Save My Soul
dimanche 31 août 2014
Carnaval
Alain, dans ses Propos sur le bonheur, note que même un « timbre de voix peut-être impoli ». C'est une chose qu'il est devenu impossible de faire comprendre à nos contemporains. Quoi, nous répondront-ils, que peut celui dont le timbre de voix est déplaisant, est-ce de sa faute ? Il en va de même pour les obèses, les moches, les nains, ils sont comme ça, et il serait bien injuste de leur en tenir rigueur ! Toute la morale moderne se tient là. On est comme on est, nous sommes nés ainsi, et personne n'a le droit de nous en vouloir d'être ce que nous sommes. L'aspect physique devrait échapper au jugement de l'autre, dans un double mouvement de sacralisation et de dénigrement. La figure, l'aspect de la personne sont sacrés, puisqu'ils sont le signe et la preuve de l'individualité ; on n'a pas le droit de porter un jugement sur eux, et pourtant, simultanément et paradoxalement, "le physique" n'a aucune importance, il relève du seul critère de l'être, de l'authenticité, du singulier, du "droit à la différence", et ce n'est pas la peine d'y prêter attention. Le corps est donc invisible parce que sacré. Il doit rester intact, intouché par la volonté, le scrupule, la honte, la gêne, la décence, indemne de toute observation (contraignante par nature), de toute autorité extérieure à celle de l'individu qui ne fait qu'un avec son corps, qui, ne s'en détachant pas, ne peut avoir sur lui le moindre regard donc la moindre exigence, hormis celle qui consiste à le laisser libre d'exprimer ce qu'il est, ce qu'il a toujours été. On aurait donc la responsabilité de ce qu'on fait, et pas de qu'on est.
Pour que cette manière de voir soit légitime, il faudrait que l'être soit une donnée intangible, qui échappe complètement à l'individu — ce qui ferait de lui précisément le contraire d'un individu. Or il est évident qu'on ne naît pas homme, mais qu'on le devient, et que la vie d'un sujet est précisément pour lui cette chance qui lui est donnée de devenir lui-même. Devenir soi-même est un travail, un trajet, une aventure, même, qui change aussi bien l'être que l'étant, pour autant qu'ils ne coïncident pas. On pourrait dire que devenir soi-même consiste à faire que l'être et l'étant se recouvrent exactement, ou le plus exactement possible, qu'ils deviennent un, et c'est bien d'un projet esthétique autant qu'éthique qu'il s'agit : Je ne vois pas très bien comment ce processus pourrait épargner le corps, le visage, le paraître.
Nous n'avançons pas cachés. Chaque individu est tout entier dans ce qu'il offre à voir et à entendre. On ne peut pas s'exprimer avec laideur et être beau. On ne peut pas avoir une voix laide et "bien chanter". On ne peut pas bien jouer du piano (ou du violon) et avoir un "son" laid. Ce que nous laissons ap-paraître ?, mais c'est nous-mêmes, précisément ! Quand on dit qu'on « s'exprime », on entend deux choses qui peut-être n'en sont qu'une, en définitive. On "s'exprime" peut vouloir dire qu'on parle, qu'on émet des signes grâce à un langage commun, compréhensible par autrui. Mais cela signifie également qu'on exprime soi, qu'on met à l'extérieur de soi ce qui se trouve "à l'intérieur", ce qui en nous est nous. On ne peut donc pas séparer ce qui sort de nous d'avec nous-mêmes. C'est ce qu'il faut répondre à ceux qui croient naïvement que "l'essentiel est de se faire comprendre" et que la manière dont on se fait comprendre est indifférente. Même celui qui s'affuble d'un masque se révèle par le choix de ce masque ; on ne peut pas négliger les signes qu'on émet sans se négliger soi-même.
Il ne s'agit pas de savoir si l'on peut nous en vouloir d'être ce que nous sommes, mais simplement de rappeler que nous sommes ce que nous sommes ; rien de plus, rien de moins. Ne nous étonnons donc pas d'être jugés sur ce fait. Il ne sert à rien de dire : « Oui, mais je suis aussi cela. » Si nous sommes "aussi cela", l'autre le sait déjà. À condition bien sûr qu'il soit doté d'une bonne vue, mais nous avons aussi la responsabilité de bien choisir nos amis, et plus encore nos ennemis.
(Pour Madame Sophie Bastide-Foltz)
jeudi 28 août 2014
Au cabinet
Francus a tenu deux semaines et demi, sans son forum chéri. C'est bien mais il peut faire mieux.
(Bon, il me demande de rectifier, c'est deux mois qu'il a tenu !)
dimanche 24 août 2014
Le Maître et la Sonate (12)
« Tais-toi, je t'en prie » (ou, l'écrivain est dans l'escalier)
Il y a ceux qui ont de la répartie, et puis il y a ceux qui répondent à côté, ou ne trouvent rien à répondre, sur le moment. Je ferais plutôt partie de la deuxième catégorie.
Je connais un type, c'est tout le contraire. Vous lui demandez par exemple d'écrire quelque chose pour le mois prochain, mais alors quelque chose d'original, une œuvre d'imagination, en quelque sorte. Il est cuit. Vous pouvez lui laisser deux ans de rab, il ne commencera même pas. En revanche, vous lui lancez une phrase, à peu près n'importe quoi, et deux heures après il vous a écrit 15 000 signes à l'aise, et c'est brillant, presque parfait.
J'aurais voulu être brillant, avoir de l'esprit, de la répartie. Je me disais que ça viendrait avec le temps, avec l'âge. Hélas ! Je suis encore pire qu'avant. En société, je suis un bêta. Un lourdaud. Un semi-légume. Vaut mieux que je la boucle. C'est tout ou rien. Si vous êtes brillant, vous pouvez y aller, et monopoliser la parole toute la soirée. Sinon, bouclez-là complètement. Avec un peu de chance on vous croira intelligent. Si vous l'ouvrez à moitié, ou si vous la fermez à moitié, alors là vous êtes cuit. Ridicule. Au mieux pâlot, médiocre, vous ne servez qu'à mettre les autres en valeur, aussi bien le spirituel causeur que le mystérieux silencieux.
La question n'est pas de savoir si vous avez quelque chose à dire. On s'en fout. Tout le monde a quelque chose à dire, figurez-vous, ce n'est pas pour ça qu'on a envie de l'entendre. D'ailleurs, c'est exactement l'inverse. Si vous avez réellement quelque chose à dire, alors tout le monde le sent, et tout le monde se ferme à double-tour, instinctivement. C'est si vous n'avez rien à dire, qu'on a envie d'entendre ce que vous n'avez pas à dire, à condition que vous le disiez bien, évidemment. Celui qui a quelque chose à dire représente une menace pour l'autre : si jamais l'autre était perméable à son discours, s'il se mettait à l'écouter, et même pire, à l'entendre ! Sans compter qu'en plus il faudrait alors entamer une véritable conversation, ce qui est vraiment la pire des choses, quand on y pense… Vous vous mettez à échanger des idées avec un type. Vous ne savez même pas s'il vous les rendra. En revanche, ses idées à lui, vous n'en avez rien à battre ; si ça ne tenait qu'à vous, il pourrait les garder. Vous ne voulez pas de ça chez vous ! Déjà qu'avec vos propres idées vous n'êtes pas très à l'aise… Je dis "propres idées " pour me faire comprendre, mais les idées ne sont jamais propres. Jamais. Les idées c'est comme les billets de banques. Elles sont passées par tellement de mains, de bouches, de cerveaux, avant de vous arriver. Rien que d'y penser on en a froid dans le dos. Existe-t-il des idées propres et des idées sales, comme il y a de l'argent sale et de l'argent propre ? Peut-être mais, personnellement, je n'ai jamais rencontré d'idée propre. Toutes celles qui me sont venues venaient d'ailleurs, avaient été souillées, malaxées, mélangées, triturées, pas une qui ne me soit venue spontanément, sans qu'elle n'ait d'abord appartenu à quelqu'un d'autre. J'aurais bien aimé connaître une idée neuve, mais j'ai toujours vécu dans l'occasion, dans l'ancien. Oh, je ne prétends pas qu'elles furent toutes d'époque, loin de là, j'ai beaucoup pratiqué la camelote, le kitch, le juste dépassé, le ringard assumé, le prêt-à-porter, la reprise, le recyclé, l'idée en solde, le second choix, et même la contrefaçon. Sans doute n'ai-je pas les moyens de me fournir à la source.
Paul Valéry disait que toute la littérature n'était qu'une immense vengeance de l'esprit de l'escalier et il n'avait sans doute pas tort. On pourrait en déduire que les écrivains ne sont pas spirituels, puisque leurs réparties sont toujours réchauffées, de seconde main en quelque sorte, la main qui écrit étant seconde par rapport à la main qui parle. Ou, plutôt que réchauffées, leurs réparties sont cuites (et parfois recuites) alors que celles de l'homme d'esprit sont crues.
Mozart était un musicien d'esprit, alors que Beethoven était un compositeur-écrivain. Ce n'est même pas de la répartie, qu'il avait, Mozart, c'était qu'il avait en lui la répartie et ce qui l'a provoquée. Tout était toujours déjà là, avant qu'il n'ait l'idée de noter quoi que ce soit sur le papier rayé. Noter était presque superflu, et s'il n'avait dû jouer avec d'autres, par exemple à l'occasion de ses concertos, il aurait sans doute pu "improviser" sa musique. J'écris improviser entre guillemets car je pense que justement il ne s'agit pas du tout d'improvisation, même si la musique pouvait jaillir dans l'instant. J'y pensais en écoutant dans la voiture le trio que forme Keith Jarrett avec Gary Peacock et Jack DeJohnette. Une des choses qui me frappent quand j'écoute ce trio, et en particulier ce que fait le pianiste, c'est la manière dont il construit ses improvisations, dont il parvient à rester sur le fil du rasoir, constamment. Il réagit immédiatement à ce qu'il entend, évidemment, et c'est presque banal, de la part d'un excellent musicien, mais ce qui l'est beaucoup moins est que cette oreille extrêmement affinée et réceptive aux mille événements s'imposant à lui ne l'empêche pas de construire son improvisation, d'un bout à l'autre du morceau. Il arrive à se tenir en équilibre sur une crête extrêmement mince, aiguë, qui sépare deux manières de faire antagonistes. Parvenir à construire une improvisation (je parle là de la durée entière d'un morceau, ou au minimum de longues sections, un développement, une exposition…) tout en n'ignorant rien de ce que les autres proposent, et en y répondant dans l'instant, me semble être un défi qu'il faut être très grand pour relever ; mais c'est probablement quand on parvient à cette maîtrise-là qu'on peut se targuer d'être un véritable improvisateur. Les improvisateurs ont de la répartie, c'est bien le moins, mais il leur manque très souvent cette capacité à s'absenter de l'instant, à devenir plus intelligents qu'eux-mêmes, à se dédoubler, à créer un creux, un trou, une empreinte, dans la trame musicale, empreinte qui va permettre aux musiciens de parvenir par des voies différentes à créer un résultat unitaire.
Pour réussir cela, il faut savoir (il faut croire) qu'il y a quelque chose avant la musique, qu'une certaine vérité est donnée, en amont, et que le travail du musicien est de remonter la pente pour aller frayer à l'endroit d'où l'on vient ; il s'agit d'un retour, d'une reprise, et non d'une création ex-nihilo. Retrouver quelque chose qu'on a entendu.
(Il y a une cinquantaine d'années, nous avons voulu tuer l'auteur, et nous avons réussi, d'une certaine manière. Ce faisant, nous avons également assassiné l'autorité, qui procède de la même croyance, comme son nom l'indique. Si l'on pense qu'on arrive à la vérité par la réflexion, par l'intelligence, et que nous la construisons, la fabriquons, alors il n'y a plus d'art, il n'y aura plus que des arts-ceci et des arts-cela. (L'art, toujours aussi insupportable, n'a aujourd'hui plus besoin d'être attaqué, il suffit pour ceux qui le haïssent de se contenter de parler d'autre chose, ou de changer les choses en gardant les noms.) Il existe bien une source ; unique. L'auteur est celui qui va à la source pour nous. Prendre la vie à la source n'est pas donné à tout le monde, et l'art ne peut exister que parce que quelques uns seulement font ce voyage.)
Le sujet et l'objet dialoguent, depuis toujours. Entre les deux, le compositeur. On peut parfaitement écrire un éloge du carburateur ou que sais-je, on peut se prendre pour un papillon ou pour un chien, on peut vouloir faire la guerre ou aimer à la folie, mais il y aura toujours un compositeur pour se mettre entre un sujet et un objet, et pour écouter ce qu'ils se disent. En général, il aura oublié la seconde d'après ce qu'il vient d'entendre. 999 fois sur 1000, l'oubli recouvre le dialogue. "Com-poser" : mettre deux choses l'une à côté de l'autre, dans le temps, et faire jouer ces deux choses à un jeu qui consiste à ce que l'une de ces choses se prenne pour un sujet et l'autre pour un objet, puis noter ce qu'elles se disent, dans le jeu qu'on a institué. Ce pourrait être une des définitions de la sonate, mais aussi bien de la fugue.
Les deux choses ne savent pas que l'une et l'autre sont des choses. Elles pensent être, l'une un sujet, et l'autre un objet. Elles sont, au sens propre, manipulées, par le compositeur. Mais celui-ci ne les "manipule" pas pour leur faire dire autre chose que ce qu'elles auraient pu vouloir dire, il ne les trompe pas, il les met en relation pour qu'elles puissent enfin dire la vérité de cette relation. Il ne les force pas — du moins quand il est un véritable compositeur.
La vie est un éclair très lent. Le temps, nous ne savons pas ce que c'est. La musique est une réponse à cette question lancinante. On approche des femmes, on se cogne à leurs tympans, le temps de voir qu'elles ne nous entendent pas, quelles ne nous attendent pas. Le rideau se baisse. C'est le silence. Et puis ça recommence. Une femme à la fois belle et intelligente, ce Graal ? J'en ai connu une : elle était folle. En perpétuelle fugue. Quand je collais mon oreille à son ventre, j'entendais quelque chose que j'avais entendu, mais où, et quand, en quelles circonstances ? Je crois que c'était le Temps que j'entendais, le temps perdu… L'enfance qui revenait par d'autres voies, par d'autres voix. Tout était faux, en elle, mais elle était brillante, jolie, sexy, intelligente, rapide, une strette carnassière en chair et en os. Tempus fugit… tandis que nous errons, prisonniers de notre amour du détail. Ah, le détail… Elle en avait, de la répartie dans le détail ! Avez-vous de la conversation avec votre femme ? Tant mieux pour vous, mais vous ne ferez jamais un bon musicien, alors.
Paul Valéry disait que toute la littérature n'était qu'une immense vengeance de l'esprit de l'escalier et il n'avait sans doute pas tort. On pourrait en déduire que les écrivains ne sont pas spirituels, puisque leurs réparties sont toujours réchauffées, de seconde main en quelque sorte, la main qui écrit étant seconde par rapport à la main qui parle. Ou, plutôt que réchauffées, leurs réparties sont cuites (et parfois recuites) alors que celles de l'homme d'esprit sont crues.
Mozart était un musicien d'esprit, alors que Beethoven était un compositeur-écrivain. Ce n'est même pas de la répartie, qu'il avait, Mozart, c'était qu'il avait en lui la répartie et ce qui l'a provoquée. Tout était toujours déjà là, avant qu'il n'ait l'idée de noter quoi que ce soit sur le papier rayé. Noter était presque superflu, et s'il n'avait dû jouer avec d'autres, par exemple à l'occasion de ses concertos, il aurait sans doute pu "improviser" sa musique. J'écris improviser entre guillemets car je pense que justement il ne s'agit pas du tout d'improvisation, même si la musique pouvait jaillir dans l'instant. J'y pensais en écoutant dans la voiture le trio que forme Keith Jarrett avec Gary Peacock et Jack DeJohnette. Une des choses qui me frappent quand j'écoute ce trio, et en particulier ce que fait le pianiste, c'est la manière dont il construit ses improvisations, dont il parvient à rester sur le fil du rasoir, constamment. Il réagit immédiatement à ce qu'il entend, évidemment, et c'est presque banal, de la part d'un excellent musicien, mais ce qui l'est beaucoup moins est que cette oreille extrêmement affinée et réceptive aux mille événements s'imposant à lui ne l'empêche pas de construire son improvisation, d'un bout à l'autre du morceau. Il arrive à se tenir en équilibre sur une crête extrêmement mince, aiguë, qui sépare deux manières de faire antagonistes. Parvenir à construire une improvisation (je parle là de la durée entière d'un morceau, ou au minimum de longues sections, un développement, une exposition…) tout en n'ignorant rien de ce que les autres proposent, et en y répondant dans l'instant, me semble être un défi qu'il faut être très grand pour relever ; mais c'est probablement quand on parvient à cette maîtrise-là qu'on peut se targuer d'être un véritable improvisateur. Les improvisateurs ont de la répartie, c'est bien le moins, mais il leur manque très souvent cette capacité à s'absenter de l'instant, à devenir plus intelligents qu'eux-mêmes, à se dédoubler, à créer un creux, un trou, une empreinte, dans la trame musicale, empreinte qui va permettre aux musiciens de parvenir par des voies différentes à créer un résultat unitaire.
Pour réussir cela, il faut savoir (il faut croire) qu'il y a quelque chose avant la musique, qu'une certaine vérité est donnée, en amont, et que le travail du musicien est de remonter la pente pour aller frayer à l'endroit d'où l'on vient ; il s'agit d'un retour, d'une reprise, et non d'une création ex-nihilo. Retrouver quelque chose qu'on a entendu.
(Il y a une cinquantaine d'années, nous avons voulu tuer l'auteur, et nous avons réussi, d'une certaine manière. Ce faisant, nous avons également assassiné l'autorité, qui procède de la même croyance, comme son nom l'indique. Si l'on pense qu'on arrive à la vérité par la réflexion, par l'intelligence, et que nous la construisons, la fabriquons, alors il n'y a plus d'art, il n'y aura plus que des arts-ceci et des arts-cela. (L'art, toujours aussi insupportable, n'a aujourd'hui plus besoin d'être attaqué, il suffit pour ceux qui le haïssent de se contenter de parler d'autre chose, ou de changer les choses en gardant les noms.) Il existe bien une source ; unique. L'auteur est celui qui va à la source pour nous. Prendre la vie à la source n'est pas donné à tout le monde, et l'art ne peut exister que parce que quelques uns seulement font ce voyage.)
Le sujet et l'objet dialoguent, depuis toujours. Entre les deux, le compositeur. On peut parfaitement écrire un éloge du carburateur ou que sais-je, on peut se prendre pour un papillon ou pour un chien, on peut vouloir faire la guerre ou aimer à la folie, mais il y aura toujours un compositeur pour se mettre entre un sujet et un objet, et pour écouter ce qu'ils se disent. En général, il aura oublié la seconde d'après ce qu'il vient d'entendre. 999 fois sur 1000, l'oubli recouvre le dialogue. "Com-poser" : mettre deux choses l'une à côté de l'autre, dans le temps, et faire jouer ces deux choses à un jeu qui consiste à ce que l'une de ces choses se prenne pour un sujet et l'autre pour un objet, puis noter ce qu'elles se disent, dans le jeu qu'on a institué. Ce pourrait être une des définitions de la sonate, mais aussi bien de la fugue.
Les deux choses ne savent pas que l'une et l'autre sont des choses. Elles pensent être, l'une un sujet, et l'autre un objet. Elles sont, au sens propre, manipulées, par le compositeur. Mais celui-ci ne les "manipule" pas pour leur faire dire autre chose que ce qu'elles auraient pu vouloir dire, il ne les trompe pas, il les met en relation pour qu'elles puissent enfin dire la vérité de cette relation. Il ne les force pas — du moins quand il est un véritable compositeur.
La vie est un éclair très lent. Le temps, nous ne savons pas ce que c'est. La musique est une réponse à cette question lancinante. On approche des femmes, on se cogne à leurs tympans, le temps de voir qu'elles ne nous entendent pas, quelles ne nous attendent pas. Le rideau se baisse. C'est le silence. Et puis ça recommence. Une femme à la fois belle et intelligente, ce Graal ? J'en ai connu une : elle était folle. En perpétuelle fugue. Quand je collais mon oreille à son ventre, j'entendais quelque chose que j'avais entendu, mais où, et quand, en quelles circonstances ? Je crois que c'était le Temps que j'entendais, le temps perdu… L'enfance qui revenait par d'autres voies, par d'autres voix. Tout était faux, en elle, mais elle était brillante, jolie, sexy, intelligente, rapide, une strette carnassière en chair et en os. Tempus fugit… tandis que nous errons, prisonniers de notre amour du détail. Ah, le détail… Elle en avait, de la répartie dans le détail ! Avez-vous de la conversation avec votre femme ? Tant mieux pour vous, mais vous ne ferez jamais un bon musicien, alors.
Carte postale (9)
Je suis sur le pont,
je regarde les poissons.
Annie se la coule douce,
elle suce tout le temps son pouce.
On est dans l'impasse
mais on vous embrasse.
(quand-même)
J.
samedi 23 août 2014
vendredi 22 août 2014
L'Éclate
Ça décapite, ça égorge sec, en ce moment. En réalité, je suis persuadé que les sympathiques jeunes gens qui partent "faire le djihad" n'y vont que parce que, dans Koh-Lanta, on les brime. Ils n'ont pas le droit de violer les filles, de couper la main des concurrents, bref on ne les laisse pas vraiment s'amuser. Bon, balancer des chats par la fenêtre, torturer des petits vieux ou des juifs, ou faire cramer des chiens vivants, quoi, ça va bien dix minutes… C'est pas avec ça qu'on va s'éclater ! Faut être sérieux ! Quand on pense qu'il y en a qui se contentent des rodéos de voitures ou des feux de poubelles, le samedi soir, ça laisse songeur… Le manque d'ambition, c'est un vrai problème, ça, en France ! Il y a bien les braquages, mais ça ne rapporte pas tant que ça, et ce n'est même plus tellement médiatisé. Non, faut bien reconnaître que c'est plus ça, et nos jeunes sont obligés de partir à l'étranger pour s'éclater, c'est quand-même triste ! La fuite des cerveaux en Irak ou en Syrie, c'est dramatique ! Enfin, on se consolera en sachant que beaucoup de ceux-là reviendront en France pour nous montrer ce qu'ils ont appris là-bas. Finalement, c'est de l'échange de technologie. Et puis au moins ils auront potassé leur anatomie.
Le Maître et la Sonate (11)
Comme Bach, Beethoven est fondamentalement insituable. Mozart, et c'est son grand mérite, a fini une époque, l'a portée à son plus haut point concevable. Beethoven, lui, a autant commencé que fini. Il est classique, mais il est déjà romantique, comme Bach était classique et baroque, à la fois en retard et en avance sur son temps. Ils ne s'inscrivent pas bien dans la chronologie, il la débordent de toute part. Schubert avait une admiration éperdue pour Beethoven. Il se sentait tout petit, auprès de lui, et quand j'écoute Schubert, j'entends cette ombre immense, à l'abri de laquelle il a composé. Il aurait pu ne jamais écrire, paralysé par la peur et la honte. C'est je crois ce qui donne à la musique de Schubert cette saveur inimitable : il a dû pousser une porte minuscule, il a développé à l'extrême un territoire qui au départ était infime. Je le vois comme quelqu'un qui aurait volé un accord, un seul accord, à son idole, et qui l'aurait passionnément aimé, écouté, scruté, jusqu'à en trouver le secret, secret qui allait lui permettre de composer une musique d'une singularité d'autant plus affirmée qu'elle devait tout à son dieu. Il y a dans la musique de Schubert de ces longues plages qui ne sont que la contemplation infinie d'une sonorité admirée comme l'on regarde une statue, en tournant autour, en l'observant sous tous les angles, sous toutes les lumières, à toutes les heures du jour. Schubert tourne autour de Beethoven, il n'essaie pas de faire mieux, il essaie seulement de comprendre.
mercredi 20 août 2014
Dragon de l'inutile
Chaque matin il se lève très tôt, afin d'avoir une longue journée de beau labeur devant lui. Il s'asseoit à sa table de travail, heureux à la perpective enivrante de ces longues heures qui vont lui permettre de mener à bien les mille travaux qu'il a en tête. Une fois bien installé, il attend. Il n'attend pas sans rien faire ; il attend en se délectant activement de ces bonnes et bienheureuses longues heures qui vont lui permettre de réaliser les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf projets qu'il a en tête.
Les heures s'écoulent sans qu'il s'en aperçoive tellement il est pris par le plaisir intense d'attendre le moment où il va se mettre au travail…
Enfin arrive l'heure du déjeuner. Il lui est nécessaire de se restaurer après ces longues heures passées à attendre le moment propice.
Une fois son déjeuner pris, il va se reposer un peu, car la digestion le fatigue. Là il sombre dans un profond sommeil durant lequel il rêve abondamment. Il rêve qu'il dispose d'un capital illimité d'heures de travail qui vont lui permettre de mener à bien les travaux infinis qu'il a en tête…
En se réveillant de la sieste, il s'aperçoit que le jour a décliné, mais il est heureux car il pense à la longue soirée qui lui reste, soirée durant laquelle il va pouvoir avancer dans son travail. Mis en appétit par cette heureuse perspective, il fait un excellent dîner, qu'il arrose de vin fin.
« Tout va bien ! » se dit-il gaiement. Et il s'installe à nouveau devant sa table de travail. Et il se met à écrire :
*
ǝɹıɹɔé à ʇǝɯ ǝs lı ʇǝ ˙lıɐʌɐɹʇ ǝp ǝlqɐʇ ɐs ʇuɐʌǝp nɐǝʌnou à ǝllɐʇsuı,s lı ʇǝ ˙ʇuǝɯǝıɐƃ lı-ʇıp ǝs « ¡ uǝıq ɐʌ ʇnoʇ »
˙uıɟ uıʌ ǝp ǝsoɹɹɐ lı,nb 'ɹǝuîp ʇuǝllǝɔxǝ un ʇıɐɟ lı 'ǝʌıʇɔǝdsɹǝd ǝsnǝɹnǝɥ ǝʇʇǝɔ ɹɐd ʇıʇéddɐ uǝ sıɯ ˙lıɐʌɐɹʇ uos suɐp ɹǝɔuɐʌɐ ɹıoʌnod ɐʌ lı ǝllǝnbɐl ʇuɐɹnp ǝéɹıos 'ǝʇsǝɹ ınl ınb ǝéɹıos ǝnƃuol ɐl à ǝsuǝd lı ɹɐɔ xnǝɹnǝɥ ʇsǝ lı sıɐɯ 'éuılɔép ɐ ɹnoɾ ǝl ǝnb ʇıoçɹǝdɐ,s lı 'ǝʇsǝıs ɐl ǝp ʇuɐllıǝʌéɹ ǝs uǝ
˙ǝʇêʇ uǝ ɐ lı,nb sıuıɟuı xnɐʌɐɹʇ sǝl uǝıq à ɹǝuǝɯ ǝp ǝɹʇʇǝɯɹǝd ınl ʇuoʌ ınb lıɐʌɐɹʇ ǝp sǝɹnǝɥ,p éʇıɯıllı lɐʇıdɐɔ un,p ǝsodsıp lı,nb ǝʌêɹ lı ˙ʇuǝɯɯɐpuoqɐ ǝʌêɹ lı lǝnbǝl ʇuɐɹnp lıǝɯɯos puoɟoɹd un suɐp ǝɹqɯos lı àl ˙ǝnƃıʇɐɟ ǝl uoıʇsǝƃıp ɐl ɹɐɔ 'nǝd un ɹǝsodǝɹ ǝs ɐʌ lı 'sıɹd ɹǝunǝɾép uos sıoɟ ǝun
˙ǝɔıdoɹd ʇuǝɯoɯ ǝl ǝɹpuǝʇʇɐ à sǝéssɐd sǝɹnǝɥ sǝnƃuol sǝɔ sèɹdɐ ɹǝɹnɐʇsǝɹ ǝs ǝp ǝɹıɐssǝɔéu ʇsǝ ınl lı ˙ɹǝunǝɾép np ǝɹnǝɥ,l ǝʌıɹɹɐ uıɟuǝ
˙lıɐʌɐɹʇ nɐ ǝɹʇʇǝɯ ǝs ɐʌ lı ùo ʇuǝɯoɯ ǝl ǝɹpuǝʇʇɐ,p ǝsuǝʇuı ɹısıɐld ǝl ɹɐd sıɹd ʇsǝ lı ʇuǝɯǝllǝʇ ǝʌıoçɹǝdɐ uǝ,s lı,nb suɐs ʇuǝlnoɔé,s sǝɹnǝɥ sǝl
˙ǝʇêʇ uǝ ɐ lı,nb sʇǝɾoɹd ɟnǝu-xıp-ʇƃuıʌ-ǝɹʇɐnb ʇuǝɔ ɟnǝu sǝl ɹǝsılɐéɹ ǝp ǝɹʇʇǝɯɹǝd ınl ʇuoʌ ınb sǝɹnǝɥ sǝnƃuol sǝsnǝɹnǝɥuǝıq ʇǝ sǝuuoq sǝɔ ǝp ʇuǝɯǝʌıʇɔɐ ʇuɐʇɔǝlép ǝs uǝ puǝʇʇɐ lı ؛ ǝɹıɐɟ uǝıɹ suɐs sɐd puǝʇʇɐ,u lı ˙puǝʇʇɐ lı 'éllɐʇsuı uǝıq sıoɟ ǝun ˙ǝʇêʇ uǝ ɐ lı,nb xnɐʌɐɹʇ ǝllıɯ sǝl uǝıq à ɹǝuǝɯ ǝp ǝɹʇʇǝɯɹǝd ınl ʇuoʌ ınb sǝɹnǝɥ sǝnƃuol sǝɔ ǝp ǝʇuɐɹʌıuǝ ǝʌıʇɔǝdɹǝd ɐl à xnǝɹnǝɥ 'lıɐʌɐɹʇ ǝp ǝlqɐʇ ɐs à ʇıoǝssɐ,s lı ˙ınl ʇuɐʌǝp ɹnǝqɐl nɐǝq ǝp ǝéuɹnoɾ ǝnƃuol ǝun ɹıoʌɐ,p uıɟɐ 'ʇôʇ sèɹʇ ǝʌèl ǝs lı uıʇɐɯ ǝnbɐɥɔ
mardi 19 août 2014
Revanche
Le chanteur Pierre Vassiliu est mort. Filippetti va aller au cimetière. (On espère que Boulez va bien…)
dimanche 17 août 2014
Le Maître et la Sonate (interlude 3)
« "Pas la peine de regarder, j'ai déjà mis tout cela en musique !" Et moi, j'ai décidé de vivre dans cette montagne, parce qu'il me semble qu'elle recèle toujours la substance musicale qui s'est déversée sur Stravinsky et Ramuz… »
[« Too fast ? — No, no no, not at all ! »]
On ne peut pas être à la fois
Qui on est et qui on était
[Il y aura encore des guerres, et des marteaux sans maîtres.] Le garagiste découvre que le pompiste a rempli mon réservoir… d'eau.
Boulez me propose de devenir son assistant à Londres !
Les partitions mythiques de l'éditeur autrichien Universal…
Il se met à lire son Marteau. On a du mal à suivre cette partition ; alors, l'exécuter…
— Mais… quand avez-vous eu le temps d'apprendre Tristan ?
— La nuit.
— Et dormir ?
— Je dors vite !…
— Combien de pages sur les Variations opus 30 ?
— Une vingtaine…
— Il en manque dix. Allez plus au fond.
La sonate assied ses déploiements sur deux thèmes-piliers. Quand, lors d'un second énoncé, (la réexposition), après les longs détours du développement, on retrouve ces deux thèmes-piliers, il est convenu d'opérer des raccourcis pour ne pas lasser l'auditeur avec une musique déjà entendue. La musique appréhende un temps psychique non conforme au temps physique. Une journée remplie d'événements passe vite. Une journée vouée à la méditation passe lentement. Se remémorer la première, événement après événement, prend du temps, tandis qu'on se souvient de l'interminable méditation en une fraction de seconde.
— You are a musician, too ?
— Yes…
— Wich kind of music ?
— Contempory…
— Like the Stones or the Beatles ?
— Difficult to say…
Je veux regarder le soleil !
_____________
— Strauss a appelé, dis-tu ?
— Oui, de l'hôpital. Il est alité.
— J'y cours sur le champ.
Furtwängler frappe.
— Ja ?
Strauss est assis dans son lit, une lourde partition ouverte sur les genoux. Il fait signe à Furtwängler d'approcher.
— Un prodige, un absolu !
Tristan.
— Je tenais à en parler avec vous, un connaisseur…
Il tapote sur la première page.
— Je vais commencer ma prochaine œuvre par la citation de l'accord initial de cet opéra. Des harmonies intenses, des lames dans l'âme. Mon ultime hommage à Wagner.
Quelques semaines plus tard, à Pontresina, dans les Grisons, il copiera l'accord de septième diminuée sous les paroles "J'ai longtemps rêvé…", au début de Frühling, le premier de ses Vier letzte Lieder.
Subitement, Strauss lance :
— Vous aimez Eichendorff ?
— Et comment !
— Avec lui je prendrai congé du monde…
Strauss tourne la tête vers la fenêtre, les yeux suspendus au ciel, de mémoire, il récite…
Ô, paix immense et sereine,
Si profonde à l'heure du soleil couchant !
Comme nous sommes las d'errer !
Serait-ce déjà la mort ?
Puis, Strauss tend des feuillets de papier à musique à Furtwängler.
— Regardez…
Une vingtaine de portées. Des notes minutieuses. Les barres de mesure tirées à la main. Vacillantes. Au centre, la mélodie de la voix, soulignée du texte d'Eichendorff.
— Je l'ai terminée en mai.
Dans le silence, Furtwängler découvre le manuscrit de ce premier chant, Im Abendrot, que Strauss a composé pour son cycle de quatre Lieder, qu'il finira par placer à la fin, à la suite des trois autres qu'il n'a pas encore écrits, cet été-là.
(Merci à Michel Tabachnik et son livre, De la musique avant toute chose)
Carte postale (7)
C'est si difficile ! Nous avons un mal de chien à nous comprendre. Il a du génie, je le sais, mais quel enfant ! Il n'en fait qu'à sa tête et a très peu de considération pour mes cordes vocales. J'ai hâte que tu sois là pour mettre un peu d'ordre dans tout cela, si c'est possible. Ces quelques heures m'ont plus épuisée que tout un opéra avec K. La chambre est telle que dans mon souvenir, rien n'a changé, il ne manque que toi. Baisers.
N'oublie pas mes lunettes, surtout !
E.
Carte postale (6)
J'ai acheté quinze vaches, deux ânes, un cheval, quelques poules et deux gros chiens. Je compte aussi acquérir des cochons, mais il faut d'abord que j'aménage un peu mieux la ferme. Tu ne peux pas savoir à quel point je me sens bien ici. Je me lève très tôt, je bois mon café, je regarde mon bien, et ça me plaît. Je vais enfin pouvoir écrire ce que je veux, comme je veux. La seule chose qui
samedi 16 août 2014
Carte postale (5)
À l'Alhambra, on s'est follement amusés. J'ai poussé Adolf dans le bassin, il est ressorti avec des nénuphars plein les poches, sa moustache sur le front. Il y avait un mastodonte avec un sabre énorme qui nous regardait un peu de travers. Sophie est allé lui faire des bisous dans le cou mais il n'a pas bougé, l'escogriffe. Après, dans le dortoir, Joan nous a chanté des chansons et tout le monde pleurait plus ou moins, sauf moi, je me suis endormi dans les douches. Les Espagnoles sont drôlement chaudes, mais elles se rasent pas sous les bras, ça je peux l'affirmer. Toulet a tout lu pendant que nous dansions avec les filles, et Claude a été malade tout le voyage. Tu nous as manqué, Chouchou.
Paul
vendredi 15 août 2014
Carte postale (4)
Émile j'aurais pu le tuer proprement mais à la dernière minute Nestor enfin tu me comprends j'ai pas pu et là enfin tu verras bien sauf si ta mère a le double des clefs. Téléphone vite et mets un mouchoir sur ta bouche surtout n'oublie pas tout ça c'est pour toi tu es mon ange de tout le ciel de haut en bas. Quand tu viendras je serai triste et on ne parlera pas. C'est toujours ça de fait. Quand j'y pense je ne sais pas si je suis heureux mais il faut pas désespérer le chance ça existe.
A. à nous
Carte postale (3)
L'examen ne m'a pas permis d'affirmer ma théorie, mais l'examinatrice, je crois, a été subjuguée. Une fois encore j'ai eu le souvenir de mon existence, et un énorme nuage de poussière âcre vint vers moi. C'est alors qu'elle me dit que j'étais sinueux, ou bien fumeux, je ne sais plus. À droite et à gauche, des chevaux se dressaient sur leurs pattes de derrière. Ne vous faites pas de souci inutile car dès mon retour, je planterai un arbre et je retrouverai tout mon calme. Vous en aurez la primeur. Pourriez-vous dire à Isabelle que le sang sur mes lèvres n'était dû qu'à
Non, ne dites rien, il vaut mieux éviter toute cruauté inutile. Le Colonel a pensé à moi pour l'Énigme de la semaine !
Jacquot
Carte postale (2)
Il faudrait pourtant que vous respectiez mon intégrité territoriale, ce serait un commencement. Les accords que nous pourrons passer ensuite porteront assurément la marque du panéryrique. J'ai toujours annoncé mes choix longtemps à l'avance, on ne peut pas me reprocher d'avancer masqué. Si toutefois le parcours des astres me permet d'expliquer le sexe à ma fille, je serai heureux d'avoir pu participer à cette avancée décisive de l'académie. Marie est montée, elle voudrait que le la rejoigne, vous comprenez. Si encore Louis Armstrong pouvait se libérer… « Il a bugué », apprend-on à la TSF, c'est tout de même fâcheux. Mais que penseriez d'une sixte majeure, pour commencer ? Il faut bien respecter le règlement !
Tout à vous,
Duspasme
Carte postale (1)
Je compte absolument sur votre inexactitude. Ne me décevez pas. Les affaires sont les affaires, vous le savez mieux que moi. Ce voyage m'a mis plus bas que terre, et c'est heureux, car je souffre de l'altitude. Si la bonne continue à éternuer, je vais devoir la pendre par les orteils, comme la dernière fois, puisque c'est la seule médecine qui la sauve. Mais nous ne saurons que jeudi si le ministre termine enfin son quatuor à cordes. Le Lubéron ressemble à un fromage oublié sur une étagère, ce n'est vraiment pas drôle. Auriez-vous par hasard un remède contre les puces de plancher ? Si jamais c'était le cas je ferais installer du plancher à la place de ce carrelage. Je le déteste. Je dois vous laisser car ma femme est encore debout sur le rebord de la fenêtre ; je dois de toute urgence faire jouer un morceau de Haydn. Je compte sur vous, venez avec votre cousine surtout. Le chien vous embrasse.
G.
jeudi 14 août 2014
Le Maître et la Sonate (10)
On l'a vu, la forme sonate était très liée, historiquement, au premier mouvement. Le centre de gravité d'une sonate, mais aussi d'une symphonie ou d'un concerto, au XVIIIe siècle, était nettement situé au commencement. Beethoven n'a cessé de le déplacer. Les scherzos (descendants du menuet), par exemple, ont changé de place, et ont fini par disparaître. Le principal mouvement de la sonate, pour le dernier Beethoven, est désormais le dernier. Dans le même temps, ce dernier mouvement a cessé d'être une simple accumulation d'énergie conduisant à une apothéose virtuose et paroxystique. (Ce déplacement du centre de gravité de la sonate va évidemment beaucoup intéresser les romantiques. Les éléments thématiques sont moins déterminés (et déterminants) et cloisonnés qu'auparavant, ils peuvent intervenir à des moments où l'on ne les attend pas forcément, ce qui va conduire les compositeurs à envisager des formes cycliques, ce qui va créer une nouvelle forme d'unité, différente de celle en vigueur à l'époque classique, peut-être plus déliée, qui rappelle l'époque baroque.) Déjà, avec la sonate au Clair de lune, Beethoven avait tenté de redistribuer l'énergie musicale d'une manière différente, comme un grand crescendo étalé sur plusieurs mouvements. On voit bien où il désire en venir, même si c'est encore rudimentaire. Avec la sonate en ut mineur, c'est plus subtil. Beethoven semble en effet mettre tout son désir dans le deuxième et dernier mouvement, mais le premier est tout de même puissant et générateur, plus court et ramassé, heurté, c'est "la forge", c'est là que s'accumule toute l'énergie, qui sera conduite avec une science inégalée, avec une ductilité extrêmement précise jusqu'à l'Arietta, chargée de dissoudre les forces accumulées par le biais des variations et du trille. Cette ariette est une sorte de trou noir, où la musique va s'engouffrer, attirée par un ailleurs mystérieux : ce mouvement est chargé de rendre sensible la force d'attraction irrésistible qui va happer le thème, l'harmonie, la texture de la musique et toutes les forces qui la tenaient ensemble.
L'Arietta, c'est une fenêtre qui s'ouvre dans le Temps, par où s'échappe la musique de Beethoven.
mardi 12 août 2014
Le Maître et la Sonate (9)
Je n'ai jamais su comment s'écrivait Kempff ! Je sais bien qu'il faut deux f à la fin, mais pourtant, au moment de l'écrire, j'ai toujours un doute. Ces ff me semblent difficiles à écrire. Le forte va mieux à Kempff que le fortissimo. Il y a comme ça des noms de musiciens qui claquent comme des vérités indiscutables. Kempff, Klemperer, Karajan, Krips, Reiner, Lipatti, Nat. Quand j'ai acheté le coffret Schumann, de Nat, je me rappelle très bien qu'il s'agissait d'un acte quasi religieux. Je l'ai très peu écouté, mais peu importe, je l'avais. Écoutez Kempff jouer le finale de la Tempête, aujourd'hui. Vous allez être surpris. Il n'appuie rien, il n'est jamais brutal, son Beethoven est peut-être devenu incompréhensible aujourd'hui, c'est possible qu'il paraisse même fade. C'est que les musiciens de ce temps-là étaient cultivés. On jouait Beethoven avec tout un arrière-plan littéraire et historique qui ne se donne plus naturellement de nos jours, et c'est la raison pour laquelle, me semble-t-il, tous les pianistes qui jouent aujourd'hui la Tempête le font en essayant de trouver dans la partition une fureur et des angles qui, s'ils sont spectaculaires et séduisants, nous éloignent peut-être de la musique de Beethoven. Lui, Kempff, il ose jouer cette musique sans effets, tout droit, juste les notes, un seul tempo, il a confiance, c'est Beethoven qui sait, pas lui.
André est petit, tassé, les yeux petits mais brillants. Il est assis dans un fauteuil trop profond, il sourit. C'est toute une France qui a disparu que je vois quand je le regarde. Il me rappelle mon père. Il dit, avec sa voix qui ne dépasse jamais le mezzo-piano : « La musique, ça s'écoute re-li-gieu-se-ment ! » Il a raison, mais qui oserait dire une chose pareille de nos jours ? Je lui dis que je suis d'accord avec lui. La "tête dans les mains" ? Oui, la tête dans les mains. Je me rappelle que les critiques des années 70 ont commencé à railler l'expression, croyant en cela être fidèles à Debussy. Mais non, voyons, la musique, ça ne s'écoute pas comme ça, ça n'a rien de religieux, n'est-ce pas ! Mais dans les années 70, après tout, on n'avait peut-être pas tout à fait tort de s'exprimer ainsi. Il en va bien autrement aujourd'hui. Je me revois à Bénarès. C'était un concert assez important, qui avait duré toute la nuit. Évidemment, les gens entrent, sortent, mangent, boivent, parlent, applaudissent, il ne mettent pas leur tête dans les mains. Au bout d'un moment (trois ou quatre heures tout de même), j'en avais eu assez et j'étais parti ; mais avec mauvaise conscience. C'est eux qui devaient avoir raison ; n'empêche, mon corps me disait non. C'est tellement difficile, pour moi, d'écouter de la musique, si en plus il y a du boucan autour… La musique indienne est une des plus subtiles du monde, c'est sans doute la seule qui peut (presque) rivaliser avec la grande musique occidentale, mais… Je préfère me taire.
J'ai écouté une vingtaine de pianistes jouer l'opus 111. Je suis allé très loin dans les exotismes, dans les particularismes, dans les happax, j'ai forcé mon goût, je l'ai plié, déplié, replié, abandonné, sous-estimé, bradé, ridiculisé, j'ai même failli l'oublier, à plusieurs reprises. J'ai essayé de relativiser tout ce que je savais, j'ai refusé de lire la partition, j'ai brouillé les pistes, mélangé les cartes, ignoré les signes qui se manifestaient trop familièrement. Pourtant, quand après un très long détour j'ai récouté Pollini, je me suis dit immédiatement : c'est ça. Mais comment fait-il pour être si peu génial et si juste ? Il ne nous montre rien. Il ne démontre rien. Mais tout est là, à sa place, dans le tempo juste, avec la sonorité idéale, avec cette musicalité si intense dans son épure. Il se tient toujours sur la crête, il ne se montre pas, mais on reçoit Beethoven en pleine face. Quand j'entends son Arietta, surtout, je me dis qu'on ne peut pas faire mieux. Comme le dit Charles Rosen, ce n'est pas Adagio molto, semplice e cantabile, c'est Adagio, molto simplice e cantabile, et ça change tout. Pogorelich, par exemple, fait de cette ariette quelque chose d'extraordinaire mais son tempo l'empêche de comprendre la musique qu'il est en train de jouer. Pollini a toujours eu ce génie de trouver les bons tempos. Il parle la musique, et comme il la parle il la joue. J'ai regardé marcher Pollini, sur la Place des Vosges, à Paris. Sa démarche est celle de quelqu'un qui est constamment plongé dans la musique. C'est l'air qu'il respire, et il respire Beethoven mieux qu'un Allemand. On sent que ses articulations craquent comme si c'était lui qui était resté assis des heures à composer l'opus 111. Il est un peu voûté, c'est si lourd, ce fardeau qu'il porte, quand il n'est pas au piano. Écoutez ce commencement, voyez cette lumière admirablement dosée, voyez comme il pose ses pas dans ceux de Beethoven, avec une précision qui n'ôte rien à la douceur, à la simplicité de cette invraisemblable mélodie. Je bats la mesure en l'écoutant et ce simple mouvement du bras m'apaise. Écoutez comme le passage du majeur au mineur se fait : existe-t-il plus simple, existe-t-il plus tendre, et à la fois plus ferme, plus viril, plus ductile, y a-t-il phrasé plus limpide, plus débarrassé de toute affèterie, de tout maniérisme, mieux accordé au souffle d'un amour à la fois entier et pudique ?
lundi 11 août 2014
Le Goût, c'est la guerre permanente
Tout à coup – miracle ! – pour une raison inexplicable, cette vulgaire routine radiophonique fit place sans transition à une musique sublime : les premières mesures du Quintette avec clarinette de Mozart prirent possession de notre petit espace avec une sereine autorité, transformant cette salle de café en une antichambre du Paradis. Mais les autres consommateurs, occupés jusqu’alors à bavarder, à jouer aux cartes ou lire les journaux, n’étaient pas sourds après tout : en entendant ces accents célestes, ils s’entre-regardèrent, interloqués. Leur désarroi ne dura que quelques secondes – au soulagement de tous, l’un d’entre eux se leva résolument, vint tourner le bouton de la radio et changea de station, rétablissant ainsi un flot plus familier et rassurant, qu’il fut à nouveau loisible à chacun de tranquillement ignorer. À ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a plus jamais quitté depuis : les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de laideur. Car l’ignorance, l’obscurantisme, le mauvais goût, ou la stupidité ne résultent pas de simples carences, ce sont autant de forces actives, qui s’affirment furieusement à chaque occasion, et ne tolèrent aucune dérogation à leur tyrannie. Le talent inspiré est toujours une insulte à la médiocrité. Et si cela est vrai dans l’ordre esthétique, ce l’est bien plus encore dans l’ordre moral. Plus que la beauté artistique, la beauté morale semble avoir le don d’exaspérer notre triste espèce. Le besoin de tout rabaisser à notre misérable niveau, de souiller, moquer, et dégrader tout ce qui nous domine de sa splendeur est probablement l’un des traits les plus désolants de la nature humaine.
(Simon Leys, Le Bonheur des petits poissons)
dimanche 10 août 2014
Le Maître et la Sonate (8)
La ruine est bien autre chose que la construction qui succombe en elle ; c’est l’œuvre de l’homme au moment où elle rentre dans la nature : c’est un édifice déniaisé. Il y a toujours quelque chose d’un peu sot dans un monument trop entier ; il ne parle que de celui qui l’a fait bâtir. Mais, quand il commence à crouler, un autre esprit le pénètre ; il semble s’apercevoir enfin de l’univers où il est placé. On aime, dans la ruine, la rencontre des siècles avec la journée, le heurt de l’histoire et de la saison. Elle est, dans le paysage, intermédiaire entre le monument et le nuage : elle se défait dans les années comme le nuage dans les instants. Elle donne encore à haute voix le conseil d’agir, mais elle donne à voix basse le conseil de ne rien faire. L’inscription bégaie, le lierre passe son bras musculeux à la taille des statues qu’il débauche. Rien n’est ravissant comme cet instant de vacillement de défaillance, je dirai presque de trahison, où l’on voit passer au service de l’Oubli le monument qui était au service de la Gloire.
« Elle se défait dans les années comme le nuage dans les instants »… C'est ainsi que l'Arietta finit sa course. Les variations défont la musique qui déjà était peu de chose dans son commencement. Le trille, les trilles — qui ne s'ajoutent pas à la musique, mais passent leurs bras musculeux autour d'elle et l'amènent doucement vers l'Oubli — sont le seuil, la fenêtre par laquelle la musique est dispersée, c'est le son redevenu vibration, nuage, poussière, souvenir. Qu'ajouter lorsqu'on a ramené la musique à son principe ?
Au début de l'Arietta marche celui qui écoute. Au cours des variations il se met à courir. À la fin, il vole, ou bien il nage, immobile dans le Temps enfin sensible. Quand on amène la musique à son maximum de vitesse, elle redevient immobile ; quand on amène la musique à son maximum de volubilité, elle redevient muette. La ruine est son plus bel état : elle se désinscrit du cours des choses, elle bégaie, avant de se taire tout à fait, mais ce silence est son apothéose. Après le voyage à travers le son, après la souffrance d'exister et aussi la joie, vient enfin le repos et la béatitude. La Nature, ou bien Dieu, reprend ce qu'elle a prêté, et l'homme lui rend son souffle avec reconnaissance.
Beethoven a réalisé dans ce mouvement l'idéal des alchimistes. Il a patiemment conduit le discours musical à se transformer, ou plutôt à se transmuer ; d'une matière il a fait une autre matière, et cette matière est un abandon d'elle-même. La musique est l'alternative même. Entre deux notes, choisir la bonne. Hésiter, revenir, repartir, inscrire ce trajet dans le temps et le faire entendre. Si l'on va jusqu'au bout du chemin, les deux notes sont données alternativement, et c'est ce qu'on appelle un trille. Le trille chez Beethoven n'est pas un ornement, il est le son qui retourne à son Nirvāṇa, dernier mouvement avant le silence.
« Le nirvāṇa est la quiétude de l'océan lorsque le petit enfant s'y noie. »
(à mon père)
samedi 9 août 2014
Nouvelle tentative
La chatte. Le pubis. La touffe. Le berlingot. La Beauté-même. Le tablier de sapeur. La motte. Le con. Le Désir. La Femme. Le Sexe. Le sexe. L'appareil génital féminin vu de l'extérieur par une chaude lumière d'après-midi. Le triangle sacré. Le bonbon. Le bijou. La vulve. L'abricot. La figue. La boîte à sucres. Le bol aux épices. L'emballement de l'Être. La corbeille. Le nid. La pêche fendue. La triangulation désespérée. L'arbalète cachée sous l'escalier. La Situation. La voie sans issue. L'empêchement de tourner en rond. La farce du destin. L'escalier du bonheur. Le trou du souffleur. Le sourire vertical. La conque. Le vestibule. Le placard aux confitures. L'œil de Dieu. Après une lecture de Joyce. (…)
Tous les dix-sept mois je fais une tentative. Parmi les milliers de synonymes qui désignent le sexe de la femme, en français, j'essaie de trouver le bon. Pour l'instant c'est un fiasco, je dois l'admettre. Plus on a le choix plus c'est difficile. Il y en a qui vont à la pêche, d'autres qui jouent au Tiercé, d'autres encore qui voyagent. Moi je cherche le nom exact. Ça occupe et ça coûte moins cher que de fumer des Gitanes maïs.
vendredi 8 août 2014
Le Maître et la Sonate (interlude 2)
Un sillon commencé, il n'est pas question de l'interrompre. Il s'agit d'aimer ce qu'on s'est obligé à faire. La mort elle-même est peu de choses. Un mauvais moment à passer. Mais en soi, rien du tout : une vaguelette, qui s'éteint parmi les vagues… L'important est que cette vaguelette, si modeste soit-elle, ait vraiment existé. D'abord, la correspondance. « J'appartiens à une génération où l'on avait pour principe de répondre aux lettres par courrier — parfois même de faire porter la réponse pour qu'elle arrive plus vite. » Barbares et musiciens… Le talent sans le génie est peu de choses. Le génie sans le talent n'est rien. « Vous avez dirigé Horowitz dans le 3e de Rachmaninoff et le 5e de Beethoven, qu'avez-vous éprouvé ? — Un grand ennui. Un jeu petit, étriqué. On m'avait parlé d'un albatros, je cherchais ses ailes. » Non, non, croyez-moi, on n'aime pas vraiment les artistes dans notre beau pays. On les applaudit, on ne les aime pas. Ils pensent à leur album de souvenirs. Son jeu est immatériel, fait d'une vibration "qui agit sur les esprits sans passer par les sens".
« Vous dites, Maître ?
— Je ne dis rien, Mademoiselle : je gémis ! »
Le moyen de donner leur vrai caractère aux variations de l'opus 111 ? Il est de chercher des sonorités sans aucune relation avec les bruits de la terre, d'inventer une sorte de ramage céleste, une couleur de création du monde avant le péché originel. Quelque chose de pure, qui humilie jusqu'à la pureté… Est-ce difficile ? Je crois que c'est, à la lettre, impossible. Raison de plus pour appeler sur nous l'état de grâce… Entrez dans la musique sans qu'on s'en aperçoive…
Un accord peut être mauvais avant d'avoir été joué.
« Pas de musique sans arrière-pensée. »
Il y a le "lutteur", large, fort, trapu, aux doigts courts et rembourrés ; à l'opposé, il y a l'"asthénique", avec sa longue main de pianistené, aux doigts fins, parfois pointus. (…) Anton Rubinstein : constitution puissante, tête à la Beethoven, mains splendides, doigts comparables à d'épaisses ventouses. Sonorité magnifique, légendaire, grandiose. Reger : énorme mollusque, lourd, et avec cela, sensible, organiste, grand interprète de Bach, spécialiste du legato et du pianissimo. D'Albert : corps bref, trapu, petites mains élastiques, explosif, jaillissant, bien fait, lui aussi, pour les interprétations de type "lutteur". Liszt, au contraire : grand, mains longues, osseuses, munies de membranes inter-digitales puissantes, type du virtuose par excellence, inventeur de nouveaux gestes très fluides (…) Busoni : type analogue, préoccupé par les formes sveltes, cherchant à se libérer de la lourdeur romantique de l'époque post-brahmsienne. Il exige de lui staccato et transparence. Planté était, avec plus d'élégance s'il se peut, du type "Busoni". Pugno : main grasse et molle, toucher napolitain. On change avec l'âge, me dit Fischer. Si je me mettais à jouer aujourd'hui comme je jouais à vingt ans — tempestuoso — vous ririez de bon cœur. Busoni avait, dans sa jeunesse, une manière éclatante, bruyante, fougueuse. Dans son âge mûr, je ne l'ai jamais entendu faire un forte.
Au dîner, avec Valéry et Cortot se faisant face. Un grand homme — je pense à Musset et à Chopin — est celui qui laisse après soi les autres dans l'embarras. « Valéry, dit Mondor, je dirais que vous avez le sentiment de la musique. — Et encore ! »
« Le patron, il est rustique. » Le beau-père d'Alfred Cortot était Michel Bréal philologue qui professa au Collège de France une science nouvelle à laquelle il donna le nom de sémantique. Clotilde avait été mariée à Romain Rolland. Elle avait rencontré Cortot à un concert où il donnait les Variations sérieuses, de Mendelssohn.
Les cinq difficultés du piano :
— Égalité. Indépendance et mobilité des doigts.
— Passage du pouce.
— Double notes et jeu polyphonique.
— Extensions.
— Technique du poignet, exécution des accords.
« Si vous souhaitez que la reconnaissance soit à la hauteur du bienfait, ne faites rien. » N'interrompons pas le sillon, c'est tout ce que nous nous demandons.
jeudi 7 août 2014
Le Maître et la Sonate (7)
Dans son livre intitulé Formes sonates, Charles Rosen parle ainsi de la forme sonate premier mouvement :
« Il s'agit probablement de la série de formes la plus complexe et la plus solidement organisée à cause de la tendance en vigueur à la fin du XVIIIe siècle, qui consistait à concentrer l'essentiel du discours musical dans le mouvement initial ; ce mouvement avait donc besoin de la structure la plus élaborée et la plus dramatique. C'est son schéma qui magnifie, plus que tout autre, la polarisation de l'harmonie, du matériel thématique et de la texture.
La forme premier mouvement comporte deux sections. L'une ou l'autre peut faire l'objet d'une reprise, mais la seconde est rarement reprise lorsque la première ne l'est pas. Les premières mesures définissent comme cadre de référence un tempo précis, une tonique, un matériel thématique caractéristique et une texture. La polarisation sur la tonique et sur la dominante apparaît au sein de ces références : elle est renforcée par la discontinuité de la texture (position des cadences, changement de rythmes, nuances), puis prolongée, et enfin résolue.
Pour comprendre la structure de chaque mouvement pris individuellement, il faut chercher où se produisent les ruptures dans la texture et comment elles se rattachement à la forme harmonique globale et à l'ordre thématique. Telle est, approximativement, la position du théoricien du XVIIIe siècle : il recherchait essentiellement où et comment se plaçaient les cadences. Dans la sonate, les cadences sont renforcées par une courte pause, par des changements subits du rythme harmonique ou par l'apparition d'un nouveau thème. L'ordre thématique est essentiellement un aspect qui relève de la texture : l'apparition d'un nouveau thème — ou la réapparition d'un thème ancien — marque une nette cassure dans la texture lorsque ce thème possède un contour mémorisable, clairement défini ; l'arrivée d'un thème renforce un point structurel, produit un événement, un moment d'articulation. La coordination de l'harmonie, de la texture et du schéma thématique définit chaque point structurel sur le plan dramatique comme une interruption du flux superficiel de la musique. Lorsque ces éléments sont déphasés les uns par rapport aux autres, ce qui est souvent le cas sous la plume d'un compositeur à l'écriture élaborée, le style sonate accentue généralement ce phénomène de façon que l'absence apparente de coordination constitue en elle-même un effet dramatique — comme lorsque Haydn fait entrer furtivement une réexposition au milieu d'une phrase ou lorsque Beethoven commence la réexposition de l'opus 111 avant la résolution sur le premier degré. »
« La première répétition de la symphonie fut terrible, mais le corniste entra pile au moment prévu. Je me tenais à côté de Beethoven et, croyant que le musicien avait fait une entrée hâtive, je dis : "Ce maudit corniste ! Ne sait-il pas compter ? Cela sonne affreusement faux !" Je crois que j'ai été à deux doigts de me faire chauffer les oreilles. Il a fallu un long moment avant que Beethoven ne me pardonne. » (Ferdinand Ries)
mercredi 6 août 2014
Le Maître et la Sonate (6)
Mon élève me demande pourquoi j'ai écrit : « (…) 111, comme si ce nombre disait quelque chose de la perfection artistique à laquelle était parvenu le compositeur, à ce moment là de sa vie créatrice. » Elle a raison de me poser la question. Pourquoi ce nombre-là a-t-il toujours été ressenti comme un nombre magique ou, sinon magique, du moins empli d'une signification très chargée ? Évidemment, on peut répondre que c'est la 32e sonate de Beethoven qui lui a conféré cette aura particulière, mais je crois que l'explication ne se suffit pas à elle-même. Il est possible que ce soit seulement quelque chose de personnel, mais je ne le crois pas non plus. 111 est en effet un nombre qui, dans la tradition catholique qui est la nôtre, ne peut pas tout à fait ressembler aux autres nombres. Parmi les sonates de Beethoven, la 101, la 110 et la 111 sont les trois sonates qui tournent autour de l'idée de la perfection (le 0 étant le manque, le trou, la béance dans la plénitude, et peut-être ce par quoi peut advenir la transcendance). Comme on demandait à Florent Schmidt pourquoi, dans son catalogue, il était passé directement du numéro 110 au numéro 112, il répondit : « Quelqu'un a déjà utilisé le 111. » D'une certaine manière, on pourrait dire que le premier mouvement de la 111 n'est que le prétexte à l'arietta qui suit. C'est ce mouvement qui intéressait Beethoven, mais il ne pouvait le donner seul. Si l'idée de sonate a un sens profond, comme je le crois, c'est parce qu'elle pose qu'il faut de la dialectique pour conduire à une vérité. La vérité seule n'est pas compréhensible. Il lui faut s'appuyer sur autre chose qu'elle-même, il lui faut de l'autre pour se donner, il lui faut un fond duquel elle se détache. La "vérité" de l'opus 111 serait dans l'arietta, et son fond serait dans le premier mouvement. Quand on étudie un peu la manière dont est construite cette sonate, on remarque tout de suite que la fin de l'arietta est déjà contenu dans le commencement du Maestoso. Si l'arietta peut "expliquer" le premier mouvement et si le premier mouvement peut amener tout naturellement — et surtout inéluctablement — à l'arietta, alors la sonate est accomplie ; elle n'a pas une seule direction, qui serait l'axe du temps, mais elle permet au temps de se déployer dans tous les sens à la fois, et ce dans une profonde unité. C'est ainsi que je comprends le nombre 111, en l'occurrence. Unité trinitaire et bidirectionnalité ("non-rétrogradable", comme dit Olivier Messiaen).
Celibidache explique cela parfaitement, quand il démontre que chaque mesure d'une symphonie de Bruckner est non seulement le "résumé" de ce qu'on a entendu avant elle, mais aussi celui de ce qu'on va entendre après elle. À chaque moment, dans la vraie musique, il se passe quelque chose qui s'apparente à de la magie. C'est comme si le temps entier se ramassait dans chaque partie de lui-même. Je crois que c'est ainsi qu'il faut entendre sa célèbre affirmation selon laquelle « la musique n'est rien ». La musique n'est rien si elle ne produit pas par elle-même quelque chose qui la nie. Le son n'est rien s'il ne s'efface pas au moment-même où il est produit. Le grand art musical consiste à faire entendre le silence au cœur du son, et cet effet est toujours dû à une parfaite maîtrise du temps. Qu'il puisse y avoir unité entre le son et son contraire, voilà la magie de la grande musique. Le silence seul n'est pas audible, et le son seul n'est pas compréhensible : il faut que les deux réalités se conjuguent, pour en donner une troisième, qui est la musique. Après les très grands concerts se produit un phénomène qui est toujours très impressionnant à vivre : quand le public, tétanisé par ce qu'il vient d'entendre, n'applaudit pas, comme s'il voulait par là prolonger le miracle auquel il vient d'assister. Il sent, instinctivement, qu'applaudir le priverait de ce silence que la musique a produit, et qui est sans doute la chose la plus merveilleuse qui soit, dans le domaine de l'art sensible. Pendant un bref instant, la musique se tient là, tout entière, concentrée, et se donne dans toute sa pureté, dans le silence qu'elle vient d'inventer. Il n'existe pas de réaction à la musique, outre le silence, qui soit de même nature. L'opus 111 de Beethoven est sans doute une des très rares musiques qui nous conduisent tout naturellement au seuil de ce mystère.
« Le temps c'est ce qui vient après la fin. »
mardi 5 août 2014
Le Maître et la Sonate (5)
« Mais si c'était à votre vue déficiente qu'échappait la profonde unité des relations internes dans chaque œuvre ? Si c'était par votre seule faute que le langage du maître, fort bien compris des initiés, vous soit resté incompréhensible, que la porte menant au saint des saints vous soit restée fermée ? En vérité, le maître, aussi maître de soi que Haydn et Mozart, sculpte son moi le plus profond à partir du royaume intérieur des sons, et règne sur lui en monarque absolu. » (E.T.A. Hoffmann)
« Beethoven fut le plus grand maître du temps musical. Chez nul autre compositeur, les rapports entre intensité et durée ne sont si finement observés ; personne d'autre, pas même Haendel ou Stravinski, ne comprit à ce point quel effet pouvait produire une simple répétition, ni quelle tension résulter d'un simple retard. Dans beaucoup d'œuvres (le finale de la huitième symphonie n'en est que l'exemple le plus célèbre), tel détail souvent répété ne devient vraiment intelligible qu'en fin de morceau, auquel cas on peut littéralement parler de tension logique s'ajoutant aux tensions harmoniques et rythmiques habituelles de la forme sonate. Stravinski a fait remarquer que "c'est en vain qu'on cherche dans la musique post-webernienne le prodigieux moyen d'action que Beethoven a fait du temps ; il s'en sert comme d'un levier". Cette maîtrise du temps ne fut rendue possible que par la compréhension de la nature exacte de l'action musicale, ou plutôt des actions musicales. Un événement musical intervient en effet à des niveaux fort divers (…) En ce qui concerne l'intensité à donner à des actions musicales, Beethoven ne commit jamais la moindre erreur de calcul : il porta à son apogée la technique déjà menée si loin par Haydn et Mozart qui consistait à doter les proportions elles-mêmes d'un poids expressif et structurel à la fois. (…)
Le poids donné dans une œuvre à la seule durée (celle du tout aussi bien que des parties) n'est pas du tout de nature purement, ni même principalement, rythmique. La masse harmonique, le poids et l'étendue d'une ligne ou d'une phrase, l'épaisseur de la facture — ces éléments jouent tous un rôle aussi important. La fusion chez Beethoven de ces éléments en une synthèse que Mozart lui-même que fit qu'entrevoir lui permit de maîtriser les grandes formes comme personne avant lui. Le mouvement lent de l'opus 111 parvient comme nulle autre œuvre, ou presque, à suspendre, en son sommet, le cours du temps. » (Charles Rosen, Le Style classique)
« Les derniers mouvements [des trois dernières sonates de Beethoven] en particulier ne laissent guère filtrer l'ardeur éperdue, l'impact dynamique, qu'on associe généralement à l'idée du finale classique. Et pourtant, chacun d'entre eux semble être propulsé par une compréhension instinctive des exigences de ce qui a précédé, et s'intègre à la conception d'ensemble tout en préservant un effet de totale spontanéité. Cependant, et c'est ici que repose le paradoxe, rarement mouvements ont été construits de façon aussi compacte et développés avec autant d'économie ; rarement on a pu trouver, comme à l'intérieur de ces mouvements, un condensé aussi rigoureux des propriétés de la sonate classique. » (Glenn Gould, notice accompagnant son enregistrement des trois dernières sonates de Beethoven, en 1956)
lundi 4 août 2014
Le Maître et la Sonate (4)
Induction ou déduction ? Quand Mozart écrit une sonate, il commence par exposer la mélodie entière, et puis, dans le développement, il la découpe, il en déduit des fragments toujours plus élémentaires. Beethoven fait l'inverse : il construit ses thèmes d'après des motifs qui peuvent être minuscules, atomiques. La pensée de Beethoven procède par induction, c'est pourquoi ses thèmes sont toujours si méticuleusement choisis, longuement travaillés, esquissés, en amont. Ils doivent être susceptibles de se décomposer en des cellules qui peuvent jouer les unes par rapport aux autres, qui peuvent s'agencer, s'emboîter les unes dans les autres, comme des figures ayant chacune leur physionomie, mais qui doivent pourtant être suffisamment neutres pour être utilisées dans des contextes très divers (cette manière de composer est évidemment très audible dans le premier mouvement de la cinquième symphonie).
On connaît le fameux thème de la première sonate de Beethoven en fa mineur (opus 2 n°1),
thème issu directement de la quarantième symphonie de Mozart.
La première section de ce thème est constitué de l'accord parfait (arpégé) de la tonique — dans la position du deuxième renversement, ce qui lui permet de commencer (sur la levée) par cet élan significatif de quarte ascendante —, suivi d'une courte désinence en forme de grupetto autour de la tonique. Ce thème est très intéressant car bien que provenant directement de Mozart, il va se révéler comme la "matrice mentale" de très nombreux thèmes beethovéniens (qu'on pense par exemple au troisième concerto, à la troisième symphonie, à la sonate Appasionnata, etc.).
On pourrait faire d'interminables listes de thèmes de Beethoven construits sur de simples accords, ce qui suffirait à prouver, soit dit en passant, que pour lui l'équilibre entre les dimensions verticales et horizontales de la musique n'était pas un vain mot. En cela il est bien l'héritier de Jean-Sébastien Bach. La dernière sonate ne fait pas exception à cette règle, puisque son premier mouvement est presque entièrement construit sur un accord, l'accord de septième diminuée, accord particulièrement instable, et qui, depuis Bach, a toujours signifié la tension, la souffrance ou le drame.
Cet accord de 7e diminuée est également omniprésent dans l'introduction lente de la 8e sonate en ut mineur, la "Pathétique".
J'ai entouré les accords diminués en rouge, et j'ai souligné en bleu les appels (les levées) qui conduisent le discours vers ces accords. À chaque fois, ces appels prennent la forme de sauts rapides (triple croche) ascendants. Si l'on regarde maintenant l'introduction lente (maestoso) de la 32e sonate en ut mineur, on observe une grande similitude avec celle (grave) de l'opus 13. Dans un cas (la "Pathétique"), des sauts ascendants en triples-croches (triton et octave) qui arrivent sur les accords de 7e diminuée, dans l'autre cas, l'opus 111, des sauts descendants en triples-croches, à vide, qui préparent l'arrivée des accords de 7e diminuée, redoublés. Cette fois-ci les appels ont des intervalles de 7e diminuée. Même tempo, même rythme pointé (à la Haendel), mêmes appels rapides sous formes de sauts, mêmes harmonies dans lesquelles l'accord de 7e diminuée a le rôle principal, même dynamique heurtée. Il ne manque même pas le petit "développement" chromatique central. Une des vraies différences est le caractère de fugue du 1er thème de l'opus 111 qui suit l'introduction, et aussi le fait que la tonalité d'ut mineur soit beaucoup plus rapidement affirmée dans l'opus 13, même si les deux introductions ont des manières assez semblables d'explorer et de creuser le ton de la dominante, ce qui va donner cette force incroyable à la tonique lorsqu'elle arrivera.
Cependant, dans l'opus 111, la forme est beaucoup plus intégrée au fond. Ce qu'on entend horizontalement, on l'entend aussi verticalement : les mélodies deviennent des accords et les accords des mélodies. Les rythmes explicitent les harmonies et les harmonies trouvent leurs équivalents en durées. Beethoven était très conscient de la puissance dramatique et de la fonction centrale de cet accord de 7e diminuée qui est comme un roc à plusieurs faces autour duquel s'organise la sonate. Même le 1er thème de la sonate est dérivé de cet accord et de ses résolutions. C'est à partir de la Pathétique que les œuvres de Beethoven en ut mineur font largement appel aux accords de septième diminuée pour arriver à des sommets expressifs, mais jamais il n'avait tenté avec autant de persévérance d'utiliser ce type d'accords et de couleur harmonique comme matière architecturale de tout un mouvement. C'est cette concentration sur quelques fonctions harmoniques simples et fondamentales qui caractérise le "dernier Beethoven". S'il semble renoncer à rendre sa musique agréable à écouter, c'est parce qu'il sent qu'il est en train d'atteindre à une concentration de ses moyens qui lui permet d'aller à l'essentiel, cet essentiel qui serait peut-être une méditation sur le langage musical lui-même.
thème issu directement de la quarantième symphonie de Mozart.
La première section de ce thème est constitué de l'accord parfait (arpégé) de la tonique — dans la position du deuxième renversement, ce qui lui permet de commencer (sur la levée) par cet élan significatif de quarte ascendante —, suivi d'une courte désinence en forme de grupetto autour de la tonique. Ce thème est très intéressant car bien que provenant directement de Mozart, il va se révéler comme la "matrice mentale" de très nombreux thèmes beethovéniens (qu'on pense par exemple au troisième concerto, à la troisième symphonie, à la sonate Appasionnata, etc.).
3e concerto en ut mineur
3e symphonie ("héroïque") en mi bémol majeur
sonate "appassionata" en fa mineur
Cet accord de 7e diminuée est également omniprésent dans l'introduction lente de la 8e sonate en ut mineur, la "Pathétique".
dimanche 3 août 2014
Le Maître et la Sonate (interlude)
Il est neuf heures du soir. Sur la petite place du village, un seul café est ouvert, qui, pendant la durée du festival, fait également office de restaurant. Il y a là une vingtaine de petites tables, aux nappes graisseuses et tachées, et quelques couples qui finissent d'avaler un dîner frugal. On parle bas. Dans la grande salle, à l'intérieur, on fait la queue pour se rendre aux toilettes. Les murs sont jaunes, la peinture est écaillée. Hormis celui qui pourrait être le patron, on aperçoit trois ou quatre serveuses qui marchent très vite, sans sourire, entre la salle et la terrasse. Une de ces femmes est légèrement penchée sur une table, y déposant des consommations. J'ignore pourquoi mais ses cuisses me sautent au visage. Vous savez, le genre de cuisses qu'on appelle des "poteaux". Une peau trop tendue sur une chair dure, robuste, ligneuse et comme cimentée, une couleur pâle mais où le circuit sanguin est perceptible par plaques sous l'épiderme plâtreux. La femme est entre deux âges, c'est-à-dire qu'elle n'est plus toute jeune, mais pas encore suffisamment âgée pour qu'on la prenne explicitement en pitié. Elle est blonde, ses cheveux sont courts, elle porte des lunettes, elle est vigoureuse et possède un air décidé. J'ai déjà parlé de ses cuisses, des cuisses d'une robustesse qui me donne subitement envie de pleurer. Elle n'est pas à proprement parler athlétique, cette femme, non, pas du tout, mais on voit à son visage qu'elle n'est pas du genre à se plaindre. Elle est là pour servir les clients, pour rapporter à la maison un petit pécule sur lequel il n'est pas question de cracher. Elle n'est pas belle, elle n'est pas séduisante, elle n'a pas de charme, elle ne m'est pas spécialement sympathique, mais en apercevant ses cuisses, je me suis dit qu'elle aurait pu être ma mère, et la voir travailler à neuf heures du soir, dans ce café miteux, pour des mélomanes en goguette, ça me donne envie de pleurer, car je sais que si elle était ma mère, elle ne voudrait pas qu'on la plaigne d'être ici, à neuf heures du soir, debout, son plateau à la main, à apporter des croque-monsieur et des Perrier-rondelle à des couples vieillissants qui vont aller écouter un pianiste brésilien qu'elle ne connaît pas. Son mari et ses enfants sont sans doute devant la télé à l'heure qu'il est, ils ont dîné, et lui ont laissé sa part, qu'elle mangera tout à l'heure après l'avoir fait réchauffer au micro-ondes, pendant que le pianiste brésilien, ou argentin, saluera le public qu'elle est en train de servir. Ils sont venus de Marseille, d'Aix, d'Avignon, ou de plus loin encore. Il ont fait de la route pour venir se repaître de ce pianiste chilien que la femme aux poteaux ne connaît pas. Ça ne l'intéresse pas du tout, d'ailleurs, et quand elle écoute de la musique, ce sont des chansons qu'on peut fredonner facilement sans avoir à se prendre la tête. Ça ne lui viendrait pas à l'idée de payer pour aller voir un type seul sur une scène en train de jouer du piano, de la musique vieille de plusieurs siècles ! Il paraît qu'il est connu, le pianiste cubain, mais connu de qui, je vous le demande.
Que m'importe cette femme dont je ne connais rien ? Ma mère n'a pas eu besoin de travailler. Pas de cette manière là, en tout cas. Je n'ai pas eu à la plaindre parce qu'elle devait rester debout des heures durant à servir des mélomanes qui ne pensent qu'à leur plaisir d'entendre bientôt ce pianiste uruguayen qui va les enchanter en leur jouant de vieilles musiques tout à fait inutiles, des musiques inchantables sur lesquelles on ne peut ni danser ni taper des mains. Il paraît que le piano n'est même pas amplifié, on se demande bien comment le public va entendre quelque chose, alors ! Dans quelques minutes ils seront tous partis, il ne restera dans le bar que quelques habitués, des gens du village, avec lesquels on échangera quelques mots convenus en nettoyant le bar et en le préparant pour le lendemain. Elle ne pense déjà plus à cet endroit, elle a d'autres soucis. Mais elle va toujours sur ses jambes, rapide, efficace, elle n'a pas d'états d'âme. Ses jambes la portent, ces cuisses solides, pour l'instant, ne font pas défaut. Une fois à la maison, on trempera ses pieds dans une bassine d'eau froide en regardant un bout d'émission à la télé, on se passera un peu de crème pour la circulation, et on ira au lit en pensant à la journée du lendemain. Son mari, lui, ne regardera pas ses cuisses, il les connaît déjà trop. Ce qu'il sait, c'est que sa femme est un roc, qu'il peut compter sur elle pour gagner un peu d'argent, cet argent dont ils ne parviendraient pas à se passer, désormais. D'ailleurs il dort déjà, le mari, quand elle va enfin se coucher.
« Ta mère est hercynienne. » me disait papa. On n'avait pas besoin d'y faire attention. C'était du solide. Elle pleurait quelquefois mais quand on voulait la consoler elle nous disait toujours que ce n'était rien, que dans dix minutes elle chanterait à nouveau. Restait debout après que nous étions tous couchés, à ranger la cuisine, à faire la vaisselle, à préparer la maison pour le lendemain. On n'avait pas à y penser. Elle n'avait pas de ces poteaux, non, ce n'était pas le genre, mais enfin, elle avait gardé de son enfance de garçon manqué en Corse une puissance et une solidité que rien ne semblait devoir mettre en péril. Ma mère était proches des paysans. Pas des ouvriers, dont elle avait un peu peur, mais des paysans. Elle s'entendait bien avec eux et ils la respectaient, et ils avaient même une certaine affection pour elle. Je l'accompagnais souvent, l'été, quand nous allions dans des fermes chercher du lait, ou des légumes, ou de la volaille. Moi aussi j'aimais les paysans. On se parlait peu mais chez eux on se sentait bien.
Monique avait des poteaux encore plus impressionnants que cette femme qui nous servait l'autre soir. Monique était la sœur aînée de Catherine. Toutes les deux jouaient au tennis. Je jouais avec Catherine, qui était dans la même classe que moi à l'école, et mon frère aîné jouait avec Monique. Les vestiaires de notre tennis club étaient spartiates. Une simple bâtisse, assez petite, dans laquelle on avait aménagé deux pièces séparées par une porte rudimentaire qui ne montait pas jusqu'au plafond et ne descendait pas jusqu'au sol. Au fond, c'était pour les femmes, avec une douche. Les hommes devaient se contenter de la première pièce dans laquelle il fallait passer pour accéder à la pièce du fond. À chaque fois que c'était possible, je m'arrangeais pour aller me changer en même temps que Catherine, et, invariablement, je lui demandais de se montrer à moi en sous-vêtements, ce qu'elle finit par accepter. Elle avait de petits seins, et je me rappelle encore son soutien-gorge, au centre duquel se tenait une petite rose. Mais la vision érotique autant que formidable c'était Monique sortant du vestiaire, en jupette blanche, toujours souriante, trop souriante, sanguine, le torse boudiné dans un polo blanc assez juste qui faisait ressortir ses gros seins dont les pointes perçaient le tissu d'une manière qui me semblait alors le comble de l'impensable. Quand elle avait fini sa partie et qu'elle s'engouffrait dans les vestiaires pour aller se changer, je ne pouvais détacher le regard de ces colonnes mythologiques sur lesquelles elle s'appuyait pour se déplacer, ses cuisses rougies, marbrées et luisantes qui semblaient ne lui appartenir qu'à peine. Avec d'autres jambes, Monique aurait été une très jolie fille. Avec ces cuissots d'une robustesse minérale, dont la coupe semblait avoir été faite à la hache en un seul geste, pour un animal passant sa vie dans une immobilité de statue, son allure générale me fascinait ; j'étais à la fois attiré et terrorisé par cette jeune femme dont le corps m'emplissait d'une sorte de dégoût voluptueux. J'observais mon frère qui plaisantait avec Monique, et je me demandais comment il faisait pour avoir l'air si naturel. N'avait-il pas lui aussi remarqué ses cuisses ? Il semblait trouver ça tout à fait normal et son attitude me troublait beaucoup. Pour ma part j'évitais Monique, et j'étais très heureux d'être l'ami de sa sœur, qui, en plus de sa beauté, était, elle, tout à fait normale. Même la relative pudeur de la cadette, si elle n'arrangeait pas mes affaires, me paraissait en dernier ressort une chance qui offrait à mon désir une résistance familière et rassurante. Avoir sous les yeux les poteaux de Monique, durant toute une après-midi, c'était pour moi comme me trouver face à une déesse qui m'aurait fait de l'œil, et l'on ne m'avait jamais dit comment je devais me comporter dans ce genre de situations.
J'ai souvent remarqué une proximité de morphologie entre les aristocrates et les paysans. Entre eux je vois plus de ressemblances, y compris physiques, qu'entre un bourgeois et un paysan, ou qu'entre un bourgeois et un aristocrate. Ils semblent se comprendre mystérieusement, par-delà des oppositions de surface. C'est une des choses qui m'ont frappé quand j'ai rencontré R. Son mari disait d'elle, un peu méchamment, qu'on la surnommait "la comtesse". Sa démarche, sa voix, sa discrétion, souvent, énervaient. Une après-midi, peu après le déjeuner, je reçois un appel sur mon portable. Elle veut me voir. Je dois la retrouver près de la sortie de l'école où elle amène ses enfants. « Soyez bien à l'heure, surtout. » J'y suis, un peu surpris de ce rendez-vous que je trouve très imprudent. Je vois la voiture arriver dans la petite rue et me dirige vers elle. Elle ouvre la fenêtre et m'embrasse goulûment, puis s'enfuit aussi rapidement qu'elle est venue, après quelques mots chuchotés. Pendant les brèves secondes qu'avait duré l'entrevue, si l'on excepte le moment du baiser, j'eus les yeux rivés à ses cuisses, qui dépassaient assez largement de la robe remontée un peu plus haut qu'à l'accoutumée, à cause de la position de conduite. C'était bien des cuisses d'aristocrate, c'est-à-dire des cuisses un peu rustiques, musclées, pas du tout des cuisses citadines, lisses, fuselées et un peu molles, celles des bourgeoises que j'avais fréquentées jusque là.
Après le concert, nous avons aperçu le pianiste vénézuélien qui se cachait dans un réduit où quelques intimes avaient eu le droit d'aller le saluer et le féliciter. Il était livide, petit, fragile comme un vieux nouveau-né, on avait envie de le protéger, de le mettre à l'abri, de l'envelopper de coton et de le renvoyer chez lui dans un colis où l'on aurait écrit : "FRAGILE". Avait-il honte de ce qu'il avait fait ? Sans doute, bien que les quelques personnes qui étaient là lui firent toutes un petit salut de la main pour l'encourager, ou le consoler, ou attirer son attention, on ne sait. À ce moment-là, j'ai repensé honteusement à un moment terrible de mon existence où une honte affreuse m'avait fait honte. Maman était venue assister à un concert que je donnais, et, comme elle approchait timidement de moi à travers les groupies, la bave aux lèvres et se tirant par les cheveux les unes les autres en poussant des hurlements, elle m'avait touché le crâne en me disant : « Mon pauvre petit, comme tu as transpiré ! »
Maman, j'ai honte d'avoir joué du piano devant toi, si tu savais ! Comme j'ai honte d'avoir eu honte de toi, et comme tout ceci me paraît méprisable, maintenant que tu n'es plus là pour accepter mes excuses, maintenant que je n'ai plus en face de moi que cette femme blonde entre deux âges qui ne te ressemblent même pas, qui n'est même pas belle, qui n'est même pas désirable, et qui ne saura jamais qu'à cause d'elle un récital de piano en Provence a déclenché en moi une tristesse dont probablement je ne guérirai jamais. Les pianistes sont fragiles, les mères sont indestructibles, c'est en tout cas ce que je croyais jusqu'à ce soir-là. À la fin d'un concert, surtout lorsque ce concert est un récital, on comprend, juste après avoir entendu les dernières notes, que le silence qui les suit est le même que celui qui a précédé les premières notes de la soirée. La parenthèse se referme, le pianiste s'en va, la musique n'était là que pour nous faire entendre le silence qui va nous engloutir, pour lui donner un éclat particulier, singulier, qui pour chacun est différent. On ne sait jamais ce que les autres entendent, mais il est encore plus difficile de savoir ce qu'il n'entendent pas, de savoir comment le silence se présente à eux, et comment ils le reçoivent. Le plus probable est encore que nous soyons les seuls à l'avoir rencontré, ce silence formidable qui permet à la musique d'exister réellement.
Après le concert, nous avons aperçu le pianiste vénézuélien qui se cachait dans un réduit où quelques intimes avaient eu le droit d'aller le saluer et le féliciter. Il était livide, petit, fragile comme un vieux nouveau-né, on avait envie de le protéger, de le mettre à l'abri, de l'envelopper de coton et de le renvoyer chez lui dans un colis où l'on aurait écrit : "FRAGILE". Avait-il honte de ce qu'il avait fait ? Sans doute, bien que les quelques personnes qui étaient là lui firent toutes un petit salut de la main pour l'encourager, ou le consoler, ou attirer son attention, on ne sait. À ce moment-là, j'ai repensé honteusement à un moment terrible de mon existence où une honte affreuse m'avait fait honte. Maman était venue assister à un concert que je donnais, et, comme elle approchait timidement de moi à travers les groupies, la bave aux lèvres et se tirant par les cheveux les unes les autres en poussant des hurlements, elle m'avait touché le crâne en me disant : « Mon pauvre petit, comme tu as transpiré ! »
Maman, j'ai honte d'avoir joué du piano devant toi, si tu savais ! Comme j'ai honte d'avoir eu honte de toi, et comme tout ceci me paraît méprisable, maintenant que tu n'es plus là pour accepter mes excuses, maintenant que je n'ai plus en face de moi que cette femme blonde entre deux âges qui ne te ressemblent même pas, qui n'est même pas belle, qui n'est même pas désirable, et qui ne saura jamais qu'à cause d'elle un récital de piano en Provence a déclenché en moi une tristesse dont probablement je ne guérirai jamais. Les pianistes sont fragiles, les mères sont indestructibles, c'est en tout cas ce que je croyais jusqu'à ce soir-là. À la fin d'un concert, surtout lorsque ce concert est un récital, on comprend, juste après avoir entendu les dernières notes, que le silence qui les suit est le même que celui qui a précédé les premières notes de la soirée. La parenthèse se referme, le pianiste s'en va, la musique n'était là que pour nous faire entendre le silence qui va nous engloutir, pour lui donner un éclat particulier, singulier, qui pour chacun est différent. On ne sait jamais ce que les autres entendent, mais il est encore plus difficile de savoir ce qu'il n'entendent pas, de savoir comment le silence se présente à eux, et comment ils le reçoivent. Le plus probable est encore que nous soyons les seuls à l'avoir rencontré, ce silence formidable qui permet à la musique d'exister réellement.
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