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dimanche 1 septembre 2024

À la recherche du Gland perdu

 

C'est un concours. La fille danse (ou fait de la gymnastique, on ne sait pas, tant ces catégories surannées ne signifient plus rien aujourd'hui, tellement les frontières sont brouillées ou inexistantes). Elle commence sa prestation, et sa fille, dans le public — sans doute accompagnée de son père-maman du spectacle, le double affadi de la danseuse, donc — se met à pleurer. 

La jeune femme s'interrompt, va chercher l'enfant, le ramène sur scène, le console, et se met à danser avec la merdeuse qui s'ébat gaiement à ses côtés avec son nounours, soudain ragaillardie. La mère finit par prendre fifille dans ses bras et termine sa chorégraphie en improvisant un ignoble machin en compagnie du véritable héros de la soirée : l'Enfant. Tout le monde applaudit, les réseaux sociaux s'enflamment. Elle a perdu la compétition mais « elle a gagné l'amour ». « Bravo et respect à elle, il y a des choses bien plus importants (sic) qu'une stupide médaille ou les faux honneurs. » « Une vraie bonne mère. » « Elle a gagné le respect de la planette (sic). » « Elle a tout gagné : le public, le sourire de sa fille et les souvenirs qu'elle lui aura créés, inestimables. » « Que c'est beau ! » Et cette merveille : « Visiblement certaines personnes ont du mal à comprendre qu’une maman priorise sont (sic) enfant. Elle a eu raison, je suis certaine qu’elle n’a aucun regret et qu’elle recommencerait si cela se reproduisait. » Une maman priorise son enfant. Elle a eu raison, cette conne. Elle est le digne représentant des Mamans Unifiées qui priorisent leur progéniture. Ça passe avant tout, ces machins. Avant l'art, avant une compétition, avant le respect du public et du jury, avant le travail qu'elle a dû fournir durant de longs mois pour se préparer à cette performance, avant elle-même. L'Enfant-d'abord ! Ah, et j'allais oublier ça, le summum indépassable de la crétinerie en ligne : « Bon jour. Pourquoi une compétition..? Ne sommes-nous pas ici pour juste expérimenter..? Prendre du plaisir à cela..? Heureusement, sa fille lui a rappelé ce fondamental. Merci 🙏 » Sa fille, en déesse inéluctable et toute puissante de l'Immaculée Sagesse, lui a « rappelé ce fondamental ». Et bien sûr, la personne qui écrit cette dernière cochonnerie est un homme ; enfin, un homme ou ce qu'il en reste. Il doit certainement être du même calibre que celui qui se trouvait aux côtés de la merdeuse, dans le public. Karl Kraus écrit : « Quand le soleil de la culture est bas, les nains ont des apparences de géants. » Quand l'humanité est aux mains des Mamans, les géants font des rots géants et chient géantement dans leurs couches. Ce sont eux, les seules divinités réelles du monde en couche-culotte. Ce sont eux qui ont droit de vie ou de mort sur la réalité, qui la façonnent à leur image, qui en dictent les lois et les principes. Le « fondamental », c'est « Moi d'abord ». Tout s'ordonne à partir de moi, en fonction de moi, après moi. Je suis le Moi-source et le Moi-final. Mes pleurs sont des commandements, mes rots des offrandes, mes excréments des trésors. Le Bébé, c'est le B à-bas. Le Bébé qui abat les chênes et les chaînes de l'ancien monde. Quand je viens, quand je parais, tout s'efface, tout s'aplatit, tout disparaît. Je suis l'étalon-or du langage et de la Nécessité, du Bien et de l'Ordre. Je suis Avant, et tout est Après. Morveux Ier est bien plus puissant que Louis XIV. Et on n'est pas près de lui couper la tête, à ce roi. Même l'ogre Poutine n'en mène pas large. 

Que la mère « n'ait aucun regret », comme le dit l'ectoplasme enféminisé cité plus haut, ça, on en est convaincu. Pas besoin de nous faire un dessin. Les pondeuses ont une estime-de-soi au max du max. On ne peut pas faire plus. « J'essaie de me souvenir de ce que disait Weininger des connasses enceintes et de leur impudeur. Je pense à la façon dont les pouffes, aujourd'hui, exhibent leur grossesse dans des espèces de collants de danse obscènes et la soulignent, pour que nul n'en ignore, avec de grandes ceintures-foulards multicolores. Salopes. Elles les pavanent bien haut, leurs ventres, comme l'a écrit un excellent romancier. Elles en font des effets d'annonce. Elles les déploient au grand jour comme autant de représailles éventuelles. Elles entendent être regardées. Elles veulent être considérées, traitées avec respect, reconnues, apparaître en pleine clarté. Faire reluire leur grosse image terrible. Être approuvées par tous les yeux. Et pas uniquement approuvées. Célébrées surtout. Passionnément. Qu'on s'incline bien bas sur leur passage. Admiration et consentement. Qu'on les trouve divines, phénoménales. Comme à la télé. Pas de quartier. Le bébé est un combat. Ou le combat est mon bébé. C'est la Pregnant Pride permanente. Évidemment. Tout se tient. » [cmqs] Ce que je retiens de ce merveilleux morceau de Philippe Muray, extrait de son journal intime, c'est surtout les représailles éventuelles. On n'est jamais à l'abri de ces représailles éventuelles, dès qu'on blasphème un tant soit peu la Pondeuse en majesté. Elle veut le leurre et l'argent du leurre. Si vous n'avez pas mis le doigt dans l'engrenage et tout votre destin dans la fente sacrée, vous êtes un traître, vous êtes même Le Traître par excellence. Avez-vous fabriqué, participé à la fabrication d'un morveux ? C'est la question primordiale. Si vous répondez par la négative, alors vous n'avez qu'un seul droit, c'est celui de la boucler. Votre parole, vos écrits, vos petits machins, vous pouvez vous les mettre bien profond où elle pense, la Pondeuse. Vous êtes un usurpateur par définition et par principe, un squatteur immonde, un profiteur. « T'es papa ? » Non, alors tu la boucles. La Pondeuse a le sentiment d'avoir participé au Grand Jeu, à la Grande Fabrique, à l'indépassable Perpétuation, et ça lui donne le droit de vous mépriser, de vous traiter comme une sous-espèce, un quart-état sans droits ni parole. Elle n'a pas d'états d'âme, la Pondeuse, car elle est toujours férocement convaincue qu'elle a donné au monde le nectar qu'il attendait depuis le commencement des temps, et que le monde va devoir rembourser avec intérêts la dette incommensurable qu'il a contractée envers elle. Jusqu'à l'expiation du dernier rototo. Que Beethoven, Schubert, Chopin, Ravel, Genet, Blaise Pascal, William Blake, Stendhal, Baudelaire, Kafka, Walt Whitman, Nerval, Proust, Manuel de Falla, Rossini, Rimbaud, Flaubert, Pierre Louÿs, Paul Léautaud, Oscar Wilde, Aragon, Leopardi, Hannah Arendt, Simone Weil, Stefan Zweig, Garcia Lorca, Magritte, Alfred Jarry, Erik Satie, Raymond Roussel, Salvador Dali, Léon-Paul Fargue, René Crevel, Jacques Rigaut, Jacques Vaché, Glenn Gould, Günther Anders, Kathleen Ferrier, Roland Barthes, Cioran, Henri Michaux, Michel Foucault, Guy Debord, Philippe Muray, Pierre Boulez, Annie Le Brun, Renaud Camus, Jaime Semprun, pour ne citer que les premiers qui nous viennent à l'esprit, n'aient pas pondu, n'aient en somme pas participé à l'Effort de guerre, ça ne l'effleure pas un instant — et le rappeler sera bien entendu compris comme une offense et la plus insigne prétention. (Comme me le dit mon ami Castagno, « bravo à tous les hétérosexuels de la liste. Quelle prouesse ! ») La Pondeuse rejoint en cela l'armée de ceux qui pensent que notre malheur présent ne provient que d'une seule cause : la faiblesse démographique. Ce n'est pas le lieu d'en parler, même si je suis en désaccord avec cette thèse. Quoi qu'il en soit, je n'ai pour ma part rien contre les familles, ni même contre les familles nombreuses. J'en suis d'ailleurs issu, ma mère ayant eu huit enfants. Tous mes frères et sœur ont eu une progéniture. Il me semble que ça devrait suffire. Non ! Hurle aussitôt la Grâce personnifiée, ça ne suffira jamais. Tu devras expier ta radinerie chromosomique jusqu'à ton dernier souffle, salaud exterminateur, pleutre génétique, désengagé biologique !

« Devant un bol de café, elle décortique la dépendance des hommes à leur mère, assassine Freud et Dolto, parle de la paternité, de mère toute puissante et assène cette phrase formidable : “Pour moi, l'homme et la femme sont pareils devant les enfants”. » Devant un bol de café ou devant une toile de Kandinsky, c'est un peu ainsi que j'imagine la Pondeuse en majesté, bardée de morale et de principes, mais surtout très-fière de ses accomplissements, de tous ses accomplissements, se trouvant belle généreuse intelligente sexy maline courageuse et asséneuse de phrases formidables. Une femme-puissante, comme je crois qu'on dit aujourd'hui. On ne la lui fait pas. Ce n'est pas elle qui laisserait pleurer sa fille dans les gradins alors qu'elle est en train de passer un concours ou d'écrire la Recherche du Gland perdu. Elle priorise, la femme-puissante, bien qu'elle pareillise un peu tout de même l'homme et la femme, mais on lui pardonne, car sa logique ressortit du sublime et de la Nécessité, et n'a donc de compte à rendre à personne. Il y en a qui ont le cœur gros ; elle a le ventre-gros, même une fois son travail accompli. Elle n'en finit jamais d'accoucher, car c'est la Justice, qu'elle met bas, et pour ça, ya pas d'heure. Elle gagne le respect de la planette. Fermez-la, les impondeurs ! Vous n'avez même pas l'excuse d'être pédés. Vous êtes nuls et désapprouvés. 

vendredi 30 août 2024

Morveux

 

J'avais raison d'affirmer il y a déjà très longtemps qu'on reconnaît les imbéciles à leur passion très documentée pour le cinéma, mais j'étais encore trop gentil, comme toujours. Et surtout, j'oubliais les spécialistes de la pop et du rock. Ceux-là sont les plus grotesques et les plus pénibles de tous. 

Ce siècle est un siècle de morveux. C'est même Le Siècle du Morveux. Les femmes ne pondent plus que ça, mais ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que morveux ils naissent et morveux ils meurent. Il ne sortent jamais de leur état de morveux, pas une seconde, à aucune étape de leur vie. Cette maladie ne les quitte plus. Ils s'extasient même d'en être atteints. La morvosité leur colle au cul comme les serviettes hygiéniques au con des nouvelles-femmes, ces préfigurations de l'espèce sans péché toujours prêtes à essuyer leurs traces d'écume des nuits aux rideaux des vilains messieurs qui ont l'idée folle de les désirer. Et l'hygiène, c'est h'important !

Ah, les spécialistes… On les adore, ceux-là. Récemment, je suis tombé sur un exemplaire particulièrement coruscant de cette espèce de crétins en bande organisée qui sillonnent les réseaux sociaux en vue de dispenser leur savoir indispensable à la racaille planétaire, aux consommateurs-de-biens-culturels qu'ils entendent éclairer de leurs lumières ramassées au fond des poubelles de la culture. Ils savent tout sur rien et réciproquement, mais ils le savent bien et sont très généreux de ce savoir, qu'ils adorent partagerPartager est même un de leurs mots-fétiches. Partage-de-connaissances, partage-de-ressenti, partage-d'émotion, enfin on voit le genre… Et de nous expliquer très en détail en quoi les Beatles sont supérieurs aux Stones, ce qu'ils ont apporté, en quoi ils sont inventifsinnovants, quelle est l'essence de leur talent, ce qu'on trouve dans le double disque blanc, ce qu'il faut y chercher et n'y surtout pas chercher, la marque de dentifrice utilisé pendant les séances d'enregistrement, le nom de la maitresse du producteur, ou de l'arrangeur, le signe astrologique de l'attachée de presse, la descendance artistique du batteur, le génie mélodique du chanteur, le sens caché des paroles, les influences poétiques et musicales, la philosophie qui sous-tend leurs chansons, oui oui oui. On retrouve exactement les lubies et les tics des maniaco-cinéphiles, en plus bête, en plus déculturé. Je pourrais parler également des fans d'opéra, qui sont à peine moins pénibles. À peine. De toute façon, en règle générale, tout ce qui est « fan » est à vomir. 

Qu'est-ce qu'un morveux ? Un morveux, c'est quelqu'un qui lit un écrivain en lui faisant la leçon, en « lui apprenant des choses », ou, pire, en « dialoguant avec lui ». Les morveux ne lisent plus des livres, ils les commentent, ils les expliquent, ils les réfutent. Ils les récrivent, au besoin. Ce n'est pas si grave, puisqu'il n'y a plus d'écrivains et que les livres du passé ne sont plus que des pierres tombales mal fagotées que d'inventifs morveux prennent pour des Minitel plein de bugs et de toiles d'araignées. Un morveux, c'est un crétin à qui on a expliqué qu'il avait bien le droit d'être un crétin, que la crétinerie était un droit de l'homme, une singularité qu'il serait dommage de ne pas exploiter et que, surtout, il-ne-fallait-pas-en-avoir-honte ! Comme toutes les laideurs, comme toutes les tares, comme toutes les difformités, la crétinerie a fini de se cacher, elle doit s'exposer, se mettre en valeur, car la laideur et l'infirmité sont bien sûr des concepts de l'âge historique, c'est-à-dire des vieilleries indéchiffrables dont on se demande bien comment de pauvres humains qui n'étaient pas suffisamment câblés ont pu croire à cette fable écrite pour opprimer La Femme et les simples. Un morveux, c'est quelqu'un qui lit sans savoir lire, qui parle sans savoir parler, qui écrit sans savoir écrire, qui écoute sans entendre ou qui entend sans écouter, et qui fait de tout cela sa force, sa fierté, son talent

mardi 20 août 2024

Lèche-réseaux (le monde avance)

 

Certains me reprochent de passer trop de temps sur les réseaux sociaux et de m'énerver pour rien

Je suis toujours étonné qu'on ne comprenne pas que les réseaux sociaux sont le seul endroit où il est possible de prendre le pouls du monde, de prendre connaissance de sa langue et de son idéologie, de ses structures narratives, de ses ruses et détours, de ses manies, de son odeur de cadavre, quand, comme moi, on vit parfaitement reclus, et qu'on ne lit pas plus la presse qu'on ne regarde la télévision. 

C'est ici qu'elles font salon, les nouvelles précieuses ridicules (ah, les fabuleux statuts de la Bienheureuse !), pour ne parler que d'elles, mais surtout, c'est ici qu'on comprend dans quel mondimmonde nous sommes plongés, quels en sont les lignes de force et les discours, et comment le récit de la surmodernité post-nationale et post-sexuelle s'édifie et se parle, dans la caisse de résonance numérique de Facebook ou Twitter. Seules vitrines que je lèche. 

Philippe Muray passait énormément de temps à éplucher la Presse quotidienne ou hebdomadaire, les revues et les magazines, et c'est de là qu'il tirait l'essentiel de son inspiration. Je n'ai évidemment pas la prétention de l'imiter, ni dans la forme ni sur le fond, mais il me semble impossible d'ignorer totalement le monde, ce monde qui nous martyrise, nous fait rire à gorge déployée, nous terrorise, nous semble grotesque et absurde, mais dans lequel nous sommes irrémédiablement plongés, qu'on le veuille ou non, et qu'il faut bien décrire, au moins un peu, en passant, si l'on veut faire autre chose que de la poésie-poétique ou de la littérature-contemporaine, c'est-à-dire rien

Chaque jour, je lis avec mille yeux qui me sortent de la tête des “statuts” Facebook, accompagnés de leurs divins “commentaires” (et c'est d'ailleurs souvent là, dans les commentaires, qu'on trouve le nectar, un nectar qui en rajoute encore dans l'absurde, et le contresens, très souvent, et le contresens du contresens, etc.) qui me semblent extrêmement précieux, dans leur vertigineuse épaisseur bathmologique. C'est un mille-feuilles d'une richesse prodigieuse qui, quand on prend le temps de le parcourir un peu chaque jour, parle mieux et plus exactement que n'importe quel discours de spécialiste, qu'il soit sociologue, linguiste, psychologue, philosophe, démographe, ethnologue, ou plombier-zingueur. Et tout cela est gratuit !

Je ne m'énerve pas pour rien. Ce rien, excusez du peu, c'est précisément ce qui nous tue depuis vingt ans, ce qui nous asphyxie, ce qui nous ligote au radiateur, ce qui nous plonge tête la première et mains dans le dos dans la baignoire, ce qui fait que tout ce qu'on trouvait beau dans le monde nous paraît hideux, débile ou révoltant. Je veux bien regarder ailleurs, je ne demande pas mieux, mais l'ailleurs n'existe plus, figurez-vous, l'Autre a pris ses cliques et ses claques et s'est installé à Pétaouchnok sans prévenir, le Divers a tellement décru qu'il faut aller le chercher dans la voie lactée ou dans les poubelles de l'Histoire. Muray écrit dans son journal intime : « Maintenant, en ouvrant les journaux, chaque matin, j'ai honte d'être encore vivant parmi eux. » J'aimerais bien, moi, m'arrêter, et ne rien entendre ni voir, mais le courant est violent, et je ne vois personne, je dis bien personne, autour de moi, qui sache s'en abstraire. Alors si l'on est pris par ce fleuve impérieux de merdasse, autant en profiter pour en parler un peu, pour en sélectionner quelques ravissants débris, au lieu de le subir silencieusement comme un esclave respectueux. 

J'ai essayé de regarder une « entrepreneuse », hier, à l'émission de Guillaume Pley, ce caniche ultra-branché qui colle à son époque comme la merde de chien dans laquelle on a marché à notre semelle. Une merdeuse très prétentieuse assez jolie à la narine gauche étrangement dilatée, insupportable de contentement et d'aisance brailleuse, avec une voix à se flinguer, tellement nasillarde qu'on ne comprend qu'un mot sur quatre, et qui parle à toute vitesse, bien sûr, puisqu'évidemment elle SAIT qu'elle est extrêmement intelligente. Elle « lève » des millards, comme elle dit dans son sabir au silicium. Ah la belle tête-à-claques que voilà ! Un magnifique spécimen très sophistiqué des hannetons qu'on aimerait coller dans un tableau d'art contemporain ou ligoter dans une installation dérangeante. Le monde des startups, voilà encore un beau marécage à peindre, une belle décharge à fiel-ouvert qu'il serait urgent de radiographier ou de passer à l'acide. Le seul moment intéressant, c'est lorsqu'elle a expliqué qu'elle avait de l'eczéma sur tout le corps. Ya quand-même un bon dieu.

Ceux qui nous font le reproche de passer trop de temps sur Facebook sont simplement des gens qui ne voient pas. Quand on ne voit pas, on a toujours l'impression que ceux qui regardent perdent leur temps. Si je suis capable de passer trois fois quatre heures à lire la partition d'un mouvement d'une symphonie de Mahler qui ne dure que quinze minutes, je sais bien que ça ne dira strictement rien à la plupart des gens qui trouveront que c'est du temps perdu. Alors qu'il est si simple d'écouter… Oui, mais quand vous “écoutez”, vous n'entendez à peu près rien. On peut baigner dans le monde et ne rien voir du tout. Regarder, ça s'apprend, comme écouter. On sait bien que la plupart des gens ont besoin qu'on leur tienne la main et qu'on leur dise quoi voir, quoi entendre et quoi aimer. Ce sont des passants. Ils passent. Ils sont déjà passés. Ils sont dans le flux. Tiens, ce serait un bon titre de roman, ça, « Sortir du flux ». Qu'est-ce que tu fais, ce soir ? Je sors du flux. Et toi ? Moi je sors du flouze.

Un type sur Facebook me balance très sérieusement : « Il faut revenir ds la réalité, le monde avance ». Dire que nous partageons le monde avec des cons pareils… Le monde avance vers quoi, Ducon ? Ton monde, tu peux y aller autant que tu veux, mais fous-moi la paix, laisse-moi faire du surplace ! Tout plutôt que d'avancer avec tes semblables ! Je me visse le cul par terre et je bouge plus. Allez-y, avancez, avancez autant que vous voulez, allez tous vous faire enculer dans le Futur et dans votre satanée Réalité qui avance. L'Immobilité est mon havre. IM-MO-BILE !

lundi 12 août 2024

L'épouvantable quinzaine

 

Je me félicite de n'avoir rien vu. Ni le pandémonium d'ouverture, ni les épreuves sportives, ni la bamboula conclusive. À peine si j'ai survolé quelques articles et gloses, presque toutes stupides et sans objet, si j'ai entraperçu quelques images qui me tombaient sous les yeux en ouvrant une page sur un réseau social, si j'ai parcouru en diagonales quelques commentaires déposés ça et là, inutiles, redondants et plats. L'épouvantable quinzaine aura eu lieu sans moi. Ouf !

Il y a une dizaine d'années, j'avais dessiné une Quinzaine commerciale obligatoire. C'est à peu de choses près ce qui nous est arrivé sur tout le territoire — qu'il soit géographique, politique, médiatique, numérique ou planétaire, c'est-à-dire touristique. Le touristanthrope (comme dit Muray) a vaincu, c'est lui le Patron, il est bien normal qu'on le célèbre avec fastes et décibels. La France montre l'exemple mais elle n'a rien inventé, sauf peut-être la Terreur et les reines décapitées dans la bonne humeur festive. 

Par un extraordinaire concours de circonstances, l'entrée du 12 aout 1996 d'Ultima Necat VI, le dernier tome du journal intime de Philippe Muray, s'ouvre sur ces deux phrases : « Depuis le début des temps, tout ce qui était possible dans l'ordre des choses vivables et normales a été essayé. Maintenant commence l'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces et non critiquables. » L'âge des choses folles, monstrueuses, difformes, atroces, il semble bien que ces jeux en aient été l'Occasion non-critiquable. L'occasion de les affirmer solennellement comme Norme, comme Canon, comme Principe, même si elles étaient déjà depuis longtemps en vigueur. Muray ajoute : « Pour que cette anormalité reste impensée, un mot d'ordre a été imposé, qui constitue le fond même du credo contemporain (et la condition de possibilité de sa perpétuation) : la normalité est une notion éminemment subjective. » Je n'ai pas la fibre collectionneuse, ni surtout la patience qu'elle requiert, mais j'espère que d'autres se chargeront de récolter et de conserver pieusement les milliers de déclarations d'amour vibrantes que ces jeux auront suscitées, qu'ils sauront mettre en exergue comme il se doit le lyrisme ravagé et les extases des Enthousiastes de tout poil qui se sont éclatés comme jamais durant cette quinzaine. Du temps qu'il y avait un pays et du péché, on composait des Te Deum ; maintenant qu'il n'y a plus rien de tout ça, on met en action de gigantesques Clystères en son-et-lumière qui récitent en bravitude le mantra sacré du Citoyen touristanthrope : la normalité est une notion éminemment subjective. Cette assertion mantrique était le sous-titre implicite de tout ce déferlement de Positivité poisseuse. 

Les très nombreux commentaires du genre « les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO ainsi que de la plupart des cérémonies liées à des “grands” événements sont clairement destinées à diffuser des messages de propagande dans l’inconscient collectif » qu'on trouve un peu partout sur la Toile me semblent comiques. Comme s'il était besoin de diffuser des messages de propagande dans l’inconscient collectif, alors que celui-là est déjà acquis et plus qu'acquis à la Cause et trouve même que ce n'est pas encore suffisant, qu'on pourrait aller bien plus vite bien plus loin bien plus fort. Les critiques ? Parlons-en, de ces critiques ! Toutes elles ont porté sur la forme, le message, l'esthétique, le goût, la scénographie, les références politiques et historiques, les nouvelles normes sexuelles, le choix des artistes, et pas une seule n'a remis en cause la chose elle-même. La propagande ? Mais elle est complètement inutile, la propagande ! En réalité, quand les critiques portent sur « la propagande », elles voudraient que la propagande propage d'autres messages, d'autres valeurs, d'autres modèles, mais le fond n'est jamais discuté puisqu'il est indiscutable et impensé : personne ne le voit plus puisqu'il occupe toute la scène et la salle et les coulisses et les avenues qui mènent au Divertissement. On a perdu jusqu'à la mémoire d'un passé différent, d'une réalité qui n'aurait pas épousé parfaitement les contours de la seule qui soit envisagée, autorisée, imaginable, et qui s'étale sous nos yeux comblés ou terrifiés avec la morgue tranquille de celle qui est sans rivale. Les JO ? Qui aurait aimé ne pas en entendre parler ? Le Sport est avec la Science l'une des divinités les plus influentes et les plus populaires, les plus indiscutables. Les sportifs sont milliardaires, enfin, quelques uns du moins, et le gestionnaire-banquier et Grand-liquidateur Macron a tenu à montrer en quelle estime il les tenait. C'est bien le moins.

On parle de certaines critiques qui auraient été virulentes ? Je vais répondre par une image, une seule. Cette image, c'est le pianiste Alexandre Kantorov, assis devant un piano détrempé, sous la pluie. Elle ne vous a pas foudroyé, cette image ? Elle est pourtant limpide et suffisante ! Qu'est-ce qu'elle en dit, de cette image, la fachosphère (ou la cathosphère, ou la complotosphère) ? Elle n'en dit rien parce qu'elle ne la voit tout simplement pas. Ils ont l'impression d'avoir tout dit en parlant de wokisme. Le wokisme, qui n'est que le rejeton piqué aux hormones de la Political Correctness des années 90, est le mot qui cache le goret, et le Goret qui se prélasse dans nos chambres à coucher et nos salles des marchés, c'est la Variété ; Variété, l'ennemi jurée du Divers et des Arts, Variété, la vraie patronne, intransigeante mais bonnasse, l'épouse épanouie et toujours grosse du dieu Boucan, ayant accouché pour l'heure de Céline Dion, la grande Éjaculatrice mondialo-yankee, et aussi de l'Obèse en majesté qui a trucidé son Tristan sur l'autel de la Graisse progressiste en expansion infinie. Pauvre Kantorov mouillé jusqu'au cou… À sa place, je me serais suicidé, après un tel affront. Non, lui, il s'est trouvé très bien dans son rôle de Hollande-pianiste détrempé, de cocu à qui on jette un seau d'eau pour le remercier de s'être ridiculisé, de Laurel ou Hardy privé de sa moitié qui préfère sourire plutôt que d'avouer son humiliation. Tous ils choisissent d'avancer avec le troupeau car ils savent que la sanction peut tomber très vite sur ceux qui n'adorent pas sans réserves l'Idole consacrée. Mais un Kantorov ne se force même pas, il est convaincu avant même que la Mafia mette la main sur lui et l'arrose copieusement de larmes de joie.

À l'heure de la Quinzaine — la grande braderie “de Paris” —, on a bientôt fini de détruire la France (“This is the End”), ou plutôt le Français, ce qui est une belle manière de montrer que Paris n'en a plus rien à faire, du pays, à l'instar d'un Macron. L'atroce Hidalgo nous l'a assez prouvé depuis dix ans. Les villes, et les grandes villes en particulier, ont fait sécession d'avec les nations qui les abritent. Elles regardent désormais le pays qui les a fondées comme le coucou inspecte le nid dans lequel il s'installe : en pensant déjà à tout ce qu'il va falloir transformer, jeter, remplacer, améliorer. Elles ne sont plus que les vitrines muséifiées et uniformisées confectionnées pour l'Apatride conforme-aux-Standards qui veut se sentir partout chez lui. Paris n'existe plus depuis trente ans, quarante, peut-être, mais les nouveaux venus ne peuvent pas s'en apercevoir puisqu'ils n'ont jamais connu que des ersatz de villes, des villes vidées de leurs habitants historiques, des villes éviscérées et sans mémoire, des villes livrées au tourisme et au Remplacement, de ces villes dans lesquelles les femmes doivent réfléchir à dix fois avant de sortir dans la rue, des villes où la sauvagerie côtoie la Fête et l'Animation de tous pour tous, entre deux espaces végétalisés et trois trottinettes. Entre le couteau et le rire connivent, entre le viol et la Flash Mob, entre la blague obligatoire et le massacre, entre le sourire artificiel et les larmes ravalées. 

Dans les années 70, Georges Marchais parlait du « bilan globalement positif » du parti communiste soviétique. De nos jours, de sombres crétins tartinés de Bien jusqu'aux clavicules nous expliquent qu'il y avait tout de même « des choses à sauver », dans la Grande Quinzaine planétaire qui vient de s'achever après nous avoir achevés

mardi 6 août 2024

Sourdingueries

 

J'ai une passion pour le mot “sourdingue”, puisqu'en lui se trouvent réunis deux mots qui suffisent à décrire ce que l'on voit autour de soi. Tous ceux qui ont eu des conversations avec des personnes dont le sens de l'ouïe est déficient savent que cette occupation peut très vite rendre fou. Ils nous rendent fous et ils nous semblent fous, tout à la fois, les sourdingues. Nous ne savons plus qui est dingue, d'eux ou de nous. 

Dès que je fais mention publiquement d'un problème de langue, ou d'une scie exaspérante, ou des déplorables manies langagières du temps qui me vrillent la cochlée, arrivent immanquablement, comme une armée anonyme de spermatozoïdes en déroute, les témoignages et commentaires ineptes qui ne démontrent qu'une chose, que ceux qui les font sont à peu près (ou complètement) sourdingues. Il faut absolument que j'arrête d'en parler. Laissons-les barboter dans leur surdité congénitale, dans leur mare putride de perroquets bégayants. Après tout je n'ai pas la prétention de les changer. Ils ne comprennent pas de quoi on parle, et ce constat est constant. Il leur faut au minimum quinze ans pour commencer à entendre un syntagme-qui-prend et se dessèche, qui durcit comme un vieux nougat oublié au fond d'un placard. Tant qu'ils n'ont pas les dents gâtées, ils mâchent avec entrain et philosophie. Ce sont sans doute des la-langue-évoluistes confirmés et pieux : leur religion leur a définitivement durci le tympan, qui ne vibre plus que par décret officiel ou publicitaire dûment estampillé. 

On ne parle pas avec des sourds. On ne montre pas un paysage à un aveugle. On ne parle pas d'amour avec un être au cœur desséché, ou du moins on n'essaie pas de s'en faire aimer. L'oreille, ça se prouve, comme l'Attention, comme l'affection. La musique a cela de merveilleux qu'elle ne laisse rien passer, qu'elle n'excuse rien. Tu me dis que tu entends, mais si tu ne fais pas le bon geste exactement au bon moment et de la bonne manière, c'est que tu n'entends pas. C'est aussi simple que ça ! On peut tricher à peu près dans tous les arts, mais pas dans la musique. Je m'amuse beaucoup à écouter, soir après soir, les invités d'Arnaud Laporte à France-Culture. Il invite beaucoup de ces artistes-qui-n'en-sont-pas, dont on comprend qu'ils ont sa préférence, qu'avec eux il partage des valeurs. Ils commencent par délivrer de longs et très beaux messages pour expliquer ce qu'ils font, ce qu'ils ressentent, comment ils voient les choses, quel est leur rapport à l'art, etc. Puis on écoute leur musique, et là… patatras ! Tout se casse la gueule et le pot-au-rose se révèle dans toute sa ferveur diamantine. Leur musique, ou ce qu'ils nomment ainsi, démontre sans aucune ambiguïté qu'ils n'entendent rien et probablement qu'ils ne ressentent pas grand-chose non plus. Car l'oreille (in)forme le sentiment autant qu'elle est (in)formée par lui. Une fenêtre ne peut pas être à la fois ouverte et fermée. 

Je lui dis : ça ne va pas, ta ponctuation est tout simplement impossible. Elle me répond : Je ne suis pas d'accord. Bien bien bien. Inutile d'insister. Je sens que j'ai touché un nerf à vif, comme le dentiste qui croyait avoir anesthésié le patient avant de charcuter la molaire pourrie. Ils ne sont jamais anesthésiés, surtout quand ils sont perclus de complexes. Avant même d'avoir compris de quoi nous parlons, ils se raidissent et nous lancent dans les dents qu'ils ne sont pas d'accord. Mais pas d'accord avec quoi ? La question ne sera pas posée, ou, si elle l'est, on n'obtiendra jamais une vraie réponse. Et si l'on insiste un peu… « J'ai très bien compris ! » nous rétorquent-ils d'un air offusqué ! Bien. Laissons cela… Regardons ailleurs, si par hasard ailleurs il y a.

La langue et la musique sont des choses très différentes, mais elles ont des points communs extrêmement profonds qui plongent dans les racines immémoriales de l'être, dans ses premières vibrations, les plus essentielles et les plus définitives. Quand on ouvre un dictionnaire, la première chose qui nous saute aux yeux, si l'on ose dire, ce sont des sonorités. Avant les mots, avant les définitions, avant le sens, tout un peuple de sonorités nous entoure : c'est comme un parfum complexe, fait de mille senteurs, qui nous guide infailliblement à travers le sens, c'est un assemblage de sons simples qui s'ordonnent miraculeusement d'une manière singulière pour chacun d'entre nous, créant un paysage sonore à la fois familier et étrange, harmonie changeante et complexe mais d'une précision étonnante. 

Il y a quelques mois, n'y tenant plus, j'avais écrit à Clara pour lui expliquer la manière dont on utilise les guillemets, en français. Elle m'avait répondu très gentiment pour me remercier, ajoutant que j'avais « absolument raison ». Diable, je le sais bien, que j'ai raison. Mais ce n'est pas moi qui ai raison, c'est la règle, c'est l'Imprimerie nationale, c'est la littérature, ce sont les typographes, ou la logique, enfin c'est la langue. J'avoue avoir été un peu soulagé. Je n'aurai plus à voir ces atroces emplâtres dont elle a le secret. Eh bien, que pense-t-on qu'il arrivât ? Rien ne changea. Rien du tout… Clara continua imperturbablement, comme si nous n'avions jamais eu cette conversation, à ne pas savoir utiliser les guillemets. Ici, on se pose des questions. Et ces questions sont vertigineuses. Folie, imbécilité, provocation, surdité totale, handicap mental rédhibitoire, vice, méchanceté, atavisme étrange ? Peu importe les réponses qu'on choisit de donner, on se heurte à un mur infranchissable. Je crois qu'il s'agit avant tout (mais pas seulement) de la très bête et très ordinaire maladie d'orgueil qui empêche de monter sur les épaules d'un autre que soi pour atteindre à une vue meilleure et plus dégagée. On préfère voir toujours le même paysage, car lui, au moins, on le connaît, et l'on veut penser qu'il nous constitue, qu'il définit notre “personnalité”. Il y a les villas « ça m'suffit », comme il y a les êtres « je m'comprends ». Sauf que justement, je ne suis pas certain du tout qu'ils se comprennent. En revanche, il se suffisent, et ils sont suffisants.

Clara démontre toute la journée qu'elle ne comprend pas ce qu'elle écrit. Le comprendrait-elle qu'elle l'écrirait autrement, ou qu'elle ne l'écrirait pas du tout, plutôt. Mais j'ai l'air de m'acharner sur cette pauvre Clara, qui n'en peut mais, alors que les Clara sont légion. Évidemment, elle ne parlerait pas si facilement des « analphabètes », il serait plus facile de lui pardonner d'être illettrée. Nous vivons dans un monde qui nous force à être méchants, car ceux qui sont choisis pour « professer » sont très souvent parmi les plus incultes. Il est donc assez naturel qu'il y ait parfois quelques baffes qui nous échappent, malgré notre légendaire bienveillance.

On part toujours du postulat implicite que celui qui parle comprend ce qu'il dit, mais c'est faux. On peut très bien parler sans comprendre un mot de ce qu'on profère. Ça m'arrive. A posteriori, on se demande ce qui nous a pris ; mais encore faut-il qu'il y ait un a posteriori, que nos oreilles aient un peu de mémoire et d'humilité, qu'on accepte de se voir de l'extérieur. De la même manière qu'un musicien qui travaille son instrument doit posséder une oreille externe, une oreille qu'il détache de ses tripes, au moins durant quelques instants. Ce n'est pas toujours facile, certes, et le recours au magnétophone est souvent indispensable. Le magnétophone est le miroir du musicien, le seul qui nous coupe sans ménagements du pur instant, car le corps est par définition unifié par notre esprit, et il faut toujours des techniques (qu'elles soient externes ou internes) qui permettent de délier momentanément ce qui est inextricablement tissé. 

Puisque je parle de sourdinguerie, il faut que je mentionne ce type, sur Facebook, qui est assez fascinant. Il produit toujours des statuts Facebook laborieux, d'une platitude remarquable — et remarquable surtout parce qu'on sent qu'il est très satisfait de lui —, mais toujours rédigés en un français impeccable dont on voit bien qu'il se rengorge discrètement. D'ailleurs, le pseudonyme qu'il s'est choisi dit beaucoup en un seul mot : Sentence, qu'il a cru devoir affubler d'un prénom encore plus ridicule : Maxime. C'est de cela qu'il s'agit. C'est une machine à produire des maximes sentencieuses qu'il offre généreusement au monde ébahi et reconnaissant des internautes hébétés. Ce personnage est intéressant parce qu'il se situe au point de jonction de deux mondes qu'une illusion d'optique nous fait paraître très éloignés alors qu'ils sont contigus : celui des incultes et celui des lettrés. C'est là sa terre d'élection. Il joue à la charnière de ces deux territoires, faux habile et vrai cuistre dont la petite vertu suffit à abuser le gaga avec une habileté qu'on admire. Il n'est pas sourdingue à proprement parler (lourdingue, oui), mais il joue habilement de la sourdinguerie générale avec un contentement aristocratique. Son truc, c'est de se hisser sur un tabouret de bar haut perché qu'il prend pour une éperon rocheux intellectuel et moral, pour un nid d'aigle. Par un effet de perspective, comme sur ces photos arrangées qui donnent d'un personnage une idée complètement fausse (mais par jeu), il se grossit jusqu'à paraître bœuf, le Bœuf-à-maximes, le Bœuf sur le toit du monde. Si j'étais Jean de La Fontaine, j'écrirais une fable ou un conte à son sujet. Annie Le Brun avait publié en 2000 un ouvrage intitulé Du trop de réalité. Ici, il faudrait parler du « pas assez de réalité », mais c'est tout un art, j'en conviens, et un art d'avenir à n'en pas douter, de ceux qui vous assurent le gîte et le couvert à la grande table des autorisés, des publiés, des invités.

Les incultes et les lettrés sont parfois si proches les uns des autres qu'on peut les confondre, et leur intersection paradoxale délimite une sorte d'enclos singulier et ouaté, un refuge qui accueille les timorés décontenancés par le verbe réel et qui produit une sensation doucereuse, sans danger pour la santé : ici, on confectionne de la littérature sans littérature, du roman sans roman, de l'ivresse sans alcool, de l'alcool sans dépendance, de l'amour sans sexe, du sexe sans humeurs et sans odeurs, de l'éthique décarbonnée et durable, de la gentillesse tamponnée et bien-écrite. En tout bien tout honneur. On ne risque pas grand-chose à fréquenter ce lieu, si ce n'est bâiller à s'en décrocher les amygdales. Il semblerait que ce soit la principale usine à phrases de notre époque, qui produit à la chaîne des livres jetables qui ne font peur à personne. Les éditeurs en raffolent. Ça se vend bien, et il y a un énorme turn-over, ce qui permet de gagner beaucoup d'argent. Aussitôt publié, aussitôt oublié. Au suivant et par ici la monnaie. Comme de toute façon les très rares qui se risquaient à critiquer cela sont morts ou atteints de la maladie d'Alzheimer, ou en prison, ou à l'asile, on ne risque rien. Et puis il y a suffisamment de choses graves ou très-belles, ou même très-très-belles dans l'actualité et le spectacle du jour (demandez à Raphaël Enthoven, si vous êtes à court d'idées) pour ne pas se soucier de ces petites affaires qui n'intéressent que de vieux aigris qui cacardent seuls dans leur coin sombre et puant la pisse. La-liesse-partagée, ces vieux cons ne la digèrent plus, elle leur reste sur l'estomac. Il faut les excuser, leurs tripes ne produisent plus assez d'acide chlorhydrique, sans doute parce que celui-ci a migré dans leur esprit. « Ah, si seulement les Jeux pouvaient durer toujours », écrit avec un à-propos merveilleux la toujours inspirée poupée gonflable qui-dit-oui, oui-oui-oui et re-oui, l'Enthousiaste immaculé Enthoven Premier-du-nom malgré le père. Il devrait se marier avec Bruel, ces deux-là nous feraient de jolis petits enthousiastes sans péché qui-aiment-leur-président. Entre eux et le Temps, pas l'épaisseur d'une feuille de papier-bible. Ça colle du tonnerre de Dieu ! Ils adhèrent à donf. Leur foi collante nous fait envie, à nous les décollés sceptiques. Ça doit être super cool, d'être sympa et lubrifié à ce point. Ils devraient écrire des livres de développement personnel, car on sent bien qu'ils sont au courant de tous les petits secrets qui rendent heureux. Les médailles-d'or, ils naissent avec, ces poissons-volants angéliques, ils sont même hors-concours, dans la discipline du Vertuisme Obligé, ils bandent nuit et jour pour le GAG, le Grand Assentiment Général, ou le sGAGs (le sacré Grand Assentiment Général sucré), qu'ils frottent consciencieusement d'huile bénite afin qu'il brille et manifeste toute sa turgescence dans les ténèbres que nous autres les Négateurs pissant froid nous habitons honteusement. Ce sont gens bien polis, eux, quand nous sommes des malappris, car rien n'est plus impoli que de se désolidariser de l'émotion collective et intransitive qui transfigure le Genre Humain sans-frontièrisé ne se discutant pas plus que les goûts et les couleurs dans les repas de famille. Les Enthoven & Bruel & Associés sont les bedeaux fiévreux et appliqués de la maison “Mêlée dans la Sacristie” qui cote en Bourse au temps de la Love Parade ininterrompue et inclusive qui est notre quotidien entrecoupé seulement de quelques égorgements festifs, pour nous rappeler que nous sommes en France. Un Enthoven ou un Bruel, voyez-vous, ça passe directement du premier au treizième degré sans escales, quand ça parle, c'est ce qui fait qu'ils sont parfois difficiles à suivre, comme tous leurs compagnons de fortune, fact-checkers consacrés par la BA (la Bulle Autorisée), animateurs d'événements culturels incultes, assemblées de fidèles en string opinant en chœur, premiers communiants vaccinés jusqu'à la gueule, influenceurs canonisés dorés à l'or fin, femmes à barbe icônes de mode, rappeurs en chaire investis du Groove céleste, obèses morbides et fières de l'être, toute cette peuplade bariolée et hilare étant désignée sous le nom générique des Consentants. Les Consentants gueulent très fort, ce qui impressionne les quelques fossiles qui ont peur de s'en distinguer si peu que ce soit. Plutôt que de raser les murs, ceux-là choisissent de brailler encore plus fort que leurs beaux modèles, dans une surenchère de pandémonium. On se fait reluire le tambour avant de passer ceinture noire septième dan en Oui-Ouisme transcendantal. C'est la grande partouze des Sourdingueurs forcenés : les divins Acquiesçants couvrent le monde d'une clameur assourdissante qui souffle les derniers et timides contrefeux, leurs dieux se nomment DécibelIntimidation et Rictus. La Sourdinguerie est le vent mauvais du XXIe siècle.

« Tu parles pour le plaisir de dire ce que tu penses et ils vont te renfoncer ce que tu penses dans la gorge ». Que dirait Giono en 2024, c'est-à-dire soixante-dix ans après qu'il a écrit cette phrase dans le Voyage en Italie. Ni lui ni Philippe Muray n'auraient pu imaginer le degré de renfoncement inouï auquel nous sommes arrivés, dans le premier quart de ce siècle, nous qui avons le gosier brûlant à force de renfoncements quotidiens et systématiques. Qui n'a pas connu les rézococios aux temps de la paire de néo-dieux Zuckerman-Gates ne sait pas ce que signifie l'impossibilité de parler et d'être entendu alors qu'on jacte toute la journée. « C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots » écrit Rainer Maria Rilke à une amie vénitienne, mais il est encore bien plus effrayant de penser que les mots n'ont plus de pouvoir, qu'on les a éviscérés, retournés, trépanés, et qu'ils se dessèchent au soleil impitoyable du Virtuel, que les choses ne se font ni ne se défont plus, puisqu'elles aussi ont été répliquées dans un monde parallèle, musée calme et morbide où elles sont plongées dans le coma profond de la Liesse-à-couteaux-tirés. 

samedi 20 juillet 2024

C'est comme moi !


— De quoi désirez-vous parler ?

— Des tunnels et de ceux qui ne lisent pas. (Ceux qui s'expriment par tunnels ne s'entendent pas parler et ne voient pas le regard de l'autre quand ils parlent.)

— Mais vous en parlez constamment !

— Qu'y puis-je, moi, si les autres m'y ramènent sans cesse !

— Bon, bon, très bien, allez-y, puisqu'on ne peut pas vous l'interdire… Vous êtes donc toujours de mauvaise humeur ?

— Il m'arrive d'être de très bonne humeur, et beaucoup plus souvent que vous ne le croyez, mais je ne suis pas assez vilain pour en faire profiter les autres. 

— Vous ne pourriez pas être un peu plus tolérant, un peu plus indulgent, un peu plus sympa ?

— Pourquoi devrais-je l'être ? Pour faire comme tout le monde ? Pour encourager ce que je hais ? Pour ajouter du bruit au bruit ?

— Pour ne pas faire grimper votre taux de cortisol, par exemple.

— Vous savez me prendre par les sentiments, vous. Mais ça ne marche pas comme ça, malheureusement…


***


Il y a peu, un “souvenir Facebook” me remettait en mémoire une entrée (un « post », pour utiliser la vilaine parlure en cours) qui avait donné lieu à des échanges mémorables, et, plus que mémorables, exemplaires — exemplaires au sens de mauvais exemple, bien sûr, puisque la quasi totalité des commentaires qui étaient censés commenter, étaient hors-sujet, mais d'une manière si extrême, si démonstrative, que c'en était comique. On aurait dit qu'ils n'étaient là que pour confirmer jusqu'à la caricature la thèse que je ne cesse de défendre depuis que je fréquente les réseaux sociaux : la parole se débarrasse d'elle-même, personne ne lit, mais tout le monde parle, ce qui produit le bruit caractéristique du cauchemar éveillé, celui qui fait grincer des dents. Je l'ai donc reproduite, cette entrée… Et que croyez-vous qu'il soit advenu ? Eh bien les commentaires sous cette nouvelle entrée, qui ne faisait que citer l'ancienne (pour en montrer la cocasserie), ont été exactement de même nature que ceux de celle-là. Nous étions dans le CQFD en carré, ou au cube. N'y a-t-il pas là quelque chose d'absolument fascinant ! On voit que toute tentative pour sortir du cercle maudit est vouée à l'échec. Même si vous pointez votre lampe torche sur ce qui crève les yeux, même si vous soulignez de rouge l'erreur pourtant manifeste, ils continuent à regarder ailleurs et à parler à coté, imperturbables, sereins. Voudraient-ils absolument nous donner raison qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Ils refusent obstinément de lire avant de prendre la parole. L'important est très visiblement de parler, mais de parler seul. L'autisme gagne le corps social tout entier. Quelqu'un disait très justement, sur Facebook : « Ici, vous êtes nus en quelques phrases. » C'est exactement mon sentiment. Sur l'écran d'un réseau social, les phrases déposées sont de puissants déshabilleurs d'être. Plus les gens imaginent s'en couvrir, plus ils se défont de ce qui les protège du regard d'autrui. Les phrases font apparaître les visages (et ce que le visage recouvre) bien plus sûrement que les photographies ou la présence réelle.

Pourquoi le hors-sujet systématique et insu est-il si douloureux à subir, pourquoi l'incapacité chronique de l'interlocuteur à comprendre de quoi il est question, que ce soit dans un texte ou dans un dialogue, peut-elle rendre fou, littéralement ? Le « tu ne réponds pas à la question », qu'il arrive qu'on n'ose même plus articuler, tellement on voit que l'autre ne l'entend pas, au sens premier, est quelque chose qui nous hante depuis longtemps. On regarde leurs oreilles, leurs yeux, et l'on se demande pourquoi ils ne s'en servent pas, et à quoi ils leurs servent. Quel mystère ! Un organe dont on ne se sert pas s'atrophie, c'est la loi du vivant ; mais il met des générations et des générations à disparaître physiquement. Je crois que dans quelques décennies, peut-être un siècle, les humains n'auront plus d'yeux ni d'oreilles. Ils seront tombés comme des peaux mortes. 

Pour revenir à cette « conversation », sur Facebook, un seul avait osé dire : « Vous êtes certain d'avoir bien lu le sujet ? » Une seule personne, donc, sur des dizaines, avait vu ce qui crevait les yeux, et s'en était ému. Une seule !

Et donc, je disais que j'avais, grâce à la magie des « souvenirs Facebook », reproduit à l'identique cette vieille entrée, il y a quelques jours, pour voir… On aurait pu imaginer que voyant les vieux commentaires et les réactions qu'ils avaient suscités, quelques uns au moins en auraient tiré les leçons. Pas du tout. Tout reprend à l'identique, comme il y a quelques années. Rien n'a bougé. Pas un n'a soulevé une paupière, ni actionné les mécanismes pourtant si sophistiqués de son audition, de son entendement. Les commentaires nouveaux sont aussi hors-sujets que ceux d'antan. Ça recommence, et ce mouvement continu, imperturbable, tranquille, innocent et en quelque sorte paisible, emporte nos dernières illusions. Les murs qui nous séparent sont autant infranchissables qu'invisibles. 

On se moque beaucoup des petites vieilles qui ont des discussions l'après-midi autour d'une tasse de thé, et dont l'incipit favori est : « C'est comme moi ! », qui ne sert qu'à les introduire dans le cercle de la conversation, à prendre la parole, pour ne la lâcher plus que sous la pression d'un autre « c'est comme moi ! » qui viendra interrompre pour un temps son discours, avant que… Personne n'écoute personne. Il n'y a pas de conversation. Il n'y a que des prises de parole successives, qui n'ont d'autres rapports entre elles que l'irruption, ou l'interruption. Chacun des intervenants entre dans la ronde, et essaie de s'y maintenir aussi longtemps que possible, tel un cow-boy sur son taureau furieux. Le taureau furieux, c'est ce qu'ils nomment discussion. Il s'agit de tuer le temps, il s'agit de tuer l'autre, en produisant une anti-parole qui assèche toute intelligence (je n'ose dire « collective »). Je ne sacralise pas du tout la conversation, même si c'est une chose qui m'a beaucoup intéressé et qui continue de m'intéresser (mais la conversation qui m'occupe surtout est une conversation artistique, ou littéraire, ou fantasmée, une conversation qui sert de support ou de prétexte au texte ou à la musique), mais tout de même : on ne peut vivre sans qu'une forme de dialogue s'instaure entre autrui et nous, c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue pratique et psychologique, et sauf à vivre dans une folie assumée dont bien peu sont capables de supporter les effets. 

J'ai connu une forme particulièrement affolante de non-conversation, avec une femme qui m'a quotidiennement téléphoné, durant des mois, des années, et avec laquelle, très emphatiquement, il était impossible d'avoir un dialogue, qui me posait éternellement les mêmes questions, sans écouter mes réponses. Aurait-elle écouté mes réponses qu'elle n'aurait plus été en mesure de poser les mêmes questions, et j'imagine que c'est précisément le carburant essentiel de cette machine folle, sans que je sache ce qui en est l'origine : la volonté de poser toujours les mêmes questions, ou le refus d'entendre les réponses ? Quoi qu'il en soit, personne n'est capable d'endurer une telle chose indéfiniment sans devenir fou. Pas moi, en tout cas. Très vite, dans un cas comme celui-ci, on en vient à ne plus savoir quoi dire, puisque l'on constate que notre parole n'a aucun effet sur l'autre, qu'elle ne prend pas, qu'elle est nulle et non avenue. Et, bien sûr, cela permet à notre interlocuteur de nous dire : mais, si tu n'as rien à me dire, il ne faut pas me reprocher de parler pour ne rien dire… Dès ce moment, on est pris dans un cercle infernal. La seule question qui se pose est : pourquoi désirer cette absence de dialogue, pourquoi chercher à en reproduire encore et encore les occurrences, pourquoi ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent ? Par peur du vide ? Mais c'est précisément le vide, que cette absence manifeste de dialogue met en exergue et qu'elle exacerbe jusqu'au délire ! Le vide réel est bien plus facile à supporter que le vide manifesté par l'impossibilité de dire et d'entendre, de parler et d'être entendu ; il y a entre ces deux formes de vide la même différence qu'entre l'absence de désir et le désir qui ne peut assouvir sa quête, la même différence qu'entre la solitude bénéfique et l'esseulement morbide. 

Ceux qui se gaussent des petites vieilles à demi-sourdes autour d'une tasse de thé devraient mieux s'observer eux-mêmes, avant de les juger, exactement de la même manière que ceux qui parlent d'analphabétisme sur Facebook et qui écrivent comme des sagouins, ponctuent comme des culs-de-jatte asthmatiques et réfléchissent comme les glorieux lauréats du Bac 2024 devraient faire preuve d'un peu de prudence (je ne dis même pas de lucidité, car celle-là demande une distance vis à vis de soi dont ils sont à l'évidence dépourvus).

Je dis plus haut que l'autisme gagne le corps social, mais ce qui est beaucoup plus douloureux et inquiétant, c'est qu'il atteint même les cercles intimes. Oh, bien sûr, il existe des exceptions, mais elles sont si rares qu'elles ne suffisent pas à atténuer l'angoisse qui nous tenaille à l'idée d'entamer quelque dialogue que ce soit. J'ignorais presque complètement cette crainte, il y a encore une vingtaine d'années, sauf avec quelques individus bien repérés. Elle est devenue constante, aujourd'hui. Le malaise s'est répandu et disséminé, et la tendance s'est inversée : ce ne sont plus quelques individus dont il convient de se méfier, ce sont quelques individus seulement dont on peut espérer un dialogue normal. 

Georges Perros écrit, dans ses Papiers collés : « Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons. » Je me demande s'il est fou ou s'il se moque de nous. Cependant je dois aussi me souvenir. Me rappeler ma jeunesse, où la parole était facile, simple, et sacrée. Non, bien sûr, je divague un peu, elle n'était en réalité ni simple ni facile, mais du moins en usions-nous avec une innocence dont aujourd'hui je rêve avec beaucoup de nostalgie. Nous n'en avions pas peur, nous ne la dépensions pas avec des frayeurs de spectres radins, elle était chaude et amicale, et surtout elle ne recouvrait pas un abîme de malentendus et de folie. Nous étions fleurs parmi les fleurs et animaux parmi les animaux, sans doute, dans nos voix rêvées, avec toutes les limites que cela implique, mais également avec toute la confiance et l'intrépidité que cette nature nous offrait. La cohérence n'était peut-être pas parfaite, mais elle était suffisante pour que nous puissions user d'un crédit en l'autre qui semblait joyeux et illimité. Que s'est-il passé pour que cela ne soit plus, pour que cela, surtout, ne puisse plus être ? Par quelle plaie ouverte s'est-elle enfuie, et qu'est-ce qui l'a convaincue de nous abandonner ? Qu'est-ce qui a rendu les hommes et les femmes si maladroits, dès qu'il s'agit de se donner la réplique ? Manifester de la cohérence, un minimum de cohérence, entre les êtres, est devenu aussi rare qu'un interlocuteur à l'oreille fine. 

Connaissez-vous le bruit des balais qui frottent la peau de la caisse-claire, dans les ballades de jazz ? Ces caresses légères, soyeuses et délicates, je les entends de l'intérieur de mes vieux os, et c'est de ce type de parole que je suis nostalgique. Il semble que plus personne ne me parle ainsi, et j'en suis inconsolable. Il ne suffit pas « d'être d'accord » avec ceux que l'on côtoie. C'est la manière de l'être, qui donne de la douceur aux choses, c'est la voix qu'on laisse entrer en nous, qui nous apprend la confiance ou la défiance, et qui octroie aux gestes qu'on attend cette qualité qui nous apaise et nous incite à nous livrer. Combien semblent en équilibre précaire, constamment au bord d'un gouffre insondable, la bouche entrouverte, sans oser dire, sans oser penser, ignorant ce qu'ils aiment et ce qu'ils refusent, paralysés, ayant toujours besoin du regard des autres et de leur langue et de leurs expressions pour savoir à quoi ils ressemblent, et parmi eux, ces femmes arrivées à ce carrefour sinistre où elles vont devoir laisser derrière elles ce qui jusque là les assurait d'un pouvoir que tout le monde (moi le premier) jugeait infini, se regardant le cul dans le miroir comme on cherche les preuves d'un meurtre dans les entrailles d'un cadavre. Elles aussi auraient bien besoin de cette voix qui jadis en elles parlait justement, sans hystérie et sans crainte, mais il y a longtemps qu'elles l'ont asphyxiée du bruit rauque que font leurs muqueuses pantelantes. Il y a tant de colère refroidie en elles (les complexes rendent agressif, on le sait bien) qu'elles explosent à la moindre étincelle, et ces déflagrations intempestives qui soufflent les racines du mal font fuir leurs prétendants qui n'en demandent pas tant. Elles sont déformées par l'Accident et leur corps rend un son de tôle emboutie. « Il arrive que les gens dorment tout en marchant, c'est ainsi que je te parle et que je dors en même temps... ». Combien de fois ai-je eu l'impression que ces femmes n'étaient pas éveillées, que, pourtant, elles marchaient sur nous avec un aplomb de bêtes sans mémoire, qu'elles enfonçaient dans notre chair leurs talons aigus sans même en avoir conscience et sans entendre nos hurlements. Il ne faut pas leur en vouloir, bien sûr, parce qu'elles sont les premières à souffrir, bien plus que jamais elles ne le diront, mais on a le droit, tout de même, de vouloir s'en prémunir. 

« Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

— Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse. »



— Mais vous disiez : « ceux qui ne lisent pas ». Vous parlez de ceux qui ne lisent pas de livres ? 

—Non, je parle de ceux qui ne savent pas lire, qui répondent sans avoir compris à quoi ils répondent, qui se précipitent, et nous précipitent du même coup dans l'idiotie bégayante. Et puis quand on ne sait pas lire, ça ne sert pas à grand-chose de lire des livres. Nous avons tous en tête de ces gens qui ont lu, manifestement, mais sans que cela leur ait profité.

— Vous visez quelqu'un en particulier ?

— Bien sûr. Mais le particulier est général, désormais, c'est pourquoi j'en parle. Tenez, encore avant-hier sur Facebook. Si l'on pose la question : « Je ne sais ce qu'il y a de plus laid, entre “sur zone” et “en rue” », on peut être assuré d'obtenir des réponses qui vont énumérer par exemple l'ensemble des expressions qui semblent aussi laides ou incorrectes que ces deux-là à ceux qui prennent la parole. Et si jamais vous avez le malheur de leur faire remarquer (nos nerfs ont des limites) qu'ils répondent à côté, immédiatement, le ton monte et ils vous accusent de les agresser. Si c'était exceptionnel, on ne dirait rien, bien sûr, c'est le côté systématique de la chose, qui rend fou.

— Vous n'avez pas l'impression de vous énerver pour rien ?

— Vous le faites exprès ou vous êtes complètement con ? Si vous ne voulez pas que je parle de ça, il ne faut pas m'interroger à ce sujet ! C'est précisément ce dont je voulais parler aujourd'hui, mais si vous ne voyez pas que ce mal est si profond qu'il est en train de nous tuer, je ne peux rien pour vous. J'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, en parlant presque exclusivement de ça : la surdité qui défait le monde. Si le sujet ne vous intéresse pas, allez donc poser vos questions à quelqu'un d'autre. Je l'ai déjà dit souvent, un hors-sujet ou même un contresens peut être le plus délicieux épisode d'une conversation, il peut même la sauver de l'ennui ou de la banalité, il peut en élargir le cours et lui faire prendre une direction imprévue et féconde, mais le contresens obligatoire et le hors-sujet systématique rendent tout échange impossible, de la même manière qu'une dissonance rend la consonance beaucoup plus belle et désirable, alors que la dissonance généralisée rend le discours musical insipide et atone.



« La misère morale commence avec la misère verbale. » Celui qui a écrit cette phrase est mort en 2020. Il avait donc eu largement le temps de voir ce qui est en train de nous anéantir, puisque le Désastre court depuis trente ans environ. Pierre Boutang disait que « la renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel. » Je ne vois pour ma part aucune possibilité de renaissance : le terreau manque. Le chant originel subsiste, certes, mais il n'y a plus personne pour l'entendre, il coule dans des souterrains qui n'ont aucune voie d'accès au monde sensible. Et d'ailleurs Pierre Boutang n'aurait probablement pas dit cela aujourd'hui. Le refus de la laisser dissoudre, c'est une blague. Tout le monde s'en fout, et en tout premier lieu ceux qui sur la place publique se vantent un peu trop d'y prêter attention.

Le même Pierre Boutang, dans un accès délirant d'optimisme, allait jusqu'à écrire qu' « il n’est pas interdit d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies ». Soit il était terriblement en retard soit il était très en avance sur la réalité (je fais volontairement l'impasse sur la date à laquelle il a écrit ces phrases). On dira plus simplement qu'il n'était décidément pas de notre temps. Heureux homme qui est mort juste avant que la catastrophe dans laquelle nous croupissons n'atteigne son apogée !

Ça n'arrête jamais. Encore ce matin, un autre épisode, sur Facebook, de commentateurs qui commentent sans avoir lu, ou sans avoir compris ce qu'ils lisent, ou bien qui ont compris (j'ai tout de même de gros doutes) mais qui s'en foutent, assurés de leur bon droit à parler de ce dont ils ont envie de parler, et bien fort, sous nos fenêtres. Le plus drôle est de voir qu'ils se confortent entre eux, l'air de dire : Hein, on a bien le droit de comprendre ce qu'on comprend, t'es d'accord avec moi, Duchemol, je le vois à ton like ! Mais vous avez tous les droits, mes cocos… Ne vous dérangez pas pour nous, surtout ! On s'en voudrait de troubler vos ébats. Il faudrait leur verser de l'huile bouillante sur la tête depuis des mâchicoulis invisibles, de bon matin, quand ils n'ont pas encore bu leur café. Il ne faudrait surtout jamais répondre aux commentaires, sur quelque réseau social que ce soit, et d'ailleurs je me félicite tous les jours que mon blog ne les admette pas. 

Un réseau social est un lieu idéal pour voir se dessiner très clairement la frontière entre bêtise et intelligence, subtilité et balourdise, clairvoyance et aveuglement, esprit et platitude, générosité et mesquinerie, fausseté et authenticité. Les likes, les commentaires, les hors-sujets, les remarques, les contresens continuels, les prises de position, les affirmations péremptoires, les disputes et les invectives, les jeux de mots, la qualité d'humour, les silences, même, éclairent d'une lumière crue ceux qui se risquent à paraître dans le grand Livre des Visages. Je crois vraiment qu'un Flaubert aurait adoré cette fenêtre grande ouverte sur l'âme humaine, ou plutôt sur les visages humains. Castagno me le dit de manière très concise : « Les réseaux sociaux auront été un formidable révélateur de l’idiotie générale. Avant, on ne savait pas que les hommes étaient si bêtes. Chacun le supposait quand il était de mauvaise humeur, mais nous n’en avions pas la preuve. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes à l'intérieur d'elles ? Je connais un triangle dont les côtés se nomment Bach, Miles Davis et Castagno, et dont les angles sont Mozart, Manet et Proust. Je me demande combien de temps passe un homme ordinaire en présence de son sexe, quotidiennement. Nous les hommes nous avons l'habitude d'être en compagnie de notre bite, alors que les femmes, elles, ne regardent presque jamais leur chatte. On ne mesure pas bien tout ce que cela change, et tout ce que cela induit de difficultés, entre nous. Hier m'est revenu en mémoire cet épisode ridicule et pourtant hautement significatif : un pauvre type, il y a quatre ans de cela, avait inondé Facebook de ces phrases, sous toutes les entrées que je publiais : « Montre-nous ta bite ; Jérôme, c'est ce que tu fais de mieux, à défaut d'être spectaculaire ». Et aussi : « Le petit pinceau ridicule de l'artiste protéiforme ». Il avait réitéré une vingtaine de fois au moins ; il intervenait dès que je publiais quelque chose, semblant n'avoir plus d'autre activité que celle-là. Et, à chaque fois, il donnait le lien qui conduisait à un petit livre d'images que j'avais publié dans le temps, au sein duquel se trouvait une photographie que pour ma part j'aime beaucoup, qui montrait mon sexe dressé tenu par la jolie main de Céline, cliché en noir et blanc pris en 1986, au 3, rue des Arquebusiers, à Paris. Ce pauvre type ne pouvait pas imaginer autre chose que ce qu'il avait lui-même dans la tête, c'est-à-dire un mélange de perversion et de culpabilité, de honte, sans doute, et d'effroi, devant une image dont tout indiquait, au contraire, l'innocence et la simple joie du désir, de l'amour et du jeu. Les malades nous accusent toujours de leurs propres maladies, car ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils connaissent. Ils ont de la saleté dans l'esprit, donc ils en supposent en nous. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais ces gens qui ont honte d'une belle photo de sexe, qui pensent qu'elle ne peut se regarder que dans le secret d'une alcôve, ou sous le manteau puant de leur complexes, qu'il renomment pudeur pour se donner le beau rôle. Il y a quatre ans, c'était le moment où je fréquentais la belle Ophélie. Je lui avais raconté l'épisode du pauvre type, ce qui l'avait bien fait rire, et sa réaction spontanée m'avait beaucoup plu : elle m'avait demandé où elle pouvait voir cette photo, qui, disait-elle « l'intéressait beaucoup ». Pas une seconde n'avait flotté entre nous l'ombre de la saleté revancharde et misérable qu'espérait projeter sur moi ce malade, bien au contraire. Le pauvre, s'il avait su… Miles Davis, j'en suis convaincu, devait passer pas mal de temps à considérer son membre. Posons-nous cette question. Nietzsche regardait-il son phallus ? Churchill ? Napoléon ? Freud ? Tchekhov ? Picasso ? Pauvres femmes qui doivent s'installer devant un miroir, ou, aujourd'hui, se servir d'un appareil photo, pour savoir à quoi ressemble leur vulve ! Encore une fois, pourquoi Dieu a-t-il choisi de cacher leur sexe ? La question me semble sacrément importante. Il aurait pu leur coller sur le front, ou dans le dos, ou derrière les mollets. Si c'était le cas, tout le monde trouverait ça tout à fait normal, figurez-vous, et tout le monde trouverait qu'un sexe entre les cuisses serait une drôle d'idée. Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune imagination que Dieu est dans votre cas. « Je me regarde le cul dans le miroir. J'ai de la cellulite. Tu aimes bien, toi, la cellulite. Il est pas mal, mon cul. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes, pourquoi Dieu a-t-il caché la bêtise des hommes à l'intérieur, pourquoi Miles Davis joue-t-il de la trompette bouchée ? Pourquoi Dieu a-t-il décidé que les femmes vieilliraient et qu'elles deviendraient bêtes, qu'elles auraient une revanche à prendre, et qu'elles seraient bourrées de complexes ? Clara est-elle devenue complètement cinglée ou l'a-t-elle toujours été ? Est-il vrai que nous aimons la cellulite ? Nous répondrons à toutes ces questions dans un prochain épisode, c'est promis ! 

dimanche 23 juin 2024

Frottements discrets et retours de l'être aimé [journal]

 

Chœur d'ouverture de la Passion selon saint Jean. 

Réveillé à six heures avec cette phrase en tête : « Triez mal, il en restera toujours quelque chose. » Il fait beau. Malheureusement, je ne sais pas (plus) à quoi elle se rapporte (rapportait), cette phrase. Est-elle issue d'un rêve ?

J'ai rêvé de Thérèse, ce matin, entre quatre heures et demie et six heures. J'ai bien dormi, à part une courte insomnie entre trois heures et demie et quatre heures et demie. Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. Est-ce grâce au millepertuis, que je prends depuis trois jours, au CBD, à autre chose, aucune idée… 

Les frottements de la Saint-Jean… Cette musique, ce matin, s'est imposée tout naturellement. Changement, depuis trente ans : je n'aimais pas la version de Gardiner (dans cette ouverture), que ce matin je trouve géniale, contrairement à celle d'Herreweghe, que je trouve ennuyeuse, plutôt molle et fade. 

J'ai donc rêvé de Thérèse. Chère Thérèse, que j'ai rendue bien malheureuse, il y a un peu moins de quarante ans. Dans mon rêve, et bien que celui-ci ait été tendre et agréable, elle se vengeait de moi, ce que dans un premier temps je ne voyais pas. Il était question de jouer au 421, et comme je ne comprenais pas en quoi ça consistait, elle m'expliquait que pour gagner il fallait que les dés forment quatre fois de suite la combinaison 2+1. 4 x 3, donc, ce qui donne 12 (21 à l'envers), ce qui donne à nouveau 3, en définitive. Toujours ce chiffre, qui me poursuit depuis toujours, sous forme de rythme, de mesure, de relations, de “dialogue”. À l'époque de Thérèse, nous étions bien trois, elle, Céline et moi. J'ai toujours pensé que dans un dialogue (et donc dans une relation) il y avait forcément un tiers, le plus souvent silencieux, innommable, mais très agissant. Le chiffre 3 est celui qui fonde toutes les Variations Goldberg, qui les organisent, qui les structurent, c'est le chiffre de la Trinité, qui est une dualité creusée, augmentée, vue de plus haut. Triez mal… (entre l'un et l'autre) et vous obtiendrez autre chose que ce que vous cherchiez, ce qui, précisément, ne se trouvait pas de prime abord dans l'équation ; vous aurez fait naître la vie, qui est le mystère enfoui au cœur des choses, le plus, le trop, l'imprévisible, le Singulier absolu. Rien n'est la proie de la mort, tout est la proie de la vie. La vie n'étant qu'une mort vue de plus haut, une vue plus large, quand la mort n'est qu'un cas particulier, un arrêt sur image. 

L'ouverture de la Passion selon saint Jean, qui l'écoute vraiment, qui ose se faufiler entre ses lignes, entre ses chairs à vif, qui ose entendre ces dissonances pleines d'humeurs amoureuses et d'effroi, ces glissements de terrain en perpétuel mouvement, ces failles géologiques, ces plaies ouvertes, ces cris comme des bulles de laves qui remontent à la surface, qui crèvent par endroits le flux invincible. Je reviens de très loin. Personne ne le sait. Me suis baigné dans un bain de confusion, un bain acide aux arômes merveilleux, ma peau est encore brûlée et rougeoyante, mes organes encore fumants, effarés de ce qui les a traversés.

Les petits seins un peu tombants de Thérèse étaient attendrissants, sa chair un peu triste, trop blanche, souffreteuse. On ne peut pas dire qu'elle respirait la santé. Elle était maladroite, ne jouait pas très bien de l'alto, saignait facilement, avait un léger défaut de prononciation, imitait à la perfection l'accent picard, mangeait beaucoup de sucre. C'est sa tristesse qui m'avait séduit, un jour, sur scène, son visage de profil, un peu penché. Elle était alors avec P.S., violoncelliste vedette à l'Intercontemporain. J'avais composé un trio à cordes injouable, dédicacé à sa rivale, dans lequel la pauvre s'était noyée avec beaucoup de bonne volonté. Je voudrais lui demander pardon. Elle était l'antithèse absolue de Céline, qui avait de beaux seins ronds et fermes, de longues jambes, qui était en très bonne santé, toujours gaie, gracieuse, amoureuse, généreuse, douée, aimée, intrépide, et si drôle. 

J'ai mangé du pain blanc, ce matin, et même un croisant. J'aimerais savoir si elle vit toujours, Thérèse. Elle avait une sclérose en plaques. Elle avait adopté une petite fille, s'était mariée avec un acteur devenu juge, plutôt sympathique. Elle m'a aimé et moi j'étais inattentif, léger, trop gâté, d'une arrogance d'aveugle qui donne des coups de canne blanche à tous les passants.

À cet âge-là, je tenais un carnet dans lequel je notais le nom de toutes mes conquêtes féminines. Je l'ai perdu, ce carnet. Tant qu'on est jeune, on pense qu'on n'oubliera jamais, mais j'ai presque tout oublié. Ne surnagent tout au plus qu'une dizaine de noms. Pourtant, ces femmes ont existé, et si je suis passé par elles, elles m'ont forcément changé, ne serait-ce qu'un peu, à des degrés divers ; et surtout, je voudrais les revoir, les toucher, leur parler, ce matin, ne serait-ce que brièvement. Une théorie de prénoms, et c'est déjà un roman ; c'est bien suffisant. Toutes ces peaux, tous ces ventres, tous ces sexes, toutes ces bouches, tous ces cheveux, tous ces pieds, toutes ces voix, et l'on ne retient que dix noms, et encore moins de sensations ? Comment est-ce possible ? C'est possible parce qu'on est inattentifs et que c'est la prochaine qui compte. Je ne suis plus du tout celui-là, mais il ne sert à rien de pleurer sur celui qu'on fut. Je ne suis pas (plus) non plus celui que je suis. Ne rien regretter, surtout…

Se frotter au corps d'une femme, c'est comme frotter la lampe d'Aladin, ça fait sortir un génie de nos corps, mais on n'est pas toujours prêt à le voir, ni à le reconnaître. À mon âge, on remplace ce frottement là par les frottement des phrases entre elles. Une femme qui vous dit « Je n'ai pas envie d'entendre que je te fais bander » n'a aucun intérêt — il fallait que cette phrase soit écrite. On la plaint, cette femme. 

Reinhold Messner dit : « L'alpinisme, c'est aller volontairement là où on peut mourir pour ne pas mourir. » On peut écrire exactement la même chose de l'amour. Mourir pour ne pas mourir, c'est là qu'on voulait aller. C'est une forme de vie supérieure, le désir, une vie augmentée qui ne doit rien à leurs conneries de transhumanisme. Pauvres gens… Ils ont donc si peu en leurs organes qu'ils ont besoin de les remplacer ou de les améliorer. Ce sera toujours par moins bien, mais ça (se) calculera mieux et plus vite. Ils n'ont toujours pas compris que le plus est très souvent un moins dont on n'a pas encore pris la pleine mesure, par myopie.

[Celle d'Harnoncourt est encore pire que celle d'Herreweghe. Revenons vite à Gardiner.]

« Le poisson rouge, à l’abri de deux fléaux majeurs : l’ennui et la rage de l’expression. » Nous avons sorti la tête de l'eau et nous avons pris un coup sur le bec, toi et moi. Jean-Pierre Georges écrit : « Seul le chien porte l'attente au niveau de la mystique. » Je suis donc un chien. Chien parmi les chats, ces animaux arrogants, capricieux, prétentieux, dingues et méchants, qui méprisent le remords et la honte. Leurs seules qualités : ils ont fait du sommeil une œuvre d'art et leur ronronnement nous ôte la boule d'angoisse qui nous tient éveillés. 

Je préfère le génie de deux ou trois phrases isolées que personne n'a remarquées au talent du roman fleuve qui les tient en haleine, avec ses odeurs de crème solaire. La belle construction souvent me dégoûte. Quand la nuit fait rage, on sait ces choses-là. 

Il y a quelques années, j'écrivais :

« Il faudrait inventer un Photoshop des mots. Par exemple, tout à l'heure, j'écrivais : “Elles aiment bien se trouver un fils, à défaut de se trouver un père.” Puis, j'ai réfléchi, et je me suis dit que l'inverse était peut-être encore plus vrai : “Elles aiment bien se trouver un père, à défaut de se trouver un fils.” Mais, dans le fond, c'est les deux à la fois, qu'il faudrait pouvoir écrire, et simultanément, pour être juste (de la même manière que j'ai superposé deux pages manuscrites d'Aragon). Et ça, c'est impossible… Du moins pour l'instant. Avec un logiciel comme Photoshop, on peut doser la quantité de chacun des deux calques superposés. Par exemple, ici, on pourrait construire un sens avec la proposition 1 à 40% et la proposition 2 à 60%. On pourrait même raffiner encore plus. Par exemple, la proposition 1 serait perceptible à 30%, la proposition 2 à 55%, et il resterait 15% de quelque chose qui ne serait ni l'une ni l'autre proposition. À quoi ressemblerait un texte dans lequel deux assertions contradictoires seraient données simultanément, et par quel moyen y parvenir, en l'état actuel de la technique et de la culture ? » C'est une idée qui m'obsède. Il me semble que j'y suis parvenu parfois, très rarement, et assez maladroitement, artisanalement. Mais c'est quelque chose que je ne maîtrise pas, que je ne peux pas obtenir à volonté ; c'est plutôt une chose qui s'impose à moi, qui vient de je ne sais où, et que je reconnais avec gratitude.

Elle m'aime et à la fois ne m'aime pas. Voilà ce que je voudrais savoir écrire. Il parle et à la fois se tait. Il souffre et à la fois est joyeux. La mort est un moment de la vie — j'ai longtemps pensé l'inverse. En musique, on sait faire ce genre de choses. Mais les phrases, elles, ont une habitude qui vient de très loin (du moins en occident), et qui exclut la contradiction simultanée (comme il y a de la traduction simultanée). Un corps, c'est un organisme qui vit sans cesse dans cette contradiction simultanée, qui est la vie-même. Il expire et inspire, il construit et détruit, il agit et non-agit, il sympathise et antipathise, il accélère et il freine, il est constamment en équilibre instable, en tension, ou sous tension, en rythme menacé d'apathie. « Cerveau : une conscience claire dans un bain de sang. » J'ai fait une recherche, sur le mot « relation », dans le beau dictionnaire de Farreny, et je suis tombé sur une citation d'Onfray, extraite de La Puissance d'exister. « Une relation avec l’autre est impossible à construire si la saine relation entre soi et soi qui construit le Je, n’existe pas. Une identité défaillante, ou absente à elle-même, interdit l’éthique. Seule la force d’un Je autorise le déploiement d’une morale. » Quel imbécile, cet Onfray ! Tout ce qu'il écrit est de l'ordre de la proclamation, et vise à donner de lui une belle image. Il ne sait pas faire autre chose que bomber le torse. Tout le contraire de la vraie littérature. Ça ne m'étonne pas qu'il ait écrit un ouvrage entier pour démolir Freud. Il se trouve intelligent et sa parole est toujours indexée (dressée, perchée) sur ce complexe-là. Onfray-Exemple, devrait-il se nommer ! Que n'a-t-il eu des enfants… Je travaille, moi, Monsieur ! Comme Richard, dirait Cosima… Ci-gît un homme-au-travail très occupé à être intelligent, gonades-bouquées. 

Triez mal, oui, voilà l'ordre ! Un bon tri est bien mal acquit, sauf pour les crétins sûrs-de-leur-coup. Une conscience claire dans un bain de sang, voilà l'état naturel. Dans le fond, qu'est-ce que le Saint Esprit de la Trinité, si ce n'est la Vie qui s'interpose entre les dieux et les hommes, les apaise, cette vie qui provient du fond des temps et des bactéries. Cette Trinité, c'est tout de même un sacré coup de génie ! C'est elle qui rend cette religion supérieure à toutes les autres. Le Christ était vraiment d'une intelligence supérieure. Il a rendu palpable en nous tout l'impalpable du Vif et de l'Immortel. Il n'a pas fait le tri, et il a même cru se tromper, un instant, ou du moins il a douté du Père. C'est bien le seul humain qu'on puisse trouver intégralement sympathique, sympathique à 100%. Il aurait dû écrire un roman, un roman qui aurait parlé de toutes les femmes qu'il a croisées. Ça m'aurait salement intéressé, ça. Jésus, c'est l'exact contraire d'Onfray. Il n'essaie pas du tout de paraître intelligent : il l'est tellement qu'il se fiche éperdument de passer pour un benêt un peu perché. Comme dirait Jean-Pierre Georges : « Les hommes me prouvent le contraire. » Le contraire de quoi ? Le contraire du contraire. En tout cas, il avait parfaitement compris que ses frères ne savent pas parler, ni écouter. Il en a fait l'amère expérience, mais il ne s'est pas démonté, et il a retourné la langue contre elle-même, avec beaucoup d'humour et de douceur, je n'ose dire d'esprit. Sa solitude était un million de fois supérieure à ce qu'on ne connaîtra jamais, sans que jamais il ne fasse de reproches à sa condition. Même ses colères étaient douces. Il a tout simplement inventé la générosité, et il n'y a que les imbéciles pour le croire naïf. 

Les dernières fois où nous nous sommes côtoyés, Thérèse et moi, c'est au moment où j'ai décidé de quitter le conservatoire. Je m'y sentais étranger, depuis le départ de Jacques, et c'était très désagréable. L'esprit avait vidé les lieux. Je m'y rendais toujours comme si j'allais en territoire ennemi, et nous nous donnions rendez-vous dans un café, du côté de l'Observatoire, elle et moi, afin de créer une sorte de sas, de recharger nos immunités, avant d'entrer en ces murs qui en très peu de semaines avaient radicalement changé de polarité. Elle était adorable, alors. Comme si elle sentait qu'elle pouvait de son corps fragile un peu me protéger, m'entourer d'une sorte de gangue sororale, et je l'aidais à gravir les escaliers car déjà elle commençait à boiter. Nous n'en faisions pas des tonnes, mais c'était doux. Nous chuchotions dans Paris. Elle m'a soigné, moi qui l'avais écorchée. Nous vieillissions, un pas après l'autre, dans le printemps clair, sans acrimonie, et les souvenirs déjà nous enveloppaient, sans peser. 

Après ça, elle a disparu, comme bien d'autres ont disparu. J'ai laissé passer vingt-quatre ans avant d'oser y repenser. Il faut parfois beaucoup de temps avant que les êtres se décident à nous montrer leur vrai visage. D'ailleurs ils ne décident rien, c'est le temps qui les prend autrement, qui nous fait voir un profil qu'on avait soigneusement ignoré, ou qu'on voyait sans pouvoir le comprendre. On a toujours le sentiment d'être bête, quand on repense à tout ce qu'on n'a pas su voir ou entendre, mais c'est précisément cette bêtise qui nous a permis d'arriver au point qui nous suffit à l'entrevoir. La muflerie a visage aimable, quand le défaut d'attention nous fait tourner les épaules ou le regard. Les êtres sont des statues engoncées dans un vide parfait qui les isole mieux que des murs. Il lui prend la main mais regarde son smartphone. Il faudrait toujours aimer avec dix ans de distance, alors qu'on n'est plus celui qui aime, ou qui aimera. Alors elle reviendra lécher ses plaies, ses jolies plaies qui lui font des sourires tendres sur tout le corps, et ses sanglots nous feront un joli trou dans le ventre. On le sait. Patience ! Ce ne seront bientôt que quelques mots qui se suivent sur l'écran.

Je voudrais dire tout cela. Mais plus j'aspire à savoir le dire, plus je me méfie de ce savoir, qui me semble vulgaire. Il est facile d'apprendre à faire quelque-chose, même les imbéciles y réussissent, mais si la vie manque, si le silence n'est pas de bonne qualité, si la solitude n'est pas authentique, si nous ne disparaissons pas suffisamment de l'instant et de la parole, la vérité se détourne de nous, déçue de notre arrogance, et nous sommes Gros-Jean comme devant. Il ne suffit pas de se contredire, ce serait trop simple. Que retenir dans nos passoires ? Les joies et les douleurs font des grimaces qui nous les rendent méconnaissables, interchangeables, et nous reprenons nos vieilles habitudes d'assassins du regard. Exister à ses propres yeux, quelle barbe ! 

Le vent courbe les hautes herbes de mon jardin, je n'y suis pour rien, mais nous ferons comme si c'était voulu par la phrase. D'ici, je perçois nettement les pensées de l'autre, qui chassent les miennes. Ce n'est pas si désagréable. L'autre est plus à plaindre que nous. Le retenir est folie, mais c'est doux, jusque dans l'aigreur. 

samedi 22 juin 2024

Honeysuckle Rose [journal]

 

« Les réseaux sociaux ont mis les hommes dans un état inédit. Nous pouvons être déprimés chez nous et plaisanter en ligne. Avant, il était possible d’être déprimé et d’avoir à se rendre dans un lieu où la compagnie nous obligerait à le cacher. Mais soit nous y arrivions et devenions légers pour quelques heures, soit nous échouions et demeurions dans notre chagrin. Avec Facebook et compagnie, seuls derrière notre écran, nous pouvons être pleinement déprimés et pleinement plaisantins à la fois. » (Castagno)

***

Et c'est Philippe !

« Oui, bonjour Gabrielle, voilà, c'est Philippe à l'appareil, qui vous appelle de XXX, en Alsace, et vous demande une chanson de Françoise Hardy, “La maison où j'ai grandi”, car en elle il y avait une sensibilité extrême qui lui rappelait la maison où elle a vécu, où il y avait des arbres, des fleurs, et des amis qu'elle a connus. Et quand elle y est revenue, des années après, c'est le but de la chanson, elle s'est aperçue que tous les gens qu'elle a connus étaient partis. Il n'y avait plus de fleurs, plus de jardin, bref, plus une seule trace. D'ailleurs, elle le dit dans la chanson. Mes amis, plus une trace… Et moi je crois que ça lui a fait un pincement au cœur, ça se comprend, dans sa chanson, et même ça se ressent. Moi ça me rappelle énormément de souvenirs, cette chanson m'a fait énormément vibrer, et me rappelle mes parents qui sont partis, également mes frères et sœurs, nous étions tous ensemble, nous cinq, mes deux frères et sœurs, et mes parents quoi, on était à cinq, hein, plus les oncles et tantes, et puis, vraiment ça m'a fait énormément vibrer. Merci, bisous à toute l'équipe, bonne continuation, et à bientôt, au revoir. Philippe. »

***

« Ceux-là sont faibles d’esprit, qui se font une obligation sublime d’avoir une opinion sur tout le contemporain, de prendre parti à propos de tout, et dont cet amoncellement de jugements et d’opinions, s’il laissait trace, formerait un fumier d’inanité et de ridicule. »

Je trouve Montherlant assez mou, ici. Mais enfin, on ne peut pas le condamner, car il n'a pas vu ce que nous voyons, il n'a pas vécu dans le brouillard numérique qui nous traverse les organes et les os en permanence. Il n'a pas subi comme nous depuis quinze ans le Gros Tambour numérique qui ne dort jamais et qui rend tout le monde fou. 

***

Hier, premier jour de l'été, j'ai découvert un écrivain, et pas des moindres, à mon avis. Je n'en avais jamais entendu parler. Je raffole de ce genre d'écrivains qui nous libèrent complètement. On peut donc écrire ça, on peut donc écrire (et penser) comme ça ? Quel bonheur, quel vent de fraîcheur ! Il y a bien longtemps qu'une chose pareille ne m'était pas arrivée. Il y a des proses (ou de la poésie, peu importe) qui nous indiquent le chemin, sans nous l'imposer, sans rien imposer, et qui nous font retrouver le goût sans pareil de la liberté. Je dis des proses, mais c'est assez faux. Dans le cas qui m'occupe ici, c'est bien le corps complètement singulier de l'écrivain qu'on sent à chaque phrase, à chaque vers, sous chaque aphorisme. C'est cela qui me saute à la figure et qui me fait dire qu'il est important. À quoi sert la littérature, si elle ne nous rend pas libres ? À quoi sert d'écrire si c'est pour ne jamais écrire que ce qu'on doit écrire, ce qu'il était évident que nous allions écrire, ce qu'il était convenu qu'il faudrait écrire, et de cette manière, si écrire n'était pas l'occasion de sortir du monde, ou de sortir dans le monde avec un corps différent de celui que les autres connaissent, croient connaître ? 

Sur les réseaux sociaux existe une terrible chape de plomb en forme de tenaille : d'un côté, les tenants de « la grande littérature », et de l'autre les illettrés, enflure et papotage, lourdeur et insignifiance. Entre les deux, la porte est étroite, mais c'est la seule qui m'intéresse. C'est ce que j'avais tenté de faire avec mes Kagis, il y a déjà quinze ans. Raboter. Ne garder qu'une très mince enveloppe autour d'un centre vide. Mais bien sûr, ça n'intéresse personne. Ce sont toujours les seules choses dont nous sommes un peu fiers qui n'intéressent pas. Je n'ai par exemple jamais vendu un seul exemplaire de mon disque “Double silence plein la bouche”, si, un seul, alors que c'est sans doute ce que j'ai fait de mieux jusqu'ici. Le plus beau tableau que j'aie fait a fini sa pauvre vie dans le garage d'une ex, en morceaux.

L'autre jour, j'ai déposé sur Facebook un autoportrait que j'avais fait il y a dix ou quinze ans et que j'avais pris en photo avant de le brûler. On m'en a fait beaucoup de compliments. Le nombre de tableaux qui ont fini au fond du jardin, pourris, moisis, ou abimés par les éléments, la pluie, le soleil, les intempéries, brûlés, passés au karcher… Je ne les compte plus. Ça me venge un peu, je crois. Pourquoi l'ai-je brûlé, celui-là ? Pas parce qu'il me déplaisait, mais parce que je pensais que ce serait joli (j'avais pris des photos de la peinture en train de brûler). Le résultat a été très décevant. Je voulais sans doute photographier le sens qui fuit, mais il fuit en se fuyant lui-même, ce con. Durant toute une partie de ma vie, j'ai été mortifié de n'avoir pas d'œuvre, et aujourd'hui je voudrais que le peu qui existe disparaisse. Mais bien entendu, je n'ai pas le courage nécessaire, alors, de compromis en compromis, s'édifie une pauvre cabane brinquebalante et rafistolée de toute part. Et si l'on n'y comprend rien, eh bien tant pis.

Il n'est pas d'accusation plus idiote que : « Tu passes trop de temps sur Facebook. » Le manque d'imagination est ce qui me frappe le plus, aujourd'hui. D'imagination et de fantaisie. Tous ils sont persuadés de savoir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut dire, comme il faut le dire, et où. Ils ne savent que répéter indéfiniment les choses qu'ils ont apprises ou qu'on répète autour d'eux. Ils ne savent qu'emprunter les voies que leur propose le monde. Savoir ce qu'il faut dire, ce qu'il ne faut pas dire, et le moment où l'on peut dire, et à qui, c'est ce qu'il y a de plus difficile. Mais c'est bien le degré de liberté auquel on parvient qui importe, qui nous sauve de la répétition et de l'enfer du regard d'autrui. Or ils ne connaissent qu'une seule alternative. Le sérieux ou le non-sérieux. Le valable ou l'invalide. Le noble ou l'ignoble. On dirait que le XXe siècle n'a pas existé… 99% des poètes d'aujourd'hui sont à mettre à la poubelle, par exemple. 98%, peut-être… Et ne parlons pas des écrivains ! 

Mais je vois que Roland Jaccard, Denis Grozdanovtich et Patrice Jean le connaissent et l'aiment, mon écrivain. Je ne suis donc pas complètement seul à le trouver génial, celui qui a été qualifié paraît-il de « Cioran de sous-préfecture », ce que je trouve à la fois juste et très injuste. 

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Ah, j'en aurais, des choses à raconter, vous savez, si j'étais libre !

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— J'ai des idées suicidaire.

— Moi aussi je pense au suicide en ce moment.

— Il faudrait quelque chose de rapide.

— …

— Vous buvez quoi, le matin ?

— Rien, ou un jus de citron dilué. Et le dimanche, du café.

— Deux cafés expresso tous les matins pour moi.

— Montrez-moi vos seins, ça nous changera les idées. (Je ne sais pas pourquoi, j'ai toujours pensé que vous aviez de beaux seins.) 

— Vous dites ça à toutes les femmes ?

— Non. Je dis toujours la vérité. Du moins j'essaie.

— Vous avez un chien ?

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« On vise la réalité, et puis finalement on tire n'importe où. »

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Les femmes ont toutes des idées très arrêtées sur la morale et le devoir, mais elles oublient toujours de s'appliquer ces règles à elles-mêmes.

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Pleinement déprimés et pleinement plaisantins… Je dirais plutôt pleinement désespérés. L'écrivain dont je parle plus haut a un humour extraordinaire. Un humour dont j'avais presque oublié l'existence. Tout le monde parle d'humour, aujourd'hui, alors que personne n'est drôle. Le véritable humour ne peut provenir que du désespoir. Tant qu'on espère quelque chose, ce quelque chose pèse sur nous, nous rend lourds, épais et prévisibles. Vous en connaissez, vous, des gens qui ont de la fantaisie ? Ça se fait bigrement rare. Ils ne peuvent pas avoir de fantaisie, puisqu'ils veulent « vibrer ». 

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En lisant Cervantès, j'ai découvert que beaucoup des proverbes et des maximes que je croyais provenir de « la sagesse populaire » avaient été écrits par le père du Quichotte. C'est étonnant. 

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Quitter la vie ? Encore faudrait-il l'avoir épousée un jour… Contrairement à ma correspondante, je trouve qu'il faut prendre son temps, pour se suicider. « Il ne sait que trop qu’on ne se tue pas pour des raisons, mais par fatigue des raisons. » écrit Roland Jaccard, qui en connaît un bout sur la question. 

Dans mes mails, je trouve une proposition d'abonnement à un site de rencontres « de femmes mûres ». L'étrange n'est pas là. Le surprenant est que la photo de la dame qui illustre le mail me montre une femme nue qui ressemble étrangement à l'une des celles qui ont traversé ma vie, à l'époque où j'avais encore des espoirs et des prétentions. On a l'impression que ces applications savent tout de nous, ou qu'elles parviennent à reconstituer notre vie, à partir d'éléments épars trouvés sur le Net. C'est un peu effrayant, mais c'est aussi très drôle. Il faudrait que j'envoie cette photo à Thérèse, pour voir sa réaction. Elle s'était fait prendre en photo par Robin, qui avait fait d'elle une série de nus, et qui en tremblait d'excitation. Moi je n'étais pas bouleversé par son corps. À l'époque, je voulais de la pleine santé. Nous ne sommes jamais à l'heure. 

Je ne suis pas triste, aujourd'hui, même si je suis désespéré et meurtri. La douleur qui coule en moi me fait rire, et j'écoute Honeysuckle Rose, par le trio de Keith Jarrett, en 2007, à Montreux, dans l'album “My Foolish Heart”. Peut-être que cette douleur est si profonde qu'elle ne sait plus comment affleurer. Ain't Misbehavin'… Mais où allaient-ils chercher toute cette joie, bon dieu ?

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Depuis deux jours, je prends du CBD, un dérivé du cannabis, le soir, pour tenter de dormir. Ça ne fonctionne pas bien, mais ce qui est amusant est qu'à peine ai-je sucé une pastille de ce produit que ma voix baisse d'une tierce ou d'une quarte environ, comme si la substance détendait mes cordes vocales, les allongeait. On s'amuse comme on peut. 

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Il faudrait sans doute s'alarmer ou s'indigner de ce qu'est devenue cette pauvre radio, France-Musique, mais je n'en ai pas envie. L'indignation me semble ridicule. Nous sommes dans un autre monde, désormais, et se rappeler l'ancien est presque une faute de goût qu'il faut laisser au Gros Tambour et à ses fidèles. Ils font déjà assez de bruit comme ça. 

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You Took Advantage Of Me !