« Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses œuvres : balayer
autour d'elles. »
Cette phrase de Kundera pose aux moins deux problèmes. Le premier
problème est d'ordre linguistique. Kundera écrit : « Le moindre service » en
pensant évidemment à l'expression « la moindre des choses ». Lorsqu'on dit ou
écrit « c'est la moindre des choses » [de faire ceci ou cela], ça signifie que
ce n'est rien du tout, qu'"on peut bien le faire !", que cela ne nous
donnera pas beaucoup de travail, et qu'en somme on est tenu de le faire.
Kundera veut à l'évidence signifier qu'il est du devoir de l'auteur de «
balayer autour de [ses œuvres] ». Mais ce n'est pas ce qu'il dit, me
semble-t-il. Écrire : « Le moindre service qu'un auteur (…) » signifie plutôt :
« Le plus petit service [le plus négligeable] qu'un auteur puisse rendre à ses
œuvres… » ce qui sous-entend qu'il pourrait rendre des services plus
importants, plus utiles, plus essentiels, à ses œuvres. On pourrait essayer de
continuer la phrase : « Le moindre service qu'un auteur peut rendre à ses
œuvres : les remettre à temps à son éditeur. Le service le plus important qu'il
peut leur rendre : balayer autour d'elles. » Bref, peu importe, me
répondra-t-on, puisque tout le monde comprend ce qu'a voulu dire Milan Kundera.
C'est vrai, tout le monde comprend. Mais ce petit détail m'invite néanmoins à
me poser une question : Milan Kundera a-t-il eu raison d'écrire en français à
partir des années 80 ? Il écrit très bien, son français, bien meilleur il va
sans dire que celui de la plupart de nos compatriotes, lui permet bien entendu
d'écrire le type de romans qu'il écrit. Il est même possible que sur le point
précis soulevé plus haut, ce soit lui qui ait raison contre moi. Tout de même,
il me semble qu'on ne peut pas ne pas se poser la question des écrivains qui
écrivent dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle. Même s'ils
maîtrisent parfaitement la syntaxe, la grammaire et le lexique de ces langues,
il me paraît évident qu'ils ne peuvent pas sentir toute l'épaisseur historique
et sociale qui en fait la profondeur sémantique et le feuilleté poétique. On
sait bien qu'un mot est toujours beaucoup plus qu'un mot, qu'il charrie avec
lui non seulement son étymologie mais encore tous les différents sens par
lesquels sa signification et son emploi sont passés au cours des siècles,
toutes les résonances sémantiques et poétiques, sociales et politiques, dont il
s'est chargé durant sa traversée de la littérature et de son usage commun. Tout
ne se trouve pas dans les dictionnaires, et si même tout s'y trouvait, encore
faudrait-il pouvoir le déchiffrer, ce qui est loin d'aller de soi.
À ce stade, un autre problème se pose, dont Kundera est très
douloureusement conscient, le problème de la traduction. Kundera vit en France,
depuis 1975, il parle et pense en français, et l'on imagine volontiers que la
langue française, pour lui, est extrêmement importante. Elle a de plus une aura
littéraire et politique bien supérieure à la langue tchèque. S'il avait
continué d'écrire dans sa langue maternelle, il lui aurait fallu faire traduire
ses livres en français (comme ce fut le cas de ses premiers romans) ou les
traduire lui-même. Quand on lit ce qu'il écrit sur les traductions de ses
romans, on comprend qu'il ait voulu éviter cela à tout prix. Et s'il avait
traduit lui-même ses romans, d'autres problèmes se seraient posés. Est-il
possible d'écrire dans une langue sans penser déjà à la traduction qu'on en
fera dans l'autre langue ? Et, si l'on répond non à cette question, qu'en
est-il, littérairement parlant, d'une langue qui ne serait finalement que le brouillon d'une autre langue ? Et puis,
cette traduction en français, ne poserait-elle pas de toute façon le problème
de la familiarité avec cette langue ? On comprend qu'il ait fait le choix
d'écrire directement en français.
Kundera cite Jan Skacel : « Les poètes n'inventent pas les poèmes / Le
poème est quelque part là-derrière / Depuis très très longtemps il est là / Le
poète ne fait que le découvrir » La traduction est un acte poétique autant que la
poésie est une traduction, elle ne doit pas inventer, elle doit
"découvrir" ce qui se tient là, "quelque part là-derrière",
qui n'est plus dans la langue originelle et pas encore dans la langue cible,
quelque chose qui se trouve entre les deux et qui existe déjà, avant que le
traducteur s'engage dans son travail. Réussir à découvrir ce qui se tient
"là-derrière" en dégageant ce qui fait écran, fait du traducteur une
sorte de poète transparent. Il doit
trouver de la permanence derrière le rideau mouvant des mots, de la phrase, de
la langue, quelque chose qui va résister à la transmutation, au passage, à
cette sorte de rabot (ou de râpe) qui va passer sur le texte et peut-être en
ôter le meilleur. Trop fin, et la langue originelle disparaît, trop épais, et les
morceaux ne se laissent pas assimiler par le texte, le réglage du filtre est
très difficile et relève de l'inspiration plus que de la technique. « Une
traduction ne doit pas couler », sinon le style est perdu, mais une
traduction ne doit pas non plus buter sur les mots, sur les expressions, sur
les phrases. On voit qu'il s'agit un équilibre toujours instable, et d'une
sorte de miracle.
« Les traducteurs sont fous des synonymes » écrit Kundera, et c'est sans
doute sa critique la plus acerbe à l'endroit des traducteurs. Imagine-t-on un
compositeur qui s'ingénierait à remplacer un accord à chaque fois qu'il revient
dans la partition, par autre chose d'équivalent ? Éloge de la litanie,
de la répétition (Vivant Denon), mais surtout de l'irremplaçable. Kundera note que le mot "maison" revient huit fois en six phrases
dans le texte originel du commencement d'Anna Karénine, alors que dans la
traduction française il n'apparaît qu'une seule fois.
« Je récuse la notion même de synonyme. » Voilà sans doute la
déclaration liminaire et fondatrice de tout vrai écrivain. Synonyme ?
Que voulez-vous dire par là ? Si les synonymes existaient dans la langue
littéraire, tout le monde ou presque saurait écrire, et les mots en question
n'adhéreraient pas au papier sur lequel ils sont imprimés. Ils tomberaient à
chaque fois qu'on ouvre un livre et seraient remplacés sans qu'on s'en rende
compte par d'autres mots. Les synonymes, c'est un peu comme les peuples,
aujourd'hui, qu'on déplace et qu'on remplace, à volonté, en fonction
d'impératifs extrinsèques à leur histoire. Le synonyme est une invention de
boutiquier, de marchand ou de professeur, ou encore de communiquant. Les
synonymes, c'est la croyance que plusieurs signifiants renvoient à un même
signifié, ce qui est peut-être vrai dans une langue appauvrie
(administrative, quotidienne, utilitaire, machinale) mais certainement pas dans
la langue enrichie de la littérature. Et ce qui enrichit la langue,
c'est précisément le fait que les vocables ne
soient pas interchangeables, qu'on ne puisse pas les déplacer sans déchirer
l'étoffe fragile du sens.
« L'artiste doit faire croire qu'il n'a pas vécu. », disait
Flaubert. Kundera, et Musil, et Joyce, et Faulkner, et Hemingway, ne veulent
pas de leur biographie. Ils font le ménage autour de leurs œuvres et de leur
vie déconstruite utilisent les matériaux pour en faire le socle de leur œuvre.
Il n'y a rien de plus exaspérant pour moi que ces gens qui veulent des
"renseignements" sur ce que je fais. Et comment, et pourquoi, et
quand, et là, vous avez utilisé de la résine, et un pinceau de putois ou de
blaireau ? Et ce triangle, là, c'est bien ce que je crois, n'est-ce pas ? Il faudrait toujours mentir. Mais sans
doute que la meilleure façon de mentir est encore de dire la vérité, comme la
meilleure manière de se cacher est de se montrer sous toutes les coutures. Dès
qu'on se montre, les gens détournent le regard. Quelqu'un qui regarde ce qu'on
lui montre est une exception, quelqu'un qui écoute ce qu'on lui dit est encore
plus rare. Les gens préfèrent traduire ce que vous leur dites. Ils
préfèrent mettre leurs mots à la place des vôtres. Ils préfèrent les synonymes.
De vos réponses, ils ne retiennent que celles qui leur conviennent. Ils sont
dans le faux et dès qu'un peu de vrai montre le bout de son nez, ils trouvent
que ça détonne (et c'est vrai !), que ça sent mauvais, que c'est déplacé,
incongru, "provocant". Ils sont sérieux comme des enfants. Ils
sont comme Michel Onfray : Ah, si vous avez dit ça, peint ça, composé ça, c'est
parce que, dans votre vie, avec votre petite amie, avec votre banquier,
avec François Hollande… Je comprends ! Tout s'explique ! (Ils aiment les
inférences, les donc.) C'est la raison pour laquelle "faire le
ménage autour de ses œuvres" est très mal vu. Comment ? Vous auriez la
prétention de vous appartenir ? L'artiste appartient à son public, à la
société qui le tolère, c'est bien connu, il n'a pas à faire le tri, à jeter, à
cacher, il nous DOIT une transparence totale, elle fait partie du contrat. Il
est un producteur parmi les autres, et, comme tel, n'a à se charger ni
de la distribution, ni du jugement
sur son travail. L'artiste, selon ce nouveau pouvoir, ne saurait séparer son
geste de ceux qui sont censés le reconnaître, l'évaluer, le justifier, et,
par-dessus tout, l'authentifier.
Il ne faut jamais sous-estimer la misomusie du public, même et
surtout du public qui se presse aux expositions et aux concerts. (« Il existe une misomusie populaire
comme il existe un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et
communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l'art moderne.
» Qui l'eût cru ? Cette misomusie-là refait surface aujourd'hui, mais elle a
bien sûr évolué. Elle se croit plus intelligente que son aînée, et en cela
elle est aussi moderne que ceux qu'elle pense combattre.) En réalité, ils
viennent réclamer. Réclamer leur dû, et réclamer tout court. Une de ces misomusiennes
sort d'ici. Elle m'a fait comprendre que "si elle voulait, elle pourrait faire
la même chose que [moi]", que la place que j'occupe, je l'occupe en fait
indûment, un peu par hasard (ce qui est la pure vérité), et qu'il ne faudrait
pas que j'en abuse (je n'ai pas cette impression). Il existe plusieurs sortes
de misomusiens, mais, parmi eux, une race très virulente est celle des
pseudo-artistes, ces artistes qui seraient artistes s'ils-le-voulaient,
et qui sont l'exact pendant de ceux qui se déclarent artistes sans l'être le
moins du monde. Qu'est-ce qui les retient ? Je crois le savoir mais
je préfère ne pas le dire ici. Ces deux catégories ont beaucoup en commun.
Elles pensent toutes deux que l'art est une décision, qu'on veut faire
œuvre d'art, et qu'il suffit ensuite d'y mettre les moyens adéquats. Les
"artistes contemporains" en sont issus. D'ailleurs, dans les
"écoles" d'art, aujourd'hui, on apprend plutôt à devenir artiste que
des techniques, qu'un savoir ou des connaissances. L'art est devenu un métier
comme un autre, à l'instar de la prostitution. On a désormais, à côté de
"la filière porc", la filière
porno, la filière art contemporain. À tous ces gens, on a envie de
dire : « Mais, vous savez, l'art n'est en rien obligatoire. Vous pouvez
parfaitement vivre heureux sans lui. Il ne vous en voudra pas de le laisser en
paix. » Et en effet, on peut très bien vivre en paix sans Kafka, sans Proust,
sans Beethoven, sans Manet et sans Musset. Il faut absolument arrêter de
vouloir forcer les gens à fréquenter les salles de concert, les musées, les
expositions, il faut arrêter de leur faire croire qu'on peut lire de la poésie
dans le métro, qu'on peut écouter de la musique dans les ascenseurs, qu'on peut
voir de la peinture sans un minimum de connaissances, il faut absolument faire
payer, et payer cher !, les entrées des spectacles, des concerts, il faut
bannir absolument la gratuité, qui a fait tant de mal à la culture en général
et à l'art en particulier, il faut dissuader ceux qui veulent se
lancer dans la carrière, il faut rendre les choses encore plus difficiles, et
il faut surtout, mais je sais bien que je rêve, remettre l'élitisme au
goût du jour ! Il est absolument normal
que l'art soit réservé à une élite, une vraie élite. Kundera dit quelque part
que l'Européen est celui qui a la nostalgie de l'Europe, eh bien je crois que l'artiste
est celui qui a la nostalgie de l'art. Les nouvelles
"élites" (c'est-à-dire les élites mass-médiatiques et financières (c'est-à-dire
les élites petites-bourgeoises)) n'ont aucune nostalgie, elles se complaisent
au contraire dans ce qui les fait tenir : la fuite en avant perpétuelle dans un
présent éternel. Il faut absolument se rappeler que "l'élitisme" a
une histoire (le terme apparaît en France en 1967) : c'est la première fois
dans l'histoire que la langue jette un éclairage négatif sur cette notion. Il
faut également se rappeler que les pays communistes, à la même époque, ont
persécuté leurs élites culturelles. Nous payons aujourd'hui le prix de
cinquante années de dénigrement systématique envers ce qui a permis à la
culture de se développer, et je peux témoigner, personnellement, de
la violence de cette chasse à l'élitisme. Comme Éric Zemmour, je crois que la
révolution de 68 a réussi, contrairement à ce qu'on répète sans cesse.
Nous avons changé de régime depuis lors, mais sans que nous en ayons
conscience. C'est une révolution qui n'a pas pris la forme de la grande
Révolution, certes, mais c'est une révolution tout de même. Celle de 1789 avait
amené la bourgeoisie au pouvoir, celle de 68 a amené la petite-bourgeoisie au
pouvoir, et les conséquences de ce changement sont aujourd'hui encore
incalculables, car la petite-bourgeoisie a été sans doute plus intelligente que
la classe qu'elle a remplacée, elle n'a exclu personne, elle a au contraire
voulu inclure tout le monde. En cela,
la société qu'elle a fabriquée est une société sans classes, donc une société communiste.
Si Milan Kundera avait continué d'écrire en tchèque, en plus de toutes
les difficultés déjà évoquées, il aurait eu beaucoup plus de mal à "faire
le ménage autour de ses œuvres", du moins dans le pays qu'il avait élu comme
sa nouvelle patrie, et, comme il le dit lui-même, cela lui aurait demandé
beaucoup plus de travail encore. Nous autres Français nous avons donc la chance
inouïe, parce qu'entre deux maux il a choisi le moindre, de pouvoir lire un
auteur tchèque parfaitement traduit en français par celui-là même qui trouve
tous les traducteurs mauvais.
À Madame Sophie Bastide-Foltz