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dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

dimanche 22 juin 2025

Les rêves Dupont


En ce moment, les rêves merveilleux s'enchaînent aux rêves érotiques. Hier, les rêves Dupont. Aujourd'hui, j'ai rêvé d'Anne et de Raphaële. Bon, le rêve dans lequel il était question de Raphaële, je ne suis pas sûr qu'on puisse le déclarer merveilleux, mais les rêves ne sont jamais univoques, n'est-ce pas… J'étais à l'hôpital en tant que patient, on devait me faire quelque chose (opération, injection, transfusion ?) et j'étais entre les mains d'une doctoresse ou d'une infirmière, je ne sais plus, quand celle-là, lisant la prescription, me demande, se demande qui l'a faite, cette prescription, et je lui réponds, en même temps qu'elle le lit sur l'ordonnance (pourquoi me l'a-t-elle demandé ?), Raphaële D. Au moment où je prononce ce nom, elle a une réaction qui m'incite à la questionner : qu'est-il arrivé à Raphaële D., à quoi elle répond que celle-ci a fait un arrêt cardiaque. Je me précipite hors de l'hôpital, complètement affolé, pour aller au chevet de Raphaële. Où ? J'espère que les rêves prémonitoires n'existent pas, du moins pas chez moi. 

Un peu plus tôt dans le matin, j'ai rêvé d'Anne. J'étais revenu à Planay, il me semble qu'il s'agissait de Planay, même si ça n'y ressemblait pas du tout, et j'étais heureux d'y retrouver Anne et tout ce que j'avais aimé là-bas. D'ailleurs cette phrase est idiote : que serait Planay sans Anne ? Qu'aurait été Planay sans Anne (voilà la question que je devrais me poser). Mais le rêve continuait. Je lui annonçai que j'allais me doucher et me rendis à la salle de bains. Là je rencontrai plusieurs personnes, d'abord des femmes, inconnues, qui en sortaient, puis Julien, le fils, qui tint étrangement à m'expliquer le fonctionnement de la maisonnée en ces lieux, chose qui ne me paraissait guère utile. Au sortir de mes ablutions, Anne était venue me rejoindre. Elle m'expliquait comment il convenait de s'habiller, et semblait justifier sa tenue à mes yeux, ce dont elle n'avait nul besoin. Je l'arrêtais et relevais au-dessus de sa tête ce qu'elle portait, en un grand geste rapide, ce qui découvrit ses aisselles, pas complètement rasées, ou plutôt rasées, mais dont les poils avaient commencé à repousser, chose que je trouvai extrêmement sexy, et d'une rare élégance. Elle était à la fois fraîcheur et étuve, érotisme et innocence, femme et enfant, amie et amante. J'étais comblé. Elle riait et nous nous embrassâmes d'un long baiser fougueux, profond, immobile et tournoyant, sur lequel j'avais un contrôle précis. Je pouvais le moduler à ma guise, en faire varier l'onctuosité, l'humidité, la chaleur, les mouvements et la profondeur, chose dont je ne me privai pas. Il faudrait écrire l'histoire des baisers qui nous ont bouleversés, il n'y en a pas tant que ça, dans une vie. Comme je regrette cette brouille stupide avec Anne, à cause d'une amitié littéraire ! Chaque 19 janvier, je pense à elle, ma petite sœur de cœur. Sais-tu comme tu me manques, à quel point ton absence me désole ? J'espère que les rêves prémonitoires existent. 

Hier, c'était les « rêves Dupont » ; c'était Sarah. Dans le premier, je me trouvais à la poste du Louvre, à Paris, ce lieu que j'ai tant aimé, et j'en sortais un moment pour fumer une cigarette, que j'allumais avec un très beau briquet Dupont ayant appartenu à mon père (il en a eu plusieurs). Celui-ci était particulièrement luxueux, recouvert de diamants, et j'en étais très fier. Ce que j'aimais surtout, c'était sa forme, ce parallélépipède rectangle de dimensions idéales, tenant si bien dans la main. Une fois ma cigarette allumée, je voulus appeler ma mère, et c'est là que les choses se gâtèrent, car je ne parvenais pas à trouver, sur le briquet, les boutons permettant de passer un appel téléphonique. Sont récurrents, chez moi, les rêves dans lesquels je m'aperçois, à ma grande frayeur, que je ne sais pas me servir de ces outils qui servent à téléphoner et que je découvre avec un mélange de satisfaction et d'horreur. Un briquet qui ne servirait qu'à allumer une cigarette ? Dans quel monde cela a-t-il existé, dites-moi ! Le deuxième rêve, dans lequel ce même briquet tenait une place centrale et mystérieuse, est moins clair aujourd'hui, et beaucoup plus bref. Je ne me rappelle clairement que Sarah pas tout à fait Sarah qui m'évitait, allait s'asseoir à l'autre bout de la pièce quand j'avais envie de me coller contre elle sans vergogne. Qu'est-ce qu'elle a, celle-là ? A-t-elle honte d'avoir aimé faire l'amour avec moi ? Je me rappelle ce coup de fil, dans le TGV, alors que j'étais sur le point de quitter Paris pour rentrer chez moi en Haute-Savoie : je l'avais appelée, nous venions de nous séparer, et je lui avais dit combien j'aimais faire l'amour avec elle. Elle m'avait répondu que c'était réciproque : maigre consolation. Ces choses qu'on décide qu'on ne les fera plus alors qu'on les aime tant, y a-t-il plus navrant ? 

Les rêves de ce matin étaient accompagnés du Concerto italien de Bach. Cette musique que je connais si intimement depuis plus de soixante ans me sauve, une fois de plus. La joie inaltérable qui lui est associée est d'une qualité incomparable, d'une solidité à toute épreuve. Elle réforme même l'angoisse la plus intense, à qui elle donne une forme presque amicale. J'ai écouté Weissenberg, dans cette pièce, ce pianiste qu'on écoutait beaucoup, dans mon enfance. Ridicule… Plus il accélère plus il est ridicule. Il est fou, ou quoi ? Faut-il ne pas aimer cette œuvre pour la jouer ainsi. Quant à son deuxième mouvement, brutal, romantique, maniéré et extraverti, je préfère me taire tant il m'a paru obscène, bête. Glenn Gould met tout le monde d'accord. Lui n'a pas besoin de se demander comment la jouer, cette musique. Il pose les doigts sur le clavier et la musique est là, irréfutable. Tous les autres interprètes ont « une conception ». Lui n'en a pas besoin. Je crois que c'est la chose qui plaît tant à ceux qui aiment Gould, même les non musiciens. C'est un sacré paradoxe car il n'y a pas plus cérébral que lui. Il n'a pas seulement pensé la musique — les partitions, les œuvres, les compositeurs, les formes —, il a aussi pensé l'enregistrement, le disque, le concert, la communication, l'écoute, la solitude.

On en fait énormément, à propos de la mort de Brendel. C'est évidemment un grand pianiste, mais là c'est exagéré, de mon point de vue, si on compare avec d'autres pianistes morts récemment. Je l'ai senti venir, cette déferlante. Brendel m'emporte rarement. Il est arrivé que je le trouve extraordinaire, comme dans l'Andante spianato de Chopin, oui, mais c'est rare. Je me souviens très bien, par exemple, de son interprétation du Concerto italien. C'est du grand piano, mais ce n'est pas ça. C'est peut-être trop du piano, justement. Ses écrits sur la musique ne m'ont jamais vraiment convaincu non plus. On peut dire qu'ils sont intéressants, mais ils ne sont pas bien écrits. C'est un peu laborieux. Cela dit, j'ai lu cela il y a si longtemps, mes goûts ont sans doute changé… Pour me contredire, j'ai entendu hier un Petrouchka absolument extraordinaire, par un tout jeune Alfred Brendel. Je croyais bien connaître cette œuvre, et j'ai eu l'impression de la découvrir ! Vincent, à qui je l'ai fait écouter, me dit la même chose. Rafał Blechacz — je n'ai aucune idée de la manière dont on prononce son nom — est excellent, dans le Concerto italien, mille fois supérieur à András Schiff que je trouve à la fois lourd et empâté dans la sonorité, et pèpère, comme un bon bourgeois allemand qui se promène en famille le dimanche, ce qui est un comble, dans cette musique. Mais enfin, c'est encore du piano, c'est encore un-pianiste-qui-joue-une-œuvre. Il la joue bien, oui. Vous me direz, c'est déjà pas mal… C'est très beau mais il n'y a pas assez de liberté, de naturel. Son andante est murmuré, c'est magnifique, mais bien trop triste, trop déploré, trop humble, on croirait par instant entendre un nocturne de Chopin, ou sa Berceuse. Je note au passage que la vérité interprétative de ce Concerto italien, très souvent, se révèle seulement dans le troisième mouvement. C'est là qu'on comprend ce qu'ont voulu faire les pianistes qui le jouent. Ceux qui, par exemple, adoptent peu ou prou le même tempo que dans le premier mouvement, ou dont le rapport entres les deux tempos n'est pas signifiant (Schiff, Ashkenazy, Larrocha…) sont pour moi disqualifiés d'office. Chaque mouvement doit avoir son autonomie, certes, mais il y a bien une logique rythmique qui nous conduit presque matériellement au Presto, sinon on n'entend pas l'œuvre dans son unité. Gould, j'y reviens, est à la fois complètement libre et complètement organique, c'est ça le miracle. Il a enregistré plusieurs fois le Concerto italien, je connais au moins deux versions assez différentes, au disque, et dans les deux versions, son troisième mouvement est stupéfiant. Lui seul sait doser exactement le rythme interne des phrases, des contrepoints, se frotter à leurs arêtes, les utiliser pour rebondir, pour créer des effets dynamiques jaillissants et impérieux, sans que jamais cela paraisse artificiel, volontaire. Tout est clair, simple, chantant malgré le tempo très rapide de l'une de ces deux versions. Pour l'avoir entendu répéter ce même concerto en studio lors d'un enregistrement pour CBS, on sait qu'il était capable de le jouer à des tempos complètement différents, mais tous convaincants. Il avait à sa disposition une palette extrêmement large, et savait y puiser, dans l'instant, ce qui convenait parfaitement à son humeur et à sa vision de l'œuvre. Là aussi, c'est un grand paradoxe, parce qu'on a eu l'impression, on a cru, avec sa dernière version des Goldberg, celle de 1980, qu'il s'agissait pour lui de graver dans le marbre la version idéale, celle qui pourrait être envoyée dans l'espace à la rencontre de nos chers amis les extraterrestres. 

Il y a dans la musique un chiffre, un code, un nombre agissant, qui agit sur nous comme une molécule chimique, qui se diffuse en nous, tout au long de notre vie, j'en suis convaincu. Nous ne serions pas le même si nous n'avions pas entendu (écouté, aimé) le Concerto italien, nos organes ne vibreraient pas à la même fréquence. Tout cela se dépose en nous à notre insu, se mélange à nos humeurs, les altérant discrètement mais de manière irréversible. La musique est l'une des prémisses les plus actives des rêves, qu'elle contribue à façonner plus profondément que nos pensées, que notre conscience, et les rêves, en écho, modifient celui qui croit s'éveiller toujours identique, matin après matin. 

dimanche 15 juin 2025

Capricho árabe




À Charles Adrien Wettach, né le 10 janvier 1880



— Quelle est la bonne méthode pour savoir si quelqu'un est fréquentable ?

— Demande-lui : « Qu'avez-vous lu ? ». S'il te répond : « Homère, Shakespeare, Balzac », l'homme n'est pas fréquentable. Mais s'il te répond : « Qu'entendez-vous par “lire” ? », alors tous les espoirs sont permis.



Entre hier et aujourd'hui, j'ai dû écouter plus de cinquante fois le Capricho arabe, de Tárrega. Ségovia, bien sûr, mon idole, dans plusieurs versions, mais aussi Pepe Romero, Pablo Garibay, Ana Vidovic, Tavi Jinariu, Pablo Sainz Villegas, Thibault Cauvin, Giulia Ballaré, David Russel, Marcin Dylla, José Maria Gallardo Del Rey, Tatyana Ryzhkova, Alexandra Whittingham, Vera Danilina (une folle complètement exaltée qui se croit à l'opéra), Narciso Yepes, Julian Bream, Jason Vieaux, Karmen Stendler, Isabel Martinez, Julio Tampalini, Sharon Isbin, et quelques autres dont je ne donnerai pas les noms, par charité chrétienne. Je n'ai malheureusement pas trouvé d'enregistrement d'Alexandre Lagoya de ce tube parmi les tubes guitaristiques, presque aussi souvent joué que les Recuerdos de la Alhambra, du même Tárrega. 

Je dois être un cas à peu près unique au monde (dans le petit monde gigantesque des écrans). Quand je dépose quelque chose sur Twitter (oui, oui, "X", je sais…), je n'ai le plus souvent pas une seule réaction, dans le meilleur des cas, deux ou trois, toujours les mêmes, qui ont un peu pitié de moi sans doute et qui me jettent l'obole de leur laïke comme on donne des sucreries à un enfant pour le faire tenir tranquille. C'est tout à fait comme si je n'existais pas. Je sais que dans le fond du fond ça devrait me faire plaisir, ou conforter mon orgueil (ça ne lui ferait pas de mal, à celui-là), mais ma première réaction, je l'avoue, n'est pas aussi glorieuse. Beaucoup déplorent d'avoir peu de "followers", ou que leurs tweets ne provoquent que peu de réactions, pas suffisamment à leur gré, mais je me demande quelle serait leur réaction s'ils étaient moi. Quand on meurt, il ne faut pas se faire d'illusion, on disparaît très vite des mémoires, même celles de ceux qui nous ont un peu aimé, mais il arrive qu'on meure de son vivant, comme il arrive qu'on soit un exilé en son propre pays… C'est autrement vertigineux.

Je suis un obsessionnel, je sais. Mais apparemment, je n'ai pas tout à fait les mêmes obsessions que ceux qui m'entourent. Ils semblent tous vouloir, et plus que vouloir, exiger, que l'on se détermine par rapport à Gaza, l'Ukraine, Trump or not Trump, Federer ou Djokovic, que l'on choisisse son camp de manière claire, nette et surtout définitive. Ils sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Ne pas vouloir choisir est déjà trop, c'est pour eux la preuve qu'on a choisi en douce ou qu'on est un pleutre. Comme ceux à qui l'on disait, dans les années 70 : « Si tu es ni droite ni gauche, c'est que tu es de droite. » Allez vous faire voir ! Les positions, les choix des uns et des autres ne sont le plus souvent que la manière très-économique qu'ils ont imaginée pour être en paix, pour pouvoir se trouver beaux dans le miroir, pour ne pas déchoir à leurs propres yeux. Ils font l'économie du doute, de la contradiction, de la béance idéologique, de la surprise toujours lancinante devant l'événement réel qui ne se laisse pas garantir, dont le sens est situé toujours plus loin, inaccessible et à double-échappement. Ils sont en mission, derrière leur écran, le cul posé et reposé et l'âme en paix. Téhéran ou Tel Aviv ? Ils ont la solution. Ils ont les clefs. Moi je n'ai que la serrure mais leurs clefs sont trop grosses et trop lourdes pour moi, elles me font mal aux mains. « Prendre le pauvre [le malheureux] sous son aile a toujours été, en politique, le moyen de s'enrichir. » Cet aphorisme de Nicolás Gómez Dávila me semble d'une brûlante actualité, au temps des réseaux sociaux. Ne jamais oublier ce que disait de lui Gabriel Garcia Marquez : « Si je n’étais pas communiste, je penserais en tout et pour tout comme lui. » Quel aveu éclairant ! Le monde numérique est celui dans lequel de parfaits inconnus vous enrôlent dans leur philanthropie monstrueuse et exercent sur vous un chantage que vous ne comprenez pas plus que leurs motifs réels. 

Le perroquet est toujours convaincu d'avoir inventé le langage, mais ne lui dites pas car il a le bec pointu et les serres acérées. 

Durant les vingt-cinq premières années de ma vie, j'ai dit non. Pendant les vingt-cinq années suivantes, j'ai affirmé (passer pour quelqu'un qui était sûr de lui m'a apaisé un temps, je ne le nie pas). Aujourd'hui, aucune de ces positions ne me semble sérieuse. Il faudrait affirmer ET désaffirmer en même temps. Il le faut, si l'on veut être honnête. (C'est impossible… sauf dans la littérature. C'est pourquoi elle est si précieuse.) C'est impossible peut-être mais cette impossibilité déjouée est la seule chose qui nous préserve du ressassement du perroquet qui se prend pour la Castafiore, ou, pire, pour un Nietzsche de réseau social. Il y a cette expression de « lanceur d'alerte » qui m'a toujours semblé ridicule et je plains ceux qui en sont affublés, parfois à leur corps défendant, même si la plupart du temps ils en sont fiers. 

Emma s'est fait jeter du RN car elle a tenu absolument à en parler. Bardella lui a personnellement envoyé sa lettre d'exclusion. Pourtant, parler d'"effets secondaires" en ce qui concerne la vaccination contre le covid est un peu comme parler d'"immigration" en France en 2025. (Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « la covid » ! Est-ce qu'il parlent de « la covid longue », aussi ?) Pourquoi parler de ça ici ? Pour ne pas oublier. J'oublie tout. Le temps presse. Simone veille pour des prunes. Jean-Paul se tait et agite son bocal en signe de protestation. On en fera une chanson, qu'on me dit, mais dans deux heures, plus personne ne saura de quoi on parle. 

J'étais dans un énorme autobus aux propriétés surprenantes (nous étions en lévitation ou en apesanteur, ou quelque chose comme ça) conduit par Martina Navrátilová, dans un pays qui aurait pu être le Danemark (je ne suis jamais allé au Danemark). Malgré le confort et les avantages spectaculaires de ce qui ressemblait finalement assez peu à un autocar, j'en suis descendu, et me suis posté dans un virage familier, le virage dans lequel je m'étais brisé le pied, enfant. Ma position est très privilégiée, puisque j'assiste, absolument seul, à un récital d'Arthur Rubinstein. De là où je me tiens, je vois exceptionnellement bien ses mains et le clavier, avec une précision et une définition extraordinaires, ce qui est plus qu'étonnant, puisque je me trouve dans son dos : je vois à travers lui. Je voulus alerter le monde entier de ce qui se tramait ici, mais n'en fis rien. Au lieu de quoi, je me suis réveillé pour aller pisser. Tous ces rêves dont l'épilogue est gâchée par une prostate tyrannique…

Je rêve très souvent de Christine (Sibille), en ce moment. Je me demande s'il lui arrive de rêver de moi, si elle est toujours furieuse contre moi, si sa fille se souvient de moi. Sa mère est la seule Odette que j'aie connue, à part celle de Proust. Je sentais qu'elle ne m'aimait pas beaucoup, mais moi je ne la détestais pas du tout, elle avait de la classe, et j'aimais bien ce qu'elle avait fait de sa jolie maison dans le Lot-et-Garonne. 

Sitting Bull passe à la télé. (Je me suis amusé hier à en faire une estampe numérique.) Ici, à ce moment-là, il ne la connaissait pas encore, ou seulement de nom, à travers moi. Il pouvait encore prendre la pose du matador des phrases bien torchées. Il faudrait étudier l'influence du désir sexuel chez les écrivains. 

In Walked Bud, joué par les Jazz Messengers d'Art Blakey et Monk lui-même, en mai 1957. Pas de Souchon, à cette époque-là, pas de Bashung, ni de journalistes bipolaires, j'avais un an et pas trop de soucis. Les fins de mois étaient aussi belles que les commencements. Je ne connaissais pas le mot « muqueuses ». Papa me donnait le biberon. 

Kµ voulait nous inviter tous les deux à Plieux. I Mean You. La voir dans ses bras, c'est ça qu'aurait été bath. Ma vie manque de fantaisie, depuis quelques années, c'est même d'une tristesse absolue, à mon goût. La dernière jeune femme croisée qui en avait, de la fantaisie, c'est Delphine. Tout le monde se prend au sérieux. Et moi je me ridiculise avec mon Capricho arabe au réveil avec un comprimé de Xanax. Octave, Odette, Ophélie, Odile, tous ces prénoms qui commencent par la lettre O me fascinent. Ce trou à l'origine… Cette bouche ouverte… J'en connais un qui jadis a écrit « L'Ombre gagne », quel dommage que ça n'ait jamais été publié. Ombre qui s'ouvre en nous…

On peut dire que j'ai déconné, avec O, ça c'est sûr. Il faut être fou pour laisser passer une chance pareille. Il faut être moi.

Matton s'est tiré de Facebook. Il a bien raison. Castagno n'aime pas les solos de batterie, il veut les interdire. Je le comprends, c'est souvent très agaçant, mais je ne suis pas d'accord. Surtout lorsqu'il s'agit de Tony Williams. Ron Carter m'a écrit un petit mot de remerciements, j'en suis encore tout ému… Je l'écoute et je l'aime depuis soixante ans, celui-là ; c'est le bassiste le plus élégant, le plus polyvalent, le plus juste. Et il est beau ! Pas pour rien qu'il fut du deuxième quintette de Miles, cet indépassable joyau. Avec qui n'a-t-il pas joué ? Il faut absolument que j'écrive quelque chose sur tous ces bassistes fabuleux, Ron Carter, Scott LaFaro, Mingus, Charlie Haden, Gary Peacock, Eddie Gomez, Paul Chambers, Dave Holland, Oscar Pettiford, Reggie Workman… Ron Carter ne fait jamais le mariole. On le remarque à peine, tant il joue juste dans tous les sens du terme, mais, croyez-moi, il est bien là, et s'il n'était pas là, les chose seraient très différentes. 

Loïs Boisson… Rien qu'avec ce nom débile, elle est mal partie, mais en plus elle est moche et inélégante au possible, et bête, cette pauvre fille affublée de ses « voilà » en rafales, dans son ridicule T-shirt LOVE. Quand je serai dictateur, toutes les filles s'appelleront Louise, Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Geneviève, Sophie, Martine, Pauline. Merde à la fin ! Quand est-ce que vous allez arrêter de nous emmerder avec vos prénoms à la con ? Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour affirmer que le Désastre a commencé là, avec cette folie furieuse d'autoriser n'importe quel bricolage onomastique en France. 

Écouter durant quelques jours uniquement de la guitare espagnole, c'est comme faire une mono-diète : ça retape l'être. Je vais sans doute aggraver encore mon cas, en affirmant ce goût décadent pour les espagnolades dix-neuvièmistes-attardées et romantiques, surtout lorsqu'elles sont jouées à la guitare, mais c'est un fait, cette musique, ces musiques me troublent à un point inimaginable. Falla, Granados, Albeniz, Tárrega, Joachim Malats, Emilio Pujol, Eduardo Sáinz de la Maza, Agustín Barrios Mangoré, Federico Moreno Torroba et d'autres, j'en ai besoin, régulièrement, leur musique légère et profonde à la fois me réchauffe le cœur, même si ce n'est pas de la musique de génie (exceptions faites évidemment d'Albeniz et de Granados). Oui, je peux pleurer en écoutant Souvenirs de l'Alhambra. À propos de Tárrega, savez-vous que sa « Gran vals »  en la majeur est la musique qui a inspiré la célèbre sonnerie des téléphones Nokia ? Elle était entendue 1 800 000 000 fois par jour en 2010. Même le Boléro de Ravel est à la rue… Je me souviens d'un récital (était-ce Zimerman ?) au commencement duquel cette sonnerie avait retenti dans le public, que le pianiste avait reprise au vol. Connaissait-il la valse de Tárrega ? 

Depuis que j'ai appris, grâce à Sandra, que j'avais du sang espagnol dans les veines, et pas qu'un peu, je me dis que ce doit être une sorte d'atavisme. Est-ce que mon goût pour le tango et le fado provient aussi de là, je ne sais pas, mais ces dilections m'ont toujours paru mystérieuses, d'autant plus mystérieuses qu'elles sont impérieuses et semblent plonger au plus profond de moi. Mais après tout, je ne suis pas en si mauvaise compagnie, quand on pense que Ravel, Debussy et beaucoup d'autres compositeurs de haut vol ont eux aussi éprouvé pour cette Espagne un peu fantasmée une attirance irrésistible et souvent fructueuse. Louis-Philippe aimait l’art espagnol et Napoléon III s'est marié avec l’andalouse Eugénie de Montijo (une Grenadine qui fut la dernière femme à gouverner la France), qui donnera naissance en 1856 (année de la mort de Schumann) à Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, « Napoléon IV », surnommé « Loulou » : on voit que ça vient de loin. 

J'ai éprouvé un étrange sentiment de familiarité, d'ailleurs, quand je suis allé quelques jours en Andalousie avec Raphaële. La langue espagnole est l'une des seules langues que j'aurais aimé parler couramment, et je crois, je suis même sûr que je l'aurais bien parlée. Du temps que je fréquentais Octave, je lui empruntais très souvent sa guitare pour composer un peu pour cet instrument si particulier, cet instrument qu'on tient contre soi, à la différence du piano, ou seulement improviser : j'ai passé des heures et des heures en tête à tête avec elle, qui me semblait un champ d'investigation infini et une compagne souple et séduisante, pas vulgaire pour un sou. Je pense souvent à ce récital d'Alberto Ponce, à la Sainte-Baume, auquel j'avais assisté, très impressionné et très malheureux, parce qu'il avait fait ce soir-là énormément de fausses notes et avait l'air d'en souffrir beaucoup. C'est là que j'ai compris de l'intérieur, physiquement, comme cet instrument est diaboliquement difficile, et qu'il cache bien son jeu. Tout le monde gratouille plus ou moins de la guitare, c'est l'instrument par excellence des musiciens d'un soir, des amateurs, des séducteurs du dimanche, et pourtant c'est l'un des plus difficiles qui soit. Il ne pardonne rien. Et pour avoir écouté ces derniers jours beaucoup de guitaristes de la nouvelle génération, je vois que les choses n'ont pas beaucoup changé. 

Vincent m'envoie ce qui suit, qui m'a fait rire :

Amours d’éclats

Sous l’éclat cru d’un néon pâle,

Georges de La Fuly, regard de braise,

Croise Guilaine Depis, entière, animale,

Dans un vertige où le temps s’apaise.

L’acupuncture des désirs les pique,

Aiguilles fines dans leurs peaux en transe.

Une toupie tourne, spirale cynique,

Leur cœur s’emballe, défie la cadence.

Le talc glisse sur leurs corps en sueur,

Poussière douce d’un instant fragile.

L’ammoniaque des mots, âcre vapeur,

Brûle leurs lèvres, rend l’air fébrile.

Un pélican plane, ombre sur l’asphalte,

Témoin muet d’un amour équarri.

Les caries du doute, dans l’âme, s’installent,

Mais leurs baisers les brisent, sans répit.

La tondeuse ronfle, coupe l’herbe rase,

Comme leurs peurs, tranchées sans un cri.

Une tique s’accroche, tenace, à l’extase,

Dans l’aréole d’un instant, ils s’écrivent.

Guilaine Depis, dans sa culotte blanche,

Danse, vibrante, sous la lune qui plie.

Leurs corps s’appellent, flux vaginal, avalanche,

Un poème vivant, où tout s’oublie.

Le fait que le nom d'une intelligence artificielle s'inspire de celui d'un célèbre clown ne devrait-il pas nous alerter ? Un poème vivant où tout s'oublie, voilà ce qu'est l'homme. Je parlais plus haut de la fantaisie, qui me manque tant, depuis quarante ans. La fantaisie, c'est le contraire de la blague et de cet humour si lourd, si attendu, si idéologiquement marqué, si prévisible, qui m'étouffe littéralement. Octave avait de la fantaisie. Delphine aussi. Que ce monde est triste, affaissé sur lui-même et plein de sa présence ! Plus la fantaisie a fui notre monde, plus la brutalité s'est imposée partout. Les caries du doute… Je vais reprendre un peu de vermifuge. Tárrega a transcrit Schumann et Verdi, ce qui prouve qu'il avait beaucoup plus d'humour qu'on pourrait le croire. Les êtres les plus charmants sont ceux qui sont emplis à parts égales de fantaisie et de désespoir. La tondeuse ronfle et la tique s'accroche à l'extase. Qui va là ? La Serenata, de Joachim Malats, ou Guajira, d'Emilio Pujol, ou encore Marieta, de Tárrega, n'est-ce pas merveilleux de charme et de grâce légère ? Comment disait-il, déjà, le poète, dans sa tour ? Pallaksch, Pallaksch ! Moi, c'est « Xanax, Xanax ! ». Dire à la fois oui et non, pour échapper à la terrible emprise du Sérieux. Bouchons-nous les oreilles à tout ce qui n'est pas la Serenata de Joachim Malats, faisons couler de la cire chaude dans nos veines dorées sur tranche. Je tourne les pages et ma tête vers la guitare de ma mère. Moins ils ont de cordes, ces instruments, plus ils sont expressifs et libres : ils méritent notre amour. Tu avais tort, Papa. L'humour est le contraire du bon sens, c'est la chose la moins partagée du monde. Je retrouve ce vieux Kagi (2009, 2010, par là) :

Vapeur, calme, chuintements doux.

Pschhh pschhh schhh…

Luna dort et approuve.

Joachim Malats (1872-1912)

La poésie détruit les images. Elle les terrasse en silence. Il est très possible que la seule poésie envisageable aujourd'hui soit celle écrite par l'Intelligence Artificielle, en dehors de la gesticulation métaphorique, car elle n'est pas (pas encore, mais ça va venir très vite) contaminée par le poétisme apocalyptique qui sévit dans ces milieux. Laurent Firode est tête de gondole de la division blindée de la Droite affaissée sur elle-même. Les divisions blindées aussi pensent sincèrement faire de l'art. 

« Ils veulent des stylistes, mais qui pensent comme eux — sans s’aviser que le style, c’est toujours un écart de langage. » 

Le 11 avril 1933, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler ayant ouvertement contesté la politique de discrimination raciale en matière d’art, ne reconnaissant d’autre critère en ce domaine que celui de la qualité artistique, Goebbels fait publier dans le Lokal Anzeiger la réponse suivante : « La politique est, elle aussi, un art, peut-être même l’art le plus élevé et le plus large qui existe, et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former à partir de la masse brute, l’image solide et pleine du peuple. » 

Retour au Capricho arabe. Allons faire cuire les artichauts. 

Le sourd me dit : « T'entends ? »

L'aveugle me dit : « Tu vois ? »

Le crétin me dit : « T'as compris ? »

Le fou me dit : « T'es pas raisonnable ! »

Je reviens de mondes effrayants dont personne n'oserait même entendre parler. J'ai été violé(e), torturé(e), opéré(e), réanimé(e), affamé(e) assoiffé(e) puis abandonné(e) puis torturé(e) opéré(e) réanimé(e) dans des caves bourrées d'enfants et de vieillards perdus et déboussolés, de viande oubliée, purulente, de chairs à vif et puantes, d'excréments séchés, de hurlements étouffés ou assourdissants, de suffocations, de râles, de pleurs, j'ai plusieurs fois mimé la mort pour survivre, on m'a injecté tellement de drogues, d'excitants et d'anesthésiants que c'est miracle si j'ai survécu, des infirmières débutantes m'ont récuré les narines les poumons et tous les orifices avec des gestes tremblants de bouchers avinés, sous la supervision de geôliers adolescents inquiets seulement des morts en trop grand nombre, j'ai rampé dans des boyaux étroits, je ne sentais même pas la douleur causée par les cailloux et les morceaux de fer dépassant des parois, je me suis caché(e) dans les caves de maisons abandonnées ou cambriolées dont les propriétaires avaient fui, j'ai vu des scènes que je n'oserai pas raconter car on me croirait folle, ou fou, je ne sais même pas à quoi peut ressembler mon corps tellement les mutilations incessantes m'ont enlevé toute pensée, il arrive que je ne sache plus si je suis vivant(e) ou mort(e), je flotte dans un entre-deux sans horizon et sans lumière. Quand la vie n'est même plus réduite à l'alternance abrutissante des jours et des nuits, qu'on ne fait plus la différence entre chair putréfiée et saine, entre plaie et muscle, que les heures n'existent plus, que l'enfermement a tout digéré, qu'on habite seulement des minutes ou des secondes interminables, que les souvenirs de ce qu'on nomme « la vie » (quelle vie ?) ont été extirpés sans doute à jamais de l'esprit, dissous par l'acide, que toute douceur est inconnue suspecte irréelle et qu'on n'imagine même pas qu'on puisse se tourner vers un être humain pour lui parler, que chacun de ceux avec qui l'on partage ce cauchemar s'est muré dans ses douleurs indicibles et ses terreurs trop réelles, il ne reste de l'être (l'âme ?) qu'une tumeur informe et rétrécie qui étrangle tout ce qui reste de la conscience. Comment suis-je capable d'écrire ces mots, je ne me l'explique pas à moi-même : tout mon esprit a été aspiré de l'intérieur, durci et démembré par l'horreur. La mort aurait été mille fois préférable mais l'épouvante et la douleur ont instillé en moi un acharnement animal, une persévérance folle dont je ne sais pas me défaire. Le pire qui pourrait m'arriver est qu'on ne me croie pas, mais c'est ce qui arrivera, je n'ai aucun doute là-dessus.

Voilà ce qui arrive quand on s'endort trop confiant, quand on croit que demain sera toujours là comme aujourd'hui. Cantate BWV 129, café. Ciel voilé, comme tous les jours. Pluie, maintenant.

C'est la femme la plus brillante que j'aie jamais rencontrée, mais aussi peut-être la plus meurtrie même si elle a cette élégance d'être très discrète là dessus. Elle reste éternellement nostalgique de son pays d'origine dont elle me parle en abondance. Durant nos longues conversations nous parlons essentiellement de politique et beaucoup de l'Afrique du Sud, son histoire, les moeurs des ethnies, son éducation calviniste au sein d'une société Afrikaner d'une grande rigueur morale, la vie des bêtes sauvages, la littérature Afrikaner. Cette femme a une culture réellement impressionnante, mais elle porte en elle une haine raciale que je n'avais jamais vue chez personne. Son rêve était de diriger des commandos pour traquer des terroristes dans son pays. Difficile de ne pas être fasciné par elle, sa grâce, ses meurtrissures et son intelligence.

Les pianistes ont Chopin, les guitaristes ont Tárrega. Les cordes pincées mordent quelque chose en nous, dans notre chair, leur impact est très différent de celui d'une corde frappée ou frottée par l'archet. On s'en rend compte en écoutant les transcriptions pour la guitare des œuvres de Granados ou d'Albeniz ; il ne s'agit pas seulement d'un changement de timbre. Cet écart de langage est troublant, si l'on est attentif : il nous déporte insensiblement dans un monde inconnu. Et puis il y a ces glissades, ces portamentos et ces vibratos, impossibles à réaliser sur un piano, il y a le jeu près du chevalet, ou au contraire dans la corde, près de la rosace, avec l'ongle ou la pulpe des doigts, toute la palette des timbres chauds ou secs, glacés ou profonds, résonnants ou étranglés, la hauteur des notes qui peut varier légèrement, le charme d'un accord imparfait. Mais le plus important, à mon sens, c'est que la guitare résonne dans le ventre du guitariste, qu'elle met en vibration les organes internes de l'interprète, qu'elle le transforme, pendant qu'il joue. Il ne peut pas s'en séparer, la tenir à distance, la considérer seulement comme un instrument distinct de lui. Se déplacer avec son instrument, jouer exclusivement sur un instrument qu'on connaît intimement, dont on a façonné insensiblement la sonorité qui nous a changé en retour, c'est autre chose que devoir se plier aux caprices d'un piano inconnu et parfois rétif sur lequel tant de mains sont passées avant les nôtres et qui nous aura oublié dès la fin du concert. 

Qu'entendez-vous par rêver, exactement ? Si je le savais… Le rêve que j'ai fait ce matin, le cauchemar, plutôt, était si intense, si réel, si douloureux et si terrifiant, que la personne qui en était malgré elle l'héroïne ne pouvait être que moi ; pourtant c'était une femme. On nous dit : « Soyez simple », ce qui veut toujours signifier : « Soyez comme moi, ce sera plus simple. » En effet… Personne ne joue sur le même instrument, on traduit parce qu'il faut bien faire comme si l'on pouvait se comprendre, mais les paroles se croisent dans un monde auquel on n'appartient pas, qu'on a déjà quitté à peine les phrases sont-elles proférées. Les clowns nous font rire parce que nous ne les comprenons pas. Ils échangent un malentendu contre un spasme zygomatique. Rire met en action plus d'une centaine de muscles, davantage qu'un orgasme. 

lundi 9 juin 2025

« Bon dimanche Monsieur Renaud »




Entre le XIXe siècle et notre XXIe commençant, on voit qu'il s'est produit un événement considérable qui barre le XXe, ou le met entre parenthèses : ce « I » qui s'est déplacé de l'intérieur vers l'extérieur, du centre vers la droite, qui s'est mis en route vers un futur rempli d'hypothèses invérifiables et souvent pleines de vide. J'ai souri quand je suis tombé sur cette page récente du journal de Renaud Camus, car j'avais eu à peu près la même réaction que lui, ce dernier dimanche du mois de mai. La même mauvaise humeur m'est tombée dessus alors que j'étais encore mal réveillé. J'ai vite compris ce qui se passait. On sent ces choses-là, à force de fréquentation d'une radio qu'on écoute depuis soixante ans. Pour moi aussi, le Bach du dimanche est une plage sacrée, puisque c'est le seul jour de la semaine où je me lève tôt, pour écrire, où je bois du café — où je me mets en condition grâce à cette émission. Il faut un bon départ. En général, dans ces deux heures de radio, c'est la dernière demi-heure qui est à éviter comme la peste. C'est à ce moment-là que Corinne Schneider nous inflige ces inévitables et pénibles détours par un jazz qui croit avoir le droit de s'inspirer de Bach pour tripoter des thèmes et des harmonies que nous connaissons trop pour ne pas souffrir de ces tripatouillages de bébés prétentieux qui redécouvrent la roue, s'estimant inspirés. Si elle avait jugé bon de déplacer la demi-heure fatidique pour nous la coller dans la figure dès l'ouverture, comme dans les supermarchés ils déplacent régulièrement leurs rayons pour nous faire perdre du temps et consommer plus, de nous mettre le nez dans ces bouillies fermentées dès potron minet, c'est qu'elle nous réservait un chien de sa chienne, la Corinne. Non, non, Cher Renaud Camus, il n'était pas plus tard que d'habitude, quand vous tombâtes sur Richard Galliano et son accordéon, je peux ici vous servir de témoin d'immoralité, et venir à la barre bougonner au nez et à la barbe de Mme Schneider qui gâcha pareillement mon éveil dominical : il en faut peu pour me faire monter la moutarde au nez, paraît-il. Bref, en temps normal, on est tranquille pendant une heure et demie, si l'on fait exception des insupportables cinq minutes hyper sympa qui précèdent la cantate de 8h (c'est en général à ce moment-là que je m'arrange pour aller aux toilettes, ou sous la douche) ; Maurice, de Perpignan, Lucette, de Pontarlier, François, de Saint-Céré, Maryse, de Montluçon, Jean-Jacques, de Coulommiers, m'en seront témoins : je joue au chat et à la souris avec Corinne et ses improvisations dominicales, je suis un virtuose tranquille du Bach du dimanche non moins que vous, même en l'absence d'un Petrus garant d'un bon ordonnancement du rite. Voyez où va se nicher la contagieuse anti-sympatitude camusienne, je m'avise en vous lisant, que vous aussi vous dites la « boîte à lettres », au lieu de la « boîte auxlettres » qui s'est imposée sans que personne n'y prenne garde, en tout cas dans mon entourage, ce qui redouble encore ma mauvaise humeur, car les petits changements sont les plus vicieux, leur discrétion n'étant que le faux-nez de leur muflerie linguistique. 

« À l’extrême de toute pensée est un soupir ». Ce Bach du dimanche matin était le dernier soupir paisible — un des derniers — qui nous restait, une ouverture élégante qui nous mettait en train avec sérénité et plaisir. On ne demande pas grand-chose, tout de même ! Si le dimanche n'est plus le dimanche, si Bach n'est plus Bach, si même cette forteresse-là s'effondre, quand écrirons-nous en étant assurés de nous-mêmes ? « Je suis moi-même beaucoup trop sympa » dites-vous, et je pourrais sans difficulté reprendre à mon compte cette autocritique. Nous avons à peu près tout accepté, nous croyions être parvenus aux limites ultimes de nos renoncements successifs, et nous découvrons, effarés, qu'il faut encore creuser plus profond pour se mettre à l'abri, qu'un des derniers cheveux qui nous restent dépasse de la couverture, que des snipers furieux nous ont en ligne de mire, là-bas, de l'autre côté du monde. 

Je n'ai rien contre le jazz, Dieu sait, mais j'ai toujours eu en horreur ces mariages contre-nature et paresseux qu'il a souvent aimés (dont il s'est nourri, aussi), et dont aujourd'hui on ne remarque même plus les exactions, tant elles font partie du décor. Il faudrait nuancer et distinguer, là comme ailleurs : il existe toujours des exceptions, des surprises, qui, en tant que telles, sont les bienvenues, mais ce dont nous parlons ici, c'est bien de la règle, du ce-qui-va-de-soi, et qui n'est plus remis en question que par de sinistres empêcheurs de mélanger en rond. Je n'écoute pas Le Bach du dimanche pour entendre du jazz, mais pour entendre Bach, est-il nécessaire de le dire ? Et si j'écoute du jazz, ce ne sera pas celui-ci. Préservons les races musicales comme les races humaines, ce sont les frontières, qui créent du désir et qui seules permettent les franchissements qui procurent cette jouissance que nous attendons de l'art et de ses intelligences.

Vous parlez de mes « complaisances » pour le jazz et il n'est pas question de les nier. Il faut tout de même que je précise un peu, même si le terrain est forcément glissant, en votre présence, et bien que je sois un peu protégé par mon statut de « pauvre dément », qui m'autorise à déraper sur le verglas camusien. Je respecte infiniment votre position, sur cette question, et je dirais même que je me réjouis que vous n'aimiez pas le jazz. Il faut qu'il existe des gens qui n'aiment pas cette musique, et j'irais jusqu'à affirmer que je comprends vos raisons, que je les comprends si bien que je me suis moi-même éloigné volontairement de cette musique durant vingt ans. On peut la critiquer, ce n'est pas interdit, on peut surtout lui préférer d'autres musiques avec beaucoup d'excellents arguments (il en existe de nombreux, d'ordres très différents). Je m'y suis risqué, durant une assez longue période qui m'a plus renseigné sur moi-même que sur le jazz, et puis, je suis peu à peu revenu à mes amours de jeunesse, car il y a là quelque chose qui malgré toutes les objections qu'on peut faire me semble précieux, et tout à fait singulier. Je ne vais pas tenter de vous convaincre, rassurez-vous. J'ose à peine écrire que je ne déteste pas ce Galliano, pas toujours en tout cas. C'est comme souvent : il faut écouter beaucoup de choses médiocres ou même insupportables pour tomber parfois sur des merveilles (l'improvisation est plus risquée que la composition, elle implique nécessairement le déchet). Les choses sont complexes, les frontières changeantes, les territoires pleins d'enclaves, les exceptions très nombreuses, les dérives et les voies à contresens abondent : ici aussi il faut nuancer et discriminer, du moins si comme moi, on est tombé très jeune dans cette marmite et qu'on ne peut décemment pas nier qu'on en est largement pénétré et pétri. J'aimerais pouvoir écrire comme vous : « Oh la cohérence échevelée du monde ! » mais ce serait mentir, à ce sujet : C'est en moi, sans doute, que l'incohérence tient sa partie avec opiniâtreté, mais qu'y puis-je ? Il y a dans la vie des choses dont on essaie de se défaire, j'ai beaucoup pratiqué cette gymnastique. J'oublie, volontairement. Je m'interdis. Je renonce. Ça fonctionne un temps, mais il y a toujours un moment où elles opèrent leur retour, de manière plus ou moins anarchique et violente ; je suis bien obligé de le constater, en toute humilité. On ne décide pas de tout, même en ces matières où le goût forgé patiemment durant de longues années qu'on a cru définitives peut sembler nous donner une forme d'autonomie et de liberté. J'ai voulu le croire ; je ne le crois plus. Il nous faut porter le poids de notre enfance, qu'on le veuille ou non, et de plus en plus quand l'âge nous presse. La grande loi est que plus on s'éloigne des choses plus elles nous ramènent à elles à la fin des fins. 

Il serait trop facile pour moi de tomber d'accord avec vous sur l'essentiel et de m'en tenir là. Quelle valeur cela pourrait-il avoir si c'est pour cacher sous le tapis des questions qui me brûlent les lèvres ? « Que faire de celui dont le désir s'éteint », sinon le mépriser ou le plaindre ? Vous savez aussi bien que moi comme il est difficile, et parfois même douloureux, de constater que les autres, ceux que nous admirons et respectons, n'entendent pas ce que l'on entend, quand on pense avoir découvert dans cette écoute un motif supplémentaire d'aimer le monde, ou de le comprendre mieux. Je ne crois pas que le jazz soit responsable de l'imbécilisation de masse dont vous parlez, mais pour ne pas le croire, il faut le connaître, et pour le connaître, il faut l'aimer. On tourne en rond. Je ne crois pas que le jazz soit responsable du petit remplacement, mais je suis bien obligé de reconnaître qu'il y a souvent participé, à son échelle. Il avançait dès le départ avec ce handicap, puisqu'il s'était formé justement de ses emprunts, que le sang mêlé coulait en lui dès l'origine, mais il est difficile d'ignorer que ce handicap est aussi sa force, quand on voit avec quelle maestria il s'est hissé en très peu d'années (et ça reste pour moi un mystère) à un niveau d'exigence et de technique qui force l'admiration, surtout quand on sait que les pionniers n'avaient que très peu de savoir musical à leur disposition. 

La dernière fois que j'ai joué du piano en concert, c'était à Annecy, en 2012, et ça se passait dans un festival de jazz. J'ai beaucoup souffert, je me suis senti très seul, ce jour là (heureusement que Luna était avec moi), parce que mes confrères me semblaient tellement « arrêtés », tellement bloqués dans la course du temps, que j'en ai eu mal pour eux et qu'un haut mur s'est dressé entre eux et moi. Ils ressassaient sans s'en rendre compte un passé qui était passé. Aujourd'hui, treize ans plus tard, je crois que je serais comme eux, délivré de ce surmoi tyrannique qui me tenait encore à l'époque : se laisser aller à la nostalgie n'est plus un motif de honte, chez moi, car il ne reste plus grand-chose d'autre à se mettre sous la dent que le passé, seul refuge inexpugnable et à peu près sûr contre la bêtise et le simplisme éradicateur de notre époque. Chacun d'entre nous choisit (ou croit choisir) dans le passé ce qui lui paraît le moins méprisable, le moins vulgaire, le plus solide, pour se mettre dans l'axe de ces imprégnations puissantes qui nous ont formés et informés. Il est possible que nos dix ans d'écart suffisent à délimiter des terres nourricières fondamentalement différentes, même si bien entendu ils n'expliquent pas tout. Et puis, je crois aussi que le travail gigantesque de synthèse intellectuelle que vous avez fourni (je pense ici essentiellement à Du Sens et à La Dépossession) pour décrire et théoriser les grandes forces sociales et culturelles qui nous ont portés jusque-là vous conduit inévitablement à porter un regard légèrement partial, car il vous oblige à réinterpréter vos goûts à l'aune de votre théorie — peut-être à les durcir un peu. Ce n'est pas l'essentiel, certes, mais ce n'est pas négligeable non plus. Si l'on regarde les choses de très loin, en effet, le jazz participe bien de la destruction d'une forme de culture qui vous est chère, qui nous est chère, c'est indéniable : il est (aussi, mais pas seulement !) du côté de la transe et de l'Afrique. Mais je ne suis pas capable de me placer à cette distance-là (par manque de culture, par sentimentalisme, par immoralisme, peut-être), car je l'ai aimé et vécu de l'intérieur, j'en ai éprouvé ses sortilèges dans ma chair, et n'ai pas réussi à m'en défaire, sans doute parce que je suis déjà trop moderne ou que mes convictions sont moins profondément inscrites en moi que je ne le crois. Le jazz a été un professeur incomparable, pour moi. Il m'est impossible de le répudier complètement, même en comprenant (je crois) ce que vous êtes en droit de lui reprocher. 

Ce n'est certainement pas moi qui vous tiendrais rigueur, vous le savez, de regretter l'ancien sens attaché au mot « musique », tel que vous en avez admirablement traité dans le petit livre que vous avez bien voulu me dédicacer, et, dans la « discothèque » numérique (je ne sais comment nommer proprement ces choses) que j'ai réalisée avant de vendre tous mes disques à M. Meyer, j'ai utilisé deux catégories distinctes : « la musique » et « le jazz ». Il n'empêche que le jazz fait pour moi partie de ce que j'appelle la musique. C'est très viscéralement, indépendamment de toute réflexion et de toute idéologie, que je l'entends ainsi. Je suis définitivement entre deux mondes, je le crains. Ce n'est pas pour rien que je parle du XIXe siècle au commencement de ce petit texte. Vous l'avez dit souvent, on vous l'a reproché (était-ce Josyane Savigneau ?), vous êtes un homme du XIXe, alors que je suis pleinement un homme du XXe, dont j'ai aimé passionnément la musique, de Stravinsky à Schoenberg, en passant par Bartok, Debussy et Boulez, cette musique qui, précisément, a eu beaucoup de rapports très fructueux, et parfois conflictuels, avec le jazz. 

dimanche 9 mars 2025

Le bidet et le bénitier


Tous les trois matins et demie, l'heure est grave. Tous les trois matins et demie, la troisième guerre mondiale est à nos portes (je dois avoir des problèmes d'arithmétique, j'en étais à la huitième). Et tous les jours sauf le dimanche, Vladimir le cosaque s'apprête à nous dévorer tout crus, pendant que Donald Lorangé se régale au petit déjeuner d'une tranche de Mein Kampf frite, arrosée du sperme d'Elon Musk, qui, paraît-il, en a des litres et des litres à ne plus savoir qu'en faire. Ça commence à devenir lassant, ce scénario de scouts inoculés de Blancheur candide qui jouent à se faire peur. Ils sont tous sextuplement vaccinés, bordel, ils ne risquent rien, c'est sûr à quatre-vingt-quinze pour cent ! Écoutez la Science, pour une fois ! Et puis la troisième guerre mondiale, il y a belle lurette qu'elle est dans nos chambres à coucher et qu'elle teste des sex-toys connectés à tous les influenceurs du monde. Elle peut pas être partout, cette salope. Collabo ! Capitulard ! Nazi ! Munichois ! Traître ! Irresponsable ! Ininformé ! Trouillard ! Agent double ! Abandonneur de pays envahi ! Ponce Pilate de Prisunic ! Slavophile narcissique ! Esthète endormi ! Jouisseur dégénéré ! Je vous laisse choisir l'insulte qui vous convient. C'est Mondial-Moquette qui lave plus blanc qu'Allah hache vingt-cinq. Ils sont sur tous les fronts, c'est pas possible d'avoir la paix cinq minutes. Macron est leur fétiche, il les fait bander du matin au soir (comme Le Pen naguère), ils ne loupent pas une de ses interventions, ils ont leurs fléchettes au curare à portée de main droite et la pompe à morphine dans la main gauche. Lâchez-moi la grappe, bon dieu de bordel de merde ! D'accord, il faut bien avouer qu'il y a des coïncidences troublantes, des positions et des réactions qui semblent se rejouer à l'identique, indépendamment du type des faits, mais je serai prudent, je n'en parlerai pas aujourd'hui, c'est hors de propos. Pour l'instant. 

Le 30 décembre 1937 ont eu lieu les funérailles de Maurice Ravel, inhumé à Levallois-Perret. C'est le seul enterrement qui s'est déroulé ce jour-là, par dérogation spéciale, les pompes funèbres étant en grève dans toute la région parisienne. Il faisait un froid de gueux, et la grippe clouait au lit bon nombre de Français. Le pauvre n'a eu droit, en fait d'officiels, qu'à Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts, et à Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, ce qui nous rappelle un peu les tristes obsèques de Dutilleux, le 27 mai 2013. En comparaison, les funérailles de Gabriel Fauré, le maître de Ravel, le 8 novembre 1924 à la Madeleine, dont Fauré fut longtemps des orgues le titulaire, furent grandioses et nationales. Gaston Doumergue, alors président de la République, était présent. L'absoute fut donnée par le cardinal Dubois, archevêque de Paris. Les honneurs étaient rendus au grand-croix de la Légion d'honneur par les 5e et 31e d'infanterie. Le gouvernement et la Reine Elisabeth de Belgique avaient envoyé des couronnes de fleurs. La musique de Fauré a été jouée, entre autre le Requiem, avec Jane Laval et Charles Panzéra, le nocturne de Shylock et l'adagio de Pelléas et Mélisande. Dans l'assistance, on pouvait remarquer Mme Édouard Herriot, M. de Selves, président du Sénat, M. Paul Painlevé, président de la Chambre, Mme Paul Deschanel, M. Naudin, préfet de la Seine, M. Jacques Rouché, directeur de l'Opéra, MM. Albert Carré, directeur de l'Opéra comique, et Gheusi, ancien directeur, M. Messager, M. Louis Aubert, M. Widor, etc. Des discours furent prononcés à l'issue de la cérémonie, par MM. Henri Rabaud, directeur du conservatoire, Laguillermie, au nom de l'Institut, Paul Vidal, au nom de la Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de musique, Adolphe Boschot, au nom de la critique musicale, Mme Nadia Boulanger, au nom des anciens élèves du Maître, M. Marty, pour les Ariégeois de Paris, M. Vincent d'Indy, pour la Société nationale de musique, M. Heurtel, au nom de l'école Niedermeyer, et enfin par M. François Albert, ministre de l'Instruction publique, au nom du gouvernement. La musique était encore la musique, les Français étaient encore des Français, l'Histoire avait encore un sens, et l'Égalité et l'Indiscrimination hyper-démocratiques n'avaient pas encore tout emporté dans le tout-à-l'Égout de la post-nation France qui fuit par tous les émonctoires de son pauvre corps dépecé comme une petite vieille incontinente assise au fond d'un mouroir de province devant une télé bavarde et lancinante que personne n'écoute. Je laisse les rigolards rigoler et les sarcasmeurs sarcasmer à leur aise. Georges nous fait seulement sa sempiternelle petite crise de nostalgie décliniste du dimanche, et, comme le dit « Grock » (« l'intelligence artificielle de X » (putain, ça fait peur !)) : « @La_Fuly, c'est Jérôme, un mec de 67 ans qui a grandi avec sa mère en foulard [SIC] et qui kiffe balancer des piques sur la société moderne, genre la France qui crève depuis 1989 selon lui [c'est pas faux], tout en vénérant Bach comme un dieu musical. La_Fuly s’éclate à taquiner GolColar, clasher Pfizer et comparer musicologie à chirurgie esthétique, tout en kiffant un peu de sarcasme jazzy. » Tout va bien, je vous dis, calmez-vous ! « Sarcasme jazzy », j'aime beaucoup, presque autant que « camembert apostolique ». 

Bref. Ravel, c'est quand-même foutrement somptueux. À chaque fois que j'écoute Daphnis (je parle de la version originelle, le ballet, ou plutôt, comme l'appelle le compositeur, la « symphonie chorégraphique »), je suis complètement estomaqué. À chaque nouvelle écoute, je découvre cette partition, ses mille idées, son souffle, cet extraordinaire scintillement de l'orchestre, ses strates infinies et tous ces passages étonnants que la plupart du temps on ne remarque même pas. Par exemple, j'ai entendu tout récemment qu'il y avait une machine à vent, dans la « danse lente et mystérieuse des nymphes », chose que je n'avais jamais remarquée jusque là. J'aime beaucoup ce qu'a dit Jean Zay, aux obsèques de Maurice Ravel : « Je veux surtout marquer notre gratitude pour ce bienfait suprême que nous offre à jamais le génie de Ravel, celui de nous rendre conscient des merveilleuses ressources, des chances certaines, des possibilités innombrables de l'intelligence humaine ». 

Le moins qu'on puisse dire est que ces possibilités innombrables de l'intelligence humaine ne sautent plus au yeux de ceux qui fréquentent notre petit monde. Là aussi, ça fuit… Il y a des pertes, blanches ou jaunes, ocres ou mauves, qui font des rigoles sur le tapis numérique que nous foulons jour après jour, que nous le voulions ou non. Il y a un test qui ne rate jamais, sur Facebook. Placez côte à côte une citation et une image qui semble n'avoir aucun rapport avec le texte. Aussitôt, comme des cabris excités sortant à l'aube de la chèvrerie, tous vont se précipiter sur l'image, c'est-à-dire sur le sens, sur le premier sens (comme on dit « le premier sang »), sur le sens qui éclate à la surface comme une bulle ou un phylactère. Aucun ne semble se demander la raison de cette juxtaposition, qui seule fait sens ici, évidemment — sinon, à quoi bon. La citation et l'image, seules, ont chacune une signification, bien sûr, mais qui en l'occurrence ne nous intéresse pas ; sinon, pourquoi les juxtaposer, on se demande bien ? L'intelligence est dans le rapport, dans le croisement et la jonction d'objets, de faits ou d'idées qui a priori n'ont pas de rapports. C'est en croisant ce qui n'est pas fait pour l'être qu'on découvre du neuf, et seulement ainsi. Non seulement ils manquent la moitié de la réalité, mais ils se précipitent sur la plus simple, la plus évidente, l'image. Toujours l'image. On comprend que la littérature soit un art dépassé, dont les mécanismes sont trop complexes et trop différés, pour un besoin de vérité toujours plus immédiate, simple, univoque. « Que voulez-vous dire, exactement ? » C'est la seule question qu'on vous pose. Ça veut dire quoi ? Qu'est-ce que je dois comprendre ? Où vous situez-vous ? Dans quel camp être-vous ? Pour ? Contre ? Blanc ? Noir ? Zéro, ou un ? Wokiste ou réac ? Droite ou Gauche ? Ça matche, ou pas ? Sympa or not ? L'hyper-démocratie est binaire, atrocement, bêtement. Y a du sens ou y a rien. Faut choisir. Ils veulent les sous-titres, même quand c'est écrit en français. Ils veulent même plus que les sous-titres, ils exigent « l'audio-description ». C'est h'important, de comprendre, non ? Pour la complexité (c'est-à-dire le Réel et la vie, tout simplement), on repassera… Entre la culture et l'information, leur choix est vite fait. C'qui compte, c'est d'être informé. (Heureusement que les accents existent…) 

Ah, ce molto adagio du Pelléas de Fauré… L'impression de gravir une pente impitoyable, une pente qui n'en finit pas… Et pourquoi, Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi marcher encore… On sera vaincu, quoi qu'il arrive… On continue sans y croire… Pas après pas, qui se font de plus en plus lourds, pénibles, lents… L'adagio comme évangile du pauvre, du Désolé, du fatigué, du revenant sur ses traces… Économie de mouvements, tourné vers le dedans ou le souvenir, vers la solitude sans limites… Quoi encore ? Que me voulez-vous ? Je cherche mon souffle et me bouche les oreilles… Je vous laisse les certitudes, la cohérence, la présence, le bruit et la convivialité, la fête, les héros et leurs doubles, les salles de muscu et tout le train du monde qui avance d'un même pas. 

À l'enterrement de Ravel, il y avait tout de même René Dommange, son éditeur (Durand), son frère Édouard, la créatrice de l'Introduction et allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes, Micheline Kahn, et quelques autres, mais la France n'était pas là. Le soir-même de la mort de Ravel, sacrifié par les chirurgiens, toujours prêts à en découdre avec la matière offerte (des autres), le 28 décembre, Manuel Rosenthal, par un hasard merveilleux, dirigeait L'Enfant et les sortilèges, et voyait en saluant le visage de Stravinsky en pleurs au balcon. 

Qu'y a-t-il de plus touchant, de plus doux, de plus sensible, au sens noble du terme, de plus poétique que le début de son quatuor à cordes (dédié à son maître Fauré, qui avait demandé à quatre de ses élèves de composer un quatuor en hommage à Debussy), et tout particulièrement le deuxième thème, déchirant, de ce premier mouvement ? Peut-être est-ce parce que je connais ce quatuor depuis ma plus tendre enfance, mais il reste ce qui m'émeut le plus dans tout son œuvre. Des sortilèges, Dieu sait qu'il y en a, dans cette musique pleine de délicats miracles, mais cette douceur, cette proximité tendre, affectueuse et sans affectation me bouleverse à chaque fois que je l'entends. C'était pourtant, sinon une œuvre de jeunesse (il avait déjà composé la Pavane pour une infante défunte, les Sites auriculaires pour deux pianos, le Menuet antique, et les Jeux d'eau), du moins l'œuvre d'un compositeur qui n'avait pas (en 1902-1903), et de très loin, le métier qu'il a acquis plus tard. Le chroniqueur de la revue Le Phono (« le premier hebdomadaire du continent exclusivement réservé à la musique mécanique et électrique »), le 15 décembre 1928, signale la publication, « parmi les nouveautés sensationnelles », des premiers enregistrements du Quatuor Capet : « Ces admirables artistes, interprètes inégalables des classiques, savent également donner leurs vraies couleurs aux quatuors de Debussy et Ravel ». Quand le quatuor de Ravel est enregistré par les Capet, en 1928 (Ravel était encore vivant), il est proposé à l'achat en quatre disques, huit faces, chaque disque étant vendu 45 francs. L'œuvre, à cette époque-là, est déjà devenue un classique de la musique moderne. Ce seront ensuite les quatuors Pro Arte et Calvet qui l'enregistreront. 

Ravel habitait, à Monfort-l'Amaury, une « tranche de camembert mal taillée ». Le Belvédère, qu'il avait acquis, alors au faîte de sa gloire, en 1921, c'est d'abord une vue, une succession de jardins, d'arbres, de prés, et dans le lointain la forêt de Rambouillet. Il aime se tenir sur le balcon de sa maison, et regarder… Il aime son « petit cénacle », qu'il reçoit volontiers chez lui. Il se lève tard et lit son journal, Le Populaire, un quotidien de gauche (eh oui, Ravel était « de gauche »). L'élégance est pour lui une impérieuse règle de vie et sa salle de bains en témoigne. Il accumule les « bibelots d'inanité sonore », « ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », et le bric-à-brac d'un conte de fées familier lui tient compagnie. La décoration le passionne, lui qui les refusera toutes. Peut-être que sa pudeur légendaire trouve dans ces objets modestes et vite démodés une manière de se dire en clins d'œil inoffensifs. « Je suis un type dans le genre Louis II de Bavière, en moins louf », dit-il à une amie. C'est lui qui dessine au pochoir la frise du plafond et les musiciens grecs sur les sièges de la salle à manger. Maquereaux au vin blanc en entrée, un énorme steak, servi bleu, et des fruits du jardin, pommes ou poires, voilà son menu favori. Il fait face, dans son cabinet de travail, à son portrait, à douze ans, habillé en prince russe, jeune garçon d'un charme affolant. Il fume du gros tabac brun, caresse ses chats siamois et boit du thé. Quand Marie Reveleau, sa gouvernante, le trouve assis sur son balcon, tourné vers l'intérieur de la maison, elle lui demande : « Que faites-vous là, Monsieur ? » Le compositeur du Boléro répond : « J'attends. » Il attend et il regarde… 

« À la sortie de l'atroce Turangalîla de Messiaen [c'était la création française, en 1950, à Aix-en-Provence], devant une foule ahurie, cela a été épique. Georges [Auric], vert, encore indisposé d'un mélange de grippe et de melon glacé, et moi, rouge comme une pivoine, nous sommes dit pendant sept minutes les pires choses. Georges défendant Messiaen, moi, à bout de nerfs, devant la malhonnêteté de cette œuvre écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier. On nous entourait comme dans un combat de coqs. » C'est Poulenc qui parle. Il savait parler, Poupoule… J'aurais tenu le rôle d'Auric, je l'avoue, car j'aime beaucoup la très hollywoodienne et grandiloquente Turangalîla, depuis que je l'ai découverte, à la fin des années 70, au théâtre des Champs-Élysées. J'avais eu d'ailleurs le même genre d'engueulade, avec deux amis, à la sortie du concert. Et si je comprends très bien les réticences de Poulenc (« écrite pour la foule et l'élite, le bidet et le bénitier », c'est tout de même merveilleux !), je ne parviens pas à ne pas aimer cette œuvre, qui a tellement de brio et d'éclat, en plus d'une inventivité sonore et mélodique étincelante, un peu à la manière du Concerto pour orchestre de Bartok. Évidement, il faut un peu se boucher les oreilles par instant, je le reconnais, car Messiaen n'y va pas avec le dos de la cuillère, et le tutti final relègue les John Williams & Cie au rang de bricoleurs du dimanche. Y a intérêt à avoir les osselets et le vestibule bien accrochés, quand on se trouve dans une salle où elle se joue… Mais ce qui me ravit, dans la prise de bec entre Poulenc et Auric, c'est que le premier, en plus de sa langue merveilleuse, était entièrement libre. Lui qui défendait Boulez (eh oui !) n'hésitait pas à taper violemment sur une œuvre contemporaine qui avait du succès — la foule et l'élite, très souvent, plus souvent qu'on ne le croit, se tiennent en effet par la barbichette. La Turangalîla, c'est un peu la Troisième guerre mondiale symphonique en quadriphonie cuivrée. On est très loin du pudique Ravel, dites-vous ? Pas tant que cela, finalement. Messiaen c'est un Ravel qui aurait abusé de Berlioz en intraveineuse, ou un Bruckner qui au lieu de compter les feuilles des arbres, recenserait inlassablement les millions de couleurs que Dieu a inventées et les empilerait en un fascinant jeu de cartes rythmique. Il existe dans la musique de Messiaen une dimension qui est rarement évoquée, celle du plaisir qu'il a à mélanger le pur et l'impur, les instruments dont les notes sont clairement identifiables et les bruits blancs, ou roses, c'est le bonheur qu'il a à brouiller momentanément la ligne du chant pour mieux la faire ressortir, à complexifier à plaisir des choses finalement très simples, évidentes — ou l'inverse. « Musique de bordel », avait lancé méchamment Boulez, justement, en parlant je crois des Trois petites Liturgies de la Présence divine. Mais Dieu n'est pas absent des bordels, faut pas croire. Il a de l'humour et de la fantaisie, un million de fois plus que ses créatures, et ne parlons même pas de l'imagination. Et s'il a décidé de nous offrir une Troisième guerre mondiale en postlude, vous pouvez toujours vous gratter pour le faire changer d'avis. Elle ne ressemblera de toute manière pas du tout à ce que vous imaginez. « Un or agonise selon peut-être le décor. »

L'Heure est toujours grave, surtout quand on l'ignore. (Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)