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jeudi 13 juillet 2023

Ettie (suite)


Deux jours plus tard, j'eus des remords d'avoir abandonné Ettie à Marseille. Je l'imaginais errant dans les rues, dormant sous les ponts et faisant la manche pour se nourrir. Tout était de ma faute. Je lui écrivis un mail, sans savoir si elle aurait jamais la possibilité de le lire (je ne pouvais pas la joindre sur son portable yankee). Contre toute attente, elle me répondit vingt-quatre heures plus tard. Elle était chez des amis à elle, des amis d'Éric Rohmer, à Saint-Jean-Cap-Férat, ou quelque chose comme ça. Je m'étais inquiété pour rien, gros nigaud que je suis. Toujours est-il que je lui ai proposé de venir la chercher, ce qui fut fait le lendemain, où nous nous sommes retrouvés sur les marches de la gare Saint-Charles. Comme j'avais dans cette ville un vieil ami que je n'avais pas vu depuis longtemps, je proposai à Ettie que nous allions lui rendre visite avant de reprendre la route. Carvallo habitait dans un quartier paumé (le genre de quartiers que personnellement j'évite comme la peste), et nous mîmes un temps infini à trouver son domicile, où nous fûmes fort bien reçus. Un peu trop bien, même. Ettie était absolument ravie de faire la connaissance de Michel et de son épouse (politiquement, il semblait évident qu'ils avaient des atomes crochus), tant et si bien que ceux-ci nous proposèrent de rester pour la nuit. Il y avait ce soir-là un concert du Buena Vista Social Club, et tout le monde semblait très enthousiaste : aucune discussion possible, c'était la chose à faire ! Je fus pris d'une panique dont j'ai le secret. Je me sentais pris au piège, et un piège d'autant plus terrible qu'il s'agissait de faire coexister deux choses que je redoutais autant l'une que l'autre : dormir avec Ettie (car il n'y avait qu'un seul lit d'amis), et assister à ce concert qui me révulsait à l'avance, bien que je n'aie jamais entendu parler de ce groupe — j'ai un sixième sens pour deviner les musiques et les ambiances que je ne vais pas supporter. Je mentis comme un arracheur de dents et prétextai un rendez-vous médical très important le lendemain à l'aube. Ce faisant, je voyais bien que je privais Ettie d'un grand plaisir, car elle semblait s'entendre à merveille avec mes amis, qui, cela va de soi, la trouvaient charmante — et peut-être était-elle également soulagée de ne pas se retrouver immédiatement seule avec moi. Bref, j'étais l'emmerdeur et l'empêcheur de faire la fête en rond. 

Nous avons repris la route et tout semblait bien se passer, jusqu'à ce qu'Ettie me pose une question à propos de Raphaële, question à laquelle je crus devoir répondre avec la plus parfaite franchise… Je pensais avoir été clair, pourtant, et ne rien lui avoir caché jusque là (c'est sans doute mon plus grand tort, dans cette histoire). Au beau milieu de l'autoroute, elle me refit une scène, de plus en plus violente, à tel point qu'au bout de quelques minutes j'arrêtai la voiture sur une aire de repos en lui disant que si elle continuait je la laissais là. Je commençais à en avoir vraiment ma claque de cette folle qui, quelques minutes avant, était tout sourire et tout charme en présence de Michel et Françoise. Je ne sais plus comment j'ai réussi à la calmer, mais nous avons finalement repris la route. Et ma Pauvre Luna, sur le siège arrière, qui ne comprenait rien à ces cris et sentait ma grande tension… Elle ne méritait pas ça, Girlie, comme l'appelait Ettie !

Une fois à la maison, nous avons cohabité tant bien que mal durant une petite semaine, mais à chaque fois que nous discutions, je sentais bien qu'elle était outrée par ce que je disais ou pensais (en réalité, c'était plus que ça : elle était inquiète, comme si ma seule existence mettait en péril la sienne, et peut-être même l'Humanité tout entière). Un soir, au dîner, durant la conversation où il était je crois me souvenir question de religion, elle me dit : « Tu me fais peur ! », en ouvrant de grands yeux tristes au-dessus de sa soupe au pistou. Je voyais dans son regard que j'étais une sorte de monstre, celui qui a mal tourné, alors qu'elle était restée pure et fidèle à ses idéaux de jeunesse. Et je ne peux pas lui donner tort : elle était restée telle que je l'avais connue en 1972, quand elle me faisait écouter Crosby, Stills, Nash & Young et que nous avalions des baklavas en buvant du lait de chèvre. Elle avait seulement quarante ans de plus et un sein en moins. 

Ettie était très introduite dans le monde réel, le monde bien comme il faut, ce monde que je ne connais que par ouï-dire et que je ne fréquente que du bout des doigts, pour survivre. Il était naturel que les retrouvailles avec quelqu'un qui n'avait pas évolué (ou qui justement avait évolué, c'est selon…) se passent mal. L'un des deux a tort, c'est indiscutable ; et il semblerait bien que ce soit moi. Moi qui en étais resté à la Messe en si, et qui n'avais pas encore atteint les rives enchantées du monde souriant et réconcilié dans lequel mon amour de jeunesse s'ébattait paisiblement aux rythmes langoureux du Buena Vista Social Club. Je fais des efforts, pourtant, et à intervalles réguliers je me replonge dans les musiques et les images de ma jeunesse, non sans une certaine nostalgie, je l'avoue. Il me faudra sans doute une deuxième existence pour parvenir enfin au niveau qui permet de vivre en paix avec ses contemporains. J'ai bon espoir. 


« Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien. » (Milan Kundera — L'Ignorance)

mercredi 12 juillet 2023

Ettie

Ettie a eu un grand succès sur Facebook, où j'avais déposé la jolie photographie qu'elle m'avait envoyée de sa Caroline natale, après que nous nous étions séparés, à la fin de l'été 1972. On la voit au violoncelle, avec un drôle de petit chapeau, les cheveux tombant sur ses épaules, souriante, timide, adorable. Au dos du cliché, ces quelques mots en français : « Avec beaucoup d'amour ». Il est vrai qu'elle est craquante. Je me rappelle très bien le jour où j'ai reçu cette photo, à Rumilly. J'étais évidemment flatté, et heureux qu'elle ne m'oublie pas, mais, quant à moi, j'étais déjà passé à autre chose, et autre chose de beaucoup plus sérieux. Il est amusant, d'ailleurs, qu'en déposant ces photos sur les réseaux sociaux, je me sois trompé, en parlant, à propos d'Ettie, de « second amour ». Comment ai-je pu faire cette erreur ! Non, c'est elle, le « premier amour » ; Christine est arrivée ensuite, même si elle a beaucoup plus compté dans ma petite existence (c'est sans doute pour cette raison que le « premier amour » m'est venu spontanément à son propos). Avec Ettie, ce fut trop bref, même si (et peut-être pour cette raison) sans aucun nuage (du moins dans un premier temps). Il n'y a pas eu de passion. La passion, c'est bien avec Christine, que j'en ai connu les premières morsures. 

La rencontre avec Ettie est assez romanesque, et déjà tout entière placée sous le signe du malentendu. Je me trouvais alors seul sur une plage de Mykonos, où j'avais élu domicile, une merveilleuse plage de nudistes où les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Je l'ai vue arriver de très loin, avec son sac à dos et son chapeau, qui marchait droit sur moi. Elle semblait n'avoir aucune hésitation, et, en effet, m'aborda avec ces mots que je n'ai jamais oubliés : « Est-ce que je peux coucher avec toi ? » On imagine ma surprise et ma joie. Bien sûr qu'elle pouvait ! En réalité, en son français approximatif, elle voulait seulement me demander si elle pouvait dormir près de moi, car elle ne voulait pas rester seule, et je devais avoir une bonne tête, suffisamment pour la rassurer, car elle venait de se faire importuner par plus entreprenant que moi. Le reste s'est fait tout naturellement : lorsque les portes sont déjà ouvertes, on n'éprouve pas trop de difficulté à franchir le seuil, et parfois même, on ne sait pas qu'on le franchit. Le lendemain, elle a continué son chemin (elle allait à Athènes), et nous nous y sommes retrouvés quelques jours plus tard. De ce séjour dans la capitale grecque en compagnie d'Ettie, je ne garde que deux souvenirs. Le premier est la Messe en si, de Bach, dirigée par Karl Richter, qu'elle m'avait invité à venir écouter avec elle. Une révélation. Le second est la première nuit que nous avions passée à l'hôtel où elle était descendue avec ses amis américains. Elle m'avait fait venir en douce dans la chambre qu'elle partageait avec la petite fille de Franklin Roosevelt, une ravissante petite blonde, et nous avions dormi tous les trois dans le même lit. On peut dire qu'avec Ettie, on ne perdait pas de temps… 

Ettie se nomme (se nommait, car elle s'est depuis lors mariée) Ettie Minor. Elle est toujours restée une passion mineure, dans ma vie, même si c'est elle qui m'a conduit aux portes du continent féminin. Après la Grèce, nous nous étions retrouvés à Paris, et nous avions passé quelques nuits ensemble rue Lauriston, chez un de mes frères qui m'avait prêté son appartement. J'étais allé la chercher à son hôtel, rue Cujas, et je me rappelle l'avoir attendue dans la salle de réception en jouant sur un piano droit désaccordé qui se trouvait là. Je ne savais pas, alors, qu'elle était violoncelliste. Les promenades dans Paris, main dans la main, avaient été difficiles, pour moi, car j'avais une érection persistante qui, j'en étais persuadé, car je portait un pantalon d'été, très léger, qui résistait mal à la vigueur de ma passion nouvelle, s'étalait à la vue de tout Paris. 

Cette histoire manifestement inachevée a eu des suites. Deux suites, pour être exact. D'abord, en 1986, donc quatorze ans plus tard. Ce jour-là, je rentrais d'un court séjour en Bourgogne (j'avais été très malade, et Anne m'avait gentiment proposé de venir me reposer à la campagne). De retour à Paris, dans mon appartement de la rue des Arquebusiers, j'entends à travers la porte que je n'avais pas encore ouverte la sonnerie du téléphone. Je me précipite, je décroche, et j'entends une voix féminine dotée d'un accent étranger me demander si je suis bien « Jérôme Vallet », le Jérôme Vallet qui se trouvait à Mykonos en 1972. Elle avait fait tous les Jérôme Vallet de l'annuaire avant de me trouver. Ettie était en tournée en France et le soir-même elle fut chez moi. Nous avons passé une excellente soirée (il fut beaucoup question des sonates pour violoncelle et piano de Bach), et je voyais bien qu'elle ne désirait qu'une chose, mais quand j'ai voulu la prendre dans mes bras, elle m'a dit qu'elle était mariée, et nous ne sommes pas allés plus loin que de chastes caresses. J'étais très touché qu'elle ait cherché à me retrouver. Je ne lui pas dit que de mon côté j'avais deux petites amies, et je n'ai pas insisté… Elle est repartie au milieu de la nuit avec un fort sentiment de culpabilité. 

Et puis, cet été-là, pourquoi ai-je eu envie de la revoir ? C'était il y a douze ou treize ans, à peu près, donc presque quarante ans après notre première rencontre, et plus de vingt ans après cette courte nuit à Paris. En tout cas, ce qui est certain, c'est que cette envie n'avait rien, mais alors rien de sexuel ni d'amoureux. J'ai eu un peu de mal à la retrouver car je ne connaissais pas son nom d'épouse, mais j'ai finalement pu reconnaître son visage sur une photographie où elle tenait le violoncelle dans un orchestre américain. Quand je l'ai contactée, elle a répondu très vite, et lorsque je lui ai dit que ça me ferait plaisir de la revoir, elle m'a annoncé immédiatement qu'elle viendrait passer quinze jours chez moi. Ç'aurait dû me mettre la puce à l'oreille…

Nous sommes allé la chercher à l'aéroport de Marseille, Luna et moi. J'étais vraiment très heureux de la revoir, et même si deux cancers l'avaient un peu amochée, elle avait toujours ce merveilleux sourire et cette joie de vivre qui font du bien à ceux qui comme moi en sont un peu dépourvus. Nous sommes arrivés à la maison à la fin de l'après-midi, et, après le dîner, j'ai commencé à préparer le canapé au salon pour y dormir, car j'avais prévu de lui laisser ma chambre. J'avais donc monté ses affaires, et quand elle est redescendue, elle m'a demandé ce que je faisais. « Mais tu vois, je fais mon lit. » Elle a eu l'air surprise : « Mais enfin, non, tu vas dormir avec moi ! » Ici je dois préciser qu'à aucun moment elle ne s'était souciée de savoir si, par exemple, j'avais quelqu'un dans ma vie. J'ai protesté un peu, mais comme je voyais qu'elle était très déçue et que je n'avais pas envie de l'attrister, j'ai obtempéré. Nous avons fait l'amour, très mal, bien sûr, et j'ai essayé de dormir le plus vite possible. Vers deux ou trois heures du matin, le téléphone a sonné. J'avais l'habitude que Raphaële me téléphone en pleine nuit. Je suis descendu, pour ne pas déranger Ettie, qui dormait, et j'ai commencé à parler avec mon amie, jusqu'au moment où elle s'est aperçue, sans doute au ton de ma voix, que je n'étais pas couché. « Pourquoi es-tu en bas, retourne te coucher ! — Je ne peux pas, il y a quelqu'un dans mon lit. — Comment ça, il y a quelqu'un dans ton lit ? » J'ai dû lui expliquer ce qui s'était passé, et c'est à ce moment que j'ai vu Ettie qui avait passé la tête par la porte, et me demandait ce que je faisais là. « Tu vois, je téléphone. — Oui, je vois, mais à qui ? — À mon amie. » Je pensais ne dire que des choses banales, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur le sujet, mais Ettie ne l'entendait pas de cette oreille, visiblement. « À ton amie ??? » Elle avait l'air sincèrement étonnée, et même choquée, d'apprendre que je puisse avoir une amie. Comme si depuis quarante ans, j'aurais dû rester sagement à attendre que Madame revienne dans ma vie. Bref, elle faisait la gueule ! J'ai donc abrégé la conversation avec Raphaële et je suis remonté voir mon Américaine qui était tendue comme un arc électrique. « Demain matin, tu me ramènes à Marseille ! » me dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de répliques. J'ai d'abord essayé de la raisonner, de rester calme. Je ne comprenais rien à cette crise de nerfs. Je lui ai expliqué patiemment, avec toute la patience dont j'étais capable, qu'elle n'avait aucune raison de se mettre en colère, que tout cela était ridicule, et que bien sûr, il était hors de question qu'elle reparte demain matin, et d'abord pour aller où ? Mais elle n'en démordait pas : « Tu me ramènes à Marseille, et je reprends un avion pour le Connecticut. » Mais enfin, tu es folle ou quoi ? Et puis jamais tu ne trouveras une place comme ça, au débotté, ou alors elle te coûtera une fortune ! Nous avons fini par nous recoucher, et j'étais persuadé que la nuit allait la calmer. Mais quand j'ai ouvert les yeux, le lendemain matin, après une nuit ultra-courte, j'étais seul dans le lit. Elle était sur le balcon, en train de faire son yoga en petite culotte. Je suis descendu faire du café, et j'ai attendu qu'elle me rejoigne pour voir à quoi allait ressembler la journée. « Je suis prête », qu'elle me fait. Prête à quoi ? J'ai fait mes bagages, je t'attends. Mais quelle bourrique ! Nous avons recommencé à nous engueuler, j'ai recommencé à essayer de la convaincre, et puis au bout d'un moment, j'en ai eu assez, je suis allé m'habiller, j'ai pris les clefs de la voiture, et je lui ai dit que moi aussi j'étais prêt. Et nous voilà repartis pour Marseille.

Luna était contente, elle adore la voiture. Une heure et demie de route en silence. J'étais fou de rage. À l'aéroport, elle a bien dû admettre que j'avais raison, que jamais elle ne trouverait un avion à un prix décent. « Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait ? Tu te calmes et on rentre à la maison ? » Tu parles ! Butée de chez butée. Là, c'en était vraiment trop pour moi : je lui ai souhaité bonne chance et je l'ai plantée là. 

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté chez Raphaële. Elle m'a fait venir sous la douche pour bien me décrasser des miasmes de l'Américaine, et on a baisé avec passion. Enfin un peu de joie. 

Ce que je ne savais pas, c'est que l'histoire ne s'arrêterait pas là…

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dimanche 18 décembre 2022

La Clef

 


Rarement j'aurai fait plus merveilleux rêve, et plus étrange, que ce matin. Et ce qui est plus prodigieux encore est qu'après une courte pause liée au besoin d'uriner, qui m'a réveillé, il a repris, sous un aspect un peu différent, mais sans que la principale protagoniste, l'indiscutable héroïne, ait disparu. Je voudrais tant parvenir à le retenir, ce rêve… 

Mais le noter ici, ce que je suis en train de faire, va paradoxalement le faire, sinon disparaître de ma mémoire, du moins l'annuler en tant que rêve. Je le sais, mais existe-t-il une autre solution ? Ne pas en parler serait pire encore. 

Au moment de l'éveil (le deuxième éveil), cette phrase s'est naturellement inscrite en moi : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner. »

Il avait commencé, si je ne m'abuse, par cette femme qui se trouvait sur un terrain de sport (un sport collectif, basket-ball ou handball), et qui faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve. Quoi ? Je ne saurais le dire, mais j'étais littéralement enthousiasmé. Elle réussissait quelque chose que personne avant elle n'avait réussi, ni même imaginé. Quelques moments après, j'étais avec un autre homme (il s'agissait peut-être de P. J., mais je ne peux en jurer), et nous tentions de faire l'amour avec cette femme, dans la rue, seulement séparés du « public » par une haie végétale. Comme la haie ne nous dissimulait pas suffisamment, nous avons abandonné l'idée de faire ça, ici et ainsi, et nous nous sommes retrouvés tous les trois devant l'entrée d'une soirée très huppée, et nous tentions d'entrer, d'abord sans succès, car il fallait porter le smoking, ce qui n'était pas notre cas, je le faisais remarquer à mes amis de circonstance. Pourtant, l'instant d'après, nous étions bel et bien à l'intérieur. (Je revois P.J. se présentant en haut des escaliers dans une sorte de costume militaire de grand apparat, blanc, rouge, vert. Il était à la fois très grand, très élégant et très ridicule.) À l'intérieur de l'établissement, les choses étaient très étranges, et même très bizarres. Tout était manifestement sexuel, chargé d'une sensualité brûlante, de ce côté-là, rien à redire, mais les corps des personnes présentes tenaient plutôt de la marionnette, et la plupart du temps, de la marionnette désarticulée ou démembrée. On pouvait voir des cuisses, des bras, des troncs, des pieds manquants ou bien en trop. Le jeu était un peu angoissant. Bref, ce n'était pas ça. Ensuite je me suis retrouvé seul avec la femme, et c'était sans aucun doute le moment le plus exaltant et le plus réussi de l'ensemble, mais, au moment de l'écrire, je m'aperçois que j'ai tout oublié. Était-ce à ce moment-là que la phrase notée plus haut fut prononcée ? Je ne saurais le dire. Il ne me reste plus que le sentiment d'une très puissante exaltation et d'une très vive satisfaction physique ET mentale. J'étais comblé. Ah oui, il ne faudrait pas que j'omette de parler du sexe de la femme, qui, à ce moment-là, s'est dévoilé à moi sous des traits qui, eux, sont restés très nets : c'était bien la vulve parfaite, que j'avais sous les yeux, à n'en point douter, du moins la vulve parfaite d'après mes critères personnels. Cette femme devait avoir quarante-cinq ans environ. Elle était brune, les cheveux courts, ou plutôt mi-longs, et nous nous entendions à la perfection. C'est à ce moment-là que je me suis réveillé pour la première fois. J'étais dépité, car je voulais que le rêve se poursuive, mais il était impératif que j'aille vider ma vessie, dans le froid glacial de cette nuit de décembre. Je suis revenu bien vite me glisser au chaud sous les trois couettes, en priant le rêve de bien vouloir continuer— ce qui advint. 

Nous étions désormais chez elle. Elle habitait un appartement assez exigu, et sa chambre était pourvue d'une seule fenêtre carrée de petites dimensions (50 x 50 cm), avec des volets en bois hermétiquement clos. Comme j'avais dû faire une remarque à ce propos, elle m'expliqua que, même si elle habitait à un étage élevé, elle ne voulait pas avoir de mauvaises surprises. L'endroit était tout de même assez angoissant. Elle me laissa seul (peut-être devait-elle aller travailler, je ne sais pas), et je me rendis aux toilettes, qui se trouvaient au bout d'un très long couloir commun à plusieurs appartements. J'avais laissé la porte de son appartement ouverte, et je réalisai que c'était idiot car, à peine étais-je revenu que son voisin, rentrant du travail, passait devant la porte d'entrée que je venais de refermer (mais, même refermée, celle-là ne me dissimulait pas entièrement le voisin, et je n'étais pas non plus dissimulé à ses yeux (il y avait un léger jour entre le chambranle et la porte)). 

Peu après cet épisode, la femme fut là et nous reprîmes nos ébats, dans un état de plaisir intense et partagé. Le bonheur était privé d'images, et peut-être même de gestes. Mais alors, en quoi consistait-il donc ? Était-ce la personnalité de la femme, son physique, ses cheveux, son sexe, son odeur, sa voix, sa taille (elle était assez petite), autre chose que j'ai oublié ? Cette rencontre avait en tout cas un caractère SINGULIER, et je dois écrire cet adjectif en lettres capitales. Cette rencontre était unique. Unique à ce moment-là et unique dans ma vie et dans celle de la femme. Peut-être était-ce tout simplement LA rencontre que je dev(r)ais faire — et que donc je ne ferai jamais. 

Qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Qui était cette femme ? Pourquoi est-elle venue me rendre visite cette nuit ? Pourquoi moi ? Pourquoi suis-je allé la chercher ? Pourquoi ai-je eu besoin d'elle ? Pourquoi ce bonheur ? Pourquoi rêve-t-on ? Je n'aurai sans doute jamais de réponse. J'ai tendance à penser, au moment où j'essaie d'écrire ce rêve, qu'il s'agit de cette porte fermée depuis l'origine, porte qui s'est entr'ouverte cette nuit, ce matin aux aurores, afin que je sache à côté de quoi j'étais passé, à côté de quoi ma vie m'avait fait passer en étant qui j'ai été. Mais je n'ai aucune certitude. Il est très possible que je ne comprenne rien à ce rêve. Il est très possible qu'il ne reste plus que cette phrase : « Je veux votre splendide sperme qui vienne me tartiner » dans quelques jours, phrase qui n'ouvrira aucune serrure, et ce sera comme une clef qu'on retrouve dans ses affaires, et dont on ne parvient pas à se rappeler quelle porte ou quel coffre ou quel tiroir elle pourrait ouvrir. C'est à désespérer : comme si nous n'avions pas assez de raisons comme cela ! Que cette femme ait eu l'idée (la volonté) de prononcer ces mots surprenants : « splendide sperme », c'est comme la révélation d'une vérité qui serait privée de toute contingence humaine, de toute racine. C'est beau, mais on ne sait pas pourquoi c'est beau. Vous me direz, les Kreisleriana que j'écoute en ce moment-même, joués par Radu Lupu, je serais bien en mal de vous dire en quoi c'est beau, pourquoi je m'accroche à cette musique comme un noyé à une planche de bois pourri, pourquoi j'ai la sensation qu'une fois la musique finie, dans une dizaine de minutes, je vais suffoquer, sauf si un rêve comme celui de cette nuit m'emporte vers une île où le désir et l'absence de noms (et d'impossible) créent à nouveau cette chose qui ressemble à un diamant noir, ce mystère parfait qui me révèle un monde auquel je n'aurai jamais accès, une figure et peut-être un être dont simultanément la puissance et l'absence mettent le feu à mes nerfs — ou plutôt à mon âme. 

***

Elle faisait quelque chose d'admirable avec sa vulve… Je sais bien ce que vous vous dites. La plupart des gens sont incapables de parler des organes sexuels des autres sans que leur discours ne sombre dans l'effroi ou le ridicule, la pitrerie ou l'angoisse. Il y a immédiatement une panique ou une grossièreté qui leur vient comme spontanément. Ça leur tort les phrases et la pensée et l'on en a tellement l'habitude que le contraire semble étrange. Le rêve est peut-être le seul territoire dans lequel on peut avoir avec la sexualité un rapport délivré de la bêtise. Il faut, pour avoir le droit d'en parler, empiler les certificats les uns sur les autres (je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela), il faut commencer par se justifier, par se mettre à l'abri, dessiner un cadre inattaquable. Merde à la fin ! C'est leur regard qui est vicié. Nous n'avons pas à nous mettre à leur place, qui n'est ni enviable ni intéressant. Le miracle de la sexualité est qu'elle nous amène à nous consumer sur place, qu'elle nous déporte, qu'elle nous brutalise. Ce n'est plus tout à fait nous qui sommes là, à nous débattre avec notre corps, et toute notre parlotte (celle à l'abri de laquelle nous nous présentons à autrui) est à chaque fois défaite, c'est ce que j'aime. Il y a un savoir qui vient de la sexualité comme il y a un savoir qui vient de la phrase en train de s'écrire, et je me demande si, dans les deux cas, ce n'est pas en contrariant le sens (donc le sens commun), que ce savoir nous est délivré. Le sexe est une des dernières maladies de la liberté, il est la forme que prend cette bête féroce qui en nous échappe au regard que l'autre implante en notre surmoi comme une caméra indébranchable. 

Il n'y a plus de particularité, dans le monde d'aujourd'hui. Tout doit être soumis au regard général, au regard commun, et comme la sexualité ne pourra jamais être commune ni générale, elle garde quoi qu'on en pense quelque chose d'irrattrapable et d'inexcusable. Je devrais convoquer toutes les femmes que j'ai connues dans mon existence, du moins toutes celles dont j'ai frôlé la chair, et leur demander de témoigner contre moi. Il y aurait forcément des choses à raconter, je vous jure, des choses qui me cloueraient définitivement au pilori. Les fanatiques se serrent tellement les coudes qu'ils en ont des inflammations purulentes ; quant aux autres, ils passent leur temps à s'excuser — les chemins sont pavés de leurs rotules ensanglantées. Le désir d'égalité emportant tout, la sexualité, la littérature et la musique sont lessivées, réduites à des osselets inoffensifs que tout le monde peut emporter avec lui partout où il va, c'est de la monnaie propre — c'est l'idéal arthritique qui s'est abattu sur nous depuis quinze ans. 

Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'égalité sexuelle. « Cette sauvagerie ne se négocie pas de manière quantifiable. On n'est pas dans le fifty-fifty d'une transaction commerciale, on plonge dans le chaos de l'éros et la déstabilisation radicale qui le rend si excitant. La domination change de camp en permanence, on vit en porte-à-faux. Tu vas voir à quoi mène la domination, tu vas voir à quoi mène la capitulation. » C'est Philip Roth qui écrit ça, et je pense que son discours est dorénavant inaudible. Il n'y a plus que dans un rêve qu'on peut être pleinement investi dans l'éros en même temps que satisfait du chaos qui nous emporte. 

dimanche 20 novembre 2022

Terrain vague

« C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent 

de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. »

« Les imbéciles sont comme les portes. 
Les ouvre qui veut, mais, comme les portes aussi, on oublie souvent de les fermer. » 

« L'interprétation, c'est l'ignorance. » 

« Il suffit que tu saches comment c'est fait. Tu n'as besoin de rien d'autre. »

« La fin est dans le commencement. »

« Avant de nous rencontrer, nous étions déjà infidèles l'un à l'autre. »

La sarabande de la suite française en ré mineur (BWV 812) est si affligée que je suis convaincu que la tristesse a été inventée pour nous rendre sensible la beauté. « Il faut imposer l'idée de la dette. » C'est le bonheur, qui nous pousse au désespoir.

Le « tu n'as besoin de rien d'autre » (que de savoir comment la musique est faite), de Celibidache, me hante. En regardant un documentaire qui lui était consacré (The Garden of Celibidache), il y a quelques jours, j'ai eu la surprise de retrouver les quelques mots de lui que j'avais utilisés dans la première pièce de mon disque intitulé Double Silence plein la bouche. « Je me demande comme un enfant de dix ans. Et je réussis très souvent [à éliminer cette stratification de l'expérience]. » Il explique qu'il se met toujours dans la situation de lire une partition qu'il connaît par cœur comme s'il ne l'avait jamais vue (« je réagis comme un enfant de dix ans : pourquoi les cors, ici ? ») Il parle de « créer une relation spontanée à ce grand inconnu » et tout de suite après, nous le voyons assis sur un fauteuil de jardin, en train d'arroser l'herbe, l'air complètement absent. « La fin EST dans le commencement. » (C'est lui qui souligne le « est ».) Et il ajoute : « Et depuis quand ? Depuis toujours. » Juste avant l'intervention de Celibidache, j'ai fait entendre un court extrait d'un dialogue entre Alain Delon et Domiziana Giordano, Elle (Elena Torlato-Favrini) et Lui (Roger et Richard Lennox), dans le Nouvelle Vague de Godard. « Ainsi, ce n'est pas en moi que vous mettez votre confiance, mais en l'amour. — Il ne meurt pas. Ce sont les gens qui meurent. » La fin est dans le commencement : comment ne pas entendre que cette phrase parle de l'amour autant que de la musique, du désir autant que du phénomène sonore ? « Mais c'est un récit, que je voulais faire. Et je le veux encore. De l'extérieur, rien ne vient distraire ma mémoire. C'est tout juste si j'entends, de loin en loin, la terre gémir doucement, dont un rayon déchire la surface. Et l'ombre me suffit. Un seul peuplier derrière moi, dans son deuil. » On entend un accordéon (qui tient un do) et un chien qui aboie, puis le tonnerre, au loin, et un tracteur qui démarre. La voix disparaît… (Mais c'est un récit que je voulais faire, et je le veux encore.) Mais mon récit est un terrain vague sur lequel je ne sais que récolter les quelques lambeaux de ma mémoire. J'ai voulu mettre ma confiance en l'amour, moi aussi, et je suis comme un pauvre type, à l'aube, qui sort d'un casino où il a tout misé et tout perdu. Il fait froid. Je suis fatigué. Je ne possède plus rien qu'un corps éreinté, laminé, le vent souffle, je voudrais dormir mais le monde est trop bruyant. Je me souviens de l'été qui ne reviendra pas. Avoir été. Je n'ai plus qu'une chose : le récit de l'été, de l'avoir été, des lilas en fleurs et des roses, du seringat devant la fenêtre de la cuisine. Je le veux encore. Réciter, c'est-à-dire écrire sous la dictée du corps vieillissant, dont une partie se rebelle contre sa fin programmée. Comme un enfant de dix ans qui refuse de céder la place au vieillard, parce qu'il veut encore apprendre et découvrir les secrets que le monde prétend garder par devers lui. « En amour, nous ne nous rendons compte que trop tard, si un cœur ne nous était que prêté, ou nous était offert, ou bien alors sacrifié. »

On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. On traversera les temps inconnaissables et ceux qui remontent de la voix perdue à travers l'oubli et le désespoir. La clarinette et la flûte se croisent sans se reconnaître, comme les femmes pressées qui ont traversé notre existence : elles aussi se sont fanées, mais leurs derniers parfums sont les plus déchirants, appels désespérés et perdus dans les péripéties biologiques qui vont les étreindre et les terroriser. « On ne peut pas dire n'importe quoi n'importe comment si on veut que les mots soient des actes. » I love you again… « L'été était en avance, cette année, et un peu déréglé. Tout a fleuri à la fois. »

« Madame s'en va. » On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin, la gueule ouverte et la tripe palpitante, grotesque à en périr. « Madame s'en va, imbécile ! » Il fait froid. « Même un beau ciel d'été nous a fait sentir notre fragilité. » J'ai envie d'être seul. On aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Seul, je le suis. Plus que jamais. Une expression de mépris… « Tu veux de ma petite mort ? » dit-elle, juste avant de nous interdire de la toucher. « Le corps en arrière, elle tend son sexe. » Conversation entre Lolita et Humbert Humbert. Il est question de tranches de bacon et de poésie. De quoi s'agit-il ? « People. » La flûte et la clarinette reviennent comme des cheveux sur la soupe. Ça fermente. Syrinx. Encore le tonnerre. L'ombre la plus courte. « Ah, mon Cher, des larmes, des torrents de larmes ! » L'accordéon de Céline par là-dessus. « Good morning. » Un double silence plein la bouche, on tente encore une fois de faire le récit de l'avoir été, on va jusqu'au seuil, le vent souffle très fort, on a froid, il ne reste que la poésie, la jeune fille et la mort, l'oiseau quand du soleil à perte de vue, la voix de Jacques, une dernière sérénade, la pluie et les ombres, Non c'è più quella grazia fulminante, ma il soffio di qualcosa che verrà. Mettons-nous au piano, a-t-il écrit. Mais c'est un récit que je voulais faire. Tu n'as besoin de rien d'autre. La grâce est partie depuis longtemps, mais nous nous souvenons de ses gestes, de ses odeurs, de ses silences : au fond du larynx, quelques notes âcres de violoncelle. « Vous êtes blessé ? » Oh oui alors. « Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. » Oh oui alors ! « Vous avez mal ? » Oh oui alors… Le miracle de nos mains vides. « Quelle merveille de pouvoir donner ce qu'on n'a pas. » Les oiseaux se taisent. « De nouveau on nous propose le futur ! » Elle répète trois fois sa question. « Qui, mais qui, aime la vie ? » L'interprétation, c'est l'ignorance. Il faut seulement savoir de quoi est fait la vie, la vie en nous et la vie autour de nous, et traverser le temps comme le temps nous traverse, de part en part, sans pause et sans précipitation. Oui, j'ai mal, oui, je suis blessé, oui, j'ai peur. La vague va revenir et nous emporter. « Une femme ne peut pas beaucoup nuire à un homme. Il porte en lui-même toute sa tragédie. Elle peut le gêner, l'agacer, elle peut le tuer ; c'est tout. » Tout ça est à moi. La fin est dans le commencement : on aura beau faire, on ira jusqu'à la fin. Les femmes sont des prétextes, pour les hommes. La tragédie qu'ils portent en eux, il leur faut l'objectiver, il leur faut lui donner une origine, une cause, une figure, un corps à investir, ils aiment désirer ce qui les emporte, la vague qui va les noyer. Il n'y a rien de plus beau que le précipice, quand on en fait le récit. « Mais mon ami, avancez donc ; qu'est-ce vous faites là ? — Je fais pitié ! » Il n'y a qu'à voir les femmes que se choisissent les hommes. Ceux qui aiment se remplissent invariablement la bouche d'un épais silence, un double silence qui leur enlèvera le souffle à jamais. Ne leur reste que le récit et la nostalgie de leur corps d'enfant. Les oiseaux se sont tus. On met sur le pupitre la partition de la suite française en ré mineur, sans espoir. On trace quelques mots sur le cahier, on lève la tête, des noms nous reviennent en mémoire, on laisse le soleil nous réchauffer les os — le temps nous est compté. On essaie de suivre les voix qui se lèvent. La fin est dans le commencement. Avancez-donc jusqu'au précipice. Que craignez-vous donc ? Personne n'aura pitié de vous. Elle va vous demander si vous avez mal. Vous répondrez que oui, que vous avez mal, et vous continuerez d'avancer vers le gouffre sans qu'elle vous retienne. Elle tient à elle comme vous tenez à elle. Elle est l'origine et la fin. Elle compte sur votre ignorance. Vous lui donnerez ce que vous n'avez pas, elle ne vous donnera pas ce qu'elle a. Elle vous fera avancer, vous poussera s'il le faut, si elle trouve que vous êtes trop timoré. Même quand toute la grâce l'aura quittée, elle saura qu'elle peut compter sur votre imagination. Elle versera des torrents de larmes, elle poussera des cris rauques, elle griffera le ciel et les draps, et l'effroi qui vous prendra vous amènera au seuil de la folie, sans qu'elle ne renie aucune de ses caresses. La pluie et les ombres, le vent glacé, les figures grimaçantes, les râles, tout cela n'était que poésie, invention, théâtre. Elle n'a rien entendu, perdue qu'elle était en sa sublime et dolente effigie, éperdue. « Elle ne faisait pas de cinéma, comme les autres » car elle était le cinéma, elle était la fiction, elle était la story, pleinement sincère. Elle n'avait besoin de rien d'autre que d'un regard, de quelqu'un qui écrive une histoire à laquelle elle pourrait croire, de longs regards dans lesquels elle tremperait son âme. Elle est venue sur votre terrain vague, y a fait quelques tours de magie, dans une nuit chaude et épaisse, puis est repartie, la flûte et la clarinette entre les jambes. Madame s'en va. Elle avait mis toute sa confiance en l'amour, et c'est bien normal, puisque vous aviez eu la candeur de dévoiler les réserves colossales accumulées. Vous aviez eu la candeur de vous frotter à ce Grand Inconnu. Et depuis quand ? Depuis toujours. « Ah oui, et puis encore quelque chose : le sexe n'est qu'un complément. Il faudra me rendre mon livre ! »

Qui aime la vie ? Ceux qui la fuient et qui vous appellent « ma vie ». Pas vous, pas vous qui subissez l'affront et l'oubli, et tout le beau royaume des paroles mortes. Restez donc là, au bord du fleuve qui passe, sans vous, et voyez comme ces remous qui vous attiraient tant sont noirs et opaques. Consolez-vous : vous n'étiez pas de taille pour vous mesurer à cette vie hurlante et sans mémoire. Vous n'avez besoin de rien d'autre que de savoir de quoi sont faites ces âmes-là. — L'interprétation, c'est l'ignorance. « Un homme, ce n'est pas assez pour une femme. Ou bien c'est trop. »

J'ai dit moi, mais je pourrais dire un homme, n'importe quel homme. « Mais les gens riches sont donc si différents de nous ? — Oui, ils ont plus d'argent. » 

J'aime les sonneries des vieux téléphones. Reste la mélancolie. Et ma vie.

mardi 30 novembre 2021

Là où j'en suis


Tant qu'un homme n'est pas mort, on peut dire qu'il n'a pas vécu. Ayant vécu, je suis mort. C'est vérifiable. Je vois bien que le monde se comporte tout à fait comme si je n'existais plus, et même comme si je n'avais jamais existé. C'est en cela que réside ma chance. Il se peut aussi que le monde m'ignore parce que lui et moi ne nous trouvons pas dans le même plan de l'univers (ce que je prends pour le monde ne serait alors qu'un reflet inversé de mon absence). Cette hypothèse est à envisager sérieusement. 

Il m'a donc fallu attendre le trépas pour commencer à raconter la vie que j'ai empruntée pour arriver là où j'en suis. Cette vie — dont personne ne voulait, il faut bien le dire — n'était pas la mienne, mais il a pourtant fallu faire comme si. J'ai su donner le change. Dans ce domaine, au moins, c'est un sans-faute. Même mes plus proches amis ne se sont aperçus de rien. Ils continuent comme si de rien n'était de m'appeler Georges. Georges par-ci, Georges par-là, Georges a fait ci, Georges n'a pas fait ça, Georges aurait dû, Georges a tout raté, Georges était plus ou moins ce qu'il aurait voulu être, Georges pensait que, Georges ne manque à personne… Ils sont persuadés de m'avoir connu et d'avoir croisé une vie, une trajectoire inscrite dans le temps qu'ils appellent une vie, ma vie, une vie qui se serait croisée avec la leur, une vie qui aurait été contaminée et infléchie par la leur. Ils n'en démordent pas : nous nous sommes connus. Nous avons été des amis, des frères, des parents, des cousins, des relations de travail, des amants, des compatriotes, des contemporains. Nous avons interagi, comme ils aiment à le dire. Nous nous sommes parfois disputés, brouillés, détestés, et même aimés, nous nous sommes perdus de vue, puis retrouvés, puis reperdus, nous nous sommes oubliés, entendus, compris, ou méprisés. Bref, nous avons, selon eux, expérimenté ce qui fait qu'une vie humaine est une vie humaine, nous avons échangé des numéros de téléphone, des billets de banque, des gnons, des affects, des pensées, des idées, des sentiments, des souvenirs et des moments, et même quelques fluides et bactéries. Certains vont jusqu'à parler de gènes, mais cela dépasse mes compétences. 

Il paraît que le Georges qui écrit ces lignes aurait eu cinq frères et une sœur (c'est lui qui le pense, ou qui le croit, et c'est ce qui est inscrit dans l'état civil). Dans une autre version de l'histoire, il aurait eu six frères, ou même sept. Laissons ces détails de côté pour le moment. Disons qu'à l'heure où nous parlons il aurait cinq frères, puisque la sœur est morte, ce qui semble indiquer qu'elle aussi a vécu, contrairement aux autres qui ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Auront-ils vécu ? Auront-ils croisé d'autres vies que les leurs ? Nous le saurons bientôt. À ce point de l'histoire, on pourrait se demander aussi s'il doit être fait mention de l'Histoire, ou si nous devons l'ignorer autant qu'elle nous a ignorés. Les romans en général font entrer cette donnée dans leurs équations, mais avec quel bénéfice ? La question se pose. Je dirai seulement pour l'instant que l'Histoire et l'histoire ne sont pas seules à se croiser, qu'il faudrait tenir compte également des bêtes, des paysages, des forêts, des températures et des odeurs, de la qualité des sols et des coucheries de François Hollande. Si rien ne devrait être laissé de côté, il va de soi pourtant qu'on ne pourra pas complètement négliger certaines contraintes techniques ou physiologiques, comme le nombre de pages du volume et la santé du rédacteur. Il faut rester réaliste. 

(J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse, j'aimerais citer sans relâche, pour porter ma voix parmi les nombres, j'aimerais me frayer un étroit chemin à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, rapporter, faire écho, laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains, être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, la phrase de passage, la fenêtre ouverte sur l'intelligence.) 

Un tableau vivant nécessite des personnages, de la psychologie, des anecdotes, une certaine chronologie (qui peut éventuellement être retournée ou défaite), un rythme, une ou des intrigues, des descriptions, et une composition. Certains ajouteraient une direction, ou un terme, mais c'est précisément ce que nous voudrions éviter, sans savoir si la chose est possible. Ah, j'allais oublier le sens, mais de cela nous ne sommes pas comptables. S'il devait arriver que des lecteurs en trouvent dans ces pages, nous devrions décliner toute responsabilité, et renvoyer ces lecteurs à leur propre désir, ce qui ne devrait pas être très difficile, puisqu'ils ne connaissent que cela. Les lecteurs de romans sont bien trop silencieux. Ils devraient hurler à chaque page. 

On devrait peut-être se demander si le roman est bien le genre qui convient ici, mais j'aime bien ce vocable de "roman", et son grand avantage est de recouvrir aujourd'hui une somme considérable de formes. La cérémonie du roman nous séduit, même quand elle se réduit à un mot imprimé sur une couverture. Les apparences seront avec nous quoi qu'il arrive. 

Mais, me direz-vous : là où j'en suis, où est-ce ? C'est que je ne le sais pas très bien. Les choses ne sont pas si claires. Je suis ici, indubitablement, mais, tout à la fois, je n'y suis pas du tout. Ne croyez pas que j'essaie d'embrouiller volontairement la situation, afin d'échapper à mes responsabilités. Il n'est nullement question de cela, en vérité. C'est même tout le contraire. C'est justement parce que je veux être exact que je dois exposer la situation dans son paradoxe apparent. Écrivant les phrases qui précèdent, je ne peux nier que je suis là, puisqu'il faut être quelque part pour agir, mais tout en moi se révolte dès que j'écris que c'est moi qui écris. Et si ce n'est pas moi qui écris, où suis-je quand ce qui s'écrit ici s'écrit ?

Tout livre doit hurler à son lecteur… Eh bien, hurlons ! Le lecteur se tait, profitons-en pour parler plus fort que lui. C'est dur, de vieillir, vous savez ! Toute une vie pour en arriver là… Vraiment, si on avait su… Toute une vie pour apprendre ce qu'on savait déjà et ce que tout le monde sait dès l'origine. Quel temps perdu ! À chaque fois, recommencer à faire semblant de découvrir… Creuser derrière les apparences, en faisant mine de trouver ce qui est en peine lumière… Nos cris ne font peur à personne car tout le monde crie, nos paroles n'intéressent personne car tout le monde parle en même temps, chacun dans son tunnel. De temps en temps, une femme jouit avec grâce et nous croyons au bon dieu. Ça ne dure pas. On croit écrire une grande histoire, un roman fabuleux, mais nous trouvons dans le journal du matin la même histoire, le même roman, avec plus de détails, et qui semblent plus vraie et plus réussi. À quoi bon ? Alors le hurlement nous reprend. Quand on n'a rien à dire d'important, il faut crier, il faut barbouiller les murs de merde, il faut invectiver, étonner, surprendre, insulter, il faut chanter plus vite que la voix, il faut parler plus loin que le sens. Alors nous convoquerons la saleté, la trahison et le délire, le rire de l'idiot et la beauté ineffable, nous blasphémerons et nous profanerons ce que nous avons de plus précieux, bien sûr, comme à chaque fois que l'autre plonge son pieu dans notre cœur. 

On ne nous a pas appris à aimer. 

(…)

À Jean Quatremaille, fraternellement