mardi 31 décembre 2013

Alma


Cette nuit j'ai vu Alma. Alma Schindler, celle qui deviendra Alma Mahler. Je n'en revenais pas. Je ne savais pas qu'elle avait été filmée, en compagnie de sa fille Anna, le sculpteur. On est toujours bouleversé par ces images qui ont traversé le temps. Celle qui a connu et a été aimé de Gustav Mahler est là, sous mes yeux, elle joue du piano, elle parle à sa fille… Ces quelques images ont été filmées en 1958, et comme Alma Mahler est morte en 1964, je me dis que j'aurais pu la croiser, que j'aurais pu lui jouer une valse de Chopin. Quand les temps anciens reviennent ainsi à la surface, alors qu'on ne s'y attend pas, c'est comme si la terre s'ouvrait, et que le temps lui-même vacillait sur son axe. Un instant, on entrevoit un autre monde, cet autre monde qui enrichit le nôtre, qui seul le rend intéressant, digne d'être connu. On est en présence de l'Interdit par excellence, celui qui empêche l'homme de retourner sur ses pas, et c'est sans doute cette impossibilité fondamentale qui est la source de tous les arts et de toutes les aspirations sublimes.

Quand j'avais vingt ans, j'étais plus ou moins amoureux d'Alma Mahler. Je trouvais que c'était la plus belle femme du monde et j'aurais tout donné pour connaître une femme telle que celle-là. J'avais évidemment lu tout ce qu'on pouvait trouver à l'époque sur elle et son mari. J'adorais le surnom que Gustav donnait à Alma : Almschili, et les femmes en chignons, du moins celles qui avaient cette sorte d'opulence aristocratique, me rendaient fou de désir. Je pense aussi que la sonorité de ce nom : Alma Mahler, avec ces trois "a" qui revenaient de trois différentes manières, chacun avec son accent singulier, n'était pas indifférent à cet attachement un peu trouble. Je viens d'un pays qui se nomme l'Albanais. Je suis né près d'Albens et d'Albi, à Rumilly, Rumiliacum in Albanesio. Alba, albe, la blanche, entre le "b" et le "m", peu de différence, d'un point de vue acoustique. Alma Mater, la mère nourricière, la mère blanche, la Vierge, celle qui se sacrifie pour que son mari compose sans être dérangé, celle qui renonce à ses talents pour faire fructifier ceux de son époux, l'enfant mort, j'imagine que tout cela était un peu mêlé dans mon esprit, quand j'ai découvert la musique de Mahler, grâce à mon Maître bien aimé, dont Alicia, l'épouse, s'était sacrifiée corps et âme au travail de compositeur de celui-ci. Ce n'est pas tout à fait vrai que j'ai découvert la musique de Mahler à cette époque là. Je connaissais déjà les Kindertotenlieder, justement, et la Cinquième, que je n'aimais pas beaucoup. Mais c'est vraiment avec la Deuxième, analysée par Carlos, que j'ai entendu pour la première fois Mahler. Non seulement j'ai découvert la musique de Mahler, mais aussi le monde de la symphonie, je veux parler de ce monde bien particulier et assez restreint des "compositeurs de symphonies", celui des Beethoven, Bruckner, Sibélius, Mahler. On aurait envie d'y faire entrer Mendelssohn, Brahms et Schumann, mais quatre ou cinq symphonies, ce n'est pas assez. Il faut qu'il y ait un trajet, sur une vie entière, une construction, étape par étape, d'un monde qui se suffit à lui-même, ce qui n'est pas le cas de ces trois-là. La Résurrection gardera à jamais cette place, la première, même si ce n'est plus aujourd'hui ma symphonie préférée parmi celles de Malher. Il est tout de même incroyable que ce soit cette symphonie là, qui traite de ce sujet là, qui m'ait permis d'aborder ce continent dont je ne suis plus jamais revenu.

J'ai aimé Mahler contre mon père, qui trouvait cette musique vulgaire (à l'époque, cette opinion était assez courante). Je pense que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait fini par l'aimer, mais je ne pourrai jamais en être certain. Toujours cette lancinante et vertigineuse question : est-ce que les morts continuent à changer au-delà de la mort, ou même, est-ce qu'ils changent radicalement, sont-ils autres, tout autres, dès la mort, ou bien celle-ci les figent-elle dans une éternité terrible ? Comment répondre à cette question sans éviter la poltronnerie et l'égoïsme des vivants ? Il est aujourd'hui très courant d'aimer à la fois Wagner et Mahler, mais il ne faut surtout pas oublier qu'il s'agissait presque d'une impossibilité radicale il y a seulement soixante ans. Le même phénomène avait eu lieu un peu plus tôt avec Brahms et Wagner. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de la modernité, et il est devenu possible d'aimer à la fois Mozart, Wagner, Brahms, Mahler ET les Beatles et Claude Nougaro… Enfin, du moins pour certains… Quant à nous, c'est et ça restera : plutôt crever ! Georges de la Fuly, plutôt mort que sympa, plus que jamais !

Dans les commentaires d'un blog qu'on lit souvent, on trouve ceci : « mais son rôle principal est compagnon, il aurait accepté mes choix. » "Compagnon": voilà ce que les nouvelles femmes ont fait des hommes, des compagnons qui acceptent leurs choix. Il va sans dire qu'on n'appartient pas et qu'on n'appartiendra jamais à ce monde-là et qu'on continuera à être en quête de notre Alma, devrait-on crever seul. 

dimanche 29 décembre 2013

Opus 77



Flaubert, dans ses notes sur Madame Bovary, avait décrit son héroïne, qui venait de faire l'amour avec Rodolphe, rentrant chez elle avec du sperme dans les cheveux.


— C'est extrêmement mauvais, ce que tu écris en ce moment. 
— Et tu crois que je ne le sais pas ?



vendredi 27 décembre 2013

Épiphanie bourguignonne


Anne avait réussi, je me demande bien comment, quand on connaît mon caractère, à me persuader de tenir la partie de clavier à la messe de minuit. Je ne me rappelle plus d'où provenait l'affreux piano droit qu'on avait réussi à trouver pour l'occasion, bien sûr parfaitement désaccordé, et qui le serait bien plus au fur et à mesure de l'avancement de la soirée, puisque l'église n'était pas chauffée et qu'il faisait un froid de canard. Nous devions jouer la sonate en mi bémol de Bach, et deux ou trois petits machins, dont je n'ai aucun souvenir, destinés à accompagner tant bien que mal l'histoire, puisque le clou de la soirée était la crèche vivante.

L'âne était celui d'Anne, Pompon, pas commode, le Pompon, le bœuf était une vraie vache, anonyme mais très patiente, Marie c'était Annie, la mère d'Anne, et Joseph un voisin de mes voisines passionné de train électrique. Gaspard, c'était un célèbre nouveau philosophe juif passionné de Wagner, qui avait sa maison de campagne à trois kilomètres de chez nous, Melchior, c'était le musicien qui l'accompagnait partout, et le personnage de Balthazar était incarné par la femme du philosophe qui ne quittait pas des yeux le petit Jésus, qui était son fil en bas âge, Raphaël.

Le Fils de Dieu était chaudement habillé, et très calme, mais sa mère, Balthazar, une belle et grande brune aux yeux noirs, était très nerveuse, trop nerveuse. Je ne me souviens pas de tous les détails de l'affaire mais je me rappelle parfaitement que lorsqu'on a attaqué la sicilienne, madame le bœuf s'est soulagée d'une large bouse fumante qui a donné un fou-rire à Joseph et à Marie, tandis que le curé se précipitait dans la sacristie en maugréant qu'il le savait bien. Il faisait tellement froid que la flûte d'Anne était parfaitement désaccordée, et moi je jouais avec des gants en laine, ce qui occasionnait quelques dérapages mal contrôlés qui étaient les cadets de mes soucis parce qu'il était bien évident que tout le monde se foutait éperdument de Bach. Mais j'oublie l'Étoile, une ravissante blonde emmitouflée dans un grand châle blanc, à l'air extatique, assise sur un pouf doré, en cuissardes rouges, dont j'essayais de capter le regard tout en jouant.

Nous n'avions pas terminé l'allegro final à 3/8 quand un réveil s'est mis à sonner. On a vu Marie essayer de s'éclipser le plus discrètement possible, ce qui était tout de même assez difficile étant donné que nous étions plus ou moins les uns sur les autres, autant par manque de place que pour tenter de nous réchauffer un peu. En passant près de la flûtiste sa fille, j'ai entendu qu'elle lui murmurait à l'oreille que le chapon allait cramer si elle n'y allait pas tout de suite, et la sainte Vierge de filer sans façon alors que ma soliste lui faisait les gros yeux et piquait un fard. Du coup Balthazar s'est cru autorisé à aller câliner le petit Jésus, ce qui était franchement de mauvais goût, mais au point où on en était, j'ai redoublé d'œillades en direction de l'Étoile qui semblait complètement shootée à la divine musique que personne n'écoutait sauf elle et Pompon dont je voyais les grandes oreilles remuer paisiblement. Je devais avoir le nez rouge car en me regardant elle avait un sourire un peu idiot qui flottait loin au-dessus de ses deux seins parfaitement apostoliques dont j'imaginais les tétons raidis par le froid se ramollissant doucement entre mes lèvres… 

Monsieur Pichai Jean



Taisez-vous et admirez !

L'Alecture et le dé-lire de la liberté


Curieux : prend soin de tout ce qu'il considère. J'aime le vocable attention. Faire attention, avoir des attentions. Voir, sa-voir, savoir voir, savoir entendre, savoir écouter, perce-voir et entre-voir. Récemment, je lisais un commentaire de Robert Redeker, sur Facebook, dans lequel il expliquait que sans doute il écrivait pour apprendre à lire. J'ai trouvé ça très juste. C'est lire, le plus important, pas écrire. Les écrivains écrivent, bien entendu, mais surtout et avant tout ils lisent. Les musiciens composent, jouent de leur instrument, mais surtout et avant tout ils écoutent et ils entendent la musique. L'écriture est bien une sorte de lecture renversée qui renforce et nourrit la lecture, une restitution de la lecture permanente qui a lieu dans le corps de l'écrivain. C'est une lecture qui a cours en dehors du livre, qui en constitue la suite, le prolongement, ou la préparation, mais il ne peut pas y avoir d'écriture en dehors du dialogue avec la lettre. 

Nous sommes étouffés de SPAM. Je ne parle pas seulement des centaines de spams qui arrivent quotidiennement dans notre boîte à lettres électronique, je parle également des spams médiatiques. Chaque jour que Dieu fait, il faut désormais entendre parler de Dieudonné, de BHL, d'Arielle Dombasle, de Laurent Ruquier, de tel ou tel acteur à la mode, de tel ou tel homme politique particulièrement médiatique, de tel ou tel journaliste (qui sont le plus souvent les mêmes), et il est devenu impossible de faire le départ entre la publicité, la communication et le divertissement. On n'y coupe pas. Le SPAM est un spasme social qui confine notre être à la périphérie de la curiosité : il ne s'agit pas à proprement parler de curiosité, c'est-à-dire que l'attention et le soin ne sont ici que des moments de l'ennui recyclés par la Technique. Cette continuelle série de spasmes instantanés épuise très rapidement le regard, l'écoute et l'entendement, vide les circuits, impose une manière de couvre-feu cognitif. L'amnésie est concrétisée, matérialisée, consolidée. Là où le livre et la lecture entretenaient une forme de bénédiction active et productive, les orgasmes à répétition du Numérique diffusent un voile qui stérilise la conversation que l'être parlant peut entretenir avec lui-même. La chaîne est rompue, le lien est factice, qui annihile le processus mémoriel qui seul permet à l'homme de se construire dans la durée, le réseau est un théâtre dans lequel les acteurs sont des momies qui n'occupent que des places, qui produisent des effets sans causes et des causes sans effets. Faites-en concrètement l'expérience : vous pouvez, avec un peu de pratique et d'astuce, et sur n'importe quel sujet, vous instituer expert d'une discipline, en deux demi-journées, si vous cliquez correctement. Bien sûr, il ne vous en restera strictement rien, deux jours plus tard, mais peu importe, vous aurez acquis une place, et parfois le salaire et la considération qui vont avec. 

Tout ce que je décris là est très exactement le contraire de la lecture, et c'est la raison pour laquelle elle est désormais haïe avec une intensité terrifiante, et la musique avec elle, art du temps et de la durée. Nous sommes désormais dans cette situation inédite : « On supprimera la Foi Au nom de la Lumière, Puis on supprimera la lumière. » Un monde des ténèbres (sans ombres) éclairé a giorno : ce qu'on pourrait appeler la porno-culture, l'ère où le soupçon généralisé efface la pudeur et l'intimité, la possibilité de la transmission et celle de la vie civile. Ma vie sans moi, comme dirait Armand Robin, déjà cité.

Quelle humiliation, d'être, jour après jour, heure après heure, soumis à l'irréfragable acide publicitaire ! « Mieux vivre son argent ! », « La meilleure mutuelle », « Maigrir sans efforts », « Rencontres choisies », « Des révélations sensationnelles », « Viagra, Cialis, Lexomil, Xanax, Prozac », « Comment jouer en Bourse ? », « Comment ne pas payer d'impôts ? », « Une réserve d'argent ? », « Une cougar près de chez vous », « Un cambriolage toutes les 37 secondes », « Infidèle et épanoui », « Le Nouvel Observateur », « Tour de taille », « Alerte Le Monde », « La Redoute par Mon Club Privé », « Place des Tendances », « MacWay », « Santé Nature Innovation », « Café Coton », « Demande de prêt », « Valse des prix », « Aide financière », « Liquid Stock », « Carte Zéro », « VistaPrint », « ParuVendu », « Je Compare ma mutuelle », « Assurance Maladie par Casting Deal », « Commande du 23.12.13 », « ShopZeDeal », « Validation de votre participation », « Offrez un iPod », etc. Et chaque heure qui passe c'est au moins ça !

Mieux vivre son argent ??? Et c'est à moi qu'on vient dire ça ??? Et mieux vivre son absence d'argent, personne ne pense à me le proposer ? Mais quelle bande d'ignobles connards ! Rien que de penser à cette expression d'une vulgarité inouïe : « Vivre son argent » me rend malade. Et toi, Anatole, tu le vis bien, ton argent ? Ouais, pas trop mal, on va dire. Mais c'est du boulot ! Et, tous, nous sommes assommés de cette montagne de spams, chaque jour. Si je pars une semaine de chez moi, sans relever mon courrier électronique, quand je rentre, j'en ai pour deux à trois heures pleines à trier et à jeter cette cochonnerie. Plusieurs milliers ! Il suffirait de faire payer un centime le mail pour en être définitivement débarrassé, des spams, mais il semble bien que c'est trop simple, personne n'en veut, de ma solution ! On préfère continuer avec cette soupe de merde qu'il faut avaler chaque matin, c'est tellement plus drôle ! Tout le monde affiche fièrement sur sa boîte à lettres postale : "Pas de publicités. Merci !" Alors qu'il y en a trois par jours au maximum, vite jetées, et qui peuvent au moins servir à allumer un feu, mais personne ne trouve à redire aux centaines de réclames vicieuses qui nous arrivent chaque jour par voie électronique, qui nous prennent mille fois plus de temps ! Faut croire que les gens s'emmerdent ! Préfèrent éplucher leurs spams bien consciencieusement que de lire trois pages des Notes intimes de Marie Noël.

« J'ai lié son corps, sa boue, comme ceux de toutes créatures à la nécessité universelle de la matière, mais mon Souffle qui souffle où il veut, quand je le lui donnai, était-ce pour l'enchaîner ? »
La curiosité doit s'appliquer à toute chose digne d'être considérée, et passer sur le reste, l'ignoble. Mais chacun est libre de s'enchaîner lui-même.

jeudi 19 décembre 2013

Le progrès du machinisme, de l'infarctus et des lois sur le divorce


Six pieds nus dépassent du toit ouvrant d'une 2 Chevaux circulant à Paris. « Au mois de mai 1962, la densité au centre de Paris est de 82 000 habitants au kilomètre carré. Les spécialistes ont fixé à 16 m2 le "seuil de houspillement", c'est-à-dire la surface nécessaire à un être humain pour vivre. D'où il appert que deux Parisiens sur cinq se houspillent. » 1962… Faites le calcul…

Je regarde le merveilleux film de Chris Marker et Pierre Lhomme : « Le Joli Mai », qu'une âme généreuse m'a envoyé par la poste, et je vais d'émerveillement en émerveillement. Il y a très longtemps que je n'avais pas vu un film aussi réjouissant, touchant, stimulant, intellectuellement parlant, et tout simplement beau, même si je sais qu'il ne parlera qu'à ceux qui ont au moins mon âge, c'est-à-dire ceux qui ont connu le Paris et la France des années 60. Justement, il est temps que les souvenirs de ces années-là prennent leur sens, tout leur sens, en regard de la France qui advient sous nos yeux.

« (…) Mais certains se plaignent que, dans notre perspective historique, le type "chatte" soit menacé de régression, et qu'à sa place s'installe un nouveau type féminin, qui serait la résultante du progrès du machinisme, de l'infarctus et des lois sur le divorce. Il s'agit de la femme qui gouvernera entièrement l'homme soumis, conscient de son sous-développement. »

Dans mon oreille droite, une amie me parle ; sur l'écran, Martha Argerich accompagne sa fille, altiste, dans Mozart, mais j'ai coupé le son ; et j'entends le concerto de Dvorak par Richter et Kleiber ; et je pense à Françoise Héritier, car on entend toute la semaine des extraits de son livre "Le Sel de la Vie", à la radio, dans l'émission "Lectures du soir", lus par Anouk Grinberg. Sur le principe du "J'aime / J'aime pas", Françoise Héritier ne nous donne que la première colonne, des "j'aime", donc, sur 250 pages, insupportable litanie dont la plus belle occurrence, pour moi, et la plus significative, à l'évidence, est sans doute celle qui dit à peu près : « Le plaisir de NE PAS avoir dans la bibliothèque [ou "à la maison", je ne sais plus] de livres négationnistes et racistes. » Comme c'est beau ! Comme c'est ça ! Exactement ça ! Son livre s'appelle "le SEL de la vie", mais il devrait plutôt s'intituler le SUCRE de la vie : ces gens-là sont capables de s'enfiler une assiette de sucre au petit déjeuner, et de remettre ça au déjeuner et au dîner ! Les antiracistes dogmatiques sont des bouffeurs de sucre. Ces gens-là vous règlent son compte à la dialectique une fois pour toutes. Ils vous dégoûtent de penser une fois pour toutes. Ils vous dégoûtent du Bien une fois pour toutes. Encore un peu et ils me dégoûteront des mouvements lents une fois pour toutes.

De la même manière Argerich filmée par sa fille me dégoûte d'Argerich la pianiste, et des femmes, aussi, et des pieds des femmes, par la même occasion, une fois pour toutes. Un peu plus et ce film me dégoûtait de la musique, une fois pour toutes. Rarement (jamais, en fait) je n'aurai vu une telle entreprise de dénigrement (un tel ressentiment) à l'encontre d'une mère. Ce film est une déclaration de haine, pure, parfaite, mais mâtinée de toute la dégoulinante empathie adolescente qui est la marque de notre misérable époque. Le film s'ouvre sur l'accouchement de la fille. Le père (Stephen Bischop Kovacevich) est filmé comme une pauvre chose un peu dérisoire, un peu surnuméraire, un peu has been, un peu ridicule. C'est l'histoire des orteils de la famille Argerich, c'est l'histoire des grands pieds des Argerich, c'est l'histoire des femmes qui vieillissent, des femmes qui sont libres, des femmes qui échappent aux hommes. Pauvres femmes, qui échappent d'abord à elles-mêmes… elles ressemblent à des détenus, aux individus enfermés d'un camp planétaire et désespéré, elles sont privées de tout, sauf du narcissisme sinistre de la marionnette qu'on sort de sa boîte pour les fêtes. Le film s'ouvre sur l'accouchement de la fille, de la réalisatrice… Je sais, je l'ai déjà dit, mais cette bloody daughter fait un film sur elle-même en prenant prétexte de sa mère célèbre. « Je porte le nom de ma mère. » Heureusement pour toi a-t-on envie de lui dire, mais en réalité on n'a pas envie de lui dire quoi que ce soit, à cette pauvre fille. Jamais le vocable "ingrate" ne nous a semblé autant à sa place, dans tous les sens qu'il peut prendre. « J'accouche ! » nous dit la fille. Et « les filles, c'est plus intéressant ! » Stéphanie s'intéresse. Quand on s'intéresse on fait un film. Normal. Quand on est la fille du monstre Argerich, qu'est-ce qu'on peut faire ? Crier très fort, comme les bébés qui viennent de naître. Eh, oh, je suis là ! Ici. C'est moi ! Je suis super intéressante, comme nana. Pas trop mes mains, OK, mais mes pieds ! Et je sais me servir d'un caméscope ! Je sais pleurer, aussi. Et rire, alors là, oui, là je suis bonne, putain ! « Mais on ne peut rien dire sur la musique… » Un moment j'ai cru qu'on allait la voir à poil, la Stéphanie, dans son bain, mais que dalle, même pas, circulez, y a rien à voir, rien à entendre, rien à comprendre. En réalité, si, ce film est passionnant. Pas du tout pour les raisons que la Stéphanie elle croit, non, vraiment pas du tout, mais pour tout ce qu'on voit en creux, pour tout ce qu'on comprend du cirque sordide qui nous est montré là, et qui est tellement conforme à ce qu'on nous demande avec insistance aujourd'hui. Du coup, cette pauvre Martha Argerich me fait de la peine et j'ai envie de la défendre contre sa fille, et contre elle-même. Il est impossible, lorsqu'on joue Ravel et Liszt comme ça, qu'on soit aussi bête, aussi adapté aux normes étriquées et castratrices qui ont cours dans le monde qu'elle parcourt en train et en avion jour après jour en lisant des magazines et en mangeant des sandwichs. Il y a dans tout grand musicien un mystère, quelque chose qui le dépasse, qui le sauve. C'est bien entendu contre ça qu'a été fait ce film, qui n'est que de la propagande, celle qui nous explique très banalement que les grands artistes sont des gens comme tout le monde, avec les mêmes problèmes que tout le monde, qu'ils mangent de la salade au maïs et vont au cabinets, comme nous tous, qu'ils ont mauvaise haleine en se réveillant le matin, qu'ils ont une carte bleue et des problèmes de poids.

Stéphanie accouche, son mari fait coucou au bébé, sa mère téléphone, elle a des "rythmes décalés", des angoisses, elle fume, on voit la mère dormir, se réveiller, boire du café dans des gobelets en plastique, nettoyer ses lunettes sur le quai d'un métro, fouiller dans son grand sac informe à fleurs, en sortir une banane, bouger sa tête en cadence, s'assouplir les poignets, répéter en compagnie de musiciens avachis sur leurs chaises, en bras de chemise, regarder le plafond d'un air inspiré mais pas trop, jouer sur piano désaccordé, et même se tromper. Tout y est, a-t-on envie de dire à la réalisatrice, vous avez bien fait votre travail. Mon Dieu comme elle était belle, à vingt ans, cette petite Martha ! Comment a-t-elle fait pour devenir cette lourde chose hystérique qui donne envie de détourner le regard et de regarder Maya l'abeille à la télé ? Comment la grandeur et le talent peuvent-ils à ce point se cacher sous cet oripeau terne et grisonnant ? Où trouve-t-elle la force de soulever ce pesant manteau de très ordinaire névrose, sans mots et semble-t-il sans pensée, sans réflexion ?

Paradoxalement, le seul qui sorte à peu près indemne de ce film pénible est le père, Kovacevich, qui ressemble tout de même à un musicien, et qui nous touche par la distance énorme qui le sépare de sa fille. D'ailleurs, le répertoire des deux pianistes parle pour eux. D'un côté, des pianistes, Chopin, Liszt, et Ravel, de l'autre Beethoven. D'un côté un don naturel presque inexploré, resté à l'état brut, et de l'autre du travail et encore du travail. D'un côté du piano et de l'autre de la musique.

Qui aurait dit que les femmes seraient un jour du côté de la machine et de l'infarctus, qu'elles remplaceraient les hommes jusque dans les orchestres, et devant l'orchestre, et derrière la caméra, et sur le front ? Et qui aurait cru que ce basculement sexuel ressemblerait à ce point à une malédiction ? Les hommes sont désormais "conscients de leur sous-développement". De cela nous n'avons jamais douté, évidemment, mais de là à accueillir le sous-développement d'autrui avec reconnaissance, comme une manne rédemptrice, il y avait tout de même un pas qui aurait pu inspirer une légère hésitation. Le Moderne n'hésite pas, justement. Il plonge avec ravissement dans le bain égalitaire, s'y ébroue, s'en délecte ; tout ce qui le soulage de sa puissance et de sa distinction le ravit, l'enthousiasme, il en oublie jusqu'à son nom et accueille avec reconnaissance ce qui le détruit. Le sexe était l'ultime ruse de l'histoire, nous en serons bientôt débarrassé.

Le "houspillement", le fait que les êtres humains trop nombreux se gênent, se dérangent, quand on les entasse dans des lieux exigus, le houspillement est désormais sensible à l'échelle de la planète, mais il me semble qu'une des choses qui le manifestent et en aiguisent son pouvoir de nuisance est l'indistinction, le fait que les fonctions et les rôles perdent leurs formes et leurs frontières, que tout le monde veuille se trouver chez lui ailleurs et ailleurs chez lui, autrement dit que les frontières et les limites perdent le pouvoir de protection qui leur est propre, que les chairs et les sentiments soient à vif constamment et en toute situation. "Dix-sept bisous sur le pied gauche"… Je pense aux "groupes de dix-sept" (les 17-olets) qu'on trouve dans certaines pièces de Chopin. Je me rappelle encore l'émerveillement qui fut le mien quand j'ai vu les premiers, que je pensais alors réservés à la musique d'un Stockhausen. Cependant, les groupes de 17 de la musique de Chopin ne se jouent pas comme ceux de la musique de Stockhausen. Peu importe ! Il y a un âge où l'on prend tout au premier degré, où l'on pense qu'on peut s'adresser à sa grand-mère comme à sa copine, où la distinction nous apparaît comme le comble de la fausseté, où l'exception nous semble devoir être la règle, où les nombres impairs et premiers possèdent un éclat incomparables, où l'hystérie nous semble indispensable à la vérité de l'être, où le féminin nous apparaît comme un idéal indépassable, ce qu'il est bien, puisqu'il mène à la mort de l'homme.

Martha Argerich et la vie en communauté, et les discussions toute la nuit, et l'abolition des hiérarchies, Martha Argerich et le mépris des formes et du paraître. Martha et les ados. Martha parmi les ados. Martha fille de ses filles… Martha Argerich la plus bobo des pianistes de légende, qui mange ses mots parce qu'elle n'a pas de mots et qui se laisse manger par sa fille parce qu'elle est restée une enfant parmi les autres enfants. Martha Argerich et le mensonge de la vérité, Martha Argerich et la superficialité un peu vulgaire de la profondeur à vif, Martha Argerich est une immense virtuose sans vertu, dépassée de très loin par une musicalité surnaturelle qui semble presque incongrue lorsqu'on l'entend dire : « Laisse-moi regarder les plantes. » et surtout : « Essayons de partager quelque chose. » Quand on l'entend prononcer ces mots d'une profonde malhonnêteté, on a envie de lui taper sur l'épaule, et de lui dire : « Tais-toi, Martha, je t'en prie ! Divorce d'avec tes filles plutôt que d'avec tes maris ! »

samedi 14 décembre 2013

Rouge sang


« J'entends toujours si quelqu'un écoute quelqu'un d'autre. » « Moins fort, encore moins fort, non, moins fort, non, encore moins fort, moins fort ! C'est encore trop fort ! » Arrive un moment où les musiciens sont effrayés… Mais que se passe-t-il, de quoi nous parle-t-il ?

Il était situé sur le chemin que le son empruntait pour aller d'un musicien à l'autre, aussi ne pouvait-il pas faire autrement que d'aménager avec son corps une sorte de passage qui en facilitait le transport. Il était comme un convecteur ; le son lui arrivait, et il ne faisait que le rediriger vers la sortie, en lui imprimant au passage une sorte d'élan supplémentaire qui permettait à celui-ci de parvenir à destination sans perdre ni sa force ni sa couleur. C'est ce qu'il expliquait aux instrumentistes. En réalité, la musique lui arrivait en rêve, et il fallait tout de même la rendre palpable, audible, réelle, pour ceux qui la faisaient ou l'écoutaient. La mère avait posé une rose rouge sur le pupitre, comme le père l'avait fait de nombreuses années auparavant. Elle était là à toutes les représentations, à Stuttgart. À Edimbourg, il s'était enfermé à clef dans sa loge, il buvait du whisky en lisant un roman policier. Sa mère frappa à la porte, tous les amis essayèrent aussi, il n'ouvrit pas, et finalement refusa de diriger l'opéra. Il avait découvert durant la générale que la représentation serait retransmise, il avait vu les micros, et s'était imaginé les auditeurs tranquillement installés chez eux avec la partition sur les genoux, en train de souligner chaque fausse note d'un trait rouge, fausses notes qui seraient indéfectiblement associées à son nom, et cette vision lui était insupportable. Son père avait créé Wozzeck le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin. 

Son père est mort le 27 janvier 1956, à Zurich, deux cents ans jour pour jour après la naissance de Mozart. Karl Böhm a dirigé le concert, tranquillement, sans un mot pour Erich Kleiber. 

mercredi 11 décembre 2013

Carlos Kleiber, le chef absolu


Jouer du piano aura été l'une des plus grandes malédictions de ma vie. Quand je vois avec quelle facilité des musiciens peuvent accompagner les plus grands, jouer en orchestre avec des chefs magnifiques, et surtout entendre de l'intérieur un répertoire sublime, je me dis que la passion du piano m'a joué un vilain tour. La première fois que j'ai réalisé ça, c'était en 1972 je crois, à la mort de mon père. Je venais de découvrir le triple concerto de Beethoven, et je fus pris d'une exaspérante envie d'être assis parmi les violoncelles, au milieu de l'orchestre. J'étais jaloux, follement jaloux. Entendre la musique, la musique dans sa chair, l'orchestre, depuis cette place là, voilà ce dont j'avais envie.

J'ai toujours aimé diriger. Je veux dire diriger un orchestre, un ensemble de musiciens, pas des hommes. Il m'est arrivé quelquefois de le faire et j'ai à chaque fois éprouvé un immense plaisir qui ne ressemble à aucun autre. Cette sensation de faire de la musique sans la faire vraiment, juste du bout des mains, avec le bras, avec le regard, est quelque chose d'enivrant. Il y a quelque chose d'un peu vulgaire à faire de la musique à l'aide d'un instrument, sauf quand cet instrument est l'orchestre, c'est-à-dire cette chose à la fois impalpable et très concrète, faite de matière autant que d'esprit, de chair et d'affects autant que de mécanismes. Comme beaucoup de musiciens, il m'est surtout arrivé de diriger chez moi, seul, en écoutant de la musique, ou encore seul en voiture, quand la route le permet.

Regardant ces répétitions de la Chauve-Souris, je suis médusé. Je retrouve exactement mon Carlos. Argentin aussi, "génial" aussi, avec les mêmes blagues, les mêmes métaphores, les mêmes ruses pour vous faire jouer mieux, la même manière de mimer la musique, de l'expliquer par des dialogues, de la faire parler avec des mots de tous les jours, avec des gestes banals, de vous la montrer, de la convoquer, là, parmi nous, comme une amie avec laquelle on passe volontiers l'après-midi avant d'aller pleurer seul dans son lit. À croire qu'il existe un génie musical et pédagogique spécifiquement argentin, celui de ces Allemands qui parlent espagnols. Je suis tombé un peu par hasard sur ces répétitions d'orchestre de Carlos Kleiber, ce qui m'a conduit à récouter les quelques enregistrements de lui que je possède (4e, 6e et 7e de Beethoven, 4e de Brahms, Fledermaus de Strauss, 3e et 8e de Schubert, Rosenkavalier). Faites l'expérience, vous verrez, c'est radical ! Écoutez par exemple le 7e de Beethoven, et ensuite passez-vous la même symphonie par Karajan, Böhm, Furtwängler, Mazur, Walter, Klemperer, Abbado, etc. Ce n'est pas la même œuvre ! Et je ne parle pas seulement des pizzicatos de la fin de l'allegretto… (Kleiber était capable d'annuler une série s'il s'apercevait qu'on n'avait pas reporté ses coups d'archets ou ses corrections sur le matériel d'orchestre, et la phrase de lui que je préfère est : « Ne changez pas mes coups d'archet, ce sont ceux de mon père ! » C'est d'ailleurs Erich Kleiber, je crois, qui avait eu l'idée de faire jouer la fin de l'allegretto en pizzicatos, à la place de l'arco qui se trouve sur la partition de Beethoven.) Ce n'est pas la même œuvre. La matière sonore semble complètement différente. C'est un autre métal. Pourtant, il n'entre pas dans son interprétation de dimension "excentrique" qui existe par exemple chez Gould lorsqu'il joue l'Appassionata ou du Chopin. Il n'y a aucune transgression, dans la manière de faire de la musique de Carlos Kleiber. Mais écoutez ce début de l'Inachevée… Ça fait peur ! Quand on le voit diriger, je crois qu'on comprend une partie du mystère. C'est sans doute le seul chef qui accompagne ses musiciens jusqu'au bout de leur geste : regardez son bras lorsqu'il doivent tenir un accord ou faire un trémolo intense. Il ne donne pas des départs, il joue avec eux. Pas étonnant qu'ils aient tous déclaré qu'ils avaient l'impression de se surpasser quand il jouaient sous la direction de Kleiber fils ! En répétition, il est essoufflé, quand il donne des indications aux musiciens, comme s'il participait autant (et plus) qu'eux à la production du son. Crescendos, staccatos, trémolos, glissandos, portamentos, sforzatos, accelerandos, pizzicatos, les musiciens se laissent porter par l'énergie formidable de cet enfant éternel, qui n'est véritablement vivant que lorsqu'il dirige. Sa sœur disait de lui qu'il était "trop fragile". Oh comme je comprends ça ! Il faut être trop fragile pour avoir cette colossale puissance. Le trop fragile fait descendre en lui la puissance qui vient d'en haut. Elle le traverse. Son père voulait qu'il devienne chimiste… (« Un seul Kleiber suffit bien ! ») Dans la grande famille des chefs, il y a les chimistes et les physiciens. Carlos Kleiber est évidemment un physicien, même s'il possède une oreille merveilleuse de précision quant à la chimie sonore qu'il dose avec un goût très sûr. Écoutez ce son, juste, plein, doré, tenu de l'intérieur, écoutez ce phrasé à mille lieues de toute démonstration, mais terriblement imposant, noble, plein d'une grandeur sans aucune concession, on se dit à chaque fois : « Ah oui, c'est ça, Beethoven, c'est ça, Schubert, c'est ça, la Quatrième de Brahms, je comprends, non, je n'ai même pas besoin de comprendre, ça passe directement de mon oreille au centre nerveux qui était là avant moi, à ma place, de toute éternité. » Il pousse sur des leviers qui s'appuient sur des forces qui elles-mêmes produisent des réactions en chaîne qui dépassent peut-être même ce que le compositeur avait pu espérer, dans ses rêves les plus fous. Regardez-le passer en un centième de seconde d'un sentiment à un autre, d'une émotion à une autre, d'une danse à une marche, d'un geste à une idée, il est là dans chaque note, et même entre les notes, il ne lâche jamais la main des musiciens, il ne va pas d'un point à un autre point, il est dans la ligne, dans la surface, dans l'épaisseur, dans la profondeur, il est partout, même et surtout quand il fait semblant de laisser jouer ses musiciens, de les suivre, d'être étonné, d'être ravi. C'est un rythmicien stratège. "Apothéose de la danse", le finale de la Septième ? Quand c'est Carlos Kleiber qui dirige les Wiener Philharmoniker, sans aucun doute ! Quelle jouissance de passer d'un rythme à l'autre, chacun ayant son profil, sa densité, son énergie propres, écoutez ces accents, comme il les creuse, comme il les remplit, comme il bondit d'un registre à l'autre, d'un groupe instrumental à l'autre, d'une couleur à l'autre, avec cette joie enfantine qui a les accents terribles de la prescience de la mort qu'il faut tenir encore un peu en respect, ces rythmes pointés qui déchirent le temps, qui le mordent, qui électrisent la chair et la chauffent à blanc, voyez ces noirs, dans la Cinquième ! Romantique, Beethoven ? Non, c'est bien d'autre chose qu'il s'agit. Un seul chef a pu s'approcher de cette tension rythmique presque insoutenable, c'est le jeune Karajan, dans l'ouverture des Noces de Figaro, enregistrées au début des années 1950, avec Schwarzkopf et Seefried.

Si les gens savaient ce que c'est que la musique, ils se suicideraient ! Pas de quoi rire.

mardi 26 novembre 2013

Le Petit Nègre, de Claude de France !


Physiquement, elle ressemblait autant à Mireille Darc qu'à Annie Cordy. Très grande, avec des mains gigantesques pour une femme (la onzième facile), elle parlait comme Françoise Sagan, dans son début de barbe. Un soir, nous avons joué les danses hongroises de Brahms, et du Gerswhin, à quatre mains, et j'ai failli tomber de mon siège tellement elle occupait l'espace, au sens propre et au sens figuré. Je n'oublierai jamais cette répétition où sa tourneuse de page attitrée avait dit que « j'accélérais ». Evidemment, quand on joue avec quelqu'un qui n'a aucun sens du tempo et dont il faut rattraper les erreurs de rythmes à chaque ligne, il peut arriver qu'on devienne un peu nerveux. Elle avait travaillé avec Yves Nat au conservatoire et en avait gardé ce précepte excusant tout : « Ce qui compte, dans la musique, c'est l'élan ! » Moyennant quoi tout ce qui sortait de ses grandes mains était une élégante bouillie. Son mari, silencieux comme le sont les maris de ce genre de femmes, conduisait les plus puissantes BMW et a fini par la larguer pour une de ses très jeunes élèves. Il est sans doute très bavard à l'heure qu'il est. N'empêche, elle était attendrissante, et s'était mise sur le tard à la colle avec un vieil alcoolique très sympathique qui tenait à peine sur ses cannes. Lui avait une fille de douze ans je crois, ou à peu près, se prénommant Deborah, qui m'avait dragué ouvertement et franchement, un soir qu'elle était assise à côté de moi au fond d'une voiture. Heureusement le trajet n'avait pas excédé les vingt minutes.

Je pense souvent à elle, et à ce soir, au conservatoire, où elle avait présenté sa classe de piano dans un petit concert public. Un de ses jeunes élèves devait jouer l'un des grands tubes des conservatoires, une pièce de Debussy qu'on travaille à cet âge-là. Quand il s'est installé au piano, elle a voulu présenter l'élève et le morceau, ce qui donna à peu près : 

« Machin Truc va maintenant nous interpréter… [là, silence, bredouillement, rougeurs]… le Petit Noir, de Claude Debussy. » Fou rire général au premier rang… C'était il y a plus de vingt ans, c'était le début du Politiquement Correct intégré

Equivox à la salle Odette Pilpoul


Equivox, le chœur gai et lesbien de Paris, salle Odette Pilpoul, dans le 3e arrondissement. Salle Odette Pilpoul, ça ne s'invente pas, ça ! Et l'assoce Les Petits Bonheurs, hein, la classe, non ? J'en ai d'autres, comme ça, dans mes cartons, si ça vous intéresse… Entre le Balloon Dog de Jeff Koons, la femme qui pèse une demi-tonne, et Lucid Beausonge (sic) qui "chante pour l'association", je crois qu'on a un aperçu assez affriolant de l'époque. Vous allez être très nombreux, j'en suis sûr, à faire des chèques pour Equivox (vous avez vu ces jolies couleurs !), à défaut de pouvoir vous payer un Balloon Dog. Je serais gay, lesbien et socialiste, vous auriez déjà tous un tableau de moi chez vous, c'est con, tout de même que je sois blanc, hétéro et catho. Quelle merde, la vie ! "Les petits bonheurs", ça c'est sympa, j'aurais dû y penser, plutôt que d'intituler mes tableaux "Désespoir n°5", ou "Je t'emmerde, Delanoë". 

lundi 25 novembre 2013

L'Art contemporain

Cinquante huit millions et demie d'euros (58,4), c'est le prix du "Balloon Dog" de Jeff Koons, vendu par Sotheby's il y a quelques jours. 


Quatre cent soixante-dix kilogrammes, c'est le poids de cette femme née en 1980.


Je vous laisse réfléchir.

jeudi 21 novembre 2013

Carrières


« L'arace, l'arace, Bernard, tu vas encore nous bassiner longtemps avec l'arace ??? »

Lundi 18 novembre 2013, minuit et demi. Maurice Ollender, à midi, sur France Culture, a bien voulu convenir, mirabile auditu, que le mot race était « l’un des plus beaux de la langue française » (c’est bien mon avis, et celui de nos Églogues…) ; et qu’il avait eu, « avant le début du XIXe siècle », toute sorte de significations merveilleuses. Moyennant quoi le même docte spécialiste estime, avec la plus grande commisération pour les imbéciles et les salauds qui pourraient penser autrement, que les races n’existent pas. Cette opinion m’a toujours semblé prodigieusement absurde ; et témoigner, surtout, d’une extraordinaire méconnaissance de ce que c’est que le sens, les définitions, les mots, les notions, les concepts, le langage.
Qu’on puisse dire que les licornes n’existent pas, je le conçois — et encore (les tapisseries en sont pleines). Mais les races… Autant dire que les notions n’existent pas, que les concepts n’existent pas, que l’Europe n’existe pas (il est vrai qu’on ne s’en prive guère). Bien entendu j’admets parfaitement qu’on puisse dire que la notion de race n’a pas de fondement scientifique véritable ; encore que ce ne soit là qu’une opinion, à mon avis, certes majoritaire (je crois). Et, bien entendu aussi, j’admets encore plus parfaitement (c’est même une assertion à laquelle je souscris tout à fait) que la notion de race a des confins tout à fait flous, qu’on ne peut pas l’enfermer dans elle-même, ni la faire coïncider avec sa définition. Mais quel mot, et surtout quelle notion, quel concept, coïncident-ils avec leur définition ? L’exigence wittgensteinienne de logique absolue, appliquée au langage, qui par définition est mouvant, flou, troué d’enclaves et agité de perpétuelles révisions de frontières, permet de dire d’absolument n’importe quoi, même des vaches, des maisons, des fleurs, que ça n’existe pas. Gadamer, si mes souvenirs sont exacts (ne croit-il pas à la nécessité du malentendu, de l’approximation, pour qu’il y ait échange ?), est autrement judicieux, à mon avis, dans ce domaine-là.
La métaphore géographique est d’ailleurs très éclairante, comme souvent. Qu’on essaie un peu de dire ce que c’est que la Gascogne, que la Saxe, et même que l’Auvergne si l’on veut bien songer qu’aujourd’hui Moulins et Le Puy sont en Auvergne, ce qui pour un Auvergnat, et pareillement pour un Bourbonnais, ou pour un Vellave, est une aberration et pourrait amener à soutenir, à la façon d’Alexandre Vialatte, que l’Auvergne n’existe pas ; ou même que les provinces, les régions, les entités géographiques en général (sauf peut-être les îles ?), n’existent pas. Tout juste peut-on soutenir que Moulins et Le Puy sont en Auvergneau- sens-où-l’on-parle-de-la-moderne-et-toute-administrative-Région-Auvergne. Et de même on peut dire que les races n’existent pas au-sens-où-l’on-ferait-référence-à-telle-donnée-scientifique-rigoureuse-répondant-à-tel-et-tel-critère-de-pertinence-exclusive (qu’il suffit de bien choisir). En dehors de cette exigence scientifique, pour le coup, la proposition n’a aucun sens. Elle n’a d’autre pertinence que polémique (et policière).
Et pourtant, pourtant, que de paisibles et confortables carrières universitaires, médiatiques, éditoriales, construites et entretenues sur le rabâchage de cette seule assertion à haute rentabilité socio-économique ! Les pires abrutis peuvent se couvrir d’honneurs, de prébendes, de sympathie et de prix littéraires en n’affirmant rien d’autre durant des décennies, sur tous les modes et les médias connus. “La grande table” aujourd’hui était consacrée, donc, au racisme, en ces temps de crise des valeurs républicaines (magari !) ; et comme n’étaient invités, il va sans dire, que des gens qui pensent exactement la même chose, l’émission a dû offrir, à cette occasion, une de ses livraisons les plus obscènement ronronnantes. (…)


Renaud Camus, Non, Journal 2013


vendredi 15 novembre 2013

Furtwängler et les nains

(de gauche à droite, Bruno Walter, Arturo Toscanini, Erich Kleiber, Otto Klemperer, Wilhelm Furtwängler)

En 1933, le président Hindenburg nomme Adolf Hitler chancelier. Au mois d'août 1932, le futur dictateur, grand mélomane, avait invité Furtwängler à déjeuner. À la sortie, le jugement du chef tombe : « Jamais ce camelot à la parole chuintante ne jouera un rôle quelconque dans la politique allemande… » Le 12 avril 1933, à la suite des premières mesures antisémites, Furtwängler écrit une lettre ouverte à Goebbels où il plaide pour que les artistes juifs puissent continuer à pratiquer leur art. Le 26 mai, alors qu'il est en tournée à Mannheim, les autorités lui demandent de remplacer son premier violon Szymon Goldberg : Furtwängler refuse, rend sa citoyenneté d'honneur de la ville, et jure qu'il ne remettra plus les pieds à Mannheim. En août, il obtient que les lois antisémites ne soient pas appliquées au Philharmonique de Berlin. En septembre 1934, la musique de Hindemith est interdite : Furtwängler la maintient au programme et prend fait et cause pour le compositeur dans la presse. Le 5 décembre, il se démet de toutes ses fonctions officielles. Le 16 décembre 1937, Goebbels lui envoie une lettre très menaçante, et, en 1938, Goering lance contre lui une campagne de presse montant en épingle la jeune étoile ascendante Herbert von Karajan. En 1943, il refuse le cadeau de mariage de Hitler, une maison. À partir de 1944, il est mis sous surveillance permanente par Himmler. Pour deux manifestations officielles auxquelles il a participé devant les dignitaires du Reich, il en a évité soixante, et il n'a jamais accepté de jouer le Horst Wessel Lied ou de faire le salut [nazi]. En 1947, le jeune Yehudi Menuhin accepte spectaculairement de jouer sous la direction de Furtwängler, dont il estime la conduite parfaitement irréprochable.

Mais le reproche principal fait à Furtwängler est d'être resté en Allemagne, donnant ainsi une "aura de respectabilité" au régime, selon les termes du général McClure lors du procès en dénazification. (…) La réponse de Furtwängler, qui croyait à une mission sacrée de l'art, mérite d'être entendue. À Thomas Mann qui se demande comment il a pu diriger Fidelio dans l'Allemagne de Himmler sans avoir envie de se prendre la tête entre les mains, il réplique : « Thomas Mann croit-il vraiment que dans l'Allemagne de Himmler on ne devrait pas jouer Beethoven ? Ne peut-il réaliser que les gens n'ont jamais eu autant besoin, jamais autant souffert de la nécessité d'entendre Beethoven et son message de liberté et d'amour humain ? »

(Christian Merlin, Les Grands Chefs d'orchestre du XXe siècle)

On aurait envie de faire lire ces quelques lignes à tous les résistants de la 26e heure, à tous les Jean Moulin de carton qui pullulent aujourd'hui, alors qu'ils ne risquent rien de plus que de se trouver beaux en leurs miroirs médiatiques, à tous les Demorand demeurés qui jouent du caractère gras corps 120 en prenant la pose ténébreuse qui ne leur ouvre grand que les portes du Flore. Combien parmi ces pâles guignols auraient eu le cran d'écrire une lettre ouverte à Goebbels, de dire non à Hitler, d'affronter ouvertement Himmler et Goering ? Pas un seul, bien sûr, de tous ceux qui se vautrent dans leurs pitreries infectes de soldats du Bien. Thomas Mann me fait presque pitié, face au courage digne et sans phrases d'un Furtwängler qu'on traîne dans la boue depuis soixante ans. Il est toujours plus facile d'aller vitupérer à l'abri que de se battre là où se trouvent le danger et les siens. Permettre aux musiciens juifs de continuer à jouer parmi les Philharmoniker, jouer Hindemith, garder Szymon Goldberg, ça c'est du concret, se battre là où l'on se trouve, à sa place, parmi les siens, plutôt que de gesticuler à New York ou ailleurs, voilà le vrai courage, celui qui ne fait pas de vous un Résistant de papier, un apôtre, un mutin de panurge qui pérore quotidiennement à France-Culture et qui touche son chèque à la fin du mois pour avoir bien récité sa leçon et tapé virilement sur ceux qu'on lui désigne, bien au chaud dans sa cabine radio. Au moins, un Joseph Goebbels annonçait la couleur, lui, avec son ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande, il ne se cachait pas derrière son petit doigt bien propre, il avait choisi son camp et était clairement identifiable. Un Yehudi Menuhin ne s'y est pas trompé, contrairement à toutes les crapules modernes qui prétendent nous faire la leçon du matin au soir. Furtwängler a agi dignement et utilement, là où il se trouvait, plutôt que de faire des moulinets et des grandes phrases creuses. C'est sans doute ce qu'on ne lui pardonne pas.

Ce que ne comprendront jamais les imbéciles qui aujourd'hui se rejouent en boucle la deuxième Guerre mondiale dans leur petit théâtre de poche, à défaut d'ouvrir les yeux sur le présent (ce qui serait bien plus difficile, bien plus exigeant, bien plus utile), c'est qu'en acceptant deux manifestations officielles du Reich, un Furtwängler a eu la possibilité de dire non soixante fois, et que ce faisant, il a été mille fois plus utile que tous ceux qui affichent leur carte en permanence pour continuer à dormir tranquilles. Furtwängler a servi la Musique, lui, au lieu de se servir. Il a voulu en outre servir son pays, l'Allemagne, qui n'est pas et de très loin réductible au IIIe Reich et qui ne le sera jamais, ce qui serait n'avoir aucun respect pour Hassler, Praetorius, Froberger, Buxtehude, Gluck, Haendel, Bach, Kuhnau, Mattheson, Schütz, Telemann, Kreutzer, Beethoven, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Hummel, Humperdinck, Mendelssohn, Strauss, Wagner, Bruckner, Weber, Bruch, Pfitzner, Reger, Schoenberg, Berg, Webern, Stockhausen, Zimmermann, Henze, Lachenmann, Rihm, pour ne parler que des compositeurs…

Mais voici la lettre magnifique que Menuhin écrivit au général McClure, qui dit bien mieux que moi tout ce qu'il y a à penser de ce "vandalisme" bienpensant dont les ravages ne faisaient alors que commencer en Europe.


« À moins d'avoir des preuves secrètes venant confirmer vos accusations selon lesquelles Furtwängler fut un instrument du Parti Nazi, je m'élève violemment contre votre décision de le mettre au ban. Cet homme n'adhéra jamais au parti ; en de nombreuses occasions il risqua sa vie et sa réputation pour aider et protéger amis et collègues. Ne croyez pas que le fait de rester dans son propre pays soit suffisant pour condamner un homme. Au contraire, en tant que militaire, vous devriez savoir que rester à son poste nécessite plus de courage que le fait de fuir. Il sauva la part la meilleure de sa propre culture allemande, et de cela, nous lui sommes reconnaissants. Quant à "donner une part de respectabilité au parti", nous les Alliés, ne sommes-nous pas infiniment plus coupables et de notre plein gré, d'avoir pactisé avec ces monstres jusqu'à la dernière minute quand, presque malgré nous, nous fûmes littéralement entraînés de force et de manière peu courtoise, dans cette bataille, sauf l'Angleterre qui déclara la guerre avant d'être directement attaquée ? Souvenez-vous de Munich et de Berchtesgaden, quand nous abandonnions de façon dévergondée à leur destin cruel tous ces coeurs courageux et toutes ces nations vaillantes. Je considère comme manifestement injuste et éminemment lâche de faire de Furtwängler le bouc émissaire de nos propres crimes. Si cet homme est coupable de crimes précis, accusez-le et déclarez-le coupable. D'après ce que je peux voir, ce n'est pas une punition d'être banni de ce Berlin sordide et sale, et si l'homme vieux et malade veut y retourner maintenant et attend de reprendre sa tâche si exigeante et ses responsabilités, on devrait l'encourager car c'est là où il doit être : à Berlin. Si cette nation malade doit pouvoir mûrir pour devenir un membre de la communauté des nations qui se respecte, ce sera grâce aux efforts d'hommes tels que Furtwängler, d'hommes qui ont démontré qu'ils sont capables de sauver de la guerre au moins une partie de leur âme. La Philharmonie de Berlin en est un témoignage. Seuls ces hommes sont capables de bâtir sur cette base saine une société meilleure. Ce n'est pas en réprimant de tels hommes que vous atteindrez votre but. Bien au contraire, vous ne réveillerez qu'un ressentiment justifié contre un vandalisme aussi vrai que l'autre vandalisme plus évident qui détruit les églises et les tableaux, un ressentiment auquel s'uniront les voix outragées de musiciens, de collègues, d'écrivains et d'hommes intègres dans le monde entier, indépendamment de leur nationalité ou de leur foi, y compris votre soussigné Yehudi Menuhin. »

Menuhin contre McClure, Furtwängler contre les imbéciles et les sourds, j'ai définitivement choisi mon camp. 

jeudi 14 novembre 2013

Vraie culture


So-foot ! C'est confirmé, il n'existe pas plus con qu'un fouteux. On va m'accuser d'enfoncer des portes ouvertes, et c'est vrai, je plaide coupable. Quand-même, la littérature produite par ces gens-là est absolument géniale : « C’est une collection de clés numériques, disponibles chez le buraliste, que l’on peut regarder via un port USB pour accéder à un contenu enrichi. Au lieu de les coller dans un album, tu te connectes pour mettre à jour ta collection. Il y a également des lots à gagner : entre autres, des places pour un match de L1, voire pour la Coupe du monde au Brésil, des maillots, et une rencontre avec un joueur en tête-à-tête. » et je ne vois pas pour quelle raison on devrait se priver d'un plaisir de gourmet. Le plus fort est peut-être que les phrases que vous pouvez lire grâce à Georges ont certainement dû être récrites par des rewriters avant d'être remises dans la bouche du "parrain". On pourrait s'amuser à imaginer ce que ça donnerait, sans retouches… « C une collec de clés digitales, dispo au tabac du coin, qu'on branche en USB sur l'ordi pour avoir accès à du contenu enrichi. Déjà tu les colles pas dans un classeur, t'as juste à te connecter pour la MAJ. C'est super ! Derrière tu peux choper des lots, des places pour 1 match de L1, ou pour le Mondial, des maillots, et tu peux même être en live avec un joueur !!! Que du bonheur, C juste énorme !!! » Et encore, je vous passe les fautes d'orthographes… Toujours est-il que "regarder une clé numérique" (même "via le port USB") relève de l'exploit, mais pas moins que les coller  (les clés numériques) dans un album. Et puis on se régale de ces "contenus enrichis" qui, avec "les lots à gagner" fleurent bon la langue du commercial-péquenot qui veut vous vendre des saucisses halal avariées en vous expliquant qu'elles sont "compatibles casher".

Je me souviens des paquets de lessive Bonux dans lesquels on trouvait des "cadeaux", et du Persavon avec Lucien Jeunesse et ses radio-crochets. En ce temps-là, on parlait français.

Mais le plus beau est sans doute cette touchante déclaration d'amour pour la vraie culture :

Tes deux fils, neuf et sept ans, sont en plein dans cette ère numérique… 
 Ils sont à fond sur la tablette, c’est simple, ludique et pratique. Ce sont des encyclopédies ambulantes, ils connaissent tous les résultats ! Ils ont la chance d’être nés dans une époque où tout va très vite. Cela fait plusieurs années qu’ils jouent aux jeux de football en ligne, ils connaissent déjà tous les grands noms du football moderne. Ils ont une vraie culture que je n’avais pas.

lundi 11 novembre 2013

La colombe invisible et les trous du cul


Il est connu que Knappertsbusch avait un problème avec les mises en scène de Wieland Wagner. Chaque année, il menaçait de démissionner du festival de Bayreuth et chaque année, Wieland Wagner parvenait à le convaincre de rester. Son opéra favori était Parsifal, dans lequel Wagner a prévu une colombe qui doit se poser sur la tête du héros. Comme Knappertsbusch insistait pour avoir "sa" colombe, alors que Wieland n'en voulait pas, ce dernier la suspendit dans les cintres à une hauteur telle que le chef pouvait la voir mais pas le public. Quand Knappertsbusch, à la fin de la représentation, dit à sa femme que c'était tout de même mieux avec la colombe, celle-ci lui objecta qu'elle n'en avait vu aucune, à quoi le chef rétorqua : « Les bonnes femmes, vous ne voyez jamais rien ! »


À Bayreuth, Hermann Uhde avait la fâcheuse habitude de se tromper toujours au même endroit, ce qui avait le don de mettre Knappertsbusch hors de lui, qui le traitait de "trou du cul". Joseph Keilberth dirigeant la même œuvre au même endroit avec le même chanteur arrive à ce même passage sans que le baryton fasse d'erreur, mais celui-ci entend pourtant un fou-rire provenant de la fosse. Il s'arrête, très énervé et demande à Keilberth de s'expliquer. « Je dirige avec la partition de Kna, et à cet endroit il est écrit : "Virez moi ce trou du cul !" »

vendredi 8 novembre 2013

Leur Acisme


Et revoilà le racisme. Il est éternel, comme les saisons ou les hirondelles et les cigognes au printemps, les marronniers quotidiens dans les médias, les poux dans les écoles ou les incendies volontaires de la Saint-Sylvestre. Aux Français, est diffusée depuis une semaine la énième version d’une série sans fin : la quatre-vingt treizième ? La millième ? La millionième ? Pédale, Hollande, et compte, mais pas sur tes doigts. Tu n’en as pas assez. Prends une calculette ! Non seulement le racisme revient, mais le scénario du retour se répète à l’identique. Depuis plus de trente ans, il n’a pas changé et dans ce domaine, le changement, ce n’est pas pour demain. Le scénario éculé a servi des milliers de fois ; il servira encore des millions de fois ; il a été écrit une fois pour toutes, comme le Coran d’Allah. Pourquoi y renoncer ? Le droit à la paresse est inaliénable. Il gouverne Canal +, les politiciens, les cultureux, les chaubiseux, les chercheurs en sciences sociales et autres sciencieux, les journaleux, les associations lucratives sans autre but que le lucre raciste et tous les patentés ou diplômés en xénophobie, haine de l’Autre, homophobie, islamophobie, misogallisme, altérophilie, etc.

 La suite ici


jeudi 7 novembre 2013

Les Autristes


L'autrisme, nouvelle maladie de l'âme, comme dirait Kristeva. Les autristes sont légion, parmi nous et même en nous. Qu'ils soient le plus souvent semblables aux soi-mêmistes n'est qu'un paradoxe apparent. Comme la force s'est dégradée en farce, l'Autre s'est grimé en Lôtre, le Grand-Tôtre, farce macabre et lugubre qui ne cesse de hanter notre surmoi affaissé, le sousmoi du souchien en lévitation sociale. On a éliminé l'absence, et cette élimination a eu pour effet collatéral d'abolir le différent : il n'y a plus rien à voir, car voir, dans l'ancienne conception du monde, consistait à voir ce qui différait. Entre autisme et autrisme, la différence est mince. Voir de l'autre là où il n'y a plus que du même est une autre manière de se crever les yeux, de s'enfermer en soi-même, parce qu'on flirte sans cesse avec Big Mother. L'Objet s'est débarrassé du Sujet avec la complicité de la Technique, et dans ce meurtre insipide et sans odeur, le Secret douloureux est évacué au profit de la reproduction à l'identique, du simulacre en enfilade, du da capo sans espoir.

Grand T'A et petit tas et sa clique de tous pareils sont sur le pied de gare, ça se tire dans le gras du blanc avec de la polenta dans les mirettes. Sans cesse ça veut nous faire le coup mais ils se déguisent comme des emplâtres alors on les reconnaît à leur uniforme équitable de chez TéléraMama. Moi je les hume à la voix, je suis un spécialiste de la Voix de l'Autre. Y a la manière, mélange de gnan-gnan cucul et de morale douteuse qui ne s'embarrasse pas de vérité, doublée d'une grande violence dès qu'on fait mine de ne pas vouloir obtempérer vite fait. L'autriste il suit la voie, son sabre de dingo à la main, il dévie pas, il reste agrippé à son code de la déroute qui le fait sans cesse repasser à l'endroit qu'il ne reconnaît jamais pour le même qu'il est, toujours ébahi, notre baba bobo dévot, yeux crevés et paumes ouvertes en direction du Bien. La couillonnerie sacrée et branchée. Tu peux lui montrer tout ce que tu veux, il n'en démord pas : il n'y a rien à voir en dehors de l'autrisme. Sa connaissance sacrée est parfaitement identique à ce qu'on nommait autrefois méconnaissance, aveuglement, trouille, tête dans le sable, peur du noir, obscurantisme et collaboration, mais comme il dort du sommeil du juste, on ne peut pas le réveiller sous peine de procès. Il a besoin de ses vingt ans de sommeil, l'Autriste, sinon il pique sa crise de foi. Là-haut, Pseu l'a dit et Delanoé l'a confirmé, si t'es pas comme nous t'existe pas, mets-toi bien ça dans le crâne, qu'on n'ait pas à y revenir, ce serait pas bon pour tes arrières et ta carrière.

Barbara Cassin l'a écrit : « Entrez ! » Elle veut dire : « Lampedusa est une porte d'entrée que nous devons laisser grand ouverte. » ou quelque chose comme ça. Donc, le v'là, on sait par où il arrive le Grand-Tôtre (depuis 1973, date de parution du Camp des saints, on se demandait s'il arriverait par Saint-Trope, mais faut croire que non), c'est par une ville dont le nom se prononce Lampé Douza. Lampé Douza !!! Il arrive à la nage ou presque, notre Grand-Tôtre, et le con, même, il se noie, sous nos fenêtres ! Fait chier, quand-même ! Peut pas aller se noyer ailleurs l'abruti ? Ça manque pourtant pas, des ports où aller jeter sa barque à l'assaut des forces de l'argent, merde ! Sont vraiment cons, ces pauvres, de venir pleurnicher chez nous ; nous aussi on avait nos pauvres, et ils sont pas plus déméritants, ni plus sales, ni plus atroces ! Donc, ce qu'elle nous explique, Barbara la philosophe, c'est que nous devons tous être des réfugiés, soyons même plus précis, que le nouveau droit fondamental pour lequel il convient de mourir aujourd'hui est celui qui consisterait à octroyer à chaque être humain, sans aucune distinction, un droit de séjour là où il le souhaite. Je ne sais pas si vous avez bien entendu alors je répète : « Le droit d'asile dépend de l'appréciation d'un statut dérogatoire, à quoi il faut opposer un droit fondamental, et même, avec le philosophe Achille Mbembé, quelque chose comme un droit de séjour pour tout être humain là où il le souhaite. Nous serons tous des réfugiés alors. » Je prends sur moi d'appliquer à Mme Cassin un droit d'asile immédiat et définitif, et même, si j'ose, un devoir d'asile, bien fermé, l'asile, avec un joli pyjama qui se ferme dans le dos ! C'est plus de la flexibilité, de la circulation et de l'échange, qu'ils veulent, nos modernes, c'est l'abolition de la matière, l'abolition de l'ici et de l'ailleurs, l'abolition de l'enracinement, et bien sûr l'abolition de l'héritage et de la dette. C'est pas tout à fait rien ! L'esclavage, la peine de mort et la prostitution ne leur suffisaient pas, comme on s'en doutait un peu… C'était pas encore assez d'abolir les nations, les pays, les frontières, la patrie, il leur fallait encore abolir l'Homme, tout simplement. Parce qu'il est bien évident, pour qui n'a pas le cerveau d'un fou, que vivre dans un monde de réfugiés, dans un monde où il n'y aurait plus que des réfugiés, équivaut absolument à vouloir passer de bonnes vacances en enfer. Le mot le dit pourtant assez ! Qui se réfugie a quelque chose à fuir, a peur, est un fuyard, est en fuite, n'est pas en repos, n'est pas en paix. Ce qu'ils veulent, ces dingues, c'est un monde où chacun sera l'ennemi de chacun et n'aura pas un lieu à lui, ce qu'on appelle une demeure.

Tout cela est parfaitement cohérent. Quand le sujet indépassable du temps est l'autre, il est logique qu'il ne puisse demeurer nulle part. "L'autre" était un concept admirable, lorsqu'il y avait un même, lorsqu'il y avait un sujet, c'est-à-dire un quidam qui avait un lieu où demeurer, une demeure où il se sentait chez lui, où il pouvait se réfugier, justement, quand les autres le fatiguaient ou l'ennuyaient.

Et merde ! Lampez tout ça !

lundi 4 novembre 2013

Petit résumé de la situation


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Nécrologie de la nécrologie


Les modernes manquent de logique. Puisque les morts ne nous apprennent rien, qu'ils ne nous sont plus d'aucune utilité, et que nous avons fini de faire notre deuil du deuil, je me demande bien pourquoi les journalistes continuent à nous parler de ceux qui "disparaissent", le jour où ceux-là cassent leur pipe. Sans compter qu'ils étaient finalement assez rares, les trépassés desquels on parlait, ce qui constitue une injustice criante envers le reste de la société ! Soyons un peu conséquents, pour une fois. Cessons de tresser des couronnes à ceux qui ont le toupet de nous rappeler que nous aussi nous allons un jour passer de l'autre côté du décor, et tirons-en les conclusions qui s'imposent. 

Commençons par abolir la fête de la Toussaint et le jour des morts qui la suit. Pareil pour cette cochonnerie d'Halloween : laissons nos citrouilles finir comme elles le doivent dans nos assiettes. Les potirons ont des droits, eux aussi ! Remplaçons ces fêtes morbides par une Fête universelle de la Nativité laïque, le 25 juin. Mais surtout, puisqu'il est établi d'une part que les morts ont bien disparu (sic) et que nous ne leur devons rien, et puisqu'il est non moins établi que les nouveaux arrivants sont dotés dès l'origine de toutes les qualités, de tous les dons, de tout le merveilleux attirail créatif et chanceux qui est censé enrichir notre cité et la rendre plus belle et plus intéressante, pourquoi ne pas remplacer les vieilles nécrologies par des panégyriques automatiquement alloués à tous les nouveaux nés ? Tous ils seront crédités, et ce de manière automatique et complètement démocratique, des qualités et grandeurs dont nous avions la mauvaise habitude de parer les morts. Dès le premier vagissement, le bambin Lukka ou la bambine Clita sera ainsi déclaré héros citoyen, humaniste toujours à l'écoute de l'Autre, infatigable défenseur des droits de l'enfance (c'est bien le moins !), anti-fasciste virulent, artiste dérangeant et inclassable doté de tous les dons, individu subversif et atypique, personne dont l'empathie naturelle et non-discriminante sera connue de tous, chercheur en sciences sociales dans l'âme, bénévole d'assosse, xénophile émérite dont la radicalité sans concession fera honneur au genre humain, et bien sûr anti-raciste au plus profond de lui-même. Devoir faire la preuve qu'on est, qui artiste, qui professeur, qui trader, qui pilote d'avion, qui administrateur, qui chômeur-longue-durée, qui ministre, qui DJ, qui père au foyer, qui sportif de haut niveau, qui grand-frère de cité, qui névropathe, qui journaliste, qui tueur en série, qui personne à mobilité réduite est humiliant, en plus d'être discriminant et anti-démocratique, et ne peut qu'instaurer un climat de suspicion généralisée qui nuit à l'épanouissement général et festif des citoyens. C'est pour cette raison que chacun sera déclaré, à la naissance, et artiste et professeur et trader et pilote d'avion et administrateur et chômeur-longue-durée et ministre et DJ et père au foyer et sportif de haut niveau et grand-frère de cité et névropathe et journaliste et tueur en série et personne à mobilité réduite, afin que ne soit jamais mis un quelconque frein à ses ambitions légitimes et sacrées. Bien entendu, on allouera aux nouveaux-nés, à vie et dès le premier mois, les salaires, émoluments, pensions et défraiements qui s'attachent généralement à ces fonctions. Grâce à notre système, infiniment plus démocratique et égalitaire que l'ancien, nous économiserons à la fois sur le budget des retraites, pour des raisons évidentes, et sur celui de l'éducation, puisqu'il va de soi que les études n'auront plus d'objet, ni les diplômes et autres concours, dégradants pour les femmes-et-les-hommes car mettant en cause leur égale dignité et leur droit imprescriptible au déjà-savoir. 

Le savoir-sans-apprendre (SSA), voilà la grande révolution cognitive et humaine (et politique) qui sans doute nous amènera au seuil d'une société sans classes (d'école) et sans négativité, un monde enfin débarrassé de la Grande Injustice qui nous semble fonder ou justifier toutes les autres : celle qui consiste à séparer les savants des ignorants, comme étaient séparés dans la préhistoire les bons des mauvais, les Blancs des Noirs, les héritiers des inhéritiers, les pauvres des riches, les hommes des femmes, les hétéros des homos, les gauchers des droitiers, les musulmans des juifs, les premiers des derniers, les vieux des jeunes, les clitoridiennes des vaginales, les poilues des épilées, les Macs des PC. Nous disons Non à l'apartheid du savoir, au mépris du sachant, au rejet de l'ignare, à l'exclusion de l'abruti, et le SSA est la clef qui ouvrira en grand les portes de l'Indivimonde

On l'a compris, le SSA et la nécrologie de la nécrologie ne s'envisagent pas l'un sans l'autre. Pour que le système fonctionne, il faut à la fois prodiguer à tous le savoir-sans-apprendre et décréter pour tous, à la naissance, que tout est déjà là, que tout y est, que l'être nouveau est complet, parfait et accompli, une fois pour toutes. La question difficile des successions ne se posera donc plus. Si tout est donné à tous à la naissance, l'héritage est parfaitement inutile, et même déconseillé, risquant de créer un déséquilibre néfaste au citoyen nouveau. Ainsi l'État pourra à chaque génération récupérer la totalité des biens et des richesses accumulés durant la vie des individus qui ne se distingueront d'ailleurs plus de lui. Les personnes seront l'État, et l'État sera la somme des personnes qui composent la société sur laquelle il régnera tel un monarque éclairé et bienveillant, duquel il ne sera que l'émanation à la fois essentielle et circonstancielle, une sorte de pure fonction incarnée et innombrable. La question de l'Impôt, par conséquence, ne se posera plus non plus. Et nous pourrions continuer longtemps comme ça, sur la question de la délinquance, sur celle de la fracture sociale, sur celle de la Sécu, sur celle des retraites, etc. Où l'on voit qu'une simple mais vraie mesure, si elle est suffisamment radicale et progressiste, suffit à régler d'un seul coup l'ensemble des problèmes d'une société moderne et évoluée.

(à Béatrice Coste)

dimanche 3 novembre 2013

La Lettre volée


C'est sans fin. Plus on essaie de s'expliquer moins l'autre comprend. C'est la raison pour laquelle il est inutile, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, de faire le moindre effort en ce sens. Soit le sens est là immédiatement, soit il n'y est jamais. Le problème est qu'on se dit à chaque fois qu'il s'agit peut-être du centième cas, celui justement où il serait tout de même utile, bon, généreux, humble, gentil, miséricordieux, intéressant, valorisant, sympathique, charitabledémocratique, cool, avantageux, d'essayer de se faire comprendre.

Finalement, je crois que les seuls arguments véritables et sincères sont ceux dits "au physique". Précisément ceux qui sont interdits aujourd'hui, ceux qui font pousser des couinements aux Mamans éternelles. Je trouve qu'il a une sale gueule, je trouve qu'elle a une voix de pouffiasse, des mains de poissonnière, une démarche de caissière d'HyperU, je trouve qu'il est laid comme un poux, il a une tête de cul, de faux-cul, de vrai-cul, de con, etc. Tout le reste est discutable, se discute, peut se discuter, faire débat, à l'infini, ça ne sert à rien, ça se retourne comme un gant, c'est sujet à toutes sortes de fluctuations saisonnières, aux aléas de la digestion, au sens du vent, aux intérêts en présence, aux pressions souterraines, à la démographie, la Bourse, à toutes sortes d'impondérables, alors que le physique, la gueule, la voix, l'odeur, l'aspect, la figure, le visage, c'est indiscutable, c'est un donné, un fait, une évidence, c'est là, sous les yeux, il n'y a qu'à regarder tranquillement et sans ciller. Dieu nous a donné un monde qu'il suffit de regarder, d'écouter, de voir et d'entendre. Pas besoin d'aller chercher derrière, dessous, au-delà, plus loin, de soulever les tentures, de retourner les coussins, de secouer les draps, d'ouvrir les tiroirs, de regarder par le trou de la serrure, tout est là, immédiatement, bien en évidence. Ça crève les yeux. Freud et Lacan, contrairement à ce qu'on croit, n'ont jamais rien dit d'autre.

Je sens qu'on va me demander de prendre un exemple. Oh, je pourrais en prendre mille, bien sûr. Et parmi ces mille, il y aura toujours un couillon qui viendra me prouver que ce que je dis est faux puisqu'il (s')en trouvera un qui contredit ma théorie, lui.

Comment ça, ça va se retourner contre moi ? Et alors ?

samedi 2 novembre 2013

En voiture (notes en vrac)


Entendant Bach à l'orgue, par hasard, en voiture, je me fais comme souvent cette réflexion : J'ai le désir, très fort, très fréquemment, de ne plus faire que ça. Par ça, j'entends m'occuper exclusivement de musique, et, à l'intérieur de la musique, exclusivement de Bach. Comme la vie serait simple et belle, si elle ne consistait qu'à travailler des fugues, des motets, des cantates, si l'on n'avait qu'à suivre pas à pas la longue vie prolifique du Cantor. Mais c'est impossible. Même si j'en avais la possibilité matérielle, pécuniaire, ce qui est très loin de pouvoir jamais être le cas, il faudrait encore entretenir des relations avec les quelques vivants indispensables à une survie matérielle, il faudrait au mieux passer des coups de téléphone, payer l'assurance de la maison, aller à la pharmacie et chez le médecin, renvoyer sa feuille d'imposition, aller ouvrir la porte quand on sonne pour relever le compteur d'eau ou d'électricité. Impossible d'être délivré complètement du fardeau des liens humains, et cela même si l'on est très riche.  Est-il donné à l'homme de mener une vie absolument heureuse ? Sans doute pas. Il faut payer un tribut à l'espèce. C'est sans doute ce qu'on pourrait appeler le "fantasme Leonhardt" qui me fait parler ainsi. (Durant cinq lumineuses années, j'ai habité, seul, une immense maison dans un minuscule village bourguignon de quatre-vingts âmes. Ni boulangerie, ni poste, ni pharmacie, ni bistro, ni épicerie, il n'y avait rien, dans ce village où les soirées d'hiver étaient longues et glaciales (je ne parle pas de la Bourgogne des vignes, plus au sud, je parle de la Bourgogne des plateaux et des forêts, au rude climat continental). Pas de télévision, pas d'Internet bien sûr, pas de téléphone (parce que trop onéreux), pas de chauffage central, ou si peu, juste un piano et un chat, des livres et des partitions. Je crois, je suis même sûr que je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie. La solitude et la musique font bon ménage, c'est à ce moment-là que j'ai éprouvé cette réalité avec une intensité que je n'oublierai jamais. Malheureusement le bonheur n'était pas complet car je devais me rendre à Paris une fois par semaine pour y donner quelques cours…)


Entendant cette sonate en trio BWV 525, interprétée par André Isoir (que, décidément, j'aime de plus en plus), je me fais cette réflexion qui m'est désormais familière : quand on pense à un compositeur aussi génial que Bach, aussi inventif et aussi rigoureux, dont certaines œuvres dénotent à la fois d'une complexité étourdissante et d'un naturel déconcertant, on est pris de vertige, et l'on se dit banalement (mais non sans raison) qu'un homme ne peut pas avoir écrit cela sans l'aide de Dieu, que c'est impossible

Mais on peut aussi penser à un phénomène que les rares musiciens classiques qui ont pratiqué l'improvisation connaissent bien, et qui est à mon avis l'un des grands impensés de la création musicale : quand un instrumentiste improvise, il fait très facilement des choses effroyablement complexes, qu'il lui sera ensuite très difficile de reproduire, si on s'est avisé de les (re)transcrire. Il y a un monde entre la technique qu'on utilise en improvisant et celle qu'on va utiliser pour jouer ce qu'on lit sur une partition. Ce n'est pas tout à fait de technique qu'il faudrait parler, ou alors il faudrait entendre le terme dans son sens grec, beaucoup plus étendu que celui que le mot a pris en français, mais je l'emploie ici faute de mieux. Ce que j'essaie de dire très maladroitement, c'est que Bach "improvise" ses compositions. Oh, ses compositions ne sont pas du tout des improvisations écrites, non, absolument pas ! C'est même tout le contraire. Et pourtant, je crois qu'on peut tout de même soutenir que Bach, quand il se trouvait devant sa table de travail, avait le genre de technique, d'art, d'attitude, qui permet à un improvisateur d'être largement au-dessus de lui-même, musicalement parlant, quand il improvise. 

Analysant une fugue très complexe de Bach, on ne peut qu'être perplexe : comment un cerveau humain a-t-il pu produire une chose pareille ? Mais Bach ne composait pas selon les chemins analytiques qui nous ont permis de nous y retrouver dans un paysage aussi complexe ! Il arrivait à ce résultat par des voies tout autres que celles qui nous permettent de le suivre (un peu). C'est le principe des trous de ver de l'espace. Selon les lois que nous connaissons, celles qui nous permettent d'appréhender d'univers, certains phénomènes sont impossibles à expliquer. Nous sommes bornés par la vitesse de la lumière, qui est une limite infranchissable. Et pourtant, l'observation nous laisse penser que cette limite pourrait être franchie, si l'on veut faire entrer certains objets dans l'équation. Il existe des raccourcis, que ce soit dans l'espace ou dans la pensée humaine, qui permettent d'arriver à des résultats qui sont en principe hors de portée de nos capacités. Et ces raccourcis, ces "trous de ver" perceptifs et inductifs ne sont pas du domaine de la computation et de l'accumulation d'informations, mais d'un sens que je répugne à nommer intuition et qui dépasse la Technique de cent coudées. 

vendredi 1 novembre 2013

Les salopes, oui, les salauds, non !


Vous consommez ? Non, je veux, dire, vous consommez du sexe ? Vous arpentez les trottoirs virtuels à le recherche de viande réelle à dominer machistement ? Vous êtes en quête d'une créature horizontale dont votre désir putride fera sauter le joint de culasse et provoquera l'amorçage de la pompe à soumission ? Vous ne rêvez que d'engorger les canalisations de la travailleuse en levrette, que d'éponger la fente à génie de votre sceptre raidi par l'ankylose de la solitude miséreuse, que de piston échauffant le cylindre humide dont vous allez vaporiser les sucs dans une étuve infernale et joyeuse, que de gloussements rauques de pandémonium d'alcôve, que de gémissements génétiques, que d'atrocités sucrées et liquides, vous vous voyez déjà cyclope festoyant dans la caverne, ivre explorateur du gouffre des commencements, champignon atomique au-dessus de la mare primordiale ? Vous avez la veine qui palpite, le front moite et les mains exténuées de caresses retenues, les jambes arquées par des bourses gonflées d'allégresse empêchée, les yeux exorbités de voir à travers la nuit, les paumes creusées par des mamelons comme des volcans avant l'éruption, la narine qui s'effluve du musc douloureux, la langue qui s'agace de son soliloque ? Vous oyez par avance la chorale utérine, vous vous installez mentalement aux grandes orgues de la tripe, vous tournez déjà la clef du coffre aux vents, vous soufflez en pensée dans le tuba aux haleines, vous vous rincez l'œil avant l'heure dans la fontaine de cyprine ?

Vous n'êtes pas du "parti abolitionniste" (il n'existe pas de hasard, et l'histoire n'a qu'un seul sens, au pays de Big Mother : les abolitions sont une une longue chaîne de vertu qui a commencé avec celle de l'esclavage, puis celle de la peine de mort… on vous laisse voir venir…), si vous avez répondu positivement aux questions posées plus haut, et vous êtes par conséquent de l'Offensive réactionnaire scandaleuse. Vous êtes de ceux qui ne trouvent pas scandaleux de payer pour rétribuer celle qui a décidé de vous livrer son corps pendant quelques minutes, mais cela ne fait pas de vous celui qui va donner avec enthousiasme 1500 euros à l'État, ou à la collectivité gentille, pour une transaction corporelle consentie par les deux parties en présence. Vous devriez pourtant vous scandaliser de ne pas vous scandaliser, et c'est bien la raison pour laquelle Big Mother vous soumet à l'impôt moral, à la fessée au porte-monnaie, à l'amende citoyenne censée vous rectifier l'âme et vous ramollir le braquemart, à la sanction tranquille de la redistribution sexuelle. Vous êtes en excès de vit comme d'autres sont en excès de vitesse, il est donc juste que la société distribue votre argent aux nécessaires nécessiteux qu'elle s'évertue par ailleurs à fomenter de toute part afin de s'attendrir elle-même de les soulager (un peu). Vous vouliez donner votre semence mais on préfère vos économies ; dans tous les cas, il s'agit d'une contribution à l'espèce, même si les cons à qui vous donnez votre obole ne sont pas de la même. 1500 euros la passe, mais c'est donné, au sens propre ! Pris la main au panier, le clef dans la serrure, en situation d'infidélité aux valeurs progressistes, il faut cracher au bassinet après avoir lâché la purée. Normalement, en pareille situation contre-révolutionnaire, on devrait vous raccourcir l'asperge, histoire de vous faire comprendre de quel bois Big Mother se chauffe le berlingot quand on lui manque de respect, mais soyez tout de même bien conscient que vous êtes seulement un môme un peu fruste à qui on colle gentiment une beigne pour lui apprendre les bonnes manières, et remerciez la de ce qu'elle ne vous inflige pas le confessionnal citoyen et la pension alimentaire à vie pour une assoce de quartier.

343 salauds ont cru qu'ils pouvaient réclamer leur pute avant d'aller au lit avec un verre de lait chaud et un Lexomil. « 343 mâles dominants qui veulent défendre leur position et continuer de disposer du corps des femmes par l'argent. », c'est Anne-Cécile Mailfert qui résume la situation et sait lire entre les lignes torves des salopards. La domination est un vice très courant dont j'avoue être moi-même assez friand. Il y a peu, encore, j'ai entretenu une relation de ce type avec une commerçante qui tient une boulangerie. Cette brave dame ayant décidé de vendre son pain, je me suis glissé dans sa boutique, assez ému par ma folle témérité, et la tenancière m'a remis une miche contre une pièce. Inutile de dire que je n'ai pas traîné sur les lieux de la transaction et que bien vite je suis remonté dans mon automobile pour me soustraire aux regards lourds de reproche que je sentais sur moi. Je ne sais pas si j'aurai le cran d'y retourner, bien que l'envie de défendre ma position soit pressante. Rien que d'y repenser, avoir ainsi disposé de la miche encore chaude de cette créature grâce à mon argent me procure un sentiment de honte que je ne suis pas certain de pouvoir assumer. Dominer cette pauvre femme, fût-ce par l'entremise de sa miche, grâce à mon argent, voilà qui est difficile à soutenir longtemps devant un de ces tribunaux du Bonheur qui fleurissent dorénavant en notre belle France, en ce pays de cocagne où les agriculteurs, les infirmières et les profs sont les plus épanouis, les plus heureux, les plus enthousiastes de nos travailleurs — pas comme ces pauvres femmes que des mâles sournois, dominateurs et cyniques veulent asservir en leur achetant ce qu'elles vendent, en faisant mine de croire qu'ils ne font que faire honneur à l'offre que ces malheureuses font mine de leur soumettre, alors qu'elles ne demandent qu'une chose, les infortunées, qu'on leur refuse cet échange infâme qui les réduit en esclavage à l'insu de leur plein gré !