dimanche 31 août 2025

Paires de claques



La Môme aimait donner des paires de claques. Elle a dû en donner à Marcel le cogneur. Il lui faisait tourner la tête. Qu'est-ce qu'ils étaient bien, tous les deux. Je préfère les paires de claques aux petites mochetés manucurées. Pourtant je vous ai frôlé quand vous passiez hier. Vous marchiez en vainqueur au bras d'une demoiselle. Mon Dieu ! Qu'elle était belle, j'en ai froid dans le cœur. L'amour, ça fait pleurer. On en devient méchant. Allez venez, Milord, laissez-vous faire. Je vous connais. On a eu toutes les chances et on n'en a rien fait, mais le jour n'est pas encore fini. 

C'est stupéfiant. Il y a un degré de folie et de bêtise inutiles qui augmente à vue d'œil, autour de nous. C'est ça, qui monte à la vitesse d'un cheval au galop, pas le niveau des mers ni celui des écoliers. Et si ce n'était que sur les réseaux sociaux ou dans la vie sociale, on s'en ficherait, mais les digues entre vie privée et vie publique sont rompues, depuis le tsunami des écrans. Pourtant, c'est surtout l'inutilité de tout cela qui étonne. À quoi ça sert…

Il ne suffit pas d'avoir la bouche en cœur et les mains manucurées pour éviter la laideur. Certaines goujateries sont impardonnables. Des choses qu'on a même honte de raconter à nos amis ; lorsqu'on est victime de ces mochetés, le réflexe naturel de ceux à qui on en parle est de se dire qu'on l'a un peu mérité (et ce n'est pas complètement faux, bien sûr). Mais quand-même, on en a le souffle coupé. Et on reste là, avec ce machin en travers du larynx, qui ne passe pas, qui va s'ajouter à toutes les autres choses qui ont eu du mal à voyager tranquillement dans les boyaux. C'est ça, une relation amoureuse, même émérite, c'est une accumulation différée et intempestive d'alluvions abandonnées n'importe comment en travers du chemin de roses esquissé.

Un ami m'écrivait il y a quelques jours : « Il faut être méchant, c’est terrible. Chaque fois que l’on a essayé d’être gentil bien qu’on aurait pu faire un autre choix étant donné les gestes des autres, on se rend compte qu’on a eu tort. Il est très rare que l’inverse soit démontré. » C'est systématique : la gentillesse, la patience, l'indulgence envers la connerie sont toujours mal récompensées et se retournent contre ceux qui en font preuve, et toujours au moment où ils s'y attendent le moins, toujours au moment le plus improbable — ce qui rend la morsure et la fureur qui monte en nous si dévastatrices. Il faudrait toujours être méchant, préventivement, mais on deviendrait aussi con que la lune montrée du doigt. 

Donner, en pure perte… On pense que c'est la bonne voie, ou la bonne vie, qu'il en reste toujours quelque chose, le sel, ou l'or… Tu parles ! On donne à des connes qui ne savent même pas de quoi il s'agit, qui n'ont pas la plus petite idée de la joie qu'il y a à donner, vautrées dans leur image, les fesses bien tassées ronflantes, tremblantes de rage froide ou de trouille rance. Pisser dans un violon, à côté, c'est meubler les écuries d'Augias d'argenterie fine et de toiles de maîtres. En pure perte.

Ma pauvre mère et moi, nous aurons tâté de ce luxe honteux. Recevoir des coups de pieds et ne pas savoir y répondre. C'est le piège parfait. Le dilemme est terrible : soit on ne répond pas, et on se détruit de l'intérieur, soit on répond, et c'est encore pire, parce qu'on le fait toujours maladroitement, ou à contretemps, ou platement. Soit la réponse est trop violente, soit elle est doucereuse et plaintive. De toute manière, ceux qui se conduisent ainsi n'ont aucune oreille, et sont donc par principe incapables de comprendre quels dégâts ils provoquent. S'ils n'étaient pas qui ils sont on pourrait leur répondre calmement, mais s'ils n'étaient pas qui ils sont, ils ne donneraient pas ces coups de pieds inutiles. La seule erreur a sans doute été de les fréquenter, mais ne pas les fréquenter aurait signifié que nous n'étions pas nous. On n'en sort pas. 

Je me demande ce qu'on avait dans la tête, en ce temps-là. Je veux dire, du temps qu'on était séduit par la femme, à l'époque où on aurait tout fait pour rester près d'elle. La femme est un moteur de purification. Elle nous retire le cœur et le remplace par un cœur factice, un cœur pour rire. On en prend l'habitude, comme on prend l'habitude du jeûne ou des saucisses Herta, mais on sent bien que ce n'est pas la vraie vie, que c'est une espèce d'enfer au rabais, qu'on habite, un petit enfer médiocre parfumé au gazole. Jerry me parlait d'érotisme, l'autre jour, et j'ai cru qu'il se moquait de moi, mais non, il tressautait sur son siège en faisant des gestes d'une pureté démente. Il faut être méchant, avec Jerry, sinon il se laisse couler dans le béton armé d'une sentimentalité ordurière. Plus rien ne l'arrête, lorsqu'il pense devoir être amoureux, et ça le prend souvent. Quand il ouvre la bouche, j'ai envie de lui coller des baffes, mais c'est un ami très intime, alors je souris niaisement. Il devrait aller chez le dentiste plus souvent pour savoir combien ça fait souffrir d'entrer dans ce genre d'églises. Prenez Marcel Cerdan, par exemple. Vous croyez vraiment qu'il a été amoureux de Piaf, le bombardier marocain ? C'est ce qui se raconte, mais c'est avec Ginette Neveu, qu'il est mort, et c'est Marinette, qu'il a épousée. Pauvre Marcel qui s'est mis à lire Gide et Archibald Joseph Cronin à cause d'Edith. Ça ne lui suffisait pas, de se prendre des gnons dans la figure… 

Ce qu'il y a, c'est qu'elles boxent à côté du ring. Il n'y a aucune raison que les coups viennent de là donc on ne se méfie pas. Les règles, elles les inventent au fur et à mesure que le délire les prend, ce qui fait qu'on est toujours en retard, et ridicules. C'est seulement après, qu'on serre les dents ou qu'on monte la garde. Trop ou pas assez, trop tôt ou trop tard, c'est la seule certitude à laquelle nous avons droit, sinistre épiphanie. On pourrait dire qu'elles ont l'âme torve, mais ce serait encore rater la cible en forme de torgnole. On comprend pourquoi on appelle « règles » le sang qui coule entre leurs jambes une fois par mois et par nous. Elles inventent la loi en tranchant les têtes de l'intérieur, et ça finit toujours par dégouliner en cascade épaisse, vers la mère. Disons que c'est la vérité qui ne se tient plus : ça déborde avec la lune et le rictus.

Le ciel bleu sur nous peut s'effondrer et la Terre peut bien s'écrouler. Marguerite Monnot (une élève de Cortot et de Nadia Boulanger) s'est inspirée du dernier Lied du Liederkreis de Schumann, Frühlingsnacht, nuit de printemps, quand elle a composé cette chanson pour Édith Giovanna Gassion. La rengaine increvable de l'amour même sur un lit de mort ? La nuit de printemps si brève, si furtive, que son souvenir échappe et roule dans un râle, juste avant l'agonie. Mais qu'ont-elles dans le cœur ? J'avais complètement oublié les Compagnons de la chanson que mon père écoutait presque aussi souvent que Schumann. J'ai bien trop à faire pour pouvoir rêver, et dans ce désordre banal à pleurer, il me semble encore les voir arriver, eux et les autres, tous les fantômes et toutes les jolies filles de ma jeunesse. 

Du temps qu'elle habitait au bordel, c'est la Petite Thérèse qui lui a rendu la vue, du moins le croyait-elle, quand elle s'adressait au « Petit-Jésus ». Mon amie Édith de Mouxy avait-elle hérité de ce prénom parce que son amiral de père aimait Piaf ? Je ne lui ai jamais demandé. Nous n'étions pas très occupés de ces vieilleries, alors, nous ne savions pas que tout cela reviendrait plus tard, beaucoup plus tard, sous le ciel de Paris ou au fond du Gard. Le ciel bleu sur nous va s'effondrer, mais d'hymne à l'amour il n'y aura pas. Les bombardiers marocains ont tellement changé que mes parents n'en reviennent pas. C'est préférable. Qu'ils y restent, là-bas, ils sont mieux. C'est en pure perte qu'on se cogne à elles et à eux. Des fois j'voudrais crier sans dire un mot. Des mots, il y en a tant, il y en a trop. 

lundi 25 août 2025

Une chose en entraîne une autre

 

Une chose en entraîne une autre. C'est toujours comme ça que ça se passe pour moi. Elle m'a dit : « Je suis au bout du rouleau. Ça ne peut plus durer. » Mais enfin calme-toi, ce n'est pas si grave ! Elle ouvre des yeux si grands que je suis pris d'un fou rire nerveux. « C'est nerveux », que je dis, mais c'est trop tard, elle a attrapé la carabine et elle me tire dessus à bout portant dans la cuisse. Ça fait très mal. Je dois m'asseoir, sinon je vais tomber. Elle regarde ma cuisse, le sang qui coule, et je vois bien qu'elle se demande quoi faire. Elle ne sait pas : c'est la première fois qu'elle fait une chose pareille. Enfin, c'est ce que je pense. Après tout, je ne la connais que depuis dix ans. Elle est en culotte et soutien-gorge, toute frêle, et elle me dit : « Quelque chose s'est brisé en moi, tu sais. Un ressort s'est cassé. » En fait de ressort, j'aimerais bien qu'elle regarde un peu le mien, car il m'a l'air mal en point. Je dois être pâle, car elle pose la carabine et va chercher du coton et du désinfectant à la salle de bain. Ça me rassure un peu, mais j'ai tout de même très mal. « On ne devrait pas appeler le Samu ? » Elle hausse les épaules et déchire la jambe de mon pantalon, comme on voit dans les films. « C'est pas un gros calibre, et tu es solide, non ? » Je pense à mon copain Patrick Perrin, sur qui j'avais tiré, à onze ans, à une dizaine de mètres de distance seulement, avec l'arc que venait de m'acheter mon père, un arc vert en fibre de verre, avec des flèches munies d'embouts métalliques pointus. Après m'avoir aspergé de désinfectant et vaguement épongé avec le coton, ça fait un mal de chien, elle va me chercher un verre de whisky et me recommande de le boire cul sec. « T'aurais pu faire ça avant, Carole ! »

« Tu m'as poussée à bout ! Ç'aurait pu être pire, tu sais. » Comme je ne dis rien, elle attrape mon verre et va le remplir à nouveau. Elle est sexy, comme ça, elle a les joues rouges et le regard luisant. Malgré la douleur, je crois que j'ai un commencement d'érection, ce qui ne lui a pas échappé. J'avale la moitié du deuxième verre de whisky et je la regarde en me demandant comment je suis censé réagir. « Tu ne vas pas tourner de l'œil, au moins ? » Elle inspecte ma cuisse et pose sa main gauche sur mon sexe, comme si elle ne voulait pas voir ça. Je suis un peu dans le coaltar et je cherche à me rappeler comment tout cela a commencé. Ce n'est pas très clair. « Je suis au bout du rouleau, ça ne peut plus durer », la phrase de Carole me revient, mais je suis incapable de savoir ce qui a bien pu la mettre dans cet état. « Tout ça c'est de ta faute », qu'elle me fait en caressant un peu ma bite et en me prenant le verre des mains pour le porter à sa bouche. 

C'est ma faute, d'accord, c'est ma faute, c'est le seul point indiscutable de l'incident, nous tombons d'accord là-dessus. Pour le reste, il nous paraît préférable de jeter un voile pudique sur nos désaccords et nous finissons au lit. Carole est déchaînée, je ne l'ai jamais vue aussi obscène, aussi impérieuse, et pour tout dire, aussi amoureuse. Quel dommage que l'artère fémorale ait été touchée et que je me sois vidé de mon sang en quelques minutes. 

dimanche 24 août 2025

Night and day [journal]


Entre les douleurs au dos, aux épaules, au ventre, les huit ou neuf levers pour aller pisser — ou plutôt essayer de se vider la vessie, j'appelle pas ça pisser — les angoisses et les phrases qui me trottent dans la tête et me réveillent, je me demande comment j'arrive à dormir un peu. Je dois bien dormir un peu, puisque je rêve. Ça oui, je rêve ! Dès que je ferme les yeux, ça vient. Je ne sais plus comment choisir parmi tous les rêves qui se pressent sur l'écran. Ça vient tellement vite que je ne sais plus faire la différence entre rêve et réalité. Le matin, c'est pénible car je refuse d'en sortir. Je tends la main à la foule nocturne qui s'éloigne, on s'agrippe par le bout des doigts, comme avec Sylvie, au fond du bistrot de la place près du métro, à Issy-les-Moulineaux. Je reste là longtemps comme un con à essayer de garder la porte ouverte sur ce monde qui se referme insensiblement. 

Hélène-au-beau-derrière est venue m'acheter des figues en sortant du marché (« J'ai tout vendu ! »). Il était midi. Elle avait des genouillières et les cuisses très bronzées, très belles, une belle peau fine, je ne m'y attendais pas ; ça m'a ému. J'ai gagné huit euros. Je lui apporterai deux autres barquettes mardi. Comme je n'avais pas de monnaie à lui rendre sur son billet de dix euros, elle a plongé tête la première à l'arrière de sa voiture, je ne sais pas trop ce qu'elle fichait mais c'était beau de la voir disparaître comme ça avec son cul vers moi pendant que je tenais la portière au milieu du chemin. Elle m'a tendu quatre pièces de deux euros en me disant que c'était tranquille, ici, et que son père était mort. Hélène est toujours souriante, elle a le nez un peu tordu et s'est mariée il y a peu avec un type épais et silencieux. Elle a un rire tonitruant. Quand je l'ai questionnée sur ses genoux, je n'ai pas compris sa réponse. Après je suis allé chez les pauvres, à Alès. Il y avait Nija et Robert. Robert porte des bermudas et des sandales. Ses ongles de pieds sont noirs de crasse et je ne comprends jamais ce qu'il dit. Il n'y avait pas foule, pour un samedi, je me suis dit. Peut-être dix, onze personnes. Nija a des yeux verts. Elle est vraiment trop grosse, mais son sourire excuse tout. Elle a réussi à me trouver des produits sans gluten, ce qui me paraissait impossible — des machins à base de pois chiches. Chiche, c'est bien le mot qui convient. Elle roulait parmi les victuailles comme une toupie magique, transpirante et inspirée. Je m'en suis tiré pour trois euros cinquante-sept. Elle a tenu à me faire la bise. 

J'aime ces textes qui viennent tout seuls, que j'écris en trois-quarts d'heure, d'une traite, comme hier matin, sans même me relire. C'est bon, de sentir qu'écrire est une chose facile. Il y a au moins une chose facile dans ma vie. 

Mes journées sont toujours décevantes, si je les compare à mes nuits. La seule justification de l'existence est qu'elle nous fatigue suffisamment pour imposer la nécessité du sommeil. Dès que je me réveille, je tente de retrouver ce que la veille me fait perdre, mais la trace de ce quelque chose qui serpente en moi tout au long du jour ne me laisse pas en paix. Par moments, la pâte lève, une bulle se forme, qui vient éclater à la surface, et je retrouve goût à la vie, ou plutôt à la non-vie. 

J'ai eu The Man I Love de Billie Holiday toute la nuit dans la tête. Le chorus de Lester Young, impeccable, pas une note de trop. 88 à la noire. Ces deux-là vont main dans la main à travers leur nuit, ils m'impressionnent. On les aime, mais ils sont inaccessibles. Personne ne peut comprendre ça. Lady Day aurait dû s'appeler Lady Night.

Quand j'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, je ne savais pas du tout dans quoi je mettais les pieds. Je croyais qu'il s'agissait d'écrire un livre, ou des livres, ou des phrases qui plaisent, qui nous plaisent, ou, pire, qui signifient quelque chose, qui racontent. Il n'y a pas de livre… J'en avais écrit un, de livre, en 2000, très vite, en un mois. Je n'en ai jamais rien fait, de ce livre. À quoi bon. Il m'a valu une gifle de Raphaële, c'est déjà ça. La dernière fois que j'ai vu le cul sublime de Raphaële, c'était chez elle, dans son jardin, elle prenait le soleil avant qu'on aille voir un opéra de Rossini à Aix. Cette nuit-là, j'ai dormi seul dans la chambre de Bérénice. Elle a toujours été mal à l'aise avec son corps, Raphaële, et pourtant, j'ai rarement connu une femme qui aime autant faire l'amour, qui ressemble si peu à ce qu'elle est quand elle ne le fait pas. Pile ou face ? Elle est de ces femmes qui ont deux corps, on ne sait jamais dans lequel on entre, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle ouvre sa chair en grand, quand elle se donne. On ne peut pas en dire autant de tout le monde. « Le désir comprend à la fois l'appétit, le courage, la volonté. » Une femme qui donne ce qu'elle n'a pas me bouleverse. Il en faut, du courage et de la générosité, pour être une femme. 

Zagdanski est complètement barjo. Barjo et d'une prétention à vomir. Très intelligent, très cultivé, mais complètement con, et finalement illisible, malgré ce qu'il croit. Lui et Nabe sont deux sous-marins atomiques lâchés dans la savane. 

La température dans la maison est repassée au-dessous de 25° pour la première fois depuis longtemps. Ce matin, c'est idéal. Il fait beau et je discute de Sylvie Vartan avec Vincent, de Sylvie Vartan, de saucisson et des seins d'Ophélie. 

La nuit, quand je vais pisser, je n'éclaire pas la lumière et même je ferme les yeux, pour me réveiller le moins possible. Un jour je vais m'étaler quelque part, c'est sûr, avec les doses de somnifères que j'avale, j'ai beau avoir mémorisé le trajet depuis longtemps, les obstacles poussent comme des champignons, c'est magique, et il arrive que je sois complètement désorienté, ce qui est une expérience assez savoureuse mais parfois inquiétante.

J'ai connu quatre Sylvie. Sylvie Richard, qui m'avait branlé dans un champ près de la maison, à Rumilly, un soir d'hiver, et qui s'est pendue. Sylvie Hardouin, qui était venue poser chez moi, place des Vosges, à la fin des années 80, que j'avais couchée sur un grand pastel de Céline, elle s'en était mis partout et avait dû aller prendre une douche, gentille fille qui posait à poil pour arrondir ses fins de mois. Sylvie Fournier, grande famille d'Annecy, que j'avais connue à un mariage, ça doit être une des seules fois de ma vie que j'ai dansé. Elle faisait rêver mes condisciples à Saint-Michel, quand elle venait me voir le mercredi après-midi, parce qu'on sentait tous nettement que c'était ce qu'on appelle « une vraie femme ». Et puis Sylvie Je-ne-sais-plus-quoi, qui était mon élève au conservatoire d'Issy-les-Moulineaux. Visage bouleversant. Bout des doigts. 

Mon voisin M., qui passe chaque matin en Méhari devant chez moi pour aller chercher sa baguette à la boulangerie, a un petit-fils qui a les honneurs de l'actualité. J'ai découvert ça hier dans la feuille de chou locale, Figurez-vous (jeu de mots avec « figue »). Il a publié un livre de poésie. On pourrait se moquer, bien sûr. On pourrait rire un bon coup. J'en ai déposé quelques extraits sur Facebook, sans dire de quoi il était question, il s'est trouvé quelques personnes pour liker. Hum… Il me fait penser très fortement à Michou Pectorian, sauf que lui il se maquille comme une fille et qu'il n'a pas de gros biceps. C'est une nouvelle race qui pousse, et là, je parle de ce qu'ils écrivent. Il est parfaitement évident qu'ils ne comprennent pas ce qu'ils disent, qu'ils emploient des mots dont ils ne connaissent pas le sens, leur syntaxe est, comment dire, très honnête, ils ne peuvent rien cacher, et personne ne semble leur avoir dit qu'à chaque phrase ils se déculottent jusqu'au trognon. On les invite à la radio, ils font des conférences, cette andouille d'Amélie Nothomb les préface. Il ne manquerait plus que la Merveilleuse s'en empare pour que le tableau soit complet. Il s'en passe, des choses, par ici !

« Comme on comprend mal le monde quand on est jeune. »

samedi 23 août 2025

À ce moment-là

 

Avec elle j'étudiais l'harmonie. Du moins était-ce l'intitulé du cours, mais il arrivait que nous débordions un peu sur d'autres disciplines annexes. A. possédait un accent hispanique prononcé, elle était blonde, assez sèche, elle avait des cheveux mi-longs, c'était la femme de C. et je crois pouvoir affirmer qu'elle m'aimait bien. Elle me demandait parfois de lui jouer des œuvres que je travaillais avec son mari. Ce jour-là, c'était au commencement de l'après-midi, je ne sais plus sur quoi nous travaillions, elle m'a demandé de lui interpréter quelques unes des Scènes d'enfant de Schumann. Je n'aimais pas énormément jouer du piano devant elle, je ne sais trop pourquoi, mais il m'était impossible de refuser. À un moment donné, elle m'a repris sur un phrasé, et m'a dit que je ne respirais pas — ou pas bien. Comme je peinais un peu à comprendre où elle voulait en venir, elle a parlé d'un état de suspension ; je me rappelle très bien ce mot de « suspension », dit avec l'accent espagnol. Elle avait une voix assez aiguë, pas très jolie. 

J'ai rejoué plusieurs fois un passage qui ne lui plaisait pas, mais plus je recommençais moins ça lui plaisait. Elle s'est même mise au piano, pour essayer de se faire comprendre mieux qu'avec des paroles. Je sentais bien que je n'y arriverai pas : quelque chose en moi se braquait complètement, je n'y pouvais rien. Je n'avais qu'une envie, c'était de lui demander de revenir à l'étude de cet enchaînement harmonique de Händel, oui, je crois qu'il s'agissait de Händel, après tout, j'étais là pour ça, mais je n'ai pas osé. Elle était assise à ma droite, je ne la regardais pas. Je commençais à en avoir marre, de ce Schumann, qui n'était même pas l'un de mes préférés, quand j'ai senti très nettement sa main sur ma bite. « Là, c'est là, tu comprends ? » Il m'est impossible de me rappeler ce que j'ai répondu. J'imagine que j'ai bredouillé que je comprenais, ou un truc du genre. Elle n'a pas laissé sa main. Elle l'a même retirée tout naturellement, sans précipitation, comme si ce geste était parfaitement à sa place, qu'il avait rempli sa fonction, très bien, on pouvait maintenant passer à autre chose, et moi j'ai continué à jouer comme si de rien n'était. 

Plus tard je me suis demandé si je n'avais pas rêvé. Sa main était peut-être sur mon ventre, sur le bas de mon ventre, d'accord, mais pas sur mon sexe ! Elle avait simplement voulu vérifier que je savais bien respirer avec le ventre, c'est tout. Non, je n'ai pas rêvé. Et elle n'était pas suffisamment myope pour avoir pris mon entre-jambes pour mon ventre. C'est là, tu comprends… Peut-être avait-elle jugé bon de me rappeler où se trouvait mon sexe, peut-être trouvait-elle que mon jeu manquait de testostérone, peut-être pensait-elle que les grands interprètes romantiques pensent d'abord avec leur phallus, et que j'avais tendance à l'oublier, que j'étais trop intellectuel, trop timoré, peut-être trouvait-elle mon jeu efféminé ou fade ? Peut-être avait-elle tout simplement envie que je sorte ma queue, là, devant le Steinway, sans faire de manières, et que je la baise à même la moquette ? Peut-être avait-elle envie de se venger de son mari qui la trompait sans trop de discrétion, nous étions tous au courant ? Je ne sais pas ce qui lui a passé par la tête et je ne le saurai jamais. J'ai été lâche, j'ai fait celui qui ne comprenait pas, celui qui pense que son bras a fourché. Je regrette. Non pas que j'aie eu la moindre envie d'A., ce jour-là, mais je regrette ma petite lâcheté. Peut-être que ce moment aurait été un tournant, dans ma vie, si j'avais réagi autrement. 

samedi 16 août 2025

Dernières paroles

 

Les objets d'amour peuvent coûter cher. J'avais une affaire en Birmanie, avec une succursale au Guatemala. Pas de problèmes d'argent mais beaucoup de pensées qui me trottaient dans la tête sans que je puisse y mettre un terme. Lila était muette, mais très brune et gracieuse. J'aurais pu la vendre facilement. Elle avait ce genre de visage qui incite fortement au négoce. Mais sa compagnie m'était agréable et sa cuisine exceptionnelle. 

Quand elle fut emportée par un requin qui avait littéralement jailli de l'eau en attrapant sa jambe (tout le reste est venu avec, d'un seul mouvement très élégant), elle n'avait émis qu'une sorte de hoquet bref et maladroit, comme si elle s'excusait de ce regrettable incident qui était venu troubler la quiétude de l'instant que nous partagions. J'avais regardé quelques secondes l'endroit où elle avait disparu, mais on n'apercevait que quelque bulles d'air venues crever discrètement à la surface de l'eau. Ses dernières paroles, sans doute. J'avais encore un sandwich entamé à la main mais je n'avais plus faim… 

Nous payons notre tribut à la liberté, avais-je pensé, il serait déraisonnable de se révolter là contre. Au bout d'une petite minute, il y avait eu quelques remous, et l'eau s'était colorée de rouge. Je m'étais imaginé, peut-être à tort, qu'elle avait dû souffrir beaucoup, mais le spectacle était réussi. Je pris les rames pour me diriger vers le bateau. En arrivant en haut de l'échelle de corde, alors qu'on m'attrapait la main pour m'aider à monter à bord, je me dis que je n'avais jamais fait l'amour avec Lila. 

vendredi 15 août 2025

L'Enfer nécessaire

 


« Je n'ai jamais vu aussi peu de liberté intellectuelle qu'à notre époque. L'opinion dominante n'a plus d'ennemis. » dit Pierre Manent. C'est bien mon sentiment, et c'est vrai de toutes les couches de la société, de tous les bords politiques et générationnels. Que notre président de la République soit à demi-fou, personne n'en doute plus, mais il n'est pas seul à l'être, loin de là, et cette folie, je la vois un peu partout, même si elle prend des formes moins exorbitantes, plus discrètes ou plus banales. Il faut écouter les discours des uns et des autres, il faut lire ce qui s'écrit ici ou là, il faut prendre un peu de recul et entendre autre chose que le sens direct, pour percevoir physiquement cette folie sourde qui bout continuellement au creux des phrases, qui les défigure et les met souvent cul par-dessus tête sans que personne n'ait l'air de s'en émouvoir. Cette folie est ce qui anéantit toute liberté intellectuelle, car elle domine, pas par le plus, mais par le moins ; elle est omniprésente et surtout chronique. C'est une forme d'hypotension mentale qui passe inaperçue car elle se dilue dans toutes les strates de la société. Il y a une étrangeté aimable et il y a une étrangeté diabolique. Entre la poésie et ce discours fou dont je parle, il y a un gouffre. Depuis 2020 et la farce sanitaire mondiale, on a vu de quoi ce discours et ses ajusteurs étaient capables. Et ce n'est pas l'Intelligence Artificielle qui va arranger les choses.

Chaque époque se croit supérieure à la précédente, certes, mais notre temps a ceci de particulier qu'il est sorti du régime de la comparaison, qu'il a fait du présent un absolu, un horizon indépassable et intangible qui a dissous toute autre manière de penser, d'aimer et de vivre dans l'acide du mépris, qui les a reléguées à l'état de délires ou de borborygmes préhistoriques. Parler d'anachronisme systématique et d'arrogance est encore trop peu dire. Notre époque a arrêté le temps : c'est un arrêt-sur-imagination, dont il s'agit (je suspecte qu'il y ait un lien avec la Vitesse qui réduit toute chose, à commencer par la Distance). Ce ne sont plus seulement les siècles passés, qui ont été engloutis, c'est l'année précédente et tout ce qui a le toupet de ne pas penser comme le Contemporain absolu. C'est très frappant dans le domaine de la morale et de l'esthétique. Essayez donc de parler d'une attitude ou d'une pratique qui était encore parfaitement admise et même aimée ou admirée il y a trente ou quarante ans comme de quelque chose de seulement admissible, et on vous prendra pour un fou, un pervers ou un provocateur. C'est impossible ! Ça n'a pas pu exister, vous racontez n'importe quoi, et d'ailleurs c'était moche, sale, immoral, abject, impensable, intolérable. Essayez de leur dire que les hommes de ces temps-là avaient autant de raison et de justifications (et de morale) qu'eux, qu'ils n'étaient peut-être pas si idiots que cela, et vous les verrez s'étrangler de rage et de rire, les deux se confondant. Non, non, ça n'existe pas, seul le présent peut avoir raison : ainsi en décide le présent. Qu'il puisse se dédire dans six mois ne leur vient pas à l'esprit… En dernier ressort, ils convoqueront La-Science pour vous éjecter du cercle de La-Raison, et la messe sera dite, sans qu'ils aient entraperçu la contradiction dans laquelle ils sont pris, puisque la science n'a jamais cessé d'évoluer et donc de se contredire et presque de se nier. Malraux avait raison, ce siècle est bien un siècle religieux. Anti-spirituel mais archi-religieux. 

La vie est étrange. Comment se fait-il que ce soit toujours les êtres les plus dépourvus d'humour qui vous reprochent d'en manquer ? Comment se fait-il que soit les plus bêtes qui vous donnent des conseils en intelligence ? Comment se fait-il que ce soit les plus radins qui tordent la bouche quand ils voient que vous êtes dans l'incapacité de faire telle dépense, ou que vous refusez une invitation à dîner ? Comment se fait-il que ce soit les moins informés sur une question (ou de la manière la plus partiale) qui vous expliquent que les choses sont très-claires ? Comment se fait-il que ceux qui n'ont pas lu tel écrivain aient toujours l'opinion la plus catégorique à son sujet ? Comment se fait-il que ceux qui ne connaissent à peu près rien à la musique et qui n'ont pas écouté le centième de ce que vous connaissez vous reprochent superbement de manquer de curiosité et d'avoir l'esprit étroit ? Comment se fait-il que ce soit toujours les hommes dont les femmes sont quelconques qui trouvent facilement très-moches les femmes des autres ? 

Des questions comme celles-là, j'en ai des centaines. Mais on va me répondre qu'il n'y en a qu'une, de question, bien sûr, ou que je fais semblant de poser des questions pour pouvoir apporter mes propres réponses. Ce n'est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus. 

Alors posons une vraie question, une question à laquelle nous n'avons pas de réponse. Comment se fait-il que les Japonais n'en veuillent pas aux Américains de ce que ceux-là leur ont fait les 6 et 9 août 1945 ? On me répond, au choix :

a. Ce n'est pas vrai qu'ils ne leur en veulent pas.

b. Ils ont raison de ne pas leur vouloir.

a : Ce n'est pas vrai qu'ils ne leur en veulent pas. Ils leur en veulent à leur manière, mais comme ce sont des Japonais, et que les Japonais sont très polis, ou très retors, ça ne se voit pas. Qu'ils ne l'expriment pas ne signifie pas que le ressentiment n'existe pas. 

b : Ils ont raison de ne pas leur en vouloir, ça ne sert à rien, et puis les coupables ne sont plus là, les Américains d'aujourd'hui ne sont pas ceux qui ont largué deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. D'ailleurs les Français de 2025 n'ont aucune rancœur vis à vis des Allemands. 

Aucune de ces réponses ne me satisfait. Enfin, pour la première, il est assez difficile d'être affirmatif, naturellement, puisqu'on se base toujours sur des impressions et des extrapolations faites à partir des quelques exemples qu'on connaît. Les Japonais qu'il m'est arrivé de fréquenter ne m'ont pas donné la sensation d'éprouver un quelconque ressentiment, une quelconque haine, envers les Américains, et je ne vois jamais ces sentiments exprimés nulle part. Il est possible que je sois seulement mal informé, bien sûr, mais c'est mon impression. Peut-être n'ai-je pas assez d'imagination pour comprendre ou percevoir ce ressentiment.

Mais si l'on part de ce postulat, qu'on admet qu'il n'existe pas de ressentiment envers les Américains de la part des Japonais d'aujourd'hui, comment est-ce qu'on peut expliquer ce qui, pour moi, est un grand mystère ? Autant le dire tout de suite,  je ne comprends absolument pas que les Japonais n'en veuillent pas aux Américains. C'est pour moi totalement incompréhensible. Mais laissons la question personnelle de côté pour l'instant. Donc ils ne leur en veulent pas parce que ça ne sert à rien. Comme si les choses qui ne servent à rien n'existaient pas, comme si les sentiments étaient du côté de la rationalité, comme si les sentiments n'étaient pas précisément ce qui interrompt l'enchaînement des causes et des effets… Je crois qu'on peut abandonner très vite cette explication qui n'en est pas une. Les Japonais n'en veulent pas aux Américains parce que les Japonais d'aujourd'hui ne sont pas les Japonais de 1945 et que les Américains d'aujourd'hui ne sont pas les Américains de la dernière guerre. C'est déjà plus plausible. Mais on pourrait répondre que les Japonais d'aujourd'hui n'en veulent peut-être pas aux Américains d'aujourd'hui incarnés, en chair et en os, les vrais, ceux qu'ils croisent dans un café à Paris ou aux Jeux Olympiques de Londres, d'accord, mais qu'ils pourraient très bien en vouloir « aux Américains » quand-même, même si ceux qu'ils rencontrent dans la rue leur sont sympathiques et qu'ils ne voient pas de raison de les rendre responsables de ce qu'ont vécu leurs parents. Parce que les Japonais sont comme tous les peuples du monde, ils ne sont pas seulement de leur temps (et heureusement !), ils ont une mémoire qui leur vient de leurs pères, une mémoire qui se transmet, ils portent en eux autre chose qu'eux-mêmes (et heureusement !), comme tous les humains ; les générations ne sont pas des entités fermées sur elles-mêmes, elles sont poreuses, à leurs deux extrémités, elles glissent les unes sur les autres, sans solutions de continuité clairement identifiables. Et même s'ils n'en veulent pas « aux Américains », ils peuvent en vouloir à l'Amérique. Ils ont sacrément de quoi lui en vouloir, à l'Amérique, selon moi. Je connais les justifications qui ont été données à l'utilisation de La Bombe (comme on disait jadis) ; elles ne m'ont jamais convaincu. Jamais convaincu du point de vue des Japonais. Du point de vue des Américains et peut-être, mais c'est déjà beaucoup plus discutable, du point de vue des Européens — peut-être… Mais quand-même ! La chose est vite expédiée et l'on sent bien que personne n'a vraiment envie d'y aller voir de près. Un ami me disait il y a peu : « La plupart des gens méconnaissent leur désir, ses ressorts et ses coins dissimulés. » Et même : « Les gens ne savent pas qui ils sont. » Je l'approuve ! C'est une chose qui me frappe de plus en plus, avec les années. Ici, je dirais que la plupart des gens méconnaissent radicalement les désirs, les peurs et les douleurs des autres, que ça ne les intéresse pas (la séparation radicale des sexes, et leur négation, depuis quelques années, est à cet égard révélatrice de la méconnaissance de celui qui est en face). On côtoie des gens qui ne se connaissent pas, que ce sujet (se connaître) n'intéresse même pas, qui enchaînent les contresens sur eux-mêmes avec une virtuosité déconcertante, et l'on est toujours en train de se demander s'ils plaisantent, quand ils nous parlent « à cœur ouvert ». Comment pourrait-on imaginer qu'ils aient un commencement d'empathie réelle avec autrui, c'est-à-dire qu'ils aient suffisamment d'imagination (on y revient toujours) pour aller faire un tour ailleurs qu'en eux-mêmes, qu'ils sortent de leur périmètre, qu'ils lâchent la rampe et s'aventurent un instant dans l'étrange et l'étranger d'un corps qui n'est pas le leur, d'une patrie qui n'est pas la leur, d'une culture et d'une mémoire autres ? On se demande souvent, aujourd'hui, comment il se fait que la « sauvagerie » fait un retour en force parmi nous, mais la sauvagerie (si mal nommée) n'est possible que parce que le périmètre mental des humains s'est rétréci d'une manière stupéfiante, en quelques décennies. Quand on n'imagine pas la souffrance de l'autre, il est beaucoup plus facile d'être cruel. On nuit facilement à l'autre parce qu'on est incapable d'imaginer ce que l'on cause en lui — en lui c'est-à-dire en nous, par écho et par réverbération. 

La Bombe est tellement loin de nous, de notre réalité mentale et sensible, et pour l'instant de nos frontières, c'est une chose tellement inconcevable, au sens propre, qu'il devient facile de déléguer à un homme seul le pouvoir de l'utiliser. C'est une chose abstraite, qui ne nous atteint pas. Tout va en ce sens, depuis un siècle. Les attaques par drones interposés sont du même ordre, de ce point de vue. Le soldat qui appuie sur le bouton n'est plus en contact avec sa victime, et surtout, il ne risque rien, lui, il n'existe aucune réciprocité dans le geste et dans l'instant. Ce n'est donc plus d'un soldat qu'il s'agit. Il y a une pornographie de la guerre moderne qui me saute aux yeux. Les tueurs sont derrière des écrans, comme les effeuilleuses modernes. La chaîne de délégation est si longue, depuis le président dans son bureau ovale ou triangulaire jusqu'au pauvre type qui allait faire ses courses et dont le corps a fondu en une demi-seconde qu'on ne peut même plus parler de guerre, en tout cas de combat et de combattants. Personne n'est concerné — jusqu'au moment où le feu entre en tout le monde et le vaporise. Et si personne n'est concerné, la catastrophe devient autant envisageable qu'imprévisible. 

Je me rappelle très bien l'espèce de terreur sacrée qui nous habitait quand le père nous parlait d'Hiroshima et de La Bombe. C'était l'Événement par excellence, c'était la catastrophe des catastrophes. Il n'y avait guère que l'horreur des camps qui pouvait rivaliser avec ça. Bien sûr que l'utilisation de cette bombe a été une rupture radicale avec le monde d'avant ! Il faut être complètement aveugle pour ne pas le voir, pour ne pas le sentir. La guerre est horrible, les guerres sont atroces, elles l'ont toujours été, mais là, tout d'un coup, on ne jouait plus du tout avec les même règles (même si les règles… il suffit de lire Sun Tzu pour savoir que la guerre les ignore même quand elle les promeut et les définit méticuleusement), et personne n'avait été prévenu. Je dis qu'il n'y avait que l'horreur des camps qui pouvait rivaliser avec l'effroi qui nous prenait à l'évocation d'Hiroshima, mais ce n'est même pas vrai. Les camps, c'était encore des hommes qui s'en prenaient à d'autres hommes, certes avec des moyens ignobles, indéfendables, à une échelle impensable alors, mais enfin dont l'essence et la forme pouvaient encore entrer dans notre esprit : le feu, la torture, les tueries, l'empoisonnement, les vexations, le mépris, la cruauté, la brutalité, le cynisme et l'indifférence, tout cela était connu depuis toujours, et c'était bien des corps qui martyrisaient d'autres corps. La Bombe, c'est autre chose. C'est un claquement de doigt qui peut faire disparaître une ville, un pays, et aujourd'hui peut-être un continent, sans même qu'on puisse s'y préparer ; et d'ailleurs il n'existe aucune manière de se préparer à une telle réalité. Aucun précédent, aucun moyen d'imaginer ce que cela signifie avant de l'avoir vécu (ayez la curiosité d'écouter quelques minutes les survivants d'Hiroshima, pour sentir passer sur vous ce souffle de terreur…). La Bombe, il faut de l'imagination, pour en ressentir les effets, mais l'imagination sera toujours en deçà de la réalité. Hiroshima, ce n'est pas vraiment des hommes qui s'en prennent à d'autres hommes. La disproportion est trop grande entre les moyens utilisés et ceux qui en sont la cible, entre une technique et les corps qu'elle va anéantir comme par magie ; il y a du divin, là-dedans. On ne peut pas mourir en une demi-seconde, pas à l'échelle d'une ville ou d'un pays. Dans le documentaire qu'on peut voir en ce moment sur le sujet, à la télévision, le navigateur américain de l'avion surnommé The Necessary Evil (sic), le lieutenant Russel Gackenbach, dit, face à la caméra : « C'était génial ! ». C'était donc, aussi, un spectacle. Et surtout, ils sont, ils étaient absolument persuadés d'œuvrer pour le Bien, ceux qui participaient à ces bombardements. C'est bien la seule chose qui ne change jamais : les hommes les plus destructeurs et les plus impitoyables sont toujours convaincus de le faire pour un Bien supérieur qui ne tergiverse pas avec les pauvres scrupules de quelques âmes sensibles qui ne comprennent pas comment on en est arrivé à cette nécessité. Ceux qui doutent manquent de testostérone…

Le 8 août 1945, Albert Camus écrivait dans Combat : « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. » 

La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie… Bien sûr, ce ne serait pas le dernier, nous le savons, maintenant, mais c'est tout de même le dernier en un sens qu'Albert Camus avait très bien pressenti : c'est le dernier en ce qu'il permet, pour la première fois, d'anéantir toute vie humaine sur Terre. Je n'appellerais pas ça de la sauvagerie, mais c'est uniquement parce que nous avons du monde sauvage une tout autre vision que les hommes de ce temps-là. Il n'est jamais question d'éradication, dans le monde sauvage, seulement de se défendre, de persister à être et de protéger sa lignée. 

Sur le fond, les choses n'ont pas beaucoup évolué depuis 1945. Même si l'arsenal atomique a été multiplié par 1200 depuis (avec un pic bien supérieur en 1985), la forme de destruction est toujours la même : elle a seulement gagné en précision et en puissance. Un sous-marin français lanceur d'engin possède 16 missiles M51 équipés chacun de 4 à 6 ogives nucléaires, ce qui fait un total moyen (par sous-marin) de 80 ogives. Chaque ogive nucléaire est d'une puissance 7 à 10 fois supérieure à la bombe larguée sur Hiroshima. Si les 80 ogives d'un sous-marin français étaient lancées sur des zones à forte densité de population, elles pourraient causer la mort de 40 millions de personnes (dans l'immédiat, la projection dans l'avenir même proche étant par définition très difficile à réaliser). Je dis 40 millions, mais mon calcul doit être un peu petit-bras, puisque le général Bernard Norlain, lui, dit 200 millions. Dans un seul sous-marin français, la puissance de feu est équivalente à 1000 Hiroshima. Notons en outre que les armes atomiques françaises ne sont ni les plus puissantes ni les plus nombreuses. La capacité de destruction s'est donc considérablement accrue, mais la manière et l'essence de cette destruction sont les mêmes. 

Nous sommes anesthésiés et rendus intellectuellement paresseux par trois quarts de siècle de « dissuasion atomique ». Nous voyons les choses depuis cette unique clef, qui est censée nous rassurer et tout justifier. Sur la doctrine de la dissuasion nucléaire, il y aurait beaucoup à dire. Le moins qu'on puisse penser quand on se penche sur la question est qu'elle est généralement acceptée sans le moindre examen sérieux. On se contente d'énoncer une série d'assertions définitives qui ont été remises eu cause depuis belle lurette par beaucoup de gens sérieux, sans que jamais cela n'ait aucun effet sur l'opinion publique (controverse d'experts, croit-on…). Mais c'est surtout « la foule des commentaires enthousiastes » dont parle Camus, qui fait penser, et qui fait penser d'autant plus aujourd'hui où les affamés de la Technique sont devenus la seule majorité incontestable. Günther Anders avait une formule magnifique, « le courage d'avoir peur ». Je crains que ce courage-là n'ait été complètement éradiqué, c'est l'un des premiers effets de la Bombe. D'autres peurs ont envahi l'espace public, certes, mais la peur de ce que peut produire la civilisation technique, elle, a disparu. C'est tellement vertigineux qu'on préfère ne pas y penser. Le plus grave, dans tout ça, est l'infinie délégation qu'implique nécessairement une telle arme. Les citoyens ne peuvent pas faire autrement que s'en remettre à des experts en cascade et in fine à UN homme (qui lui-même…), alors qu'ils sont les premiers concernés et que ce sont eux qui financent tout cela. La Bombe ne devrait pas être un sujet technique, mais un sujet politique. La Technique n'est jamais un sujet technique. « La stratégie nucléaire de la France vise fondamentalement à empêcher la guerre. » (dixit Emmanuel Macron) J'aimerais beaucoup développer tout cela, et notamment la question de la prise de décision (celle de déclencher ce qu'ils aiment appeler avec gourmandise « le feu nucléaire »), question très intéressante, et qui, si elle était véritablement connue, ferait réfléchir beaucoup de gens qui acceptent la Doctrine (elle porte bien son nom) comme parole d'évangile — nous sommes anesthésiés et rendus paresseux par la Doctrine, par les doctrines. Mais mon ministre de la Propagande me dit que j'ai déjà perdu 529 473 lecteurs depuis 13 minutes, donc je vais m'abstenir… Pour cette fois. 

Je me suis considérablement éloigné de ma question initiale, comme d'habitude, et il faut que j'y revienne. Mais qu'on me permette un dernier aparté, car j'ai écouté ce qu'elle avait à nous dire, la vieille Exorbitante. La Bombe s'ennuie. C'est une vieille dame et elle s'épuise, à rester blottie dans ses silos ou dans ses tubes. Elle a des rhumatismes et du vague à l'âme, la Vieille à Champignon qui écoute Bob Dylan pour se désennuyer de son inaction. La retraite à quatre-vingts ans, c'est trop tôt pour elle ! Ce n'est jamais le bon moment, paraît-il… Elle sera encore là dans un siècle au moins. Elle nous enterrera tous, vous verrez. 

Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est bien vu, je trouve. Et quand on pense à la Bombe, c'est ce qui nous frappe en premier lieu. Le monde, qu'on croyait immense, d'une folle diversité, et par cela-même impérissable, quelque chose dont personne ne viendrait jamais à bout, plongeant ses racines à l'infini du passé et étendant ses bras dans l'infini du futur, ce monde se révèle soudain d'une vulnérabilité extrême, il est à la merci d'une crise de nerfs, d'une erreur, d'une scène de ménage, d'un dérapage de l'Intelligence Artificielle… C'en devient grotesque. Qui sont ces gens qui pensent détenir ce pouvoir, et qui le détiennent effectivement ? C'est la question qu'il faudrait se poser.

Dans un discours d'Emmanuel Macron, je crois que celui-ci (ou était-ce l'un de ses généraux ?) expliquait que si demain quelqu'un en venait à essayer d'envahir notre territoire, alors, après une défense de type conventionnel, s'il (le Président) considère que la protection du territoire entre dans le cadre des « intérêt vitaux » (sic) (ici, il faut noter que c'est au président de la République et à lui seul d'en juger), alors il pourrait être fait usage de la force nucléaire. Il est amusant de remarquer que l'envahissement du territoire national a bien eu lieu, qu'il est presque achevé, d'ailleurs, mais par des moyens « non conventionnels », je veux dire par là non militaires (un détail). Ce petit exemple montre que la plupart du temps, les armes et les armées sont inadaptées au monde dans lequel elles ont acquis leur puissance maximale, elles sont presque par nature intempestives et anachroniques. Car il ne suffit pas d'être puissant, pour être efficace, ou seulement utile, il faut avant tout savoir de quelle manière répondre à l'agression réelle, et non pas à l'Agression théorisée dans les livres de stratégie ou d'Histoire. Et pour répondre à une agression réelle, il faut avant tout savoir l'identifier et ne pas avoir peur de la nommer. Les militaires sont toujours en retard sur l'événement, ou d'un événement, puisqu'ils se basent sur ce qui a déjà été vécu et théorisé pour l'évaluer et combattre l'adversaire. Est-ce que je suis sorti de mon sujet ? Oui et non. 

À propos des Français qui n'en voudraient pas du tout aux Allemands de 2025, c'est bien possible, mais moi je suis encore d'une génération qui a couramment entendu parler des « Boches ». Vu du présent, on a l'impression que les Français, durant l'Occupation, n'en avaient qu'après les Nazis, mais c'est complètement faux. On mettait tous les Allemands dans le même sac, c'était « les Chleuhs », qui occupaient le pays. Prenez par exemple un Vladimir Jankélivitch. Voilà quelqu'un qu'on ne peut pas soupçonner d'être un crétin. Il s’était juré de ne plus jamais lire les philosophes allemands, de ne plus écouter de musique allemande, de ne plus jamais mettre un pied sur le sol allemand. Ça vous paraît fou ? Il n'était pas le seul, loin de là. Ça ne veut pas dire que ces « préjugés » sont destinés à durer, la preuve, mais il ne faut pas se raconter d'histoires, c'est comme ça que les choses étaient perçues par nos parents. Et j'en reviens donc à ma question : comment se fait-il que « les Japonais » n'en veuillent pas « aux Américains », les-Américains étant une idée plus qu'une réalité, mais une idée personnifiée par Harry S. Truman, idée qui a tout de même causé des douleurs invraisemblables à tout un peuple qui n'était pas en sa totalité ni en son essence un ramassis de diables fanatiques ou de kamikazes hystériques, on le sait aujourd'hui. On voit bien que ce n'est pas aussi simple, de séparer un peuple de l'image qu'il donne de lui-même, de ses dirigeants et des décisions qu'ils prennent parfois dans la solitude de leur pouvoir exorbitant. Les exorbitances se rencontrent parfois. 

La vie est étrange. Comment se fait-il que les autres ne se posent pas les mêmes questions que moi ? Comment se fait-il qu'ils adoptent sans barguigner des idées et des récits qui me semblent aussi étrangers à leur métabolisme qu'une pipe l'est à une pie. Comment se fait-il qu'ils rient de bon cœur à des blagues éculées et rances, qui ont traîné partout et emportent avec elles toute la boue séchée de l'époque ? Comment se fait-il que pas un instant ils ne se posent sur leur cul et se regardent dans le miroir pour écouter le bruit infernal de la répétition qui les traverse, qui nous traverse tous ?

La montée aux extrêmes est proscrite, en régime de dissuasion nucléaire. C'est amusant, parce qu'au même moment, cette montée aux extrêmes est bien ce que l'on constate tous les jours dans la rue, en France. Dès le moindre conflit, aussi dérisoire soit-il, dès la moindre contrariété, les protagonistes montent aux extrêmes avec une sauvagerie qui laisse pantois. On n'en revient pas, au propre et au figuré. L'un de mes étudiants, au conservatoire, était d'origine salvadorienne, et me racontait que son pays, depuis quelques années, était devenu un pays très sûr, ou du moins très policé, contrairement à l'image que nous nous en faisions depuis nos contrées tempérées et pas encore ravagées par la drogue et ses inévitables prolongements de tous ordres. C'était dû, selon lui, à la violence extrême qui régnait jusqu'alors et qui avait conduit tout un chacun à ne se déplacer qu'armé et prêt à défendre chèrement sa vie. Comme cette violence était toujours sur le point d'éclater, et que chacun savait l'autre armé, les gens étaient dorénavant d'une politesse exquise. Le moins qu'on puisse dire est que la doctrine de la Dissuasion n'a pas produit les mêmes effets entre les différents peuples qui se partagent l'hexagone. La vie quotidienne au temps des Macron est bien une bombe H toujours sur le point d'exploser, les Français le savent, le sentent, même sans le comprendre vraiment ni avoir les mots pour le dire.

La Bombe a en une fraction de seconde rendu le monde mortel. On va me répondre qu'il est mortel de bien d'autres façons, le climat et ses modifications étant une des manières dont l'homme a imaginé nous le signifier, ou nous le faire craindre, mais cette mortalité-là s'accompagnerait d'une mort très différente, une mort lente, qui ressemblerait plus à une maladie qu'à un accident : et la maladie, on peut essayer de la traiter, à la différence de l'accident. Les hommes sont mortels, ce qui non seulement ne change rien au monde, mais qui, au contraire, lui permet de se perpétuer plus harmonieusement, puisque les hommes, toujours neufs, sont par définition adaptés à leur présent, génération après génération. Ils passent, dans un monde qui, lui, ne passe pas. Les hommes sont toujours mortels, mais désormais le monde l'est aussi, depuis l'été 1945. Cette situation nouvelle crée inévitablement une angoisse nouvelle, puisqu'à celle de notre propre disparition s'ajoute celle de la disparition de l'espèce. J'imagine que ceux qui ont des enfants comprennent mieux que moi ce dont je parle, mais il est possible de ressentir cet effroi terrible même sans avoir de descendance. 

Il y a un conformisme de la Bombe comme il y a la bombe du conformisme. Très rares sont ceux qui se questionnent encore à ce propos. Le problème est tellement énorme, à la fois technique et moral, politique et philosophique, qu'il nous écrase littéralement et anéantit en nous toute velléité de réflexion : pourquoi y penser alors que des gens souffrent et meurent par milliers chaque jour aux quatre coins du globe ? C'est une vieille histoire qu'il faut laisser aux historiens et aux stratèges, donc aux experts, ou aux vieux cons comme moi qui se souviennent de leur effroi d'enfant. Je ne sais même pas pourquoi j'ai pensé à l'hypothétique ressentiment des Japonais, 80 ans après un événement que je n'ai même pas connu directement. Quelle est donc cette curieuse forme de compassion pour un peuple dont on ignore presque tout, pour un pays dans lequel on n'a jamais mis les pieds ? Aurais-je éprouvé le même sentiment pour un autre peuple ? Je l'ignore, mais Hiroshima et Nagasaki resteront pour moi des noms inoubliables et douloureux, des questions sans réponse. Günther Anders a mis des années à être capable de seulement écrire sur le sujet, à sortir de sa stupeur. Il parle de ses premiers écrits (Hiroshima est partout) sur cet objet comme de « la confession de [son] incapacité, de notre incapacité à seulement nous représenter ce que nous avions mis en place ou produit ». L'exorbitance est le propre de cette affaire. Elle nous sort les yeux des orbites, à condition que nous fassions intervenir notre imagination. 

Quant à l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques, je crois bien que le sujet est renvoyé aux calendes grecques. Ça n'existe pas, l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. Elle n'est du moins pas de taille à compenser la manière folle, c'est ce qu'il faut comprendre. L'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques, c'est la partie émergée de l'iceberg. L'exorbitance n'est plus un dépassement pathologique de la norme, c'est la norme nouvelle. Hiroshima est partoutLe ressentiment aussi.

mercredi 13 août 2025

Gueuloir n° 11 (ou la lettre au Ça)



Cher Daniel, vous m'avez demandé un violon pour le chêne dont vous avez la générosité de percer que je suis en mesurette de l'étrangler. Soyez assez aimant de me permettre de commencer par une excuse (ce ne sera pas la dernière) : je peux vous dire que c'est ce que je suis en train d'étrangler (ce violon) et en même temps que c'est tout sauf cela, car étrangler un violon serait admettre que je sais à l'avance de quoi il sera question dans ce chêne. Or tel n'est pas le cas, je dois être honnête avec vous. J'ai un panneau, j'ai une première étoile, et c'est déjà beaucoup — mais cela ne va sans doute pas vous rassurer… Le panneau (provisoire, j'insiste là-dessus) est : « Ça »

Néanmoins, la préoccupante écharpe dit impartialement qu'il sera question des horloges, de celles que j'ai frottées dans mon ruisseau, avec leur tapis et leur volcan, et souvent d'alléger, en tout cas de détacher. Ces horloges ont noué des liens avec la cascade et la fenêtre, créant une histoire sobre, populaire de miroir, et elles ont incité en moi une autre histoire que la mienne ainsi que d'autres miroirs, tout en participant au mystère qui se dérangeait autour de moi, toujours privilégié et même pertinent.

De toute façon, un chêne qui n'est pas contenu tout entier dans sa lampe n'est pas grand-chose. J'ai souvent pensé que la lampe suffisait, que le reste était redondant, ou superflu, et qu'un océan avisé du XXIe siècle devrait publier des chênes qui seraient absolument vides de plumes, simples parallélépipèdes rectangles avec une lampe et un océan d'océan, ce qui serait une manière merveilleuse de montrer où en sont arrivées ce qu'on nommait autrefois « horloges ». Quel est cet océan, déjà, qui passait son océan plongé dans les armoires, non pas pour s'instruire, mais pour son seul piano ? Voilà quelqu'un qui préférait les armoires aux romans ou aux traités de philosophie. Comme on le comprend ! Le vrai océan est là, dans les océans indéfiniment définis, alignés les uns à côté des autres, comme des poèmes de piano dont on cherche à percer le secret, plutôt que dans des plumes qu'on a déjà goûtées cent fois, et mieux.

vendredi 8 août 2025

75 000 euros

 

Quand le médecin lui annonça qu'elle n'en avait plus que pour cinq semaines environ, « peut-être six… », Charline Fourié a jubilé intérieurement. Elle a néanmoins pris un ton grave pour lui demander si vraiment il n'existait aucun traitement. Elle avait besoin d'être certaine, afin d'éviter les mauvaises surprises. En sortant du cabinet, essayant de ne pas courir et de garder son air de chienne battue, elle se précipita chez elle pour ouvrir son ordinateur et y chercher l'organisme de crédit le plus généreux et le moins tatillon. Savoir qu'elle n'aurait jamais à rembourser ces fumiers l'amenait au bord de l'orgasme. Elle jeta son dévolu sur Cefix Andia, à cause des 75000 euros qu'ils acceptaient de prêter sans trop regarder à la situation de l'empruntant. 75000 euros, c'était bien, pour cinq ou six semaines. Elle pourrait se faire plaisir, enfin. Elle s'est dépêchée de signer tous les papiers, qu'elle a renvoyés par mail, avant que son médecin n'ait le temps de signaler sa situation aux services qui gèrent ce genre de cas. 75000 euros, dans l'absolu, ce n'est pas grand-chose, mais 75000 euros à dépenser en cinq semaines, c'est bien, se dit-elle. En tout cas, ça ne lui était jamais arrivé de dépenser 75000 euros en cinq semaines, ni même en un an, ni même en deux. 75000 euros, ce n'était pas une fortune, et c'était même bien trop peu, qu'elle arracherait de la main de ces salauds, pensa-t-elle. Mais c'était bien, pour elle qui n'avait pas l'habitude de dépenser beaucoup. 

Et puis le docteur avait dit cinq semaines, ou six, mais dans quel état serait-elle dans quatre ou cinq semaines ? Qui pouvait le dire ? Si ça se trouve, dans trois semaines et demie, elle ne serait déjà plus en état d'aller dîner à la Tour d'argent, encore moins de se taper un gigolo de 19 ans. Elle serait peut-être en train de vomir ses tripes sur une plage du Shri Lanka, déshydratée et brûlée de coups de soleil. Il fallait bien réfléchir à la manière de gérer la situation, prévoir l'imprévisible, du moins c'est ce qu'elle se disait ce soir, alors qu'elle essayait de se concentrer, assise sur son vieux Roche-Bobois défoncé. Elle savait que le temps allait passer très vite. Charline n'avait plus une minute à perdre, et ce sentiment était grisant, pour elle qui durant toute son existence avait perdu son temps avec une forme de génie. Sa première dépense fut de réserver pour dans cinq semaines une chambre luxueuse dans un hôtel parisien de grand standing. Elle voulait finir sa vie dans le confort et le luxe. Il lui sembla évident qu'il fallait commencer par la fin. Prévoir… Ne pas se laisser griser par l'instant présent. Elle alla à la cuisine se préparer un thé et fila sous la douche. Sortant de la salle de bains pour aller chercher des vêtements propres, elle resta quelques secondes nue dans le couloir, indécise, et la pensée de Maxime lui tomba dessus comme une bûche mouillée. Fallait-il le mettre dans la confidence ? Il serait difficile de lui cacher qu'il se passait quelque chose, quand elle viendrait le chercher avec sa Maserati jaune safran de location, mais elle pouvait toujours lui raconter qu'elle avait gagné au Loto ou un truc du genre. Elle n'avait pas envie qu'il comprenne, non, non, elle voulait le scotcher, lui en mettre un bon coup sur la tête, ce ne serait que justice. En tout cas, elle allait bien se marrer, ça, personne ne pourrait l'en empêcher, non !

Elle allait sortir pour se rendre chez Dalloyau quand son téléphone sonna. On lui annonçait que Maxime venait d'avoir un très grave accident et qu'il était dans un sale état. Il risquait de perdre l'usage de ses membres (tous, avait précisé drôlement son interlocutrice) et seule une opération extrêmement technique, réalisable uniquement à Londres, pouvait lui rendre une vie digne de ce nom. Évidemment, les frais n'étaient pas remboursés, et comme Maxime avait noté le nom et le numéro de téléphone de Charline Fourié comme « personne à prévenir en cas de malheur », la femme qui appelait voulait savoir si elle acceptait de prendre en charge cette opération à titre personnel. La décision devait être prise immédiatement. Combien ça va coûter ?, demanda Charline. 75000 euros.

lundi 4 août 2025

Florie-Laure

J'aurais bien aimé désirer ma fille mais elle est vraiment trop moche. Non seulement Florie-Laure est moche mais elle s'habille comme une boîte de conserve. Elle doit tenir ça de sa mère, mais comme la daronne est dead, je ne peux pas le lui reprocher. Je n'aime pas me singulariser, et tous mes copains ont des filles sexy de ouf avec lesquelles ils couchent de temps en temps pour se changer les idées. Moi je suis obligé de voler du champagne chez l'Arabe du coin pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Ça peut venir vite, ces trucs-là. Pourtant j'ai un travail intéressant. Je suis troll professionnel sur les réseaux sociaux. C'est correctement payé et on se marre bien. J'ai une bonne cinquantaine d'identités et je passe mon temps à rendre impossible toute discussion un tant soit peu sérieuse sur Twitter et Facebook. Mes potes trolls m'appellent Barencouilles, parce que je suis plutôt bon. En fait ça demande un peu d'organisation mais une fois qu'on a pris le pli ça va tout seul. Depuis la période bénie du Covid, j'ai augmenté substantiellement mes revenus, parce que je fais en plus la promotion (enfin, façon de parler…) des vaccins pour M***. Ce n'est pas un travail difficile, et j'adore sentir blêmir les connards d'antivax qui ont tous des gueules de losers. 

À quarante-neuf ans, je ne m'en tire pas trop mal. J'ai un appartement de 130 mètres carrés rue des Envierges et je possède un SUV Volvo assez impressionnant que j'ai payé comptant. Le soir, quand j'en ai assez de faire chier les branleurs qui se prennent tous pour des lanceurs d'alerte, je fais une partie de Clair-Obscur : Expedition 33, ou je regarde Koh Lanta avec Florie-Laure. J'ai trois grands écrans de 32 pouces et un jeune MacPro qui déchire sa race. Ou alors je fais venir une escort à la maison, une fois le dîner expédié. L'autre jour, Florie-Laure m'a dit comme ça : Papa, tu devrais lire un livre, de temps en temps, ça t'ouvrirait l'esprit. Je vois bien où elle veut en venir, cette conne : elle voudrait que je lui ressemble, mais j'ai passé l'âge d'avoir de l'acné et des lunettes de miraud. Les UV, c'est allongé que je les passe à poil avec des lunettes noires pour me protéger les yeux. C'est plutôt elle qui devrait essayer de me ressembler, mais je me fais aucune illusion, c'est foutu, ça. Mauvaise génétique et fin de la discussion. Dès qu'elle se met au soleil trois minutes, elle a des plaques rouges sur tout le corps, Miss Tinguely. Depuis quand c'est aux parents de singer leurs gosses, bordel ? En juillet, je l'envoie direct chez ses grands-parents dans la Creuse, qu'elle me lâche un peu la grappe. 

Quand Capucine est arrivée, vendredi soir vers 23 heures, Florie-Laure était dans sa chambre depuis un bon moment. Je l'avais repérée à la télé où elle était passée chez Faustine Bollaert. Sacré morceau avec un visage d'ange « et elle fait des pipes d'enfer », m'a dit Brice qui m'a refilé son 06. Quand elle est entrée dans l'appartement, elle a aperçu une photo, dans un cadre, où l'on voit ma gourde de fille. Elle n'a rien dit mais j'ai bien vu qu'elle faisait une drôle de tronche, la Capucine. Quand on est arrivé dans ma piaule, elle m'a demandé si je connaissais la jeune fille en photo… Ben évidemment, que je la connais, puisqu'elle est sortie de mes burnes, enfin, en partie, hein ! Je ne suis pas responsable de tout, non plus. Et là elle se met à déblatérer que cette tache de Florie-Laure est une star du porno ! J'ai évidemment cru qu'elle se foutait de ma gueule, et je l'ai un peu engueulée, parce que, merde, c'est ma fille, quand-même. Star du porno la bonne blague, faut arrêter les amphètes, ma grande ! Alors elle sort son portable, pianote vingt secondes, et me le tend. Putain ! Je vois ma gosse allongée sur le ventre en train de se faire sodomiser par un black taillé comme une tronçonneuse en surpoids. Le site s'appelle « Flori-Lège », à ce que je vois, et il y a des dizaines de vidéos au-dessous de celle que m'a gentiment indiquée cette pute de Capucine qui n'attendent que son index pour que je me tape la honte de ma vie. J'ai un mouvement pour aller dans sa chambre lui foutre une bonne branlée, mais Capucine me retient par la manche. « Tu risques d'être surpris, si tu entres comme ça chez elle. Je crois que c'est pas une bonne idée. » Et elle déboutonne mon futal. 

dimanche 3 août 2025

Inconnue


 

À tous les benêts qui se rassurent sur la mort en prétendant n'en avoir pas peur, je répondrai par une citation de Cioran : « Utopie noire, l'anxiété seule nous fournit des précisions sur l'avenir. » Soit ce sont des peureux qui ont peur de leur peur, soit ce sont des idiots qui n'ont jamais réfléchi sérieusement à ceci : comment pourrait-on être rassuré quant à quelque chose que personne jamais n'a décrit positivement. Et puis il y a une arrogance puérile (à la Pierre Arditi, mettons) — n'appelons pas cela « orgueil », c'est trop grand — dans cette forfanterie pieuse et naïve. Il faut un manque singulier d'imagination pour ne pas être terrifié, chacun se raccrochant à son pauvre catéchisme personnel ou collectif : La mort est ceci, la mort est cela… Dérisoires affirmations dénuées de tout fondement, qu'on récite comme une grenouille de bénitier athée (qui sont les plus acharnées croyantes, les plus dénuées de scrupule intellectuel). L'avenir est l'avenir, l'inconnu est l'inconnu, le mystère est le mystère, quoi que vous en ayez, et ce ne sont pas les quelques dérisoires et fugitives certitudes scientifiques qui me démentiront, au contraire. Je crois vraiment qu'il faut être privé d'imagination pour ne pas craindre le trépas. La mort, c'est précisément ce lieu (ou ce temps, mais rien ne nous dit que ce ne soit pas la même chose) où TOUT est possible, même l'impensable, surtout l'impensable : ce à quoi l'esprit humain ne saurait nous préparer, car il y est radicalement étranger. La mort est hors de proportion avec la vie telle que nous la connaissons, telle que nous la pensons. Nous sommes dans la finitude, dans la contingence, nous nous mouvons dans un tout petit univers circonscrit ; elle est l'infini, le seul véritable infini. On ne peut même pas dire qu'elle est plus grande que la vie, puisqu'elle lui est incommensurable. Pour mesurer la mort, il faudrait des instruments que nous ne possédons pas.

Si l'imagination est incapable d'appréhender la mort autrement que par des images très humaines et très dépendantes de notre savoir, de notre culture et de nos civilisations, c'est bien que la mort se situe au-delà, et que nous ne posséderons jamais de véhicules suffisamment rapides et puissants pour nous y conduire en touristes et nous en ramener. Le fin fond de la galaxie est bien plus proche de nous que ce qui n'est plus la vie de ce qui l'est encore. 

Les religions ? Je les crois très utiles, souvent d'un grand enseignement, à divers points de vue, mais totalement impuissantes à aller au-delà de l'humain. Plus leurs dogmes sont sophistiqués et séduisants plus elles sont paralysées par les logiques qui les sous-tendent. Elles ne peuvent que parler de l'au-delà, élaborer des systèmes plus ou moins complexes, plus ou moins sophistiqués, censés en donner une idée, en donner des représentations logiques, imaginaires ou poétiques, formuler des hypothèses, mais rien, jamais, ne peut approcher cette réalité qui par définition la défie et la nie. La mort n'est même pas le contraire de la vie, ce qui est parfaitement réducteur, énoncé qui suppose surtout un savoir qui nous fait absolument défaut. 

Pourquoi ces angoisses mortelles, qui parfois nous assaillent alors que rien ne les a annoncées, que rien ne les justifie, qu'elles ne signifient rien d'autre qu'elles-mêmes ? Oh, je sais bien ce qu'on me répondra, ce que la psychanalyse et la science me répondront, l'inconscient, la vie de nos parents et les mémoires des générations qui nous ont précédés, des traumatismes inscrits dans la chair, des modifications chimiques ou métaboliques à l'intérieur de notre corps, des troubles électriques, un déséquilibre dans le Yin et le Yang, des émonctoires bouchés, des organes affaiblis, la lymphe saturée de déchets qui stagne au lieu de circuler, je sais bien qu'on ne peut faire autrement que de s'appuyer sur les quelques discours connus et reconnus pour tenter de savoir ce qui se passe à l'intérieur de nous, mais rien de tout cela n'est entièrement convaincant, parce que la part de l'inconnu est bien trop grande pour qu'on puisse l'ignorer le cœur tranquille et l'esprit apaisé. Pourquoi la mort ne serait-elle pas à l'œuvre en nous au même titre que la vie, peut-être à parts égales ? Et si elle l'est, comment pourrions mesurer les effets de quelque chose qui par définition échappe complètement à nos sens ? L'information circule en nous en tous sens, bien plus et bien plus vite qu'elle ne le fait dans le monde extérieur, c'est la seule certitude. Rien n'est indépendant, rien n'est inaccessible aux messagers qui circulent de fond en comble et à grande vitesse à travers toutes les différentes couches de nos tissus. Il ne faut jamais se fier à une description, fût-elle la plus précise. La description n'est pas la réalité, ce n'en est qu'une représentation schématique plus ou moins fidèle, plus ou moins juste, toujours adaptée à (et suscitée par) notre capacité de compréhension et à (et suscitée par) un état de la science et de la culture à un moment donné. C'est bien pour cette raison que la vraie médecine ne sera jamais une science et qu'elle sera toujours un art. Seule l'anxiété nous fournit des précisions sur l'avenir. Une médecine (qu'elle soit une médecine du corps ou une médecine de l'âme) qui ne prend pas en compte la mort à l'œuvre à chaque instant à l'intérieur même du vivant pèche contre l'esprit par arrogance et ignorance, et surtout par désinvolture. L'insu (même insu) et peut-être plus encore que le su, est aussi agissant dans l'existence que l'anti-matière l'est dans le couple indissoluble qu'elle forme avec la matière, que le vide l'est avec le plein, que le silence avec le son. 

Quand j'ai des angoisses extrêmes, comme j'en connais de plus en plus, je cherche toujours la musique qui peut m'apaiser un peu. Très souvent, c'est le Clavier bien tempéré de Bach qui joue ce rôle. Dans ces moments-là, on est bien démuni et l'angoisse de ne savoir quoi faire ajoute encore à l'angoisse. Je crois me rappeler que Vincent écrivait quelque chose qui disait à peu près que Bach était toujours gentil. De quelque côté qu'on prenne sa musique, quelque chose en elle prend soin de nous. Comme le corps humain se répare lui-même, si on le laisse faire, la musique de Bach cicatrise nos plaies, sans même qu'elle en soit consciente, et je pense que cette vertu lui vient de son rapport à la mort, justement, ou d'une juste distance entre elle et lui : Bach ne l'ignore jamais. Elle est toujours là, même quand sa musique est souriante. Elle fait place à l'Inconnu. 

vendredi 1 août 2025

Monsieur le fagot d'épines

 


Mouoré de te pas veïré. La liberté ou la mort. Le cœur me bat, mais sans répondre, je respire régulièrement comme une femme couchée dans les rêves.

« C’est à moi, cette bouche ! à moi seule ! Y en a-t-il une plus belle au monde ? Ah ! mon bonheur, mon bonheur ! C’est à moi ces bras nus, cette nuque et ces cheveux... »

Je connais des moments de liberté. Je dis liberté, ce n'est pas un mot qui décrit bien la chose, mais pour l'instant, je n'en vois pas d'autres. Ils sont très rares, ces moments. Ils surviennent inopinément et sont toujours liés au travail, à l'accomplissement, à la découverte soudaine et sans raison de la possibilité de faire telle ou telle chose, quand je pensais ne jamais pouvoir, de jamais savoir. Un jour, à une heure bien précise, une minute, souvent, je sais que je peux écrire, composer, peindre ou dessiner de telle manière, d'une manière que je n'aurais jamais crue possible avant cela. Une fenêtre s'entrouvre dans la muraille, une porte s'entrebâille. C'est un sentiment merveilleux, d'autant plus merveilleux qu'on est certain de ne pas le mériter, de ne pas avoir conquis cette liberté qui nous vient gracieusement et comme par hasard.

Bien qu’elle ait une peau très brune, et que son cul Soit énorme, et que sa lourde mamelle tombe, Elle épate en blason déchiré sur l’écu Un grand con d’or triangulaire qui surplombe.

Beaucoup rêvé, cette nuit. Rêves en cascades, en rafales. Les pieds de Marie-Hélène ! L'assassinat d'Emmanuel qui avait violé et poignardé Isabelle. Et cette rencontre inopinée avec Paco dans le restaurant. Il se fout de moi, comme d'habitude. Il n'a plus ses trois Ferrari ? Je cherche les toilettes. Je descends très profond, c'est facile, je vole de palier en palier, mais au fond du fond les toilettes n'y sont pas, et quand je veux remonter, il faut le faire à la force des bras, en croisant les descendants sur les barreaux d'une échelle multicolore. C'est épuisant. Moment de douceur érotique avec Marie-Hélène. Quelle surprenance ! Les pieds de France, ceux d'Isabelle. Ceux de Christine… elle avait une mycose au gros orteil, la pauvre. Est-ce pour cela que nous allâmes à Myconos ? Comme il est doux de masser les pieds d'une femme. 

Il lui envoie des dessins de sexes qui éjaculent. On entend des chants africains. Tu trouveras chez elle un bon lit, des figues fraîches, du lait, du vin, et, s’il fait froid, il y aura du feu.

J'ai écrit à l'éditeur. Sade. La Yougoslavie. Mme X croisée au Carrefour Contact, elle en sort alors que j'y entre, elle porte une robe à fleurs, elle tient une jeune demoiselle par la main (fille ou petite-fille ?). Elle me sourit à sa manière. 

Il s’enfonce, mon doigt pénétrant, il te perce. Ton vagin vorace et vallonné qui s’exerce, Intarissablement liquide autour de lui, Tête et gargouille, bouche encore puérile, Et trompe avec mon doigt consolateur l’ennui De la trêve imposée à la vigueur virile. 

Si je suis fatigué, c'est entièrement de ma faute. « (…) et je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras meilleur physicien. » Marie-Dorothée de Rousset. Monsieur le fagot d'épines. Les heures sont lentes. Un aigle passe dans le ciel. Nous reposons, les yeux fermés.

Tes cheveux si noirs si longs si doux, liquides et flammes, tes innombrables yeux, tes seins débordants d'ébène et de lait, ton ventre fragile comme la plus fragile des soies, un peu gonflé de frissons précieux, tes cuisses de terre battue ensanglantée, tes rotules menues, jolis citrons noirs, tes mollets gorgés de vie, tendus et élastiques, mais cette peau, cette peau si fine, souple et dorée, d'une densité de mercure, ni lâche ni tendue, cette peau tambour qui partout te divinise et poétise, jusque sur le pied, dans le cou et au creux des bras, qui fait de tes fesses la maladie dans laquelle toute la volupté du monde s'est concentrée, parce que ta peau n'est pas seulement une enveloppe de chair, qu'elle est la chair et son avers, le plein et le vide, l'écorce et le nu enseveli en lui-même, église de la sensation multipliée par ce qu'elle cache aux yeux des profanes, fourreau coquille bourse toile feuille écran qui révèle et sublime l'orchestre ivre de tes muqueuses qui jouent sous la direction de ton con profond comme un iceberg. Te faire l'amour, c'était comme cuire au four dans la glace des pôles. 

Arpèges et filaments… Il faudrait n'écrire que dans ces moments-là, bien sûr. Éradication du désir mon cul !