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dimanche 10 mars 2024

De la langue au visage

 

Les rares fois où, écrivant, j'éprouve un sentiment de bonheur supérieur, c'est lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux dans une langue purement française, grammaticalement et syntaxiquement parfaite (autant dire que c'est rare). J'aime beaucoup transgresser les règles, les tordre, les ignorer, les contourner, les oublier momentanément, j'aime la langue que cela peut produire à l'occasion — et dont il m'arrive d'être fier —, mais je n'éprouve jamais autant de plaisir que lorsque la langue que j'emploie est pure et simple, quand j'écris français, en français. Mon ambition (si le ridicule veut bien ne pas me tuer immédiatement) littéraire est sans doute là : parvenir à passer d'une langue parfaitement classique à une langue privée sans solution de continuité, sans que cela se voit, ou, du moins, sans que cela ne vienne déranger la lecture. Ni l'un ni l'autre : être ici mais aussi là, selon l'exigence du sens, ou selon ma fantaisie.

Lisant l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki, je suis parfois gêné par ce qui ressemble à une mauvaise traduction, mais je n'ai pas la certitude que cette impression soit fondée. Il se peut que Sôseki écrive réellement ainsi, je ne le saurai sans doute jamais ; je ne peux en juger sérieusement sans connaître le japonais. Ces moments sont tout de même assez rares dans le texte, et il est après tout possible que Sôseki fasse ce que je fais moi-même quand j'écris, c'est-à-dire passer d'une langue classique et transparente à une langue dont les défauts n'en sont pas, sont le seul moyen qu'on ait trouvé pour parvenir à exprimer ce qu'on essaie de dire. Le fameux « bien écrire », propre à ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'est la littérature, est une notion qu'on devrait réserver au droit et à la rédaction de modes d'emploi. Toutefois, la mauvaise traduction est toujours possible, elle est même inévitable ; c'est évidemment la bonne traduction qui est l'exception. Quand nous lisons de la littérature étrangère traduite dans notre langue, nous sommes confrontés à un indécidable très proche de celui que nous entretenons plus ou moins volontairement en écrivant. (Il me revient que le « prose », en argot, signifie le cul (et l'on pourrait légitimement se demander ce que signifie « le poésie », dans le même idiome) ; c'est Pascal Adam, qui m'avait appris ça, il y a quatre ans, et c'est lui aussi qui me permet de lire Sôseki aujourd'hui.) Un bon traducteur, c'est la même chose qu'un bon astrologue. Tous les traducteurs partent des même signes, de la même configuration astrale, mais très peu arrivent à un discours et à une langue qui soient littéraires et qui ne trahissent pas l'auteur : cette langue doit nous permettre de rêver, de croire connaître la langue originelle. C'est toujours un miracle. 

Il y a, dans presque tous les romans japonais que j'ai lus, un effet de fadeur, mais cette fadeur, loin d'être un défaut, est ce qui constitue leur plus grand attrait. Pourtant, on pourrait très bien se dire que cette fadeur n'existe qu'une fois le roman traduit en français, qu'il n'est qu'un dégât collatéral, qu'un effet que les traducteurs n'ont pas su éviter, ou bien même qu'ils ont engendré pour rendre compte d'une qualité qui n'existe pas chez nous, que la fadeur est l'équivalent de quelque chose que nous ne connaissons pas dans nos Lettres. La langue de tous les écrivains est une langue privée, une langue qu'ils ont créée en partant de leur langue maternelle, pourtant cette langue privée peut très bien se fondre dans LA langue, sans la heurter, en tentant, au contraire, de disparaître en elle, ou au moins de se faire la plus discrète possible. Je me demande vraiment ce que je préfère… Langue privée, langue publique, c'est entre ces deux embrassements que nous essayons d'exister.

« Celui qui consacre sa vie à l'art ne peut pas donner sa pleine mesure s'il ne lui est pas donné de voir quelques beaux rêves », écrit Sôseki dans l'Oreiller d'herbe. Une belle langue est un rêve dans lequel on rêve qu'on rêve. On remonte à une source qui n'existe pas, et sous les mots, d'autres mots pâlissent sans disparaître, et ce sont eux qui nous séduisent. Nous savons bien que nous sommes en train de rêver, mais ce rêve est si précieux que nous voulons rester en sa compagnie, même si l'impossibilité d'en rapporter quelque chose d'aussi beau à la lumière nous est signifiée dès l'origine. Les deux mondes se croisent mais ne se mélangent pas ; l'art n'est qu'une tentative toujours avortée de les faire se rencontrer. Voir un beau rêve est très exaltant et très utile, mais il faut s'en détacher, il faut l'oublier, si l'intention est d'en donner une traduction artistique. Il faut accepter la perte inhérente à la traduction. 

Et la perte, c'est aussi et peut-être surtout la perte du sens, que tout écrivain éprouve dès qu'il se met en tête de dire ce qu'il veut dire, ce qu'il croit vouloir dire. J'ai commencé ce texte en écrivant « lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux », mais la vérité m'oblige à dire que ça n'arrive jamais, et que si par extraordinaire nous arrivions à dire exactement ce que nous voulons dire, il n'y aurait plus de littérature. L'écrit n'est pas la parole, fort heureusement, ou, si l'écrit est bien une manière de parole, ces deux-là entretiennent une relation tout de même assez difficile, et c'est en partie de ce conflit que naît la littérature. 

Petit à petit, la vie nous quitte, ou bien nous quittons la vie, on ne sait pas très bien. En tout cas les liens se distendent entre elle et nous, c'est certain. C'est très intéressant à observer. J'avais déjà vécu douloureusement cette transition au moment des vieux jours de ma mère. À mon tour, maintenant. Ce qui est étrange, c'est que les mots, au contraire, créent des liens entre eux, de plus en plus de liens, à mesure qu'on vieillit. On les voit lancer leurs bras dans le vide de la parole, en silence, et il est remarquable qu'ils parviennent la plupart du temps à agripper d'autres mots qu'on aurait cru trop éloignés pour qu'existent entre eux des liens de parenté. Est-ce une forme d'intelligence qui nous vient sur le tard, ou bien, au contraire, une démence littérale qui s'annonce ?

Dimanche matin de la semaine dernière, aux aurores, alors que je n'avais aucune idée de ce que serait la substance du texte que j'allais écrire, mon premier mouvement avait été de parler des pays dans lesquels j'aimerais finir mes jours, et qui sont au nombre de quatre, ou cinq. La Suisse, la Corse, l'Irlande, l'Écosse, et, à moindre titre, l'Espagne. Or j'ai appris aujourd'hui que j'avais des origines corses et italiennes à 54 % (ça je le savais déjà), anglaises à 27 % et espagnoles à 20 %. Anglais à 27%, tout de même, ce n'est pas négligeable !

Je n'aurais jamais eu l'idée de faire ce test ADN sans ma nièce Sandra qui voulait vérifier que mon frère était bien son père. Elle avait des doutes, ayant appris que sa mère avait eu à l'époque de sa conception une relation avec Salvador Dali, et il semble donc que cette hypothèse soit la bonne, en tout cas meilleure que celle qui avait prévalu durant près de quarante ans. Comme elle est gentille, Sandra m'a assuré que je resterai « son oncle préféré ». J'ai donc perdu une nièce mais elle a gardé un oncle, ce dont je me félicite. La généalogie est une discipline quantique. 

Sur le site internet de la société qui a procédé au test, je découvre toute une théorie de noms complètement inconnus de moi (les patronymes ne me sont pas inconnus, pour la plupart, mais ceux qui les portent, oui). Ces noms, qui ont l'air de sortir de terre comme des champignons après l'averse, sont autant d'énigmes qui se dressent devant moi comme des questions, mais c'est surtout leur nombre, qui surprend et donne au paysage mental qui nous accompagne partout une physionomie toute différente. La famille, jusqu'alors, c'était une trentaine, ou peut-être une cinquantaine de noms tout au plus, et des noms portant des visages, ou au moins des anecdotes. On a la sensation d'être différent, quand on découvre soudainement que les relations que l'on entretient avec le monde sont plus vastes et plus mystérieuses qu'on l'imaginait. On s'en doutait, certes, mais le fait de voir ces noms, et de savoir que ces personnes existent, qu'elles ont ou ont eu une vie réelle, inscrite quelque part, en France ou ailleurs, cela change tout. 

Vincent Castagno écrit : « Je supporte à peu près mon image, moins ma voix, quant à mon nom, chaque fois que je le vois écrit quelque part, il me remplit de honte. Le lisant, j'ai de la peine pour le pauvre type qu'il contient et dénonce aux regards de tous. Je suis gêné à l'idée qu'il soit offert à la vue des autres, que n'importe qui puisse le lire sans mon consentement. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier. Il nous garde intact dans tout notre passé et tout notre avenir, et il est dérisoirement faible ». Le pauvre type que le nom dénonce aux yeux de tous, je vois très bien de qui il s'agit. J'ai eu honte du nom de mon père, autrefois, mais il y a longtemps que ce n'est plus le cas. En revanche, je suis toujours gêné, en voyant mon nom (prénom et nom) écrit quelque part, par l'effet de traduction qu'il porte avec lui. C'est irrévocable — et c'est le cas de le dire. De notre corps, de nos organes, de nos humeurs et de nos rêves, le nom donne une traduction à la fois simpliste et grandiose sur laquelle tout le monde se jette. Il y a dans le nom une fatalité qui dépasse encore la fatalité biologique et génétique. Le nom nous crée et nous enterre, et nous survivra longtemps. Par exemple, je ne sais pas comment font les romanciers qui, s'inspirant de personnes réelles pour créer leurs personnages, parviennent à changer les noms. À chaque fois que je me suis essayé à cela, j'ai renoncé. La force du nom réel est décourageante. Mais c'est sans doute que je n'ai pas le courage ou l'inconscience d'un romancier. Le nom nous regarde de haut et rit de nos tentatives puériles de l'ignorer. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier et les efforts que nous faisons pour y échapper ou agrandir notre moi en lui tournant le dos sont voués à l'échec. Porter le nom qu'on nous a donné est à la fois humilité et orgueil, sans que l'un ne l'emporte sur l'autre. D'ailleurs il m'arrive de plus en plus souvent de regretter d'avoir eu l'idée de prendre un nom de plume. Il y a là autant de conformisme que de prétention. Ce qui pouvait avoir un sens tant que ma mère était vivante n'en a plus du tout aujourd'hui. 

Ne pas trahir l'auteur est ce qu'il y a de plus difficile, quand nous écrivons, car écrire c'est traduire. Il serait préférable de se contenter de rêver, comme en amour, si l'on veut éviter la déception. Les mots sont indispensables pour aimer, mais ce sont eux aussi qui précipitent le désamour. La trahison est inscrite au fer rouge dans l'âme des humains dès qu'ils croient devoir se fréquenter. Dire c'est toujours mal dire, et maudire. Seule la musique échappe à cette malédiction, et je mesure aujourd'hui à quel point c'est précieux. Les phrases que nous formons nous trahissent d'autant mieux que nous les avons réussies. Je pensais à ça en constatant que la pratique du journal, qui m'a longtemps occupé, m'est devenue impossible aujourd'hui. Contrairement à la plupart de ceux qui tiennent un journal, il me semble que celui-ci ne devrait pas se préoccuper d'être littéraire. Quand j'ai commencé à le tenir, dans les années 80, je me fichais éperdument de savoir si mes notes étaient littéraires ou non. Il fallait seulement noter ce qui arrivait, et je sais aujourd'hui que c'est là le plus précieux. Comme la photographie nous dit : cela a été, ce journal-là me disait : « cela fut ». Et puis, évidemment, on se laisse prendre à son propre jeu, et petit à petit, on essaie de faire de belles phrases dont on pense qu'elles vont nous conduire à la littérature. Le journal qui a le plus de prix à mes yeux, aujourd'hui, est une sorte d'agenda amélioré où je peux retrouver celui que je fus dans ces années-là, et qui avait complètement disparu. C'est d'ailleurs ainsi, je m'en avise seulement ce matin, que ma mère concevait cette activité, elle qui a rempli des centaines de cahiers illisibles. Pour le lecteur, cette sorte de journal n'a aucun intérêt, mais c'est bien différent pour celui qui le tient. Être illisible, voilà ce qu'on se doit à soi-même. 

« Depuis toujours, la qualité d'un écrivain se mesure à la façon dont il emploie son talent pour décrire le physique de son héros. » On en revient toujours là. Ce qu'on voit ; le visage. Le visage et le paysage. Le visage dans le paysage. Mettre un corps dans un paysage ; et d'abord son propre corps. C'est-à-dire remonter à la vie vivante. La vie qui se manifeste à nous, et en nous. La vie de l'autre, sa vie en nous. Une chose m'est parfaitement incompréhensible, c'est ce dogme increvable selon lequel il ne faudrait jamais s'attaquer au physique de quelqu'un. Moi je ne vois pas de quoi d'autre il pourrait être question, si l'on veut rester dans la vérité. Chacun d'entre nous porte son visage et son nom comme une croix : tout est là. Je ne comprends pas ces fausses pudeurs qui me paraissent le comble de l'hypocrisie. On peut détourner le regard, mais la vérité reviendra toujours nous frapper quand nous croirons nous en être débarrassé.

C'est ce qui a disparu, qui compte. La langue permet de remonter le temps, de se faufiler dans le corps qui nous a abandonné et dont nous ne possédons plus que quelques bribes éparses et précaires. Il me semble que la seule attitude possible, quand nous nous trouvons face à un visage qui nous plaît, est la perplexité. Tant d'illisibilité concentrée et pourtant rayonnante ne peut que troubler et même effrayer. Ici, les mots se taisent, et c'est de leur silence vertigineux que sourd la beauté qui nous frappe. Il y a tant d'éloignement, dans un visage… Toute notre tendresse ne suffira jamais à combler les années-lumière qui nous en séparent. Chacun d'entre nous est à chaque instant sur le point de disparaître, et c'est bien cet évanouissement qui nous bouleverse. Toi que j'aime, tu n'existeras plus l'instant d'après. Ton inconsistance est la source de mon désir, mais tu préfères ne pas répondre, croyant en cela exister plus. 


à Yohann Rimokh

jeudi 5 octobre 2023

Pas traduit

J'ai donné procuration à M. Rwnzbh pour mener les négociations. 

Pardon ? Je n'ai pas bien compris. Les pauses étaient bizarres. Vous pourriez répéter un peu plus vite ?

Quand notre directeur a pris une décision, on a beau crier, il n'en démord pas.

Islandais ou danois, c'est pareil.

C'est plutôt l'inverse.

Non.

Je dois m'occuper de mon retour aux États-Unis.

Et si le 12 il n'y a que moi, ce sera quand-même sympa.

Putain de Danois ! Vous ne faites que bavarder !

[Pas traduit]

Il est deux heures du matin, tu ne dors pas ?

« Qui traite avec des laquais ne traite avec personne. »

Adieu.

J'exige que le directeur en personne, et pas son laquais, soit là en personne pour négocier le 12.

[Pas traduit]

Qu'il ne reparte pas aux États-Unis, putain, ou le deal est mort ! Mon avocat vous appellera.

Ravi de vous rencontrer, je suis le Directeur. 

Ça va se répandre comme une traînée de poudre.

Ils n'ont pas pas eu le temps de dire que je n'étais pas le vrai directeur, à ce Finnur…

La ressemblance est totalement sans importance. Ils ne l'ont jamais vu. 

Ils ne l'ont jamais vu ?

Si je n'avais pas été aussi faible…

Une société a besoin d'un directeur. Je ne m'y voyais pas, c'est tout. Alors, quand j'ai démarré, j'ai dit que j'étais employé, que le chef était très pris, qu'il habitait aux États-Unis. Ça semble bizarre, je sais, d'avoir inventé un personnage. Tout allait bien tant que personne ne demandait à le rencontrer. 

Il est deux heures douze du matin. J'ai soif.

(On dit ça aussi de Gambini.)

Écoute, je t'ai promis que je serai ton homme. Je le suis. Et pas n'importe quel homme ! Je suis acteur. C'est ça dont tu as besoin pour que ça marche. 

Rédigeons un contrat. S'il y a le moindre doute, j'assurerai.

Il est deux heures seize du matin. J'ai encore soif.

Être vu fait partie du job. Si tu ne gardes pas le secret…

Arrête, avec tes papiers ! 

Le contrat, le contrat, le contrat ! 

Tu peux convoquer les Vieux ? C'est une rencontre très spéciale. 

Il a tout annulé pour être avec nous cette nuit, dans notre royaume. Applaudissez-le, je vous prie.

[Pas traduit]

Pull bleu, chemise blanche, col ouvert. Blond. 

Ça se comprend. Nous avons tant de choses à discuter.

Il est deux heures vingt-trois du matin. Je bois encore un peu (de la Contrex). 

Vous avez des questions ?

Comment vous appelez-vous ?

Je suis le Directeur et je vous ai envoyé des mails, du moins à certains d'entre vous. Vous devez les avoir lus… Je m'appelle Rwnzbh.

C'est difficile à prononcer ! 

Ne le prononcez pas. C'est comme le nom de Dieu, si vous voulez. Vous ne le prononcez pas non plus tous les jours. Je tiens d'ailleurs à signaler que ce nom est pur hasard. Il n'y a aucune préférence personnelle là-dedans. Il faut faire attention. 

[Pas traduit]

Vous pouvez m'appeler Grégoire, si vous voulez. Ou bien Katia. Peu importe. Je suis là, avec vous, cette nuit. 

En automne, il fait parfois lourd. Super lourd ! [Il se lève et le frappe] 

La réunion technique aura lieu demain matin. En terrain neutre. Il fait de la déprime rurale. Il faut l'excuser. 

Ce n'est pas une raison pour donner des coups de poing sur le nez !

D'accord, mais c'est le roi de notre produit phare.

Mon personnage n'aime pas qu'on le frappe. Je croyais avoir été clair. C'est un problème d'autorité. On ne frappe pas le Directeur. C'est moi qui décide.

Il est deux heures quarante du matin.

J'adore les Vieux, même si parfois ils exagèrent un peu. 

Je vais calmer les abonnés. D'un point de vue artistique, ce n'est pas si différent. [Il rit] [Il prend un air distant et mélancolique]

Dis-donc, ça fait flipper !

Cette réunion technique a l'air louche. [Elle crie quand la photocopieuse se met en route] 

Il ne trouve pas son bureau. Elle le lui indique avec un sourire. Il y a de la neige, dehors. Elle n'est pas moche, celle-là, avec ses lunettes, dis-donc. Elle porte un pull blanc ras-le-cou, et une écharpe verte. À son cou, un pendentif argenté en forme de cloche. Peau laiteuse. Elle lui parle du patch DB 27. Le développement agile. Les contraintes. 

Ce sont des choses qu'on ne doit jamais oublier, pour rester à niveau. [On voit la couverture du livre, sur une petite table rouge, avec une bouteille d'absinthe, des fleurs, un verre]

Comment le Directeur définit la hiérarchie transactionnelle ? Le terme de développement agile se définit de sept manières différentes. Laquelle privilégier ? Il faut poser ces questions. 

Il est deux heures cinquante-cinq du matin. Je vais boire une gorgée d'eau. La fenêtre est ouverte. Grand silence. Pause. Définir, dicter, il y a une différence. Surtout la nuit. Le Directeur doit-il dicter, ou définir ? 

Un ourson se tient sur ses genoux. Ils se font un bisou. L'important est de se désaltérer. [On entend Solar, joué au piano]

Mais qu'a-t-elle foutu avec le livre ? S'est branlée avec ? On aimerait le croire, mais Saturne est toujours dans le coin. On entend le pianiste gémir. Gary porte des lunettes. 

Il fait beau, ce matin. Il me parle de Nadia et de Soraya, qui a deux seins astronomiques. Produit phare. Développement agile. Elle parle trop bas, on ne comprend pas ce qu'elle dit. Il faut faire attention. Mon avocat l'appellera. 

C'est toujours au travail que se nouent les relations sexuelles les plus fertiles. Faites sortir Saturne, je vous prie, il n'a rien à faire là. 

Prudence nous parle des fleurs de Bach. Elle préconise Mimulus, ce qui n'est pas bête du tout. Ou la gentiane, ou encore l'ajonc. 

De temps à autre, Jack devient complètement fou, sans prévenir. Ça éclate comme un feu d'étoupe. Il lâche ses baguettes hors du champ. Il a le droit. On aime ça. Il s'essuie le visage avec une serviette blanche, épaisse. 

Pause.

Voix à la radio. Voix filtrées par les murs, dans le cabinet du kinésithérapeute. On est allongé, seul. Produit phare. Voix du dimanche matin qui montent jusque dans la chambre, à l'étage. On agite les jambes dans le lit. Le Directeur est en bas. Ça parle. Réunion. Avoine sauvage. Clématite. Prudence. Frères et sœur en vie. Summertime. 

Elle n'est pas moche. 

Votre son c'est comme votre sueur. Ça ne se négocie pas. Elle parle trop bas.

Dans le fond, je n'aurai écrit que pour faire mouiller les filles. [Il prend un air distant et mélancolique]

[Pas traduit] Songez à cet abîme.

samedi 12 août 2023

Radio

1

La narratrice au fast-food. Le père est ouvrier. Le concept d'aliénation. Le geste, la rapidité et l'ennui. Une enfance douloureuse. Souffrance de la mère, de mère battue. On est vissé là où on habite. Dans une cellule. Les coups. La femme gifle. Il faut faire. Elle est devenue un tas. Il fallait passer par là. C'est d'abord une affaire de corps. Moi il faut que je tienne ma phrase. La rouste, la dérouillée. Elle ne comprend pas. Le lit, le terrible lit. Son corps, c'est de la viande, c'est un morceau de viande. La manière dont Finkielkraut prononce « Jérôme ». Le père qui pose des questions. Il n'a pas l'enthousiasme des enfants. On ne comprend pas ce qu'il y a autour. S'inquiéter pour le père. « Vous êtes contents ? Vous êtes contents ? » La vie pratique. Où est sa place ? Elle le protège. Il rêve qu'il écrira un roman. Ils n'ont pas vécu et souffert pour rien. L'accumulation. Écrire et inscrire une trace. Elle déserte. À Paris. Usée à force d'être. Arrachement et attachement. Je ne suis pas passée par la honte. Un contrepoint musical très intéressant. La Guerre des Boutons. Le père est plus enfant que les enfants. On a bien fait d'y aller. Il s'acharne sur l'irréparable. C'est plus qu'un métier. Il échoue et il échoue sans cesse. Le texte a été commencé dans le chaos. 

2

Le texte a été commencé dans le chaos du ventre de la mère battue, ce tas de viande. Il s'acharne sur l'irréparable et la vie pratique. Il fallait passer par là : La rouste, la dérouillée. « Vous êtes contents ? Vous êtes contents ? » Moi il faut que je tienne ma phrase, mais je ne suis pas passée par la honte, dans une cellule : l'accumulation. Arrachement et attachement, c'est un contrepoint musical très intéressant. On a bien fait d'y aller, à Paris, c'est plus qu'un métier, mais on ne comprend pas ce qu'il y a autour. La femme gifle : écrire et inscrire une trace, où est sa place, le geste, la rapidité et l'ennui. Elle déserte, usée à force d'être dans le lit, le terrible lit. Le père est plus enfant que les enfants, il a eu une enfance douloureuse, le père ouvrier qui pose des questions. Il n'a pas l'enthousiasme des enfants. Les coups.

(…)

mardi 30 août 2022

Un absent

Me réveillant au milieu de la nuit, j'écoute Anne Queffélec, Olivier Charlier, Anna Göckel, Laurent Marfaing, Marc Coppey et Yann Dubost, qui jouent Mozart (le quatuor avec piano en sol mineur) et Beethoven au festival de La Roque d'Anthéron, et ce qui me frappe c'est qu'elle (Queffélec) n'a pas assez en elle pour jouer cette musique. Pas assez de quoi ? C'est toute la question. Tout, dans son visage, dans ses attitudes, dans ses mimiques, dit cette insuffisance, ce manque, cette impossibilité. Il est probable que si j'écoutais ce concert à la radio, je ne serais pas aussi sensible à cet aspect des choses, mais ici ça me crève les yeux. Je ne vais pas critiquer tel ou tel point de son piano, de son interprétation, la question n'est pas là. La question est au-delà de la musique, ou peut-être au contraire n'est-elle que cela : la musique. Qui faut-il être pour jouer le Quatrième concerto de Beethoven ? Il n'y a pas suffisamment dans ce petit corps, dans ce visage, tout en lui le crie. Elle aura beau faire, elle aura beau donner le meilleur d'elle-même, et très sincèrement, et ses compagnons également, ils auront beau « faire de la musique », et du mieux qu'ils le peuvent, ils seront toujours en-deçà. Le moindre rubato le démontre, le moindre crescendo. Comme j'écris ceci en écoutant la musique en arrière plan, je me dis que je suis injuste, que ce n'est pas si mal, qu'il y a de belles choses, et puis je me dis aussi, qui suis-je pour porter un tel jugement, que je n'ai sans doute pas la compétence nécessaire pour juger de cela, que je ferais mieux de me taire, de ne rien dire, de prendre ce qu'il y a à prendre sans demander mon reste, qu'il faudrait être bienveillant et indulgent… Mais non ! C'est de la folie, d'être bienveillant et indulgent ! Tout le monde l'est bien suffisamment. Qui défend Beethoven, qui défend Mozart ? Qui se soucie de la musique ? Après tout, personne n'a forcé ces gens-là à jouer Beethoven ! On ne peut pas être indulgent quand il est question d'art et la bienveillance n'a rien à faire ici.

La précipitation avec laquelle elle revient jouer en bis l'arrangement (par Kempff) du menuet d'une suite de Haendel, à peine ont-ils salué pour le concerto de Beethoven, le démontre cruellement. Cette musique, si jolie soit-elle, est un affront terrible à ce qu'on vient d'entendre auparavant, et la pianiste semble comme un poisson dans l'eau quand elle joue Haendel. Ici elle est à sa place. 

Qui se soucie de la musique ? Personne. Qui écoute Beethoven ? Personne. Ils écoutent tous un concert où l'on joue du Beethoven. Ils écoutent une pianiste qui joue du piano. Beethoven n'est qu'un prétexte. Il disparaît tout à fait sous les phrases et les sentiments de cette pianiste et de ces musiciens qui sont venus là pour eux-mêmes, pour eux-mêmes ou pour le concert qu'ils donnent, pour le public. On a l'impression qu'ils n'ont aucune idée de qui est Beethoven et surtout de ce qu'est sa musique. On les voit mimer les sentiments et les effets et les contours qu'on a déjà vus et entendus ailleurs milles fois. Ils ont l'impression que la musique c'est ça, ils sont sincères. Chacune de leurs phrases est correctement jouée, sans doute, mais elle n'est tout simplement pas à la hauteur. L'exigence terrible de Beethoven, ils ne l'éprouvent pas : ils jouent des notes. Assez bien, d'ailleurs. 

Que manque-t-il ? Que manquent-ils ? Beethoven

mercredi 17 août 2022

Raconter l'inénarrable

Raconter un rêve est une chose impossible, c'est entendu. Le verbe "raconter" le dit bien. Le rêve s'oppose à l'histoire. La narration et le rêve sont des éléments presque complètement incompatibles, car les temps, dans le rêve, ne s'excluent pas les uns les autres. Il n'y a pas du présent, puis de l'imparfait, puis du passé simple, puis du futur ou du futur antérieur, puis du conditionnel, il y a des empilements ou des emboîtements de temps contradictoires qui sans cesse nous déroutent, au sens propre. Alors que la narration implique que les temps soient chacun à leur place, pour que les verbes puissent fonctionner comme des verbes. Il faudrait peut-être mettre tous les verbes à l'infinitif, les annuler ou les barrer, ou les mettre entre parenthèses, en tant que verbes, et voir ce qui se passe ? (Il est possible que les catégories de notre grammaire (verbes, substantifs, conjonctions) soient caduques, dans le monde du rêve, ou du moins qu'elles se fondent dans une structure molle, qu'elles se liquéfient, que des éléments de l'une passe silencieusement dans une autre.) Cela deviendrait très vite incompréhensible, pour celui qui lit la transcription du rêve, mais ce serait sans doute plus juste. Les verbes d'action, dans un rêve, sont seulement des pivots, des poteaux indicateurs, des forages vertigineux, des points où le temps s'enroule sur lui-même et démontre que nous nous situons dans un pays qui n'a pas les mêmes lois que celui que nous habitons durant la vie diurne. Un verbe au présent peut très bien masquer une action au futur, le conditionnel et l'indicatif se conjuguer pour produire un mode inconnu de nous. En quelque sorte, on pourrait dire que le temps se contredit lui-même, et nous perd — soit que nous n'arrivions pas à le suivre, dans ces dimensions paradoxales, soit que nous le semions en route, car notre temps, celui que nous connaissons, ne prend jamais le temps de s'arrêter. Il file en ligne droite sur une voie unique. 

Pourtant, raconter un rêve n'est jamais une perte de temps, car la logique du discours et de la langue nous confronte au paradoxe profond qui nous habite sans que nous en soyons conscients. Tout notre être est bâti sur un paradoxe profond, sur un paradigme paradoxal que nos yeux et notre pensée ne sont pas en mesure d'apercevoir. Trop d'habitudes, trop de sensations, et trop de discours (la science, la morale, la culture) le rendent indécelable, alors que sans doute il est le plus agissant, dans notre vie. C'est justement quand nous ne parvenons pas à raconter un rêve qu'apparaît sa structure, et, en miroir, celle qui nous fonde. 

vendredi 20 mai 2022

Qui ?


Que répondre, quand une très belle jeune femme vous demande : « Qui est-ce qui joue, là ? », en entendant une sonate pour piano et violon de Bach ? 

Si l'on répond : « Glenn Gould et Jaime Laredo », on sous-entend qu'elle a reconnu la musique de Bach et qu'elle veut seulement connaître les interprètes — ce qui est tout de même assez peu probable. Assez peu probable mais pas complètement impossible. 

Si l'on répond : « C'est du Bach », non seulement on a l'air de la prendre pour une cruche (ce n'est pas la question qu'elle pose), au cas où elle aurait reconnu le compositeur, mais en plus on fait une faute de français, puisqu'on ne peut pas répondre "c'est du Bach" à quelqu'un qui vous demande "qui joue". Ce n'est évidemment pas Bach qui joue, et même si par extraordinaire c'était lui, il faudrait répondre : « c'est Bach » et non pas « c'est du Bach ». Peut-être que sa question était, ou aurait dû être : « Qu'est-ce qu'on joue, là ? » 

Il n'y a donc aucune bonne réponse à la question de la jeune femme, et l'on ne peut que bredouiller quelque chose d'insensé. 

Quand, ensuite, semblant vouloir expliciter sa question, elle ajoute : « Ça fait penser à la musique du Patient anglais », on est encore plus embarrassé, n'ayant pas vu le film en question, et l'on se dit que la culture est décidément une machine à séparer les gens. Le cinéma, toujours lui… On en revient toujours au cinéma, qui est la seule "culture" d'aujourd'hui. C'est par lui que les gens ont accès à ce qu'ils appellent "la culture", c'est à travers lui qu'ils en jugent, et c'est par lui qu'ils entendent parler des compositeurs, des écrivains et des artistes. C'est aussi lui, le cinéma, qui a instauré cette habitude qui consiste à parler des acteurs comme s'ils étaient les véritables auteurs d'un film (on va voir un film de Belmondo). Dès lors il n'est pas étonnant de poser une telle question (« Qui est-ce qui joue ? ») et il n'est pas étonnant non plus de ne pas savoir y répondre. Ce sont là deux conceptions de la culture qui s'affrontent. Il est fort possible que dans quelques années, on ne dise plus qu'on va écouter du Beethoven, un récital consacré à Beethoven, mais du Lang Lang.

mardi 12 avril 2022

Fait divers 28

Je pourrais t'écrire une lettre, si je voulais.

mardi 5 septembre 2017

Les mots et les sons




Il m'aura fallu quarante ans, presque, pour commencer à entendre ce qu'on me disait. Enfant, j'étais atteint de plein fouet par les sensations, par les sons, par les mots. Je ne les comprenais pas. Quand j'écoutais de la musique, je ne la comprenais pas, car j'étais incapable de la moindre analyse. Tout entier dans la synthèse (et ce mot dit encore trop), j'étais incapable de l'appréhender. Elle m'arrivait comme un tout sans éléments, sans coutures, sans porte d'entrée, d'un seul bloc, elle me tombait dessus comme une montagne, c'était terrifiant. Elle me faisait mal, comme j'imagine qu'un enfant est blessé par les paroles qu'il entend (avant de parler), car ces paroles disent beaucoup plus que ce que ses parents, plus tard, vont lui apprendre. Le sens, c'est d'abord un effeuillage des mots, une simplification par rapport à ce que l'enfant comprend. Au fur et à mesure qu'on lui apprend le sens des mots, ces mots perdent en épaisseur, en poids, en complexité, mais surtout en plénitude. Le plein va se fendre, se morceler, se diviser — mais aussi se ramifier. 

Ma mémoire a beaucoup souffert de cette manière d'appréhender (si l'on peut dire) les sons et les paroles. On ne peut retenir que ce qu'on peut décomposer, et tout m'arrivait dans un état tel que ces choses étaient absolument indécomposables. Il n'y avait rien entre les choses et moi, par de médiation. J'étais un idiot. Je les prenais en pleine figure, ou plutôt en plein cœur. Il m'a fallu faire un énorme détour pour parvenir au sens. Les mots restaient des mots, des signifiants purs qui ne traînaient avec eux leurs pauvres signifiés que du bout des lèvres, des lèvres closes, qui ne savaient s'ouvrir, rarement, que sur le vide et le silence de la pensée interdite. J'entendais mes frères et sœur prononcer des mots qui ne débouchaient sur rien de concret, c'était de pures sonorités, étranges et étrangères, comme des sortes de divinités secrètes d'une religion dont j'ignorais tout enfouies dans une terre lourde et grasse. 

Quand on entend à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que les autres, on ne peut être que profondément meurtri par ce qui nous entre dans la chair. Quelle cruelle déception de comprendre que les mots ne disent que ce que tout le monde s'accorde à comprendre ! Mais quelle mortification de réaliser qu'on était dans le malentendu ! Je n'oublierai jamais ce jour où ma sœur aînée s'était moquée de moi parce que je lui disais qu'elle était "con", et où elle m'avait laissé entendre que le mot "con" ne signifiait pas ce que je croyais. Elle m'a "laissé entendre", elle m'a permis de comprendre… que les mots n'avaient pas une seule signification — et que dans ce faisceau de significations, très souvent, se cachait du sexuel, comme un point noir et luisant. Et puis il y avait ces albums de Tintin et ces mots anglais (par exemple) que je prononçais mal parce que personne ne les avait prononcés devant moi. Les mêmes lettres pouvaient donc produire des sons différents ? Quelle révélation ! Le même mot pouvait dire à la fois une insulte, banale, et cette chose si mystérieuse qu'il fallait la recouvrir d'un mot disant tout autre chose ? Quelle merveille ! De glissement en glissement, d'imprécision en imprécision, de malentendu en malentendu, on en arrive à partager avec les autres une espèce de langue commune qui paraît aller de soi, celle qu'on appelle langue maternelle. 

S'exprimer ? Je viens d'un monde où ça n'allait pas de soi du tout. C'était même plutôt mal vu, chez nous. L'expression ne pouvait être qu'une obscénité, une vulgarité, une chose à la fois inutile et grossière. Mon père parlait peu mais il exigeait qu'on parle bien. Comme je ne m'en sentais pas capable, je me suis tu, très longtemps. Parler c'était s'exposer à la réprimande et au ridicule, alors que se taire c'était passer pour quelqu'un de potentiellement intelligent. Si l'expression n'était pas mon fort, l'impression, en revanche était ce qui me constituait. J'étais très impressionnable. 

Ceux qui sont mal à l'aise avec le sens sont souvent les plus profondément touchés par la poésie car il reste en elle cette impasse enfantine, cet en-deça du sens, ou ce sens qui n'a pas encore complètement pris, qui est toujours encore en train d'éclore, qui n'est pas stabilisé, qui tremble, qui est une intermittence du sens, mais c'est la totalité insécable de l'enfance retrouvée que la poésie s'évertue à rendre sensible. La grande poésie se donne tout entière, d'un seul mouvement, elle est inanalysable et d'une certaine manière incompréhensible. C'est un talisman en action. Comme la musique. Il y a ce quelque chose à quoi rien ne résiste (mais qui résiste à tout), ni l'âme, ni le cœur, ni les tripes, ni l'esprit et qui surpasse l'intelligence la plus aiguë. La cantate BWV 73 de Bach, son premier morceau, « Herr, wie du willt, so schicks mit mir » est comme ça. Ça guérit, et ça donne la vie, tout simplement, et ça vous emporte d'une manière injustifiable, inqualifiable, vous passez derrière le rideau du mensonge. Tout est dans l'ordre, à nouveau, pour quatre minutes et dix-sept secondes. La joie est précisément à sa place, le mouvement est agile, léger, ouvert, les odeurs de lavande aident à respirer et l'infini est à portée de regard. 

Vue sur les Alpes… 

Quoi ? C'est un thème ? C'est un développement ? C'est une modulation ? Mais de quoi me parlez-vous ? C'est de la musique. Ce n'est même pas de la musique, c'est LA musique, le son. C'est la chose qui me ravit et me terrorise, qui me fait du bien et du mal, c'est le glas frais et l'onde sinistre, c'est la chair de la mère et c'est le souffle du père, la caresse du soleil, l'après-midi, au jardin, l'ombre et la solitude près du piano, c'est la phrase infinie de l'amour qui n'a pas encore de nom. J'écoutais comme un dément. Et quand on me demandait ce que j'avais entendu, j'étais muet, dans une sorte de terreur. Je n'avais rien entendu. J'étais dedans, complètement dedans, et aucun mot, aucune idée ne pouvait rendre compte de cette sensation-là, de ce monde à côté du monde, ou au-delà. Mais c'était triste, gai ? Aucune idée. Cet enfant est idiot. Peut-être est-il sourd ? Tu crois que ce serait les vaccins ? Tu sais qu'il a encore eu des hallucinations, cette nuit ? Il caresse son chat, laissons-le… 

Pleins et opaques étaient les mots, les musiques, les êtres, à la fois complets et insignifiants, qui m'accueillirent dans le monde — ils n'avaient pas encore créé de liens entre eux, chacun d'eux était un monde en soi, une île perdue, cernée par la nuit. Ils ne s'exprimaient pas, eux non plus, ils étaient, et il fallait trouver une manière d'être à côté d'eux, sans se faire écrabouiller. Tout cela est si ancien déjà qu'on peine un peu à en retrouver la vérité, et pourtant c'est bien plus important, en quantité et en importance, que tout ce qu'on a cru comprendre, et vivre, après.


vendredi 21 août 2015

Les Nouveaux Agélastes


« Mais nous savons que le monde où l'individu est respecté (le monde imaginaire du roman, et celui, réel, de l'Europe) est fragile et périssable. On voit à l'horizon des armées d'agélastes qui nous guettent. »
Si Kundera écrivait son texte aujourd'hui, il nous dirait que les agélastes sont là, parmi nous, par milliers, et qu'ils ont remporté la partie. C'est à Jérusalem qu'il a prononcé ces paroles, dans ce petit pays européen au cœur du monde arabe, et je vois dans ce fait un signe prémonitoire incroyablement lumineux. 
L'Europe littéraire a vécu. Une autre Europe l'a remplacée. Et cette autre Europe met la nouvelle Europe en conformité avec les idées qui l'ont portée jusqu'ici. La nouvelle Europe ne plaisante pas, la nouvelle Europe n'a pas le sens de l'humour, et comme la nouvelle Europe a trouvé sur le sol dont elle porte le nom des Européens qui avaient encore un peu le sens de l'humour et qui donc lisaient encore un peu, elle a décidé de remplacer ces vieux peuples récalcitrants par de nouveaux peuples pour qui l'Europe n'est qu'un territoire, des règlements et des services. 
En Europe, le roman a été remplacé par le rap, Rabelais par Christine Angot, la galanterie par la burqua, la gastronomie par les Mc Donald's, et les Européens par des agélastes à la fois hurlants et pleurnichards. 
Heureusement que nous avons encore un peu d'humour, parce qu'il y aurait de quoi pleurer.

mercredi 19 août 2015

Les Synonymes


« Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : balayer autour d'elles. »

Cette phrase de Kundera pose aux moins deux problèmes. Le premier problème est d'ordre linguistique. Kundera écrit : « Le moindre service » en pensant évidemment à l'expression « la moindre des choses ». Lorsqu'on dit ou écrit « c'est la moindre des choses » [de faire ceci ou cela], ça signifie que ce n'est rien du tout, qu'"on peut bien le faire !", que cela ne nous donnera pas beaucoup de travail, et qu'en somme on est tenu de le faire. Kundera veut à l'évidence signifier qu'il est du devoir de l'auteur de « balayer autour de [ses œuvres] ». Mais ce n'est pas ce qu'il dit, me semble-t-il. Écrire : « Le moindre service qu'un auteur (…) » signifie plutôt : « Le plus petit service [le plus négligeable] qu'un auteur puisse rendre à ses œuvres… » ce qui sous-entend qu'il pourrait rendre des services plus importants, plus utiles, plus essentiels, à ses œuvres. On pourrait essayer de continuer la phrase : « Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : les remettre à temps à son éditeur. Le service le plus important qu'il peut leur rendre : balayer autour d'elles. » Bref, peu importe, me répondra-t-on, puisque tout le monde comprend ce qu'a voulu dire Milan Kundera. C'est vrai, tout le monde comprend. Mais ce petit détail m'invite néanmoins à me poser une question : Milan Kundera a-t-il eu raison d'écrire en français à partir des années 80 ? Il écrit très bien, son français, bien meilleur il va sans dire que celui de la plupart de nos compatriotes, lui permet bien entendu d'écrire le type de romans qu'il écrit. Il est même possible que sur le point précis soulevé plus haut, ce soit lui qui ait raison contre moi. Tout de même, il me semble qu'on ne peut pas ne pas se poser la question des écrivains qui écrivent dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle. Même s'ils maîtrisent parfaitement la syntaxe, la grammaire et le lexique de ces langues, il me paraît évident qu'ils ne peuvent pas sentir toute l'épaisseur historique et sociale qui en fait la profondeur sémantique et le feuilleté poétique. On sait bien qu'un mot est toujours beaucoup plus qu'un mot, qu'il charrie avec lui non seulement son étymologie mais encore tous les différents sens par lesquels sa signification et son emploi sont passés au cours des siècles, toutes les résonances sémantiques et poétiques, sociales et politiques, dont il s'est chargé durant sa traversée de la littérature et de son usage commun. Tout ne se trouve pas dans les dictionnaires, et si même tout s'y trouvait, encore faudrait-il pouvoir le déchiffrer, ce qui est loin d'aller de soi.

À ce stade, un autre problème se pose, dont Kundera est très douloureusement conscient, le problème de la traduction. Kundera vit en France, depuis 1975, il parle et pense en français, et l'on imagine volontiers que la langue française, pour lui, est extrêmement importante. Elle a de plus une aura littéraire et politique bien supérieure à la langue tchèque. S'il avait continué d'écrire dans sa langue maternelle, il lui aurait fallu faire traduire ses livres en français (comme ce fut le cas de ses premiers romans) ou les traduire lui-même. Quand on lit ce qu'il écrit sur les traductions de ses romans, on comprend qu'il ait voulu éviter cela à tout prix. Et s'il avait traduit lui-même ses romans, d'autres problèmes se seraient posés. Est-il possible d'écrire dans une langue sans penser déjà à la traduction qu'on en fera dans l'autre langue ? Et, si l'on répond non à cette question, qu'en est-il, littérairement parlant, d'une langue qui ne serait finalement que le brouillon d'une autre langue ? Et puis, cette traduction en français, ne poserait-elle pas de toute façon le problème de la familiarité avec cette langue ? On comprend qu'il ait fait le choix d'écrire directement en français.

Kundera cite Jan Skacel : « Les poètes n'inventent pas les poèmes / Le poème est quelque part là-derrière / Depuis très très longtemps il est là / Le poète ne fait que le découvrir » La traduction est un acte poétique autant que la poésie est une traduction, elle ne doit pas inventer, elle doit "découvrir" ce qui se tient là, "quelque part là-derrière", qui n'est plus dans la langue originelle et pas encore dans la langue cible, quelque chose qui se trouve entre les deux et qui existe déjà, avant que le traducteur s'engage dans son travail. Réussir à découvrir ce qui se tient "là-derrière" en dégageant ce qui fait écran, fait du traducteur une sorte de poète transparent. Il doit trouver de la permanence derrière le rideau mouvant des mots, de la phrase, de la langue, quelque chose qui va résister à la transmutation, au passage, à cette sorte de rabot (ou de râpe) qui va passer sur le texte et peut-être en ôter le meilleur. Trop fin, et la langue originelle disparaît, trop épais, et les morceaux ne se laissent pas assimiler par le texte, le réglage du filtre est très difficile et relève de l'inspiration plus que de la technique. « Une traduction ne doit pas couler », sinon le style est perdu, mais une traduction ne doit pas non plus buter sur les mots, sur les expressions, sur les phrases. On voit qu'il s'agit un équilibre toujours instable, et d'une sorte de miracle.

« Les traducteurs sont fous des synonymes » écrit Kundera, et c'est sans doute sa critique la plus acerbe à l'endroit des traducteurs. Imagine-t-on un compositeur qui s'ingénierait à remplacer un accord à chaque fois qu'il revient dans la partition, par autre chose d'équivalent ? Éloge de la litanie, de la répétition (Vivant Denon), mais surtout de l'irremplaçable. Kundera note que le mot "maison" revient huit fois en six phrases dans le texte originel du commencement d'Anna Karénine, alors que dans la traduction française il n'apparaît qu'une seule fois.
 « Je récuse la notion même de synonyme. » Voilà sans doute la déclaration liminaire et fondatrice de tout vrai écrivain. Synonyme ? Que voulez-vous dire par là ? Si les synonymes existaient dans la langue littéraire, tout le monde ou presque saurait écrire, et les mots en question n'adhéreraient pas au papier sur lequel ils sont imprimés. Ils tomberaient à chaque fois qu'on ouvre un livre et seraient remplacés sans qu'on s'en rende compte par d'autres mots. Les synonymes, c'est un peu comme les peuples, aujourd'hui, qu'on déplace et qu'on remplace, à volonté, en fonction d'impératifs extrinsèques à leur histoire. Le synonyme est une invention de boutiquier, de marchand ou de professeur, ou encore de communiquant. Les synonymes, c'est la croyance que plusieurs signifiants renvoient à un même signifié, ce qui est peut-être vrai dans une langue appauvrie (administrative, quotidienne, utilitaire, machinale) mais certainement pas dans la langue enrichie de la littérature. Et ce qui enrichit la langue, c'est précisément le fait que les vocables ne soient pas interchangeables, qu'on ne puisse pas les déplacer sans déchirer l'étoffe fragile du sens. 

« L'artiste doit faire croire qu'il n'a pas vécu. », disait Flaubert. Kundera, et Musil, et Joyce, et Faulkner, et Hemingway, ne veulent pas de leur biographie. Ils font le ménage autour de leurs œuvres et de leur vie déconstruite utilisent les matériaux pour en faire le socle de leur œuvre. Il n'y a rien de plus exaspérant pour moi que ces gens qui veulent des "renseignements" sur ce que je fais. Et comment, et pourquoi, et quand, et là, vous avez utilisé de la résine, et un pinceau de putois ou de blaireau ? Et ce triangle, là, c'est bien ce que je crois, n'est-ce pas ? Il faudrait toujours mentir. Mais sans doute que la meilleure façon de mentir est encore de dire la vérité, comme la meilleure manière de se cacher est de se montrer sous toutes les coutures. Dès qu'on se montre, les gens détournent le regard. Quelqu'un qui regarde ce qu'on lui montre est une exception, quelqu'un qui écoute ce qu'on lui dit est encore plus rare. Les gens préfèrent traduire ce que vous leur dites. Ils préfèrent mettre leurs mots à la place des vôtres. Ils préfèrent les synonymes. De vos réponses, ils ne retiennent que celles qui leur conviennent. Ils sont dans le faux et dès qu'un peu de vrai montre le bout de son nez, ils trouvent que ça détonne (et c'est vrai !), que ça sent mauvais, que c'est déplacé, incongru, "provocant". Ils sont sérieux comme des enfants. Ils sont comme Michel Onfray : Ah, si vous avez dit ça, peint ça, composé ça, c'est parce que, dans votre vie, avec votre petite amie, avec votre banquier, avec François Hollande… Je comprends ! Tout s'explique ! (Ils aiment les inférences, les donc.) C'est la raison pour laquelle "faire le ménage autour de ses œuvres" est très mal vu. Comment ? Vous auriez la prétention de vous appartenir ? L'artiste appartient à son public, à la société qui le tolère, c'est bien connu, il n'a pas à faire le tri, à jeter, à cacher, il nous DOIT une transparence totale, elle fait partie du contrat. Il est un producteur parmi les autres, et, comme tel, n'a à se charger ni de la distribution, ni du jugement sur son travail. L'artiste, selon ce nouveau pouvoir, ne saurait séparer son geste de ceux qui sont censés le reconnaître, l'évaluer, le justifier, et, par-dessus tout, l'authentifier.

Il ne faut jamais sous-estimer la misomusie du public, même et surtout du public qui se presse aux expositions et aux concerts. (« Il existe une misomusie populaire comme il existe un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l'art moderne. » Qui l'eût cru ? Cette misomusie-là refait surface aujourd'hui, mais elle a bien sûr évolué. Elle se croit plus intelligente que son aînée, et en cela elle est aussi moderne que ceux qu'elle pense combattre.) En réalité, ils viennent réclamer. Réclamer leur dû, et réclamer tout court. Une de ces misomusiennes sort d'ici. Elle m'a fait comprendre que "si elle voulait, elle pourrait faire la même chose que [moi]", que la place que j'occupe, je l'occupe en fait indûment, un peu par hasard (ce qui est la pure vérité), et qu'il ne faudrait pas que j'en abuse (je n'ai pas cette impression). Il existe plusieurs sortes de misomusiens, mais, parmi eux, une race très virulente est celle des pseudo-artistes, ces artistes qui seraient artistes s'ils-le-voulaient, et qui sont l'exact pendant de ceux qui se déclarent artistes sans l'être le moins du monde. Qu'est-ce qui les retient ? Je crois le savoir mais je préfère ne pas le dire ici. Ces deux catégories ont beaucoup en commun. Elles pensent toutes deux que l'art est une décision, qu'on veut faire œuvre d'art, et qu'il suffit ensuite d'y mettre les moyens adéquats. Les "artistes contemporains" en sont issus. D'ailleurs, dans les "écoles" d'art, aujourd'hui, on apprend plutôt à devenir artiste que des techniques, qu'un savoir ou des connaissances. L'art est devenu un métier comme un autre, à l'instar de la prostitution. On a désormais, à côté de "la filière porc", la filière porno, la filière art contemporain. À tous ces gens, on a envie de dire : « Mais, vous savez, l'art n'est en rien obligatoire. Vous pouvez parfaitement vivre heureux sans lui. Il ne vous en voudra pas de le laisser en paix. » Et en effet, on peut très bien vivre en paix sans Kafka, sans Proust, sans Beethoven, sans Manet et sans Musset. Il faut absolument arrêter de vouloir forcer les gens à fréquenter les salles de concert, les musées, les expositions, il faut arrêter de leur faire croire qu'on peut lire de la poésie dans le métro, qu'on peut écouter de la musique dans les ascenseurs, qu'on peut voir de la peinture sans un minimum de connaissances, il faut absolument faire payer, et payer cher !, les entrées des spectacles, des concerts, il faut bannir absolument la gratuité, qui a fait tant de mal à la culture en général et à l'art en particulier, il faut dissuader ceux qui veulent se lancer dans la carrière, il faut rendre les choses encore plus difficiles, et il faut surtout, mais je sais bien que je rêve, remettre l'élitisme au goût du jour ! Il est absolument normal que l'art soit réservé à une élite, une vraie élite. Kundera dit quelque part que l'Européen est celui qui a la nostalgie de l'Europe, eh bien je crois que l'artiste est celui qui a la nostalgie de l'art. Les nouvelles "élites" (c'est-à-dire les élites mass-médiatiques et financières (c'est-à-dire les élites petites-bourgeoises)) n'ont aucune nostalgie, elles se complaisent au contraire dans ce qui les fait tenir : la fuite en avant perpétuelle dans un présent éternel. Il faut absolument se rappeler que "l'élitisme" a une histoire (le terme apparaît en France en 1967) : c'est la première fois dans l'histoire que la langue jette un éclairage négatif sur cette notion. Il faut également se rappeler que les pays communistes, à la même époque, ont persécuté leurs élites culturelles. Nous payons aujourd'hui le prix de cinquante années de dénigrement systématique envers ce qui a permis à la culture de se développer, et je peux témoigner, personnellement, de la violence de cette chasse à l'élitisme. Comme Éric Zemmour, je crois que la révolution de 68 a réussi, contrairement à ce qu'on répète sans cesse. Nous avons changé de régime depuis lors, mais sans que nous en ayons conscience. C'est une révolution qui n'a pas pris la forme de la grande Révolution, certes, mais c'est une révolution tout de même. Celle de 1789 avait amené la bourgeoisie au pouvoir, celle de 68 a amené la petite-bourgeoisie au pouvoir, et les conséquences de ce changement sont aujourd'hui encore incalculables, car la petite-bourgeoisie a été sans doute plus intelligente que la classe qu'elle a remplacée, elle n'a exclu personne, elle a au contraire voulu inclure tout le monde. En cela, la société qu'elle a fabriquée est une société sans classes, donc une société communiste


Si Milan Kundera avait continué d'écrire en tchèque, en plus de toutes les difficultés déjà évoquées, il aurait eu beaucoup plus de mal à "faire le ménage autour de ses œuvres", du moins dans le pays qu'il avait élu comme sa nouvelle patrie, et, comme il le dit lui-même, cela lui aurait demandé beaucoup plus de travail encore. Nous autres Français nous avons donc la chance inouïe, parce qu'entre deux maux il a choisi le moindre, de pouvoir lire un auteur tchèque parfaitement traduit en français par celui-là même qui trouve tous les traducteurs mauvais.

À Madame Sophie Bastide-Foltz

mardi 12 mai 2015

Entre (d)eux…


Sa fièvre s'intensifie. Il délire gentiment. Se prendre une balle n'est pas une plaisanterie. Restez branchés pour les prochaines infos. Thank you, really thank you. On a besoin d'antibiotiques. Bzzzzz. Fausse barbe et nez saignant. Quand les Charles descendent dans la rue, la clarinette a tendance à jouer trop bas. Il faut trouver de vrais médicaments, chérie. Je dois tenir un jour de plus. Ding ! Elle est encore sur Chaturbate ? Oui, Henry, va lui dire d'arrêter, on passe à table ! Ensuite on sera libres, une nouvelle vie ! As-tu déjà pensé à qui tu voudrais être ? Les cookies Bonne Maman sont trop bons, je te jure ! Allez, Juliana nous attend, on est en retard, c'est le bon côté des choses. Si tu n'étais pas mon frère jumeau, je te dirais ma façon de penser ! Ces tatouages, c'est vraiment n'importe quoi. La manière dont les seins bougent m'a toujours paru le critère suprême. Oui, mais en fonction du visage, tout de même ? Tu n'es pourtant pas stupide ! Tu as juste un grand cœur. Ding ! Élevé par des femmes, c'est toujours la même chose. Il ne peut y avoir la moindre erreur, j'espère que vous comprenez bien… Il ira mieux quand il vous verra. Soyons en alerte maximale aujourd'hui. Juliana sera au rendez-vous, je vous le garantis. Gentiment, gentiment, voilà, comme ça. Monte le son, s'il te plaît. Même si le plan de Strauss est foutu en l'air il reste dangereux. Mark, Daisy et Kyle aussi sont là, on peut compter sur eux. Ding, ding, ding ! Ce qu'il faut, c'est trouver un lien entre tout ça. À son âge, elle a déjà du ventre ? En tout cas, ce que je peux dire, c'est que ça se passait dans le train pour Bruxelles. Il faudrait retrouver tous ceux qui lui ont rendu visite en prison. On a vu arriver cette fille, et elle a sorti un genre de pistolet à eau qui envoyait de l'urine, pour marquer ceux qu'elle voulait désigner… Tu es brûlant. Vérifiez son passé et ses rêves. Agent spécial Henry, vous n'avez pas respecté le protocole. Laissez-moi sortir de la douche, je vous prie. C'est noté. Cette moustache ne vous va pas du tout. Inutile de vous dire à quel point c'est important ! C'est noté. J'ai apporté des cookies. C'est lui qui a façonné Joe, si vous voyez ce que je veux dire. Strauss peut encore se métamorphoser, je vous le garantis. Laurel et Hardy, vous êtes bien sûr ? Pour Laurel, je ne suis pas complètement certain. Il avait beaucoup de fièvre. Je vous rappelle que vous êtes sous contrat et que nous avons accès à vos évaluations. Un piercing ? Allez-vous démissionner ? Quelle conclusion en tirez-vous ? Par delà le bien et le mal, en effet, mais vous pensez bien que cette solution a déjà été envisagée. J'espère que votre petit déjeuner était copieux parce que ça va être sportif. Le nuage noir au-dessus de votre tête, le voyez-vous ? Maurice Green, ça vous dit quelque chose ? Non mais vraiment…! Ding !


mercredi 11 février 2015

Blue in Green


J’ai mis Blue in green, tout bas, en boucle. Je vois la photo de Sarah dans son petit cadre d’argent, devant moi. Elle ferme les yeux. Elle vient de pleurer. Son bras gauche est posé sur le violoncelle, sa main droite sur son genou. Derrière elle, le drap, lac de clarté, horizontal, tendu, voile suspendue renversée. Elle semble s’enfoncer dans cette fin d’après-midi. Être happée par le mur, par l’ombre. Je voulais qu’elle soit là, calme statue au centre de ma chambre.

Tout descend dans cette musique. À l’époque de Blue in green, Miles était jeune, très beau, le regard intensément triste, ailleurs. Fini, le bop, la vitesse ciselée, avec Charlie Parker. Il joue comme s’il était très vieux ; une note, un peu froissée, il la tient, elle traverse le temps. Il écoute.

Je sens son parfum, elle vient de jouer pour moi, je ne sais rien de ce qu’il y a en elle. Elle va se déshabiller (« la culotte aussi ? »), elle est fatiguée, elle sort d’une répétition, elle est venue directement. Quand je lui ai demandé cette série de photos, elle s’est mise à pleurer, mais n’a pas refusé.

Bill Evans, à la fin du morceau, récapitule, calmement, la vie repasse en accéléré, mais très lentement, tout ça n’aura pas de fin, jamais. La douceur un peu perdue du sax… « La première fois que je vis Terry Lennox, il était fin soûl dans une Rolls Royce Silver Wraith devant la terrasse des Dancers. »

Elle retient son regard à l’intérieur.  Elle est ailleurs. Entre ses jambes, ce ventre de bois, cet autre corps, même taille, ce double, qui dort chaque nuit dans un cercueil, à côté du lit. Je la regarde, je la regarde encore, je n’ai que quelques heures, demain elle sera partie, je la raccompagnerai dans le XVIIIe. Sarah n’est pas toujours gaie. Je voudrais photographier le son en train de sortir, garder l’oreille près de sa bouche. Entre nous, un inceste.

« Puis ce fut le silence. Je continuai à écouter. Pourquoi ? »

samedi 24 janvier 2015

Mission sous l'amer Michel


Soumission se dit islam, tout le monde sait cela. Rediger / Redeker, très bien. Bayrou l'imbécile de service, parfait. 

Nietzsche, Huysmans, Bloy, Chesterton, le Christ, les hommes et les femmes, les hommes virils et les femmelettes, l'athéisme, le nihilisme, la mystique, les petites fesses rondes, Israël, les surgelés, les putes, les aires d'autoroute, la Vierge, les détecteurs de fumée, le tabac, le vin, la paperasse, les galaxies, l'Institut de Monde Arabe, Marine Le Pen, les identitaires, le voile, la drague, la vieillesse, l'ambition, le salaire, l'immobilier, les services secrets, les chairs tombantes, les hémorroïdes, la hantise de la panne sexuelle, les jupes courtes, le travail intellectuel, la sécurité sociale, la voiture, les chaînes d'info, la presse, la polygamie, le mâle dominant, la sodomie, le natalisme, la démographie, l'érotisme, la religion, la Sorbonne, est-ce que ça suffit pour faire un roman ? Ça vous vous démerdez tout seuls, c'est pas moi qui vais vous donner la réponse ! 

Soumission donne envie de s'expliquer à soi-même pourquoi le roman provoque un tel effet, alors qu'au fond il n'y a pas grand chose, dans ce livre. 

Ben quand-même, dit le chœur, ben quand-même, y a quand-même des trucs, quoi ! C'est même vachement intéressant, c'est de la politique fiction, c'est de la prospective, c'est de l'histoire d'amour, c'est des voyages, des atmosphères. En fait, bon ben le pitch, si tu veux, c'est que l'occident, tu vois, il est un peu schlass, il est un peu fatigué, lassé, enfin il a déjà donné, tu vois, il aimerait bien passer à autre chose, l'occident. Comment ça l'occident ? Oui, bon, l'Europe si tu veux. C'est un roman sur l'Europe ? Oui, enfin on peut dire ça, si tu veux, sur le destin de l'Europe, sur le rééquilibrage de l'Europe, sur les relations nord-sud. Ah, les relations nord-sud, j'ai oublié de mettre ça dans la liste. Mais l'islam, dans tout ça, le prophète ? Oui, bon, faut pas non plus exagérer, tu vois, c'est pas du tout un livre islamophobe, hein, mais alors pas du tout. Ah bon ? Mais alors pourquoi Houellebecq il a mis les bouts ? Mais non, ça n'a rien à voir, il voulait aller faire du ski, c'est tout. Oui, d'accord, mais la soumission à quoi, alors ? Oui, OK, la soumission à Dieu, enfin Allah, OK, on va pas se mentir, c'est le gros morceau du bouquin. Eh bien alors nous y voilà. Non, je dirais pas ça, tu vois, faut pas simplifier, ce serait plutôt, à mon humble avis, un bouquin sur comment les Français ils sont réalistes, tu vois, pragmatiques, en fait. Bon ben les Français, ils se disent comme ça : Nous c'qu'on voit c'est qu'c'est la merde dans c'pays, c'est la crise, c'est le bordel dans les banlieues, c'est n'importe quoi au niveau de l'État, enfin c'est le gros boxon, ça part en sucette, on va dire. Alors nous on s'dit bon ben si Mohamed Machin, là, il nous calme les racailles et qu'il continue à nous filer des allocs et du taf, ben, dans l'fond, faut voir les choses en face, c'est p'têt' pas plus mal comme ça, tu vois. De toute manière, moi j'dis ça pouvait plus continuer pareil, fallait qu'y ait un truc qui change. Enfin moi c'est comme ça que j'vois les choses, hein. Alors, j'dis pas, on aurait préféré que ce soye la Marine, hein, c'est sûr, elle est plus de chez nous, déjà, et puis une femme, ç'aurait été sympa, pour changer. Mais la politique c'est des trucs bizarres, des comptages tout ça par en-dessous avec des accords secrets qu'on comprend pas. Ces cons de l'UMPS bon ben voilà quoi… Et dans le fond, les femmes à la maison, c'était pas con, pour le chômage. Je m'demande comment qu'on y a pas pensé avant. Non, il est pas con le Ben Machin, là. 

Mais Rediger n'a rien à voir avec Redeker, justement ! Mais justement ! Justement quoi ? Ben justement ! Le Rediger il a salement retourné sa veste, non ? Non, je crois qu'il ne faut pas le voir comme ça. Y a un cheminement du personnage, qui pourrait s'appliquer à beaucoup… Oui, c'est bien ce que je dis. Mais enfin, Robert Redeker n'a jamais retourné sa veste ! Mais non, mais non, calmez-vous, personne n'a dit ça. Bon alors ! N'empêche, ça pourrait se voir… Et si les identitaires étaient les premiers à se convertir, tu vois, ça c'est un truc qui est en filigrane dans l'bouquin. Rapport à la virilité ? Enfin, au patriarcat, oui. Non, non, ça tient pas ton truc. Ça tient pas. Y a des patriotes et des collabos, faut pas sortir de là. Eh bien moi je n'en suis pas sûr. Ça peut faire du mal à la cause, tu crois ? Il s'en tape pas mal, de la cause, le Houellebecq, si tu veux mon avis. Mais justement, ton avis, on n'en veut pas. Oh, cool ! De toute manière c'est un mec y vient de la SF, alors… Alors quoi ? Ben à mon sens il se fout pas mal de la France, tu vois. Tout ça c'est prétexte à raconter des histoires avec du cul et s'acheter une baraque en Écosse. Mais non, pas du tout, il n'est pas du tout comme ça. Qu'est-ce t'en sais ? T'es pote avec Houellebecq, toi ? Non mais j'aime bien le confit de canard. T'es con c'est pas vrai. Alors, au final, ça t'a plu ou pas ? Oui, oui, ça m'a plu, c'est sûr, mais j'ai pas bien compris où il voulait en venir. Moi j'trouve ça super mal écrit, genre. Y'a des phrases carrément, bon, j'veux dire, finies au karsher, quoi. Tu n'y comprends rien, toi, mais c'est fait exprès, Ducon ! C'est de l'écriture relâchée, on va dire, désinvolte, cool, si tu préfères. Tu vois, le François, tiens, encore un François comme Hollandouille et le Papé du Vatican, ben si tu veux il parle comme ça, il est dans le bain avec les autres, il n'a rien d'exceptionnel, en fait, comment que j'peux t'dire, c'est pas du Flaubert, non plus, mais c'est vachement travaillé, en fait ! Ouais, ben du travaillé comme ça, moi jt'en fais au kilomètres, hein, excuse-moi, mais faut pas me prendre pour une truffe. C'est tout juste rédigé. Rédigé, comme Rediger ? Comme un livre saint, qu'y aurait qu'à noter ce qu'il te dit le bon Dieu, sans rien y toucher ? Genre, oui. Ah ah ah, mais c'qui sont cons ! Houellebecq sous la dictée divine, maint'nant, c'qui faut pas entendre ! Révélé rédigé poil au nez ! T'es pas d'équerre, mon pauvre ! Comme Bob ? N'empêche, tu vois, la carrure et tout, c'est un sportif, le mec, on dirait pas, comme ça, avec ses cheveux de baba cool pas très propre. Ah oui, comme Loiseleur, là, celui qui découvre les femmes à soixante balais ? N'empêche, tu vois, la polygamie, ça doit pas être mal, quand t'y penses ! Au final, quand-même, c'est pas gai, n'empêche. Non, pas gai. Pas gay non plus, tu m'diras. Non, j'aimerais pas trop être à leur place. Tu crois qu'y vont se faire balancer depuis les gratte-ciels de la Défense ? J'sais pas mais j'aimerais pas trop être à leur place. Bon, chacun sa merde, hein. Les Juifs se barrent, mais nous on reste, et si on veut pas passer à la casserole, va falloir jouer serré. T'es catho, toi ? Tu vas te convertir ? Faut voir…