La phrase de Proust la plus stupide est sans doute : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » D'abord, il n'est pas question que nous laissions les jolies femmes aux autre hommes, qu'ils aient ou non de l'imagination, ensuite je crois qu'il faut au contraire beaucoup d'imagination pour aimer une jolie femme, et peut-être même… pour la trouver jolie, car la beauté secrète elle-même ses anticorps. Retrouver une femme jolie sous la jolie femme, voir de la beauté dans la belle femme, demande un regard aigu, un regard qui sait se débarrasser de lui-même.
Il faut peut-être plus d'imagination pour aimer une jolie femme que pour aimer une femme quelconque. La beauté, très souvent, s'est déposée sur la jolie femme comme en poussière, ou comme en vernis, ou comme en pâte. Elle a pris. Elle a durci. Elle empêche de voir la femme. Elle contraint celle-ci. La beauté d'une femme se dépose sur son être comme un sédiment qui peut aller jusqu'à la rendre invisible (c'est le sédiment, qu'on voit, pas la beauté vivante). Les formes qu'elle a prises encerclent le regard, le regard de l'homme et le regard de la femme. C'est un peu comme si la beauté de la femme l'avait à force empêchée de jouir librement de sa beauté. Elle n'ose plus sortir de son image, de peur de briser la forme, le miroir, le désir et son double mouvement.
Le vrai regard n'hésite pas à se débarrasser de lui-même, de lui-même car il est toujours en retard sur l'événement, sur la vérité, il mue constamment, et doit se débarrasser de ses peaux mortes s'il veut aller au présent. Une belle femme n'est pas une belle femme dans l'instant ; elle l'est dans le temps. Sa beauté est un chemin, un paysage, une durée, une utopie. Le présent, s'il veut être vraiment présent, doit s'inscrire dans cette durée. Comment être belle sans se le demander à chaque instant ?
La beauté doit être infinie pour être réelle. Si elle est finie, circonscrite, placée, elle est morte. Elle ne doit pas avoir de limites intangibles. On ne doit pas pouvoir l'assigner à telle ou telle place, tel ou tel trait, elle doit circuler, aller toujours plus vite que le regard. C'est comme la musique : vous l'entendez au présent, mais elle est déjà ailleurs — et elle est encore ailleurs ; incoercible. Les pères apprennent l'infini aux garçons ; l'infini et la musique ; c'est une manière de les préparer aux femmes. Pour l'infini, comme pour la beauté, il faut de l'imagination. Il faut ajouter, et ajouter encore, faire apparaître tous les visages sous le visage, tous les ventres sous le ventre, toutes les cuisses, toutes les peaux, il faut composer. Composer et écouter.