne parviens plus du tout à insérer des images dans mes textes, je ne sais pourquoi, mais je voudrais ici proposer à ceux qui liront ces quelques mots l'écoute d'une œuvre qui me tient tout particulièrement à cœur, la Rhapsodie pour alto de Brahms

Merci.

samedi 7 décembre 2024

Notes sur le suicide [brouillon]

 (…)

Parmi la masse considérable des égocentrismes de toute sorte, il y en a un qui m'est particulièrement odieux, c'est celui qui consiste à ne pas savoir deviner (et mesurer) l'affreux désespoir de qui choisit de mettre fin à ses jours. À chaque suicide, c'est la même rengaine, bien rodée. Le chagrin des proches et de ceux qui restent. Le traumatisme qui leur est infligé. Leur vie gâchée. L'égoïsme du suicidé. Son inconscience. Sa lâcheté. 

Quelle obscénité ! Mais qu'ils aillent au diable, ces traumatisés pensant bien qui ont toujours assez de courage pour cracher sur le défunt et suffisamment d'indécence pour s'attribuer le beau rôle alors que le corps du supplicié est encore tiède. Oui, du supplicié ! Car c'est bien d'un supplice, qu'il s'agit. 

Ceux qui n'ont jamais sérieusement envisagé le suicide ne s'imaginent pas, n'imagineront jamais la souffrance inouïe qu'il faut traverser pour en arriver à cette extrémité. Le désespoir n'est pas seulement un mot, c'est une chose qui a la densité et la formidable masse d'une montagne. Une chose énorme, glacée et tentaculaire qui voile tout le ciel, qui asphyxie, qui étouffe et paralyse. 

Au nom de quoi le suicidé devrait-il se sacrifier deux fois ? Deux fois, s'il renonce au suicide eu égard à la souffrance de ceux-qui-restent, oui, car alors il est prisonnier de sa douleur, de sa double-douleur. Il ne doit pas en parler, il ne doit pas faire souffrir les autres, il doit endurer son calvaire sans déranger, et il n'aurait même pas le droit de se soulager d'un geste définitif ? Au nom de quoi ? Ceux qui vont le pleurer auront le droit de commencer par le maudire — et je peux même arriver à les comprendre. C'est bien vu : cette sainte colère apporte du crédit à leur chagrin. Il n'en sera que plus éclatant. Les vivants ont tous les droits, on le sait bien, et les morts ne peuvent pas se défendre. On accusera le suicidé de dramatisme, au minimum. D'égoïsme, bien sûr. Il s'écoutait trop ! Il n'a pas pensé à nous. Il n'a pas eu le courage de vivre. C'est un lâche. Ce mouvement, très courant, me paraît doublement ignoble. Ils savent bien, au fond d'eux, qu'ils n'ont pas su, qu'ils n'ont pas vu, qu'il n'ont pas osé, qu'ils n'ont, le plus souvent, même pas tenté de trouver les mots qui auraient pu — peut-être… du moins cela valait le coup d'essayer — aider, apaiser, soigner, réconforter, accompagner, sans se justifier trop facilement de la solitude existentielle inhérente à la nature humaine. Partager ne serait-ce qu'une heure la douleur effroyable de celui qui se confie imprudemment. Ils ont peur : c'est comme si le mal était contagieux. Et non seulement il n'est pas question pour eux d'avoir une once de remords, mais encore font-ils porter tout le mal et toute la faute sur le défunt. Comme ils sont courageux, lorsqu'il s'agit de ne pas comprendre la souffrance de l'autre, de la dénigrer, de la tenir pour peu de chose, voire de la ridiculiser. Comme ils s'en tirent bien, au bout du compte, drapés dans leur chagrin moral et révolté ! Les justifications de tous ordres ne leur feront jamais défaut, il n'y a pas à s'en faire pour eux. 

Le supplice de celui qui envisage le suicide est réel. Se tenir au bord de ce précipice, non pas, comme il est dit et répété bêtement, avec complaisance, avec fascination, mais avec horreur et même terreur, voilà ce qu'il lui faut endurer des jours et des jours, dans une absolue solitude, car, oui, sauf cas d'extrême urgence, à mon avis assez rare, la décision prend du temps, et le chemin qu'elle emprunte est un chemin de croix. Il n'y aucune aide, aucune fraternité à espérer. Quelle que soit la manière dont vous présentez la chose à autrui, elle vous sera reprochée. Le supplice, c'est d'abord et avant tout l'impossibilité, et plus que l'impossibilité réelle, l'interdiction, qui est faite à celui qui souffre, d'expliquer sa souffrance, de la révéler entièrement, sauf à rester dans l'insignifiance et l'acceptable, dans une parole qui ne va pas au cœur du sujet. 

Celui qui emprunte cette voie est le sujet d'une torture d'un genre inédit. En effet, il passe son temps à peser le pour et le contre de cet acte irréversible qui, il n'a aucun doute à ce sujet, va donner à toute sa vie un sens autre que celui qu'elle avait eu jusqu'alors. La désagréable surprise du sursitaire est qu'il y autant de raisons de passer à l'acte que de ne pas le faire. Si la balance penchait d'un côté ou de l'autre, les choses seraient simples. D'où le fait qu'il faille compter sur une pulsion subite qui fasse taire ces interminables et inutiles réflexions. Il faut se jeter au feu, sans savoir, sur un coup de tête, sur un coup de dé…

La mort est inéluctable, dans tous les cas, mais si vous décidez par vous-mêmes du jour et de l'heure, hors du cas exceptionnel d'une maladie incurable, vous vous placez de fait hors de la modestie humaine et de la décence commune. Votre acte, quelles qu'en soient les motivations, prendra toujours pour ceux qui vous survivent le visage hideux d'une provocation et d'une brutalité injustifiable. Vos motifs n'ont aucun poids, vous n'avez aucune chance d'être entendus ; il faut en être conscient. Tout ce vous pourrez avancer, a priori ou a posteriori, sera balayé d'un revers de morale, cette morale qui a le nombre pour elle. 

[Il faudrait ici établir un lien entre l'amour et le suicide, je le note pour ne pas l'oublier dans le développement ultérieur de ce texte.]

(…)

dimanche 1 décembre 2024

Feuillets nocturnes (2)

 [Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles]

Il est hors de question de bouder son plaisir : Être en désaccord radical avec l'immense majorité des droitards sur les réseaux sociaux est un moment de plaisir. J'avais vu passer quelques déclarations, sur Facebook, qui exprimaient très bruyamment le dégoût profond que leur avait causé le film de Chantal Akerman “Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles”, et c'est cette belle unanimité (car les commentaires étaient tous d'accord avec l'auteur du “statut”, et en rajoutaient dans le mépris et le sarcasme) qui m'a donné envie de voir de quoi il retournait. J'ai donc plongé au cœur de ce film dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler jusque là. Trois heures et quart, ce n'est pas un petit morceau qu'on avale entre deux sommes, la nuit. 

Disons-le d'emblée, je fus ébloui. Durant les 193 minutes que dure le film, pas une seconde d'ennui. Pas un reproche, pas une déception. J'ai plongé dans ces images avec un appétit et une soif inentamés du début à la fin. Toutes, elles m'ont fasciné, intéressé, touché, bouleversé ; j'aurais voulu que le film dure cinq heures. Ces longs plans-séquences, très simplement filmés, sans aucun apprêt, sans fioritures, et bien sûr sans le moindre effet, mais avec une précision et une justesse chirurgicales m'ont enthousiasmé. Ce plaisir m'a surpris. J'avais la sensation paradoxale d'être dans la vie, dans Bruxelles, dans ces années-là, avec une justesse parfaite, sans aucune faute de goût, et ce sentiment profond m'a en quelque sorte lavé de toutes les images frelatées qui nous abîment chaque jour depuis plusieurs décennies. J'ai respiré comme au sortir d'une noyade. Je pourrais dire les choses autrement, et mieux : j'ai eu la certitude d'être de retour dans la vérité, dans le vrai ; et j'ai su, par un effet de contraste, que cette vérité-là avait depuis longtemps disparu de ma vie. Il ne m'étonne pas du tout qu'un Gus Van Sant ait déclaré avoir été très influencé par le cinéma d'Akerman. Je comprends mieux ses films (que j'ai toujours aimés), maintenant que j'ai vu celui-là. 

Devant un film comme ça, on se dit : voilà ce que devrait toujours être le cinéma ; comme on se dit devant un quintette de Mozart : voilà ce que devrait être la musique, toujours. C'est la vie, qui est montrée là, tout simplement. Et c'est une prouesse, de montrer la vie, le vivant, l'humanité et ses conditions ! À côté de ça, tous les films paraissent bêtes, ou prétentieux, ou tout simplement faux ou ridicules. 

J'ai toujours eu un rapport difficile avec le cinéma. Peu de films, très peu, m'ont semblé être des œuvres d'art. J'en ai connu de plus artistiques que celui-là, ce qui m'empêche de dire, comme je l'ai lu, qu'il s'agit du « plus beau film de tous les temps », mais il a indéniablement une place spéciale, rare et précieuse, car il invente une manière de filmer la réalité qui je crois n'a jamais été assumée avec cette rigueur impudente et cette belle simplicité. Moi qui ne connais que très mal et très peu Bruxelles, j'ai reconnu dans ces rues, dans ces magasins, dans ces places et jardins, dans ces dialogues et dans les gestes de la mère, dans cette qualité de temps, la vie qui était telle dans la province de mes années de jeunesse. 1975 est une année importante, en tant que mi-temps des années 70.  On y est ; en plein dedans. C'est à partir de là que la vie, que nos vies vont prendre une voie toute différente, une voie qui à terme nous laissera au bord de la réalité et des larmes. Pour ma part, je retourne très souvent en pensées dans la parenthèse enchantée de ces années-là. 

Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, je sais bien qu'une telle œuvre avait sans doute une visée idéologique, et, pour dire les choses simplement, féministe (la présence de Delphine Seyrig ne doit rien au hasard). « Premier chef-d'œuvre au féminin de l'Histoire du cinéma », écrivait Le Monde lors de la sortie du film. Je sais bien qu'on va me parler d'aliénation ; comme le dit la cinéaste elle-même : « c'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort ». Ce qu'elle dit n'est évidemment pas faux, mais n'épuise absolument pas la substance de l'œuvre. Car ce que décrit Chantal Akerman n'a rien de fondamentalement féminin. Bien sûr que les femmes de ce temps-là vivaient ainsi, très souvent, je l'ai vécu et vu de mes propres yeux, il n'est pas question de le nier, mais ce qu'elle filme dépasse pourtant de très loin la « condition féminine », et le sens qu'un féminisme contemporain voudra immanquablement lui donner me semble assez dérisoire par rapport à ce qui est montré là. 

Les plus beaux films de l'histoire du cinéma sont des films politiques, au sens large. Mais ils ne sont réussis que lorsque leur propos politique est défait par le film-même. Combien de fois me suis-je dit, devant un film qui avait le projet très visible de nous délivrer un message politique, que le réalisateur ne se rendait apparemment pas compte que son œuvre exprimait le contraire de ce qu'il avait voulu dire. On voit ça très souvent : les films qui essaient de démontrer quelque chose arrivent fréquemment au résultat inverse de ce que souhaite le réalisateur, les images et la technique cinématographique se chargeant elles-mêmes de retourner le propos dans le dos du metteur en scène ou du scénariste. Je dis plus haut que les plus beaux films de l'histoire du cinéma sont les films politiques, mais c'est malgré eux, et même contre eux, qu'ils le sont. C'est parce que quelque chose les empêche d'être ce qu'ils veulent, qu'ils sont réussis. Chantal Akerman a peut-être voulu faire un film pour exposer et sur-exposer l'aliénation de la femme occidentale des années 70 (et encore, je n'en suis pas sûr), mais la beauté de son film vient précisément de ce qu'elle n'a pas eu conscience de montrer, de tout ce qui déborde son projet “féministe”, si tant est qu'il ait bien existé.

« La façon d'organiser sa vie », dit Chantal Akerman. Tout est là. L'emploi du temps. La manière de remplir les heures, d'aller de telle minute à telle autre minute. Elle s'y entend, à nous faire voir les heures de l'intérieur, à nous les faire éprouver, goûter, détester, à nous rendre capable de cette méditation sur le temps qu'est toute véritable œuvre d'art. Et ici, il devient parfaitement indifférent de parler de la « sublime Delphine Seyrig », seule star à l'écran. Elle joue très bien, elle est parfaite, elle est ravissante, mais on peut très bien imaginer n'importe qui à sa place, et je suis certain que le film n'aurait rien perdu si la mère (on n'ose dire l'héroïne) avait été interprétée par une parfaite inconnue. Cela dit, Delphine Seyrig semble idéale et très à sa place, surtout quand elle prépare des escalopes panées ou du pain de viande. Sa manière de se laver, dans la baignoire, de plier son linge, de cirer les souliers de son fils, à peine levée, d'éteindre systématiquement la lumière dès qu'elle sort d'une pièce, tout cela nous bouleverse, on ne sait trop pourquoi. Mais, Seyrig ou pas Seyrig, on s'en fout, puisque tout le monde raconte fièrement avoir « visionné », ou plutôt n'avoir pas pu le faire, cette chose monstrueuse. (Je n'ai jamais compris qu'on ose employer un verbe d'une telle imbécilité alors qu'il existe en français un verbe d'une beauté parfaite. Ils sont tous à se vanter en chœur de n'avoir pas tenu plus de vingt minutes, quand ce n'est pas cinq minutes ou trente secondes, ces andouilles. Je n'en démordrai pas, jamais : un tel vocabulaire corrobore, s'il en était besoin, un regard pauvre et sans aucune sensibilité ni intelligence.) Qu'elle ait les mains dans le cirage, dans la viande, la vaisselle ou sa penderie, sur une poignée de porte, on entend le temps qui passe à travers elle, on en éprouve avec elle la densité et l'inéluctabilité ; on entend le moteur du frigo (dit-on « frigo », ou « frigidaire », à Bruxelles ?), qui se déclenche à intervalles réguliers. C'est comme si l'air ambiant, autour de cette femme, produisait une tonalité caractéristique : c'est cela, que j'ai entendu trois heures durant. Comme elle parle très peu (les dialogues ne sont pas des dialogues, ce sont des esquifs chargés de quelques mots qui viennent un instant couper le silence (comme on coupe la parole au destin), le rendre encore plus présent, plus significatif), on entend le silence autour d'elle et en elle, le silence de sa vie, le silence de la mort qui patiente et le silence de tous ceux qui ne pensent pas à elle, qui n'entendront jamais parler d'elle. 

Et l'on peut se demander : À quoi bon ? Bien sûr qu'on peut se le demander. Dans quel but sont faits tous ces gestes ? Élever son fils ? Persister à être ? Parler avec la voisine ? Garder un lien avec la sœur qui habite au Canada ? Faire partie de la population d'une capitale européenne ? Elle gagne de l'argent en se prostituant. C'est une manière comme une autre de gagner de l'argent. Elle met son argent dans une soupière qui trône au milieu de la salle à manger. Elle gagne de l'argent, ou elle gagne sa vie ? Elle boit un café-crème, elle se recoiffe, elle garde un nouveau-né, va à la poste, elle reste immobile dans sa cuisine, assise les bras sur la table, à quoi pense-t-elle, elle renifle la bouteille de lait pour savoir si le lait est encore bon, elle jette son café au lait dans l'évier, et le café qui se trouve dans la thermos, elle refait du café, son intérieur est impeccable, chacun de ses gestes est mesuré, indispensable, millimétré, il ne peut pas ne pas être, elle ne fait aucun geste inutile, elle ne veut pas impressionner la galerie, c'est-à-dire nous, ou Dieu. Elle ne parle même pas pour elle-même, jamais. Son intérieur est impeccable, j'insiste sur ce mot. Sans péché. Seule ou pas, elle se tient bien. Elle boutonne tous les boutons de ses manteaux ou robe de chambre. (Sauf l'un de ces boutons, une fois…) Elles n'avaient pas besoin de faire de la méditation, ou du yoga, ces femmes-là. Elles ne prenaient pas d'antidépresseur. Elles méditaient sans cesse sur la vie, en regardant couler le café, les mains posées sur la table. Combien de temps ? Combien de temps ça dure, tout ça ? Il y a toujours quelque chose à faire. La vie aurait-elle été plus amusante, si son mari n'était pas mort ? Aurait-elle été plus libre ? Les femmes de cette trempe n'avaient pas de réponses à ces questions, que ce soit à Bruxelles ou dans les campagnes, à Paris ou en Haute-Savoie. Delphine Seyrig savait qu'elle était belle (du moins le lui disait-on), mais Jeanne Dielman, que pensait-elle de Jeanne Dielman, de son visage, de son corps, de sa vie ? Des hommes ? De la jouissance ? 

Quelle est la différence entre une vie pleine et une vie vide ? J'aurais préféré qu'il ne se passe rien, mais il se passe bien quelque chose à la toute fin du film — mais c'est peut-être le contraire, qu'il faudrait écrire : il se passe beaucoup de choses durant tout le film, la vie, les jours, et à la fin il ne se passe plus rien. Elle a brisé le cercle. Qu'y a-t-il à l'extérieur ? On frémit pour Jeanne Dielman, c'est tout, et on la comprend, et on est avec elle, bien sûr. Ça ne se discute pas. 

Si vous voulez un film avec une histoire, passez votre chemin, allez visionner des story, lisez des romans. Il s'agit d'un film de voyeur, dans le meilleur sens du terme. Ce que nous voulons, c'est regarder, et regarder encore, et peut-être voir. Nous voulons pouvoir répondre à la question : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Nous voulons traverser le miroir et savoir comment les femmes vivent, très concrètement, comment ont vécu nos mères, nos sœurs, nos cousines et nos amantes. À quoi elles pensaient quand elles nous regardaient en silence, quand elles nous fuyaient, quand elles nous ignoraient. Cette fin fait penser à Michael Haneke, et on peut le dire rétrospectivement, une fois qu'on l'a vue, cette fin, c'est tout le film qui semble l'annoncer (lui aussi a sans doute été influencé par Chantal Akerman). 

La solitude de Jeanne Dielman est terrible, indiscutable, sans échappatoire, et c'est cette solitude qui donne à la temporalité si singulière de ce film une saveur qui va nous hanter longtemps. Mais ce que je retiens avant tout, ce sont les gestes de cette femme, ses gestes et sa manière de se mouvoir dans le temps. J'ai toujours voulu faire des films, mais des films de voyeur, des films qui montrent ce qu'on ne regarde pas, ce qu'on ne sait pas voir, ce qu'on pense être immontrable. J'aurais voulu réaliser un tel film. Il y a des années que j'y pense. J'apprends en lisant sa fiche Wikipedia que Chantal Akerman vivait avec Sonia Wieder-Atherton, et qu'elle a réalisé deux films sur Schubert et sur Dutilleux. Pour moi tout s'éclaire. Les cinéastes qui aiment et connaissent la musique n'en mettent que très rarement dans leurs films et sont très attentifs au silence et aux silences, à la construction et au temps, aux signes plus qu'aux images. Les différentes scènes du film sont autant de portes qui s'ouvrent (comme dans le Château de Barbe-Bleue) sur la vérité, l'ascenseur, la cuisine, la salle à manger, la chambre à coucher, la salle de bains, la ville, la rue, les couloirs, la sexualité, la mort. La musique aurait mis du sens là où il ne doit pas y en avoir, elle aurait superposé une histoire parallèle à cette histoire sans paroles. Ce sont les gestes, qui comptent, et ce qui se passe dans leurs intervalles. Schubert et Dutilleux… En creux.

La durée fait partie de la beauté de ce film. Sans cette durée, forcément longue, il n'y aucune possibilité de montrer ce que la cinéaste belge met au jour. Faire la vaisselle et se prostituer, faire un lit et des escalopes panées, cirer les souliers de son fils et tenir un ménage fantôme, ne pas se laisser submerger par l'angoisse de la vie qui va toute seule et la mort qui s'installe petit à petit, ça peut être de l'art ? Oui. Mais encore faut-il le montrer, le cadrer, l'organiser, le mettre en scènes et en durées, c'est-à-dire en rythmes, en perspectives emboîtées, et cette très jeune femme de 25 ans a su le faire avec une maîtrise et une sobriété remarquable. 

Les hommes ne savent pas ce qui se passe chez eux quand ils n'y sont pas, et ce ne serait pas intéressant de le montrer ? Je pense que nous sommes tout de même quelques uns que ce sujet passionne. Le quotidien et le rituel sont liés quoi qu'il arrive, mais tout le monde feint de l'ignorer. Seuls l'intentionnalité et le contexte, la présence réelle ou simulée, diffèrent, en quelque sorte : l'attention. La volonté de donner au quotidien une valeur de rituel est en soi une belle idée : les actions des hommes, même les plus petites et les plus banales, ont un poids et un sens, même quand ils leur échappent complètement. Il est bon parfois de le rappeler, non pas en expliquant, mais en laissant voir ce qui peut être vu, dès lors qu'on sait cadrer la scène, tracer une ligne entre le visible et l'invisible. Sous l'innocente répétition palpite doucement une légende qui vient de très loin. 

Il se passe quelque chose de terrible, à la fin du film, et l'une des idées merveilleuses de ce film merveilleux est qu'il est tout à fait licite de concevoir cette œuvre comme la phrase allemande dans laquelle le verbe est à la fin, juste avant le point. Tous ces gestes, tous ces instants, tous ces silences, toutes ces actions qu'on croyait voir et interpréter, comprendre, prennent en un éclair un autre sens — mais ce qui est proprement génial est que ce sens-là n'annule pas du tout les autres sens, ceux qui se sont manifestés tout au long du film. Ce n'est pas la seule manière d'interpréter le film, pas du tout, mais cette manière est aussi juste que les autres. C'est aussi un thriller, alors qu'il en est aussi éloigné que possible par tous ses aspects, et d'abord par son esthétique et sa gravité simple. J'ai pensé au grand Ramuz. Dans la vie simple et tranquille, il y a l'impensable, l'impensé, l'invisible et l'impossible, prêts à bondir ! On l'oublie parce que tous nous nous absentons très facilement de la vie, et de plus en plus facilement depuis que le Numérique a anéanti l'Analogique, depuis que l'intermittence a remplacé la permanence. Nos gestes n'ont plus le poids et la consistance qu'ils avaient il y a cinquante ans, mais la transformation s'est faite tout en douceur, et personne n'y voit que du jeu. Ce n'est même pas la peine d'en causer, ils ricanent tous comme des imbéciles assis sur leur ombre, qui ne connaissent que le présent perpétuel et la répétition grégaire. Ce film est un film sur la Présence. La présence absolue et la présence relative. C'est pourquoi les détails sont si importants, les détails de la vie quotidienne, les gestes et leurs paraphrases, les multiples actions qui nous font passer du matin au soir dans un faux continuum, un temps en quelque sorte inhabité, qui réduit à peu de choses le risque de l'accident, de la question, du vide. L'intérieur de Jeanne Dielman est impeccable, je l'ai déjà dit, mais son emploi-du-temps l'est aussi. Elle joue une partition qu'elle connaît parfaitement, et les partitions sont là aussi pour nous préserver de la chute qui pourrait surgir à tout moment, sans s'annoncer. 

Le titre du film n'est pas « Jeanne Dielman », il est : « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles ». Ce n'est pas de la vie d'une femme (de la femme), qu'il s'agit, c'est de quelques jours de la vie de cette femme-là, à cet âge-là, qui habite ce quartier-là, dans cette ville-là, à cette époque-là, seule avec son fils Sylvain, dans un appartement modeste. Les heures comptent, le lieu compte, les voix comptent, l'ascenseur, le canapé-lit, tout compte, et quand elle oublie de boutonner le haut de sa robe de chambre, il s'agit d'une fausse note, le fils le sait, l'entend, sans même y jeter un coup d'œil, et la mère sait que ce bouton qui n'est pas boutonné, à l'endroit de la poitrine, est un détail qu'il est impossible de négliger. Aussi obtempère-t-elle immédiatement à Sylvain qui sans un regard pour la mère ne prononce que deux mots : « le bouton ». On l'a dit, Jeanne est impeccable. Impeccable et peut-être aussi intouchable. Du moins c'est ce qu'elle veut croire, c'est ce qui la maintient en vie, dans le filet de vie qu'elle juge supportable. Ce n'est pas la maniaquerie, ou le conformisme, qui lui fait tenir ainsi son intérieur, et son apparence (il faut la voir se coiffer), c'est l'instinct de survie. Je n'ai pas cet instinct-là, et je le regrette fort. Il y a là une sagesse profonde qui me fait complètement défaut, je m'en rends compte lorsque je suis par exemple invité chez mes voisins. « Chaque chose à (ou a ?) sa place et une place pour chaque chose. » C'est typiquement le genre de dictons que nos parents nous serinaient à longueur de temps. Mon père aimait beaucoup aussi : « Hâte-toi lentement ! ». Ces deux dictons-là vont très bien à Jeanne Dielman. Et quand par hasard (?) un coup de sonnette l'empêche de remettre à sa place un objet, de le ranger, on pressent qu'il s'agit là d'une brèche, d'un faux pas qui aura de graves conséquences. C'est l'événement qui surgit dans le temps étale du continuum intérieur. C'est le revers, la peau de banane, la tuile qui chute du toit. Dès lors, tout est joué. C'est la porte ouverte à l'aventure, à l'angoisse, au délire. La toilette des mains « Tu t'es lavé les mains ? » est aussi l'un de ces rituels qui font tenir le monde debout, avant même d'être une question d'hygiène. Sylvain est un grand lecteur. Il a toujours un livre à la main, qu'il a tendance à emporter à table, ce qui lui vaut invariablement le bref commandement maternel : «  Ne lis pas à table » auquel il obtempère sans discussion. Mais s'il obéit si facilement, pourquoi remettre ça jour après jour, pourquoi s'obstiner à faire comme si lire à table sous le regard de la mère était une chose possible ? Peut-être pour affirmer encore plus la règle, pour la rendre explicite et éclatante, pour démontrer son irréfutabilité. Les deux personnages se tiennent ainsi par la barbichette, et leur monde va tant bien que mal vers sa fin mystérieuse, mais ainsi ils sont protégés, impeccables chacun dans son rôle et à sa place. C'est sans doute pour cette raison qu'il y a si peu de dialogues entre Sylvain et Jeanne. Tout est déjà exprimé dans le réseau serré du Grand Livre des jours du 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles, dans cette partition si minutieuse et si implacable. D'ailleurs, quand le garçon veut entamer une discussion sur la sexualité et l'amour avec sa mère, alors qu'il est déjà au lit et lui tourne le dos, elle le coupe d'un : « Il est tard, maintenant. J'éteins. » Et « Maman ? — J'éteins. » Il n'insiste pas. 

Dans la somme incalculable des détails merveilleux de ce film merveilleux, il y a le réveil, le réveil-matin qui se trouve dans la chambre maternelle. C'est lui le grand Ordonnateur secret, c'est lui le chef d'orchestre discret mais tout puissant qui agit dans le secret des cœurs et des corps qui habitent le 23, quai du Commerce. « Réveil » ! C'est lui qui réveillera Jeanne Dielman de son somnambulisme domestique, le jour où elle s'apercevra que le temps n'était pas celui qu'il devait être. Elle n'est plus à l'heure, et ça la bouleverse. Et c'est ce défaut minuscule de ponctualité qui va provoquer en cascade le dérèglement de toute la machinerie domestique, jusqu'à la Catastrophe, jusqu'au Rituel des rituels, le sacrifice, la mise à mort. Il s'agit du tableau dans lequel Chantal Akerman fait se rencontrer le réveil et la paire de ciseaux sur la table de dissection de la banalité. On comprend à ce moment-là que tous les éléments de la tragédie étaient déjà en place, depuis le commencement, et qu'il ne manquait plus que le travers qui allait mettre le feu à la mèche. Et cet accroc, c'est le Temps lui-même, c'est une faille dans le temps. C'est le temps qui manque au temps, ou c'est le temps qui déborde de son lit, on ne sait. On la voit assise dans un fauteuil, au salon, les mains inertes, le regard vide, ne sachant quoi faire de ce temps dont elle n'a pas l'habitude. On ne sait pas ce qu'elle pense, elle n'exprime rien, et ce mutisme intraduisible est l'une des plus belles choses du film. Nulle révolte, aucune hystérie, pas de colère visible, pas de ricanement ou d'ironie sensible. Le langage, défait, semble collé au fond de son ventre. C'est comme si elle attendait la Conclusion de la pièce dont elle est à son corps défendant l'héroïne, qu'elle avait compris qu'il n'y a rien à faire, que tous ces gestes qu'elle a produits jusque là sont impuissants à conjurer le sort, qu'il n'y a plus qu'à se laisser porter par la force des choses. Entre elle et le Destin, il n'y a plus que quelques instants.