J'hésite entre regarder la finale de Wimbledon de 2019, entre Novak Djokovic et Roger Federer, et commenter la photographie qui montre Pierre Boulez chez lui (à Baden-Baden ?)*, dans sa cuisine, en train de se préparer à manger.
Castagno trouve comme moi cette photographie admirable, et ça me fait plaisir.
Je suis assez fier de moi, je l'avoue. Depuis plus de quarante ans, je n'ai pas varié, ou presque pas, alors que tout et tous semblaient ligués contre moi, contre lui. Il ne fallait pas aimer Boulez, et il fallait surtout ne pas aimer Boulez, dans tous les milieux que j'ai traversés. Je me suis agrippé à ce que je voyais et entendais, et je suis toujours là, aujourd'hui, plus que jamais admiratif et même amoureux du personnage Boulez, de son physique, de son visage, de ses gestes, de sa voix, de sa vie, de ses sympathies et antipathies, de ses partis-pris, de ses mauvaises humeurs, de ses écrits, de sa musique et de sa direction d'orchestre. Ils l'ont tous détesté, et je suis très heureux de ne pas faire partie de ce tous-là. Quand je dis qu'ils l'ont tous détesté, je parle de mes amis, de mes proches, de mes collègues musiciens, de mon milieu, de ma génération, de mon maître… Ça fait beaucoup. Et ça continue de plus belle.
La seule fois, je crois, où je me suis rangé dans le camp de ses adversaires, c'est le soir où il était passé chez Pivot, à Apostrophes (ou était-ce déjà Bouillon de culture ?), en compagnie d'Edmonde Charle-Roux, et qu'il avait attaqué très violemment Michel Schneider, alors directeur de la Musique, un écrivain psychanalyste dont j'avais beaucoup aimé au moins trois livres, Glenn Gould Piano solo, La Tombée du jour : Schumann, et Maman. Quelle violence, ce soir-là ! Boulez n'a pas peur de se défendre, quand il se pense attaqué — et il l'était, avec les mêmes arguments qui n'ont pas varié d'un iota, depuis. Potentat, homme de pouvoir, homme de cour, idéologue, « Lully », dictateur, terroriste, sectaire, dilapidateur d'argent public, escroc, monstre froid, compositeur de second ordre, etc. Rétrospectivement, j'ai un peu honte d'avoir pris le parti de Michel Schneider. Trop facile…
Depuis, je laisse parler ses détracteurs sans plus les interrompre, sans plus essayer de les convaincre. Ça ne m'intéresse plus. (Ce qui m'intéresse, en revanche, c'est leur discours, extrêmement convenu et prévisible.) On pourrait montrer, bien sûr, et assez facilement, je crois, comme toutes ces critiques sont mal fondées, reposent sur des rumeurs, des impressions, des ouï-dire, une méconnaissance de ses écrits, de sa musique, et surtout, c'est le plus important, sur une position idéologique très répandue aujourd'hui, pour ne pas dire hégémonique. La dictature n'est pas toujours où l'on croit qu'elle est. Pour le dire en deux mots, Michel Schneider était sympa, Boulez ne l'était pas. Seulement, il y a que tous ceux qui ont approché Boulez et qui ont travaillé avec lui disent à peu près la même chose : il était généreux, sympathique et bienveillant —même si très exigeant. Je crois que j'aurais pu lui offrir un de mes polos Plutôt mort que sympa. Il est l'archétype de l'homme sympathique mais pas sympa.
Voyez cette cuisine, ces meubles en Formica, cette propreté clinique, le néon au-dessus de l'évier, la blancheur, la manière dont il se penche au-dessus de la table, de la salade, qu'il prépare méticuleusement, son absence de sourire, son sérieux, sa veste d'intérieur : tout me ravit. Tout. Il est manifeste que ce corps-là est passé par Beethoven, par Bach, par Schoenberg et Bartok, mais aussi par Mallarmé et Klee, pour arriver jusqu'à nous, la tête la première. Les chaises de sa cuisine ressemblent à du Webern, n'est-ce pas merveilleux ? L'homme Boulez me fait souvent penser à l'homme Mondrian (est-ce de lui que Roland Barthes disait : « Comment avoir l'air intelligent sans penser à rien d'intelligent ? »). Il y a toujours, chez Boulez, ce quelque chose dans le regard qui dément la posture et la vêture. Il rit intérieurement.
Vous n'aimez pas le Marteau sans maître ? Vous trouvez que c'est sec, fade comme une salade sans vinaigrette, inutilement abscons, sans inspiration, triste (prédominance des instruments à tessiture moyenne) ? Tant pis pour vous. Ce n'est pas l'œuvre de Boulez que je préfère, soit, mais je lui garde quand-même toute ma tendresse, car je crois comprendre ce qui l'a rendue nécessaire, et je vois bien sa filiation avec le Pierrot lunaire. Et puis j'aime justement ce goût de “neutre”, de cendre mâchée. Même si mon goût va plus aux Notations pour orchestre, aux sonates pour piano, à Éclat/Multiples, aux Domaines, au Rituel in memoriam Bruno Maderna, à Dérive 2, à Répons, à Sur Incises, au Livre pour cordes, il est vrai. Il y a chez Boulez une pauvreté de l'inspiration qui me séduit. Toute sa vie il aura travaillé sur quelques matrices compositionnelles, très peu, en fait, dont il a extrait tout le suc. Boulez, c'est un peu une couturière qui aurait réalisé trente robes différentes avec deux patrons. C'est un art de la déduction poussé à l'extrême, de la patience. En même temps, il y a du Ravel, en lui, dans l'orchestration et le côté décoratif — oui, j'ai bien dit “décoratif”. Ce soin apporté au son, à la brillance, à la rutilance, même, au moelleux, au velouté, aux moirures, aux résonances, aux échos chatoyants, aux paradoxes sonores toujours élégants et sensuels. Je crois que c'est ce que j'aime dans la musique de Boulez, cette alliance paradoxale du pauvre et du riche, du sec et du fruité, de la raréfaction et de la profusion, du clair et du flou. J'avais acheté et lu dans l'urgence le beau livre de Dominique Jameux, paru en 1985, aux éditions Fayard. Quel dommage qu'il n'ait pas pu l'écrire un peu plus tard, après Sur Incises… Dominique Jameux nous manque beaucoup, j'en profite pour le dire au passage. C'était la belle époque de France-Musique. On savait encore pourquoi on écoutait cette radio… À propos de Jameux, c'est lui qui note, dans son livre, ce point qui me paraît fondamental, et qui dément bien des idées reçues sur Pierre Boulez : « Nous avons assisté à des dizaines de répétitions avec [l'orchestre de] la BBC. À chaque fois, nous aurons été frappés par ce point précis : le mélange unique de rigueur et de décontraction dans le travail, qui se traduit par la rapidité de commutation entre l'atmosphère d'incroyable sérieux, de concentration, de patience avec lesquelles les musiciens et leur chef travaillent, et l'intuition que celui-ci possède du moment où il faut détendre cette tension, lancer une plaisanterie au timbalier, avancer la pause, changer de séquence avant d'y revenir, bavarder trente secondes avec son premier rang de cordes, et libérer ses musiciens avant l'heure si c'est possible — ce l'est souvent. » Et je ne peux résister à l'envie de citer les premières lignes de l'avant-propos de ce même livre : « Midi. Blancheur des murs et de la lumière. Solitude et silence de la petite place de Saint-Michel l'Observatoire. Le crissement des grillons. La chaleur. Il y a une dizaine de minutes que mon camionneur complaisant m'a déposé ici. Aviser un café. Téléphoner. Dire que je suis là : “J'arrive”, pour toute réponse, cordiale et lapidaire. Je me souviens avoir entendu de loin le vrombissement, incongru dans ce silence de fin d'été. Quelques instants après, un bolide blanc pénétrait sur la petite place, en faisait le tour, s'arrêtait pile devant moi. “Bonjour ! Vous montez ?” Au volant de la Mercedes 250 SL, Pierre Boulez. » Pierre Boulez, Arturo Benedetti Michelangeli, ils ont presque le même âge (1925, 1920) et ils aiment tous les deux les voitures de sport. Michelangeli a dit : « Être pianiste et musicien n'est pas une profession. C'est une philosophie, un style de vie qui ne peut se fonder ni sur les bonnes intentions ni sur le talent naturel. Il faut avoir avant tout un esprit de sacrifice inimaginable. » Évidemment, on n'imagine pas une telle déclaration dans la bouche du compositeur. Il est plus modeste, il est plus pragmatique. Il a ce côté artisan (furieux) qui ne le quittera jamais. S'il est artiste, c'est presque à son corps défendant. Michelangeli n'a été que pianiste, quand Boulez a voulu être tout à la fois : compositeur, bien sûr, mais aussi chef d'orchestre, pianiste, chef d'entreprise, écrivain. Le tout avec une volonté de Bélier. Il y a de l'implacable, en lui. Il ressemble à Rafael Nadal. Il apprend tout ; tout ce dont il a besoin pour être ce qu'il veut être.
Mais ça ne l'empêche pas d'enregistrer Frank Zappa (qui d'autre que lui, dans ces parages, a eu cette idée ?) et d'avoir de la curiosité et du respect pour les autres, même ceux qu'il a critiqués très durement. Il dit ce qu'il pense, oui, toujours, et il pense vite. Il dit ce qu'il pense même quand il ne l'a pas encore pensé : c'est une chose qu'on ne lui pardonne pas, ni d'avoir un goût bien affirmé. Il n'a pas peur de se tromper dans ses jugements — voilà encore une chose que j'aime. À cette intrépidité et à cette liberté de jugement, il faut ajouter la disponibilité et l'attention, ce que soulignent tous ceux qui ont eu la chance de l'approcher. Il a un regard : il sait ce qu'il veut et ce qu'il voit, comme il sait ce qu'il entend. Son oreille légendaire n'est pas un détail en plus, Tout vient de là. Il n'y a qu'à voir une photo de lui pour le comprendre. Je me rappelle, à la toute fin des années 70, ces séminaires sur le Temps musical, à Beaubourg, séminaires pour lesquels il avait réuni Roland Barthes, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Elliott Carter, Jean-Claude Risset, Gerald Bennett, Michel Decoust. Qui d'autre que Boulez, pour avoir l'idée et la force de provoquer ces rencontres ? Qui d'autre que lui pour pouvoir être le lien actif entre ceux qu'il avait conviés ? « Il se peut que les musiciens soient individuellement plus réactionnaires que les peintres, plus religieux, moins sociaux ; ils n’en manient pas moins une force collective infiniment supérieure à celle de la peinture. »
Je crois que Pierre Boulez n'est ni réactionnaire ni progressiste, il croit simplement à la puissance de la pensée inscrite dans l'action. (On peut dire qu'il était progressiste au sens où il pensait qu'il y a un sens de l'histoire artistique, certes, et sur ce plan, je ne suis pas certain qu'il ait eu raison, mais peu importe, à vrai dire : il s'est inscrit dans une lignée qu'il a choisie, ce que fait immanquablement chaque véritable artiste, même quand il connaît la part d'arbitraire qui accompagne nécessairement ce choix. S'inscrire dans une lignée et l'assumer, ce n'est pas être vraiment progressiste.) On a voulu faire de lui un idéologue, alors que je pense que c'est exactement l'inverse : ce n'est pas parce qu'on défend une esthétique, qu'on est idéologue, mais c'est parce qu'on la défend avec des idées désincarnées, comme une répétition. Il n'a pas répété. Il a toujours cherché à comprendre la musique de ses aînés, qu'il connaît comme personne. Il la connaît de l'intérieur, en technicien, en artisan, et c'est une des raisons qui font que son ombre porte aussi loin, et c'est également la raison pour laquelle il (pouvait et) devait être à la fois compositeur et chef d'orchestre, à l'instar d'un Gustav Mahler.
Mais il serait malhonnête de ma part de conclure ce petit texte sans cet aveu : on aime Boulez aussi pour le plaisir de déplaire. Déplaire à qui, toute la question est là. Sans ça, j'aurais aimé exclusivement Luciano Berio, qui m'était bien plus naturellement proche. Mais il m'aurait manqué quelque chose, et c'est ce quelque chose qui aujourd'hui me nourrit.
Pour revenir au cliché qui a déclenché cette envie d'écrire, je me demande si Beethoven se préparait à manger lui-même, et quoi, et j'aurais adoré avoir une photographie de Debussy en train d'éplucher des asperges, ou même de mettre le couvert. Les compositeurs à la cuisine ! Le « style de vie » de Michelangeli, et sa « philosophie », Boulez s'en moque. Le style de vie, il laisse ça à ceux qui se prennent pour des artistes. Lui, il prépare sa salade comme il compose : un artisan qui a faim. Voyez-moi cette tête !
(*) Cette photographie aura décidément fait couler beaucoup d'encre. Sur Facebook, où j'ai publié ce petit texte dans un groupe consacré à Boulez, on m'avait d'abord corrigé en affirmant que la photo avait été prise à Cleveland. Et ce matin (7 juillet 2022), un membre de sa famille, semble-t-il, dément cette information. Le cliché aurait été pris à Saint-Michel l'Observatoire, dans la maison de sa sœur.