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mercredi 9 juillet 2025

Égaliser ou harmoniser (variations sur l'égalité)



Il y a un mois environ, j'ai décidé de rouvrir les commentaires sur ce blog. Curieusement (ou non), personne jusque là ne s'y risquait. Le premier à ouvrir le bal, sous un texte publié récemment ("Les rêves Dupont") fut cette andouille de "Fredi Maque", un blogueur laborieusement insignifiant (c'est un exploit, je sais) qui naguère barbotait piteusement dans les eaux de Didier Goux. Voici de quelle manière l'Auguste vint se signaler à notre admiration.

Évidemment, ça n'incite guère à renouveler l'expérience. Mais dans le fond, c'est surtout une confirmation éclatante et assez comique de mon intuition de toujours : les "commentaires", sur un blog (qui en sont très rarement, il faut bien le dire) sont essentiellement un dépotoir où ceux qui passent par là s'autorisent à venir déposer leurs crachats dans l'urne réservée à cet usage. Il est très rare qu'elle serve à autre chose, qu'ils disent autre chose. Moins les bavardpassants ont quelque chose à dire, plus ils tiennent à l'exprimer haut et fort, c'est une loi qui ne souffre pas d'exception. L'égalité de principe qui prévaut partout de nos jours les assure de ce droit qu'ils jugent imprescriptible. Moins ils savent lire, plus ils voudront donner des leçons d'écriture, de morale, de bienséance, de musique, que sais-je encore. — d'humour, ah oui, d'humour ! Les vrais lecteurs, eux, se taisent. Ils savent combien il est difficile de trouver le ton juste, les mots à la fois singuliers et pertinents qui pourraient sinon apporter quelque chose au texte écrit par autrui, du moins lui répondre autrement que par une paraphrase, un hors-sujet navrant ou une pitrerie consternante, l'enfermer dans une univocité épaisse, le réduire, dans tous les cas. Les commentaires, comme dans la cuisine, ça consiste d'abord à faire réduire l'aliment de départ. Je l'ai souvent constaté : la plupart du temps ils dégradent ce qu'ils commentent, par un étrange phénomène de contamination à rebours. Tout se passe comme si l'on voulait que du texte originel il ne reste pratiquement rien, ou seulement une version triviale ou médiocre qui n'aurait jamais dû passer la rampe. Certaines questions intéressantes deviennent bêtes dès qu'on les associe avec certaines réponses, même justes, même argumentées. Et inversement, certaines évidences ne sont vraies que parce que la question de leur justesse n'est pas posée correctement. Nous en faisons tous l'expérience sur les réseaux sociaux où quelques écrivains courageux (ou inconscients) nous font l'honneur de nous montrer en quelque sorte leurs brouillons, ou d'improviser en temps réel, ce qui est toujours extrêmement périlleux. Combien de fois avons-nous réagi à leurs publications pour regretter immédiatement les quelques mots imprudemment déposés, tant il est difficile de dialoguer avec un écrivain. Les phrases des uns et des autres ne se tiennent pas dans la même temporalité, elles n'ont pas la même dynamique, ni les mêmes résonances ; celles de l'écrivain s'adossent par définition à un corpus, connu ou fantasmé, accompli ou en cours d'élaboration, qu'elles tirent à leur suite comme une ombre gigantesque sans laquelle elles sont exsangues et sans saveur. C'est le grand Gómez Dávila qui en parle le mieux et de la manière la plus condensée, quand il écrit qu'il faut à la littérature des lecteurs qui savent écrire. (On peut discuter à perte de vue de la qualité d'une lecture, mais il est bien plus simple de juger d'un écrit, au moins sur le plan de la composition et du respect (non, pas du respect, mais de la connaissance) de la langue, qui sont tout de même des préalables importants à notre désir éventuel d'en prendre connaissance.) 

« Écrire rappelle les détournements de mineurs ; il n’y a pas une idée qui soit à maturité au moment qu’on la fixe. » Ceux qui commentent les phrases d'un écrivain veulent penser qu'ils commentent des phrases qui sont arrivées à maturité, des phrases qui délivrent une vérité absolue, intemporelle, qui ne se retourne jamais sur elle-même, qui reste vraie hors du texte dans lequel ces propositions sont prises, des phrases qu'on pourrait donc retirer du texte qui les a vues naître et qui conserveraient leur vérité, leur réalité, des phrases qui seraient seulement les parties d'un énoncé dogmatique en cours. La maturité (au sens employé par Aragon plus haut) d'un texte est une question vertigineuse. Croit-on qu'elle est indiscutable qu'on s'aperçoit, reprenant le même texte des années plus tard, que son index n'était pas là où on le croyait, ou qu'il s'est déplacé silencieusement en l'absence de notre regard. Nous avons changé, entre temps, nous avons lu d'autres textes du même auteur, ou d'autres auteurs, qui nous contraignent à lire les mêmes phrases différemment, quand nous les pensions fixées définitivement là où nous les avions laissées. Les idées ont un vie, des vies, parallèles à la nôtre. Elles se régénèrent ou dégénèrent, se simplifient ou se complexifient selon des modes toujours surprenants car pris dans les résonances qui croisent entre la réalité et l'écrit, la pensée et l'acte de fixer ses pensées, de les arrêter à un moment qui en général s'impose à nous plus que nous ne le choisissons. 

Tout cela évidemment nous éloigne un peu du « On s'en fout, de tes pollutions nocturnes, imbécile ! », mais pas tant que ça, finalement. De quoi l'écrivain a-t-il « le droit » de parler ? À partir de quel moment sa liberté peut-elle entrer en concurrence avec celle du lecteur ? On me dira évidemment que nul n'a forcé Fredi Maque à venir perdre son temps à lire ce qui s'écrit ici, mais ce n'est peut-être pas un argument suffisant pour condamner son mouvement d'humeur. « Il a bien le droit de… », après tout. Qu'est-ce qui est interdit, sur Internet, ou plutôt, chez moi, ici, sur ce blog ? Je pourrais évidemment répondre : de venir me faire chier, mais c'est un peu court. De venir exposer sa bêtise serait déjà plus juste. Il existe tant d'endroits, pour cela, qu'il me paraît un peu étrange de choisir mon blog pour s'appliquer à ce genre de démonstration. Il a le droit ? Le droit de quoi ? J'écrirais volontiers de fermer sa gueule, si j'étais « rude », comme disent les Anglais. Il a le droit d'être lui-même, oui, on en revient toujours là, finalement, l'être soi-même qui dit tellement plus que ce que ses thuriféraires imaginent, qui parle une langue que celui-ci n'entend pas mais que nous comprenons très bien. 

Ce qui est interdit sur Internet ? J'aurais tendance à répondre : la finesse, l'esprit, et tout ce qui rend possible ces deux qualités, dont, en tout premier lieu, l'Attention et le Regard. Ce que l'on observe sur les réseaux sociaux nous conforte jour après jour dans la conviction que les internautes, les posteurs (ah, que ce terme de “post”, ni anglais ni français, m'agace !) sont des imposteurs en cela que leur religion leur interdit essentiellement trois choses : Lire, Voir et Écouter, trois activités qui rendent possible la conversation. Le NPL, le NPV et le NPE sont les trois piliers énervés (au sens propre) de la société numérique qui rendent 98% des commentaires (il faut vraiment trouver un autre mot que celui-là, qui ne convient pas) si pénibles, si prévisibles, si inutiles et surtout si fatigants, puisqu'ils se déversent sans discontinuer sur l'écran. 

Ce qui est fortement recommandé sur Internet ? L'Obscène. Là, il n'y a pas à réfléchir, ni à hésiter. L'obscénité est ce qui se porte le mieux, et de très loin ; on pourrait dire sans crainte de se tromper que c'est la baguette-sous-le-bras de l'internaute contemporain, le post-Français, donc. Oh, je ne pense pas à l'obscénité dont parle Elle ou Télérama ou les ligues de Pondeuses assermentées qui tirent des bords sur Internet, bien sûr, celle-là ne me dérange pas beaucoup, sauf dans sa prétention hégémonique et son conformisme de cadavre : elle est bien repérée, bien corsetée dans son utilitarisme médico-social, ce n'est pas elle qui risquerait de provoquer une levée du coma civilisationnel. Non, je parle de l'Obscénité avec un grand o (pour moi), l'obscénité de tous les discours qui ont trop raison (comme dit Renaud Camus), qui mettent perpétuellement en scène l'Indiscutable et qui élèvent la Platitude au rang d'un art sacré, tous ces discours qui tirent à boulet rouge sur le moindre écart, sur la moindre déviance réelle, qui chassent en meutes le caillou dans le gros-sabot de l'Évidence et du Partagé. L'obscène, c'est la profération qui coïncide exagérément avec l'attente (connue ou supposée, parfois espérée) du récepteur. Le Trop-Vrai, c'est la braguette ouverte du néo-citoyen, non, c'est pire que ça, c'est la main sur le magot au moment-même où l'aïeul trépasse au motif qu'il n'aurait pas été si convenable que ça, lui, ce fourbe. Tous ces gens qui se mettent en scène en train de bien-penser, d'avoir les bonnes convictions au bon moment, de se montrer sous leur meilleur jour moral, d'adhérer (comme ils aiment dire) à la bonne éthique, de faire-partie du bon camp, de s'échauffer l'irréprochable asticot, de se polir le républicanisme de pointe (ou son envers), c'est absolument répugnant, ça donne envie de passer un week-end avec le diable ou de gifler sa grand-mère. On parle souvent de « bien-pensance », et c'est justifié, mais on pourrait assez justement l'écrire : « bien-pansance », tellement ceux qui y ont facilement recours ont toujours l'air d'avoir la panse en avant des mots, qui les écrase. Je ne sais pas très bien où ils placent la pudeur, ceux dont je parle, mais certainement pas au même endroit que moi. 

On en voit passer, dans les commentaires, de ces esprits qui arrêtent net leur réflexion dès qu'ils aperçoivent le mur de l'idéologie devant lequel ils se prosternent avec toute la componction et la hargne nécessaires. Et parfois, ce ne sont même pas les hauts remparts de l'idéologie, qui leur courbent l'échine, mais le petit muret de la très banale conscience de classe qui les intimide. L'idéologie peut avoir ses grandeurs (et ses folies, certes), mais le sentiment d'appartenance, l'auto-inclusivisme pathologique mène droit à la tétraplégie spirituelle — ce que d'autres que nous, avant nous, ont appelé la Lourdeur, mais c'est une lourdeur qui est très admise et même fortement recommandée. Cette lourdeur n'a qu'un but véritable : vous faire taire. Comment[vous-faire]taire. Ceux qui ne parlent pas ne veulent pas que vous parliez ; ou, du moins, exigent de choisir les sujets dont vous aurez éventuellement le droit de traiter.

Si l'on voulait réduire ces constats et ces remarques à un seul terme, une seule idée, un seul principe, je crois que je choisirais : Égalité. C'est bien l'égalité qui est au départ de tous ces comportements, l'égalité introduite là où elle n'a que faire, là où elle ne peut qu'écraser tout ce qu'elle touche de son obèse présence. Je pense à ces machines qu'on voyait, dans mon enfance, dans les rues et routes de Haute-Savoie, et qui servaient à égaliser l'asphalte, à aplanir la chaussée. Je les aimais, ces lourdes machines qui étaient laissées longtemps à l'abandon, sur le bord des routes, entre deux tâches, car à l'époque il ne serait venu à l'esprit de personne de les voler. Je ne sais quel est leur nom, mais elles ont l'avantage d'évoquer à la fois l'aplanissement, l'aplatissement, et la lourdeur. Il y a deux opérations distinctes et complémentaires, qu'on doit effectuer pour régler le clavier d'un piano : l'égalisation et l'harmonisation. Il faut que les quatre-vingt-huit touches soient égales, dans leurs poids, dans leurs enfoncements, dans leur réponse au toucher (vitesse et répétition), c'est la première exigence, mais c'est insuffisant, il faut également les harmoniser, leur donner une personnalité, une cohérence, en agissant principalement sur le feutre des têtes de marteaux, donc sur le timbre. Ces deux opérations demandent un savoir-faire de haut niveau et une longue expérience, ainsi qu'une bonne oreille, contrairement aux rouleaux de mon enfance qui égalisent tout sur leur passage. Certains commentaires (très rares) sont comme l'égalisation et l'harmonisation du technicien qui règle un piano, quand d'autres écrabrouillent tout sur leur passage. 

dimanche 11 mai 2025

Les noms et les sons



Comment s'appellent-ils ? Olivier B., Vincent C., Marcel M., Colar G., Dominique B., David J., Joël André B., Adrien S., Jean-Marie D., Philippe J., Philippe-André L., Jenny G., Jérôme T., Philippe C., GE EG, Quentin V., Laurent J., Sébastien B., Isabelle P., Rodolphe D., Aurore G., Pierre Jean C., Sabine A., François M., plus ceux qui ont choisi de garder l'anonymat, et sans compter ceux qui ne sont pas passés par la « cagnotte » pour m'aider, et dont j'ignore s'ils seraient d'accord pour que je mentionne leurs noms publiquement, cela fait beaucoup de noms, beaucoup de personnes, hommes et femmes, que j'ai envie de remercier, sans savoir comment le faire. Exprimer ici ma gratitude est insuffisant, j'en ai conscience, mais que faire d'autre ? Je ne sais pas. Qu'ils sachent au moins que j'ai été très sensible à leur geste, à leur générosité et à leur discrétion. Ces choses-là sont difficiles à expliquer et à exprimer car on a toujours le sentiment de faire trop ou pas assez, d'être maladroit et d'obtenir le résultat inverse de celui qu'on souhaite. Être sincère ne suffit pas, il faudrait l'être avec tact et discernement. Ce n'est pas facile. 

Je n'écris pas pour les lecteurs, il serait malhonnête de le laisser croire, je ne m'adresse pas à eux, sauf effet de style ou événement extraordinaire, mais il serait tout aussi faux de prétendre que je n'y pense jamais. Il m'arrive de recevoir des mails qui me parlent de ce que j'écris et je les lis toujours avec intérêt, car je me rends compte alors des conséquences de mes phrases (de leurs prolongements), conséquences qui sont impossibles à imaginer sans ces échanges. J'ai un peu l'impression, alors — peut-être vais-je dire une banalité —, que certaines de mes phrases sont ainsi continuées dans un sens que je ne pouvais concevoir mais qui, pourtant, se trouvait bel et bien en elles au moment où je les entendais. À l'instant où l'on écrit, il se passe une chose étrange : une force en nous éteint une à une certaines potentialités du discours qui nous vient, elle les ferme comme on referme des portes, les unes après les autres, parce qu'il est impossible d'habiter toutes les pièces d'une maison en même temps ; mais ces pièces existent néanmoins, on sait qu'elles sont là, à portée de pas ou de regard, ou d'imagination. Parfois on les évite parce qu'on sait qu'elles sont encombrées d'un bric-à-brac dont il faudrait des heures pour seulement le recenser, et qu'on ne peut pas perdre de vue le fil entr'aperçu, qui déjà menace de se rompre même quand on croit le tenir à l'abri du bruit ambiant. Ces messages de lecteurs rouvrent certaines portes qu'on avait décidé de laisser fermées, ou qu'on n'avait pas aperçues clairement, ce qui dessine un paysage ramifié en expansion infinie. On ne peut jamais mesurer les conséquences de ce qu'on écrit, on peut à peine l'envisager, dans le meilleur des cas, le deviner vaguement, le pressentir, mais c'est une chose qu'on réprime vite, car on s'y perdrait. Ce sont des lignes qu'on arrête à un certain point, faute de puissance cérébrale ou d'imagination, ou faute de désir, et qui sont susceptibles d'être reprises là où l'on croyait avoir atteint un terme. En un sens, ces mails recréent le bruit dont on a fait l'effort de s'abstraire pour écrire, mais ce bruit post-partumien est nourriture, contrairement à l'autre, puisque à chacun de ces embranchements peut naître une autre phrase, un autre paragraphe, un autre texte : Les points se transforment en points-virgules, ou en deux-points, et, de proche en proche, le territoire s'agrandit. Ça prolifère… 

La situation de blogueur-autopubliant n'est pas simple, je vous assure, du moins d'un point de vue psychologique et moral. Drôle de statut que le nôtre… C'est Valérie S., rencontrée sur la défunte SLRC, qui m'a parlé pour la première fois des blogs, en 2002, et j'ai bien sûr ricané. Ce qu'elle m'avait mis sous les yeux n'était pas très bon, certes, mais mon ricanement était assez stupide. Je ne comprenais tout simplement pas ce qui avait rendu la chose possible et même inévitable, et mon esprit, il faut bien le dire, est par principe rétif aux innovations, surtout lorsqu'elles s'affublent de noms qui ne sont pas français. De ce point de vue, je ne suis pas prêt à confesser une quelconque faute, mais il en va des blogs comme de nombreuses inventions technologiques ou sociétales qui font fureur aujourd'hui : on sait que c'est une connerie, mais on ne trouve pas le moyen de faire sans (une contradiction de plus…). Pour le dire autrement, s'en passer nécessiterait des moyens financiers et une rigueur morale dont nous ne disposons pas. On en éprouve de la honte, mais on doit pourtant endosser cette situation, faute de mieux, à défaut de la revendiquer. On aura l'air un peu idiot, on semblera incohérent, mais tant pis. Nous utilisons des outils dont nous ne voulons pas vraiment, qui ne nous sont pas sympathiques, mais qui nous laissent tout de même une certaine liberté, du moins essayons-nous de nous en persuader. Par les interstices que ces outils mal adaptés oublient parfois de combler nous nous faufilons tant bien que mal à la recherche d'un peu d'air à respirer, cet air qui se fait si rare aujourd'hui.

J'entendais Boulez, dans l'interview de 1985 dont j'ai déjà parlé, dire à Michèle Reverdy qu'il n'avait pas peur de la page blanche. C'est aussi mon cas. La difficulté serait plutôt d'avoir à choisir parmi tous les sujets qui se pressent devant soi, dès qu'on songe à l'attaque d'un texte (comme dit Barthes). L'attaque, les commencements, l'entame, ce qu'il y a de plus agréable, de plus excitant, comme de mordre dans la baguette de pain qu'on vient d'acheter à la boulangerie alors qu'on se trouve encore dans la rue. Inscrire un sujet, un thème, des thèmes, des motifs sur la page, et les laisser d'abord s'arranger entre eux, observer leurs réactions chimiques ou biologiques, est le moment que je préfère. Pourquoi ceux-là plutôt que d'autres, tout aussi légitimes, tout aussi urgents ? C'est dans le premier mouvement d'une symphonie classique que le compositeur met toutes ses forces et son savoir, même s'il existe de belles exceptions, parmi lesquelles l'extraordinaire finale de la dernière symphonie de Mozart, la Jupiter. C'est là qu'il y a le plus de matière compositionnelle, de densité musicale. C'est en général un mouvement de forme-sonate, c'est-à-dire deux ou plusieurs thèmes qui sont travaillés en opposition dans une forme tripartite : exposition-développement-réexposition. La page blanche est la plus belle chose qui pouvait nous arriver. Mais on pourrait parfaitement imaginer le processus inverse. Que les écrivains ou les compositeurs aient d'abord affaire à une page noire qu'il s'agirait d'éclaircir au fur et à mesure, de nettoyer, de rendre intelligible. Partir du plein plutôt que du vide, du bruit total (le bruit blanc, en musique) qui ne nous quitte jamais, qu'on évide, qu'on élague, à la manière d'un sculpteur, créer des silences, du silence, des interruptions, afin que les phrases émergent petit à petit du tohu-bohu, imaginer que le texte procède par soustraction plutôt que par addition : à l'origine une phrase interminable et sans ponctuation ni respiration dont le sens échappe au logos, jusqu'à ce que celui qui écrit soit à même de trouver les points, les virgules, les parenthèses, les retours à la ligne, les espaces, les bornes. C'est d'une émancipation qu'il s'agit. Donner à une suite de mots la dignité d'une phrase, son autorité et sa relative indépendance, trouver dans les millions de possibilités existantes celle qui imprime à la proposition une physionomie qui nous soit sympathique, au sens fort du terme, qui résonne en nous avec justesse, qu'elle soit bien accordée à la forme de notre esprit. Un écrivain veut donner l'impression que les mots qu'il emploie sont tous des noms propres, et non des noms communs, même s'ils ont été cent mille fois entendus déjà, que ce sont des vocables, c'est-à-dire des mots prononcés, vocalisés, qu'ils ont un timbre spécifique et singulier, identifiable, qu'ils ne pourraient pas entrer sans dommages dans les phrases d'un autre que lui.

Les noms propres sont les premiers mots qui disparaissent, quand la mémoire vient à flancher, j'éprouve cette douleur chaque jour. Nommer est l'un des plus précieux attributs humains. Dans le nom, il y a en un précipité la figure, le lieu, la lignée, l'histoire et ses accidents, même si tout cela n'est plus audible depuis longtemps, poli par le temps, l'oubli et les inflexions générées par l'époque et sa langue. La généalogie et l'onomastique sont des sciences-sœurs de la grammaire et de la littérature. J'ai déjà parlé des génériques, qui étaient un des moments les plus attendus, à la maison, quand nous regardions un film tous ensemble. Le défilement à l'écran de tous ces noms blancs sur fond noir m'a profondément marqué, et je reste toujours à lire cette page qui souvent passe trop vite, dans les films contemporains. Souvent, même, je prononce tous les noms à haute voix. J'ai besoin de les entendre. Je me rappelle cette balade en voiture, à la fin des années 80, avec Céline, ma mère et une de ses amies. Je m'agaçais de ce que ma mère avait un besoin viscéral de prononcer les noms de tous les villages que nous traversions. En quelque sorte, elle les actualisait, leur donnait (ou leur redonnait) une vie sensible et réelle, au moment même où nous entrions dans ces villages, mais cela je ne l'ai compris que longtemps après. C'était un petit voyage en Cratylie, comme le dit Gérard Genette. On pense bien entendu au titre génial de Proust, Noms de pays : le nom. Aucun arbitraire, jamais, quoi qu'on en pense… Hermogène a tort. Comment le son d'un mot pourrait-il n'avoir aucun rapport avec sa signification ? C'est impensable, pour moi. C'est comme si l'on m'expliquait que le son de la clarinette n'a aucun rapport avec l'instrument en tant que tel, avec sa forme et son matériau, que la gamme majeure n'a aucun rapport avec la résonance naturelle des corps sonores, ou que l'on peut aimer une femme indépendamment de son corps. Qu'ils soient propres ou communs, les noms ont toujours eu une aventure dans la réalité, dans le concret, avant de s'établir comme tels. Ce ne sont pas des créations ex nihilo tombées par hasard sur tel individu, sur tel lieu, telle idée ou sensation. Et même si le nom propre, le patronyme, par exemple, n'avait aucun rapport avec la personne qui le porte, comment ne serait-elle pas, cette personne, influencée en retour par ce nom et sa sonorité ? C'est impossible. Les noms ont un âge, une vie charnelle, une biologie, presque ; il arrive qu'ils s'épuisent, ou qu'ils retrouvent longtemps après qu'on les croyait inertes une vie nouvelle. Nous avons tous eu, je crois bien, des démêlés avec notre nom de famille. Souvent haï, dans l'adolescence, à l'âge où l'on a honte de ses parents, puis compris, entendu, à l'âge adulte, enfin tendrement aimé, dans le grand âge, quand nos liens avec l'enfance paradoxalement sont plus forts que jamais et qu'on mesure tout ce dont on a bénéficié sans même s'en rendre compte, tout ce qu'on nous a transmis et dont nous ne découvrons souvent la puissance que bien tard, trop tard. Un patronyme, comme son nom l'indique, est le nom du père, de la famille paternelle, mais il y a un autre nom qui flotte près de lui, qui a une autre sorte d'existence, c'est le nom-de-jeune-fille de la mère (son patronyme à elle avant qu'elle prenne notre père pour époux). Ces deux noms n'ont pas seulement une vie parallèle. Il arrive qu'ils entrent en concurrence ou en conflit, qu'ils se croisent. C'est ce qui m'est arrivé, quand mon père est mort, et que j'ai annoncé à ma mère que je voulais désormais porter le nom que son mariage avait rendu silencieux. En effet, il peut arriver, et c'était mon cas, qu'on préfère une des deux familles dont on est issu, qu'on se sente plus en accord avec elle et ses représentants incarnés. Ma mère m'avait alors fermement mis en garde contre cette tentation. Je n'avais pas le droit de renier le nom de mon père, et ce, d'autant plus qu'il était mort. On voit très bien aujourd'hui à quel point elle avait raison. Mais au-delà de cette anecdote, c'est le balancement entre deux noms qui me fascine, le fait qu'on ne soit réductible ni à l'un ni à l'autre, qu'on se situe dans un entre-deux, dans une tension permanente entre deux pôles (masculin-féminin, comme dirait Godard). C'est le principe de la sonate. Plus j'y pense, plus je vois que la vie elle-même est une combinaison de forme-sonate et de variations. Les variations contaminent la forme-sonate et la forme-sonate informe les variations, les inscrit dans un cadre plus large, moins décoratif. Les familles coulent en nous comme des rivières dont il est impossible d'arrêter le flot ; on peut seulement choisir par moment de recouvrir le bruit qu'elles produisent par un arrangement personnel, une volonté, mais elles resurgiront toujours là où on ne les attend pas, car elles nous traversent plus que nous ne les traversons. 

Les enfants nous apprennent la mimologie, quand ils commencent à parler. Il faut bien entrer dans le logos avec les moyens du bord. Et c'est à cette occasion qu'on ressent les liens étroits entre mots et choses. Ensuite, nous les oublions, car l'habitude est une école d'oubli. Le mot table devient table, le prénom Jérôme devient Jérôme, le verbe mordre mord, et ce n'est que par la littérature ou la rêverie qui sourd parfois du langage lui-même et nous prend au dépourvu qu'il nous est possible de les délier de ce trop de nature, de retrouver en eux le goût de l'aventure et de l'imprévu, de l'accident et de la rencontre, de la musique improvisée, en quelque sorte. Ça me frappait beaucoup hier, alors que j'écoutais, absolument fasciné, un enregistrement du New Phonic Art à Baden-Baden, en 1971. Ah, c'est peu dire que ce groupe aura joué un rôle capital dans ma vie ! La rencontre miraculeuse de Michel Portal, de Vinko Globokar, de Jean-Pierre Drouet et d'Alsina a donné naissance à une musique absolument inouïe, et qui touche au plus profond de ce que je suis. Je crois bien que ce groupe n'a jamais eu de descendants, ni même d'épigones, car leur musique est tellement liée à ce qu'ils sont (à la fois instrumentistes de premier plan et compositeurs) qu'elle ne peut être pensée ni analysée avec les outils habituels. La qualité d'écoute qu'ils avaient développée, je ne l'ai jamais retrouvée ailleurs, et ce qu'ils ont fait dans ces années-là, personne ne l'a refait. À chaque fois que je les écoute, je reconnais chacun d'entre eux, avec sa très forte personnalité, mais j'entends également le son d'ensemble, cette chimère si originale qu'ils ont su créer. Ni ensemble ni solistes et pourtant les deux à la fois. L'équilibre est simplement parfait. Ils sont allés à la source du langage musical, comme des enfants qui découvrent les mots et leur pouvoir, le rapport entre le son et le vocabulaire. Je dois être une des seules personnes au monde à parler encore quelquefois du New Phonic Art (je les ai fait entendre dans Double silence plein la bouche). Monde englouti. J'en suis bien triste, mais c'est ainsi. Gardons ce trésor par-devers nous et espérons que des curieux, à l'avenir, tomberont sur ces sons et ces noms et sauront les entendre comme ils le méritent. 

Ici, j'ai envie de citer le célèbre poème de Francis Ponge extrait du Parti pris des choses : Pluie, qui me paraît très à-propos. Le New Phonic Art aurait dû le copier sur la pochette des disques qu'ils ont enregistrés. 

« La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre c’est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. À peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d’un grain de blé, là d’un pois, ailleurs presque d’une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d’un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d’un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu’au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes.

Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d’une masse donnée de vapeur en précipitation.

La sonnerie au sol des filets verticaux, le glou-glou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse.

Lorsque le ressort s’est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s’arrête. Alors si le soleil reparaît tout s’efface bientôt, le brillant appareil s’évapore : il a plu. »

« Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. » C'est ce qu'il faudrait arriver à faire quand on construit des phrases : que leur sonorité parle autant que leur sens, et qu'elle soit complètement particulière, on dirait aujourd'hui singulière. On en est très loin…

J'ai commencé ce texte en parlant des conséquences des phrases, de leurs prolongements. Les mots ont aussi des prolongements en nous, du moins certains mots qui s'imposent sans qu'on comprenne pourquoi. J'ai commencé un autre blog qui s'intitule Les Mots du roman. J'y dépose régulièrement des mots accompagnés de leur définition, sans plus. Je ne les choisis pas. Je ne sais même pas si un jour cela me servira, mais je sais pourtant qu'il me faut les garder là, dans cet enclos, qu'ils ont quelque chose à me dire que je ne comprends pas encore, et que, peut-être, je l'espère, de leur combinaison naîtra une substance insue ou inouïe, qu'une porte s'ouvrira. C'est une sorte de réservoir tel que peut l'être une série dans la musique dodécaphonique : on puise en elle des motifs, des relations, des thèmes, des contrepoints, des harmonies, des morceaux de réel ou des timbres. On verra bien… 

vendredi 2 mai 2025

Didier Goux (1956-2025)



Hier j'ai appris deux tristes nouvelles. De l'une je ne parlerai pas ici, par respect pour celui qu'elle concerne. L'autre nouvelle, c'est la mort de Didier Goux. Dieu sait que nous nous sommes crêpé le chignon, lui et moi, mais sa mort brutale m'attriste beaucoup. Je pense à sa femme, Catherine, qui va rester seule, et je lui adresse mes sincères condoléances. Comme elle me l'a écrit : « C'était un sacré numéro. » Ça, on peut le dire… Au moins un humain véritable, dénué de tout conformisme sans pour autant se déclarer anticonformiste. Rare spécimen, donc. 

C'est peu dire que Didier Goux était un grand lecteur : la lecture était toute sa vie, et il en parlait très bien, avec drôlerie, profondeur et méchanceté. Son blog restera longtemps, je pense, comme un lieu privilégié pour les amoureux des livres et des écrivains. 

J'aime beaucoup son autoportrait écrit pour les éditions des Belles Lettres, où il avait publié trois livres : « Didier Goux est né en 1956, pour n'avoir pas trouvé le moyen de faire autrement. Il vient donc de passer soixante ans à éviter autant que possible de se rendre utile à la société et nuisible à ses voisins. Il a néanmoins la chance d’être entouré d’une femme aimante, d’un chien fidèle et de deux chats plutôt indifférents. »

Étant né la même année que lui, je me sens très concerné par cette disparition, et je ne suis pas peu fier de lui avoir soufflé le titre d'un de ses livres. 

Il ne m'étonne pas qu'il ait choisi la date du 1er mai pour aller voir ailleurs si nous n'y sommes pas. La Fête du travail… Joli pied de nez à tous ceux qui croient se rendre utiles aux autres par leurs divers travaux.

jeudi 27 juin 2024

Remerciements

Je n'ai encore jamais remercié les participants à la "cagnotte Leetchi" qui soutient tant bien que mal ce blog et son propriétaire. Il est plus que temps de le faire !

Merci beaucoup à :

Dominique Bianchi, Philippe Jullien, ColarGol, Jean-Marie Dubois, Quentin Verwaerde, Jean-Paul Bayol, Nicolas van Rompaey, Marie Courtemanche, Jenny Gaden, Marlène Schiappa, Philippe Chabirand, Frigide Barjot, Isabelle Poinsot, Arlette Ratava, Olivier Verley, Nathalie Odier, Frédéric Martinez, Laurent Janaudy, José Pereira, Pascal Adam, Jérôme Toulouse, Ge Eg, Sébastien Bluteau, Philippe-André Lorin, Adrien Solis, et l'Anonyme. 


Vous ne vous en doutez peut-être pas, mais ce soutien financier est très important pour moi, surtout en ce moment. Si les quelques textes bien imparfaits que je dépose ici peuvent trouver grâce à vos yeux et éveiller quelques échos favorables, j'en suis très heureux. Merci encore de votre soutien !


Georges de La Fuly

mercredi 17 mai 2023

Sang neuf [journal]

Je ne sais ce qui s'est passé, dimanche dernier, pour que les visiteurs (lecteurs ?) sur ce blog aient été si nombreux. Plus de cent trente, alors qu'en temps normal, ça doit tourner autour de la vingtaine, ou trentaine. Peut-être ont-ils été attirés par l'odeur de mon suicide (raté, malheureusement) ? Enfin débarrassés de Georges ? Peut-être plus simplement s'ennuyaient-ils plus que d'habitude ? (Faut-il s'ennuyer, tout de même, pour venir sur un blog lire des textes qui n'intéressent personne !) Les émissions religieuses à la télé (ça existe encore, ça ?) ont peut-être été supprimées ce jour-là par un mouvement de grève intempestif ? Ou bien un mouvement souterrain et hystérique de l'IA mondiale qui a piqué une crise de nerfs ? Heureusement, les choses se sont vite calmées. Vingt-quatre visiteurs hier, et deux aujourd'hui. Qu'il est bon de retrouver ses bonnes habitudes !

Quand je dis que j'ai raté ma vie, ce que personne ne comprend, ni ne croit, je suis sincère. Et je ne parle évidemment pas de réussite sociale. C'est à l'aune des femmes que ce ratage se mesure. Est-ce que je peux expliquer ça ? Oui, je crois, mais ce ne sera pas pour ce matin. 

J'ai regardé Koh-Lanta, hier-soir. Tania ne va rien lâcher, elle a la niaque. Elle a de jolies petites fesses, la diététicienne ! Esteban a le visage tout gonflé, il ressemble à un boxeur amoché après un combat. Il pense à ses deux enfants et à sa femme. Les autres aussi, d'ailleurs. Ils pensent tous à leurs petites femmes et à leurs enfants. Cette année, ils sont tous bien élevés, gentils, on ne trouve rien à leur reprocher. Certains sont même sympathiques. La France apaisée, elle se voit à 11 000 kilomètres de chez nous, aux Philippines. Denis-Jusqu'à-tant-que-Brogniart anime Koh Lanta depuis plus de vingt ans. Lui aussi il a la niaque. Moi, ce que je me demande, surtout, c'est comment font les concurrentes pour ne pas avoir de poils sous les bras. C'est louche.

Julia L.B. n'aime pas qu'on la traite de bourgeoise. Elle trouve que c'est une insulte car elle juge que « les bourgeois ont un esprit étriqué ». Je voudrais la rassurer : Je ne trouve pas du tout qu'elle ait l'air d'une bourgeoise. Elle ajoute que cela lui fait penser à « monsieur Bovary ». Ah, ce n''était que ça ? Allons, ce n'est pas si grave. 

Je dois aller me faire faire une prise de sang, dans quelques minutes. Je suis bien déçu, car ce ne sera pas Sophie, la très belle infirmière, qui me piquera. Je viens de l'avoir au téléphone : elle n'a pas une voix aussi jolie qu'on aimerait. Quand je l'avais vue en chair et en os, chez moi, il y a quelques années, sa voix ne m'avait pas dérangé, mais au téléphone, malheureusement, c'est flagrant. Je suis heureux qu'on me prenne mon sang. Je crois aux vertus de la saignée, moi. En revanche je me fous du résultat des analyses. Je regrette d'ailleurs que l'ordonnance soit si brève. J'aurais aimé qu'on remplisse six ou sept flacons de mon sang. Il faut faire de la place pour du neuf. Je suis empli de vieux sang. 

Philippe Sollers affirmait qu'écrire et lire c'était la même chose. Rien de plus juste ! J'avais fait hier un tweet qui disait : « En voyant comment les gens écrivent, on sait comment ils lisent. Leur lecture se retrouve entièrement dans leur écriture. » et quelqu'un m'a répondu en citant Nicolás Gómez Dávila : « La décadence d'une littérature commence quand ses lecteurs ne savent pas écrire. » Tout cela est parfaitement cohérent. Savoir lire, tout est là. Quand il a eu cinq ans, Sollers s'est aperçu tout à coup qu'il savait lire, et ce moment a été pour lui une révélation d'une extrême importance. Savoir lire, c'est la liberté. C'est pour cette raison que nous avons toujours l'impression de ne croiser que des gens qui sont enfermés dans une prison, la prison de la langue, ou plutôt de la non-langue. Il suffit de lire deux phrases écrites par eux pour savoir qu'ils ne savent pas lire. Ils auront beau faire, ils auront beau se débattre, hurler et tout casser, ils seront toujours enfermés en eux-mêmes. Savoir lire ne va pas de soi. Il faut lutter, pour apprendre à lire. Il faut se battre contre soi-même. Au moins étions-nous un peu aidés par l'École, nous autres qui avons plus de soixante ans, ce qui n'est plus du tout le cas, depuis longtemps. C'est quelque chose qu'on extirpe de soi, comme un sang neuf qu'on extrait de nos vieilles racines, la lecture, ça plonge très loin en nous, contrairement à la vidéo qui reste à la surface. 

vendredi 17 mai 2019

14h53

« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)


Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux. 

J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…

Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…

Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des illuminations, au risque du sens. Des trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était  : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…

Je suis vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.

Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?

Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.

"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.

Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.

Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase, la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.

Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser.  Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.

Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.

Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage. 

 Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.

Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.

Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.

Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.

« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)

1-5-3-3 [12]

1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]

Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…

Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con.  Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.

Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.

Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.

Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.

Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.

Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison. 

Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…

Schubert !

Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.

C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.

Schubert !

Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.

En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !

« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.

Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit. 

jeudi 11 mars 2010

Blog




Et voilà, à peine rouvert, ce blog me fait déjà ch… Faut dire aussi que j'ai des c-o-m-m-e-n-t-a-t-e-u-r-s qui décourageraient même un Digoux devant son verre de pinard.

D'ailleurs, il passe son temps à cela, Georges, à essayer de semer ses lecteurs. Quelle joie quand il voit le compteur de visites qui descend, descend ! Pendant plus d'une semaine, il a été plat comme l'encéphalogramme d'un cuirassier de la Grande Armée en 2010. C'était beau, cette ligne droite. Il y a bien eu une alerte dimanche dernier, un visiteur égaré sur une page inexistante. Mais il a dû rapidement se sentir de trop, le visiteur, à peine la porte entrouverte il était déjà reparti, sans demander son reste. C'est curieux, ces habitudes que prennent les blogueurs, ces habitudes si rapidement prises. Pourquoi revenir, encore et encore, alors que rien ne les attend ici, que rien n'est amène, qu'aucun sens ni aucune information digne de ce nom ne peut leur donner l'illusion qu'ils ne perdent pas leur temps. À peine le rideau remonté en grinçant, on a vu les mêmes cohortes, les mêmes petits groupes, les mêmes individus patibulaires et vaguement honteux, la sueur au front, passer, repasser, le regard absent, comme les "repasseurs" des rues chaudes, quand ils déambulent, l'air de rien, sur le trottoir. Vraiment passif, le racolage de Georges ! On ne peut pas dire qu'on va les chercher, on ne peut pas nous accuser d'être "commerçant" ! D'ailleurs, je me demande si la devise de la maison ne va pas changer. De « Tais-toi, je t'en prie ! », qui n'est guère efficace, semble-t-il, on va sans doute dorénavant préférer : « Plutôt mort que sympa ! » Ici, le "Bonjour!" a la signification de good bye, à plus, à la revoyure, à tout'. On ne change jamais la devanture, on ne fait pas la poussière, le néon au-dessus de l'entrée est toujours en panne, ce n'est plus GEORGES, mais G OR ES. Les mouches volent au-dessus des tables tachées et ça sent le graillon. En vitrine, un vieux livre de poche de Ray Bradbury, taché lui aussi, Fahrenheit 451, et un album de photos souvenirs aux pages arrachées. Au fond, on entend un pianiste amateur qui s'escrime sur la Polonaise en la bémol. Il manque des touches à l'instrument, complètement faux. Ce con va nous rendre dingues ! Héroïque mon cul ! Seul le va-et-vient pour aller aux toilettes, en sous-sol, les talons qui tapent sur les marches de béton, et l'air de ne pas y toucher des habitués, pourraient donner l'idée qu'il se passe encore quelque chose ici. Le patron fait la gueule et il n'a plus rien à boire. Les clients rasent les murs et sont mal rasés. On se demande vraiment pourquoi l'autorité ne ferme pas définitivement l'établissement.