jeudi 31 mai 2018

La fille Sassi



Dans une petite ville française, à la fin des années soixante, il y avait toujours une belle fille et une fille à la moralité douteuse. Il pouvait arriver que ce soit la même mais c'était rare. Le garçon de douze ou treize ans, dans ces années-là, arpentait volontiers les rues de la ville à la recherche de l'une ou l'autre. Tous s'accordaient à nommer la première, et exprimaient la volonté farouche de la croiser, au moins une fois par jour. Il en allait bien autrement pour la seconde. Prononcer son nom avait le goût du péché. 

La fille Sassi, comme on disait, n'avait pas qu'un nom, elle avait aussi un corps, et ce corps m'était une souffrance. Que cette fille incarne pour moi l'acmé du désir était tout à fait indicible. Mais désir est trop dire, ou pas assez. D'abord je ne savais pas réellement ce que c'est que désirer une femme ; l'émotion violente qui était alors la mienne ne ressemblait à rien, puisque je ne la connaissais pas, et que connaître c'est reconnaître. Et puis, si l'on désire, on désire forcément quelque chose. Or je ne désirais rien, ou seulement la croiser, croiser ce corps, éprouver cette sensation inconnue et légèrement douloureuse. 

Les seuls mots vraiment précieux sont ceux qui se refusent à nous au moment où l'on écrit. 

Son corps était lisse. C'est du moins le caractère qui, cinquante ans plus tard, me semble le plus déterminant. Elle était lisse et pleine – et un peu vulgaire. Blonde, je crois bien, mais peut-être s'agissait-il d'une fausse blondeur. Je ne l'ai jamais entendu parler. De taille moyenne, mais sans doute avec ce qu'aujourd'hui on nomme des formes : je veux dire par là qu'elle était sans aucune sécheresse, qu'elle possédait des seins et des cuisses. L'arrondi était dans sa nature, autant que sa vulgarité était douce, sans arrogance, et presque sans prises. Oh, elle savait pourtant ce qui se disait d'elle, mais elle n'en rajoutait pas. Ce motif ne s'ajoutait pas aux traits indolents qui lui faisaient cortège. Elle acceptait le verdict de nos regards sans paraître s'en offusquer.  Était-ce sa qualité de mère qui apaisait sa démarche, et rendait sa présence parmi nous moins surnaturelle que singulière, je ne sais, mais on aurait dit un poisson qui roulait entre les rues, sans s'effrayer de ne trouver aucune eau qui le soutînt. 

Aurait-elle été si troublante sans le nom qu'elle portait comme un stigmate ? Elle venait d'Italie, sans doute, et son père était entrepreneur. Elle faisait partie de ces gens qu'on ne fréquentait pas. La fille Sassi, c'était un ça qui déambulait ici ou là, sous l'église, dans des rues chauffées et désertes. Elle devait bien sûr avoir des occupations, des choses à faire, un métier, peut-être, mais la voir marcher en ville était toujours de l'ordre du merveilleux et de l'obscène – elle faisait des rues un cimetière où le regard s'alourdissait jusqu'à la folie. Tout à coup, elle était là, et c'était comme si l'on avait rencontré la mort : quelque chose advenait, là, qui clouait le bec aux événements, au cours ordinaire des choses, mais sans tapage, sans annonce.

Je n'ai jamais su son prénom. Cinquante ans après je ne connais toujours pas son prénom, et il y a peu de chance que je l'apprenne un jour. Je me demande comment ces cinquante années ont transformé ce corps, comment elles l'ont conduit dans la vie – ou dans la mort. Ce matin je mange de la brioche beurrée, avec mon café, et je me dis que la fille Sassi, c'était ça, un souvenir de brioche beurrée qui me conduit à la mort en passant pas le désir. Même alors, alors que je découvrais ce que peut le corps d'une femme, elle n'était déjà qu'un souvenir, mais le souvenir de quelque chose que sans doute je ne connaîtrai jamais. La fille Sassi, c'était un double, un de ces multiples doubles qu'on a besoin de s'inventer pour survivre, c'était le double de la femme érotique, l'éternelle femme qui sur son passage provoque l'onde de choc qui nous éveille, le double de la femme que jamais je n'ai rencontrée, qui sera toujours hors du monde que j'habite mais qui en constitue une des bornes. Ces filles-là ne sont pas pour nous, mais elles donnent les dimensions du terrain sur lequel nous évoluons.

Longtemps, j'ai eu son nom sur le bout de la langue. Plus je la voyais, poussant son landau entre l'église et la pharmacie – devant la devanture du coiffeur, à l'angle de la rue des Bugnons et de la rue Charles de Gaulle, près du cinéma (ça sentait le vin, par là, à cause de la proximité des caves Favre) –, moins je pouvais lui adjoindre un nom. Je savais que ce nom était constitué de deux syllabes et que l'une d'elles était vocalisée par le son "a", mais il m'était impossible de retrouver les consonnes qui jointaient tout ça. Ce qu'il reste des gens, longtemps après, ce sont les voyelles, les sons tenus, une note ou deux, et une image, ou moins qu'une image ; pas les consonnes, qui sont en dur, qui sont comme les coups qu'on reçoit dans les tibias. Enfin il me semble. Les coups dans les tibias on les oublie. Ça ne prend pas. Il y avait un pressing qui s'était installé là, en face de la poste. Un pressing, on ne savait même pas à quoi ça servait, à ce moment-là. Et en plus il était tenu par un Arménien.

Le goût des huîtres ne m'est venu que beaucoup plus tard, et je ne parle même pas des escargots. À Rumilly, entre midi et deux, je vous jure qu'il y avait une drôle d'ambiance. Ce n'était pas le Far West, non, c'était beaucoup mieux. S'aventurer là, entre la rue Frédéric Girod et le passage de la Visitation, ça nous donnait des vapeurs, d'autant plus que le père n'était pas loin, qu'il pouvait passer à tout moment, sans prévenir, car il n'avait pas d'horaires, mon père. « Ce qui est est, ce qui existe existe, et ce qui n'existe pas n'existe pas. » C'est Parménide qui a écrit ça. J'aurais aimé la trouver, celle-là. Tout ce que je suis capable de dire, moi, c'est que la fille Sassi a existé, que je n'ai jamais couché avec elle (Grand Dieu !), que je ne connais pas le goût de ses baisers, que je n'ai jamais vu ses nichons, et qu'il pleut au moment où j'écris ces lignes. Papa, est-ce que tu t'es douté de quelque chose ? C'est bien possible. Il était extra-lucide, mon père. Il savait tout, on ne pouvait rien lui cacher. Il ne montrait jamais rien et donc on se faisait toujours avoir. Longtemps après, très longtemps après sa mort, les langues ont commencé à se délier. On aurait dit que tout Rumilly voulait me parler de mon père. Les coiffeurs, les médecins, le marchand de chemises, le Receveur de la poste, le propriétaire du cinéma, le kiné, le plombier, le maire, tous ils avaient des histoires à me raconter. Je leur ai dit : Du calme, les gars, du calme ! On va procéder par ordre. Je ne peux pas tout entendre à la fois.

Tout ça pour dire que la fille Sassi est restée sur le bout de ma langue, jusqu'à aujourd'hui. Maintenant que j'ai retrouvé son nom, sans doute va-t-elle disparaître, et rejoindre les fantômes sur les épaules desquels j'ai grimpé pour apercevoir ce que je vois aujourd'hui, un jardin sous la pluie, au mois de mai. La vie n'est qu'une tautologie inimaginable ! Il faut beaucoup d'imagination pour ne pas imaginer la réalité. Pour voir ce que je vois, là, aujourd'hui, a-t-on besoin de vivre soixante ans, a-t-on besoin d'en passer par toutes ces journées affreuses ou magnifiques, par ces angoisses mortelles, par ces désirs lancinants, par ces échecs cuisants, par ces deuils, par ces douleurs indicibles ? La fille Sassi, on peut me dire que ce n'est rien du tout, juste une blonde quelconque, une de ces filles comme il en existe des milliers dans les villes et les villages de France, mais c'est justement parce qu'elle est quelconque qu'elle a pu venir jusqu'à aujourd'hui,  qu'elle ne m'a jamais quitté, qu'elle a vécu sa vie souterraine en moi durant cinquante ans sans me donner la permission de la congédier, et qu'elle a installé en moi une structure et une vérité dont je ne me déferai jamais. Qu'y avait-il derrière les apparences de la fille Sassi ? Si je l'avais connue, si j'avais couché avec elle, ou même si j'avais été son ami, j'aurais eu l'impression de la connaître, de traverser ces apparences qui sont tout ce que je possède d'elle, mais je serais passé à côté de l'essentiel, et c'est l'essentiel de la fille Sassi qui revient aujourd'hui me hanter. L'essentiel de la fille Sassi, c'est cette image que j'ai sauvée de l'oubli. La fille Sassi n'est rien d'autre que cela, elle n'a pas d'épaisseur, c'est ce manque d'épaisseur qui l'a conservée intacte, simple comme une carte de visite oubliée, glissée dans la poche d'une veste qu'on ne met plus et qu'on retrouve des années après. « Mon âme, qui a glissé sur toutes les pentes, est déchirée et rapiécée comme un fond de vieille culotte » alors que celle de la fille Sassi est restée aussi lisse que son visage et que la peau de ses cuisses.

La fille Sassi aurait dû aller se faire voir ailleurs, dans le monde qui était le mien. C'est peut-être ce qui a précipité mon regard – l'ailleurs en lequel elle était tenue d'être vue et regardée, c'est ce lieu étrange où le désir prend naissance. Elle m'a littéralement dévoyé, perverti, et j'ai aimé cette sortie de route. La fille Sassi, pourtant, était bien réelle, et sans doute est-elle toujours vivante aujourd'hui. Elle serait surprise, je crois, que je parle d'elle en ces termes, que je lui consacre ces quelques heures et ces quelques paragraphes, elle qui vraisemblablement ne m'a même pas remarqué, alors. Des deux personnages du couple (la belle fille et la fille à la moralité douteuse), c'est elle qui aura eu le plus d'incidence sur ma vie.

Quand j'ai commencé à écrire ce texte, je croyais que j'allais être capable d'identifier, ou seulement d'approcher ce qui, chez cette femme, dans sa figure, dans son corps, était tellement "érotique", à mes yeux. J'ai échoué. Je ne peux que constater qu'elle a creusé en moi une cavité, une empreinte, un moule dans lequel toutes les filles que j'ai regardées et désirées dans ma vie sont passées à leur insu, et dans lequel elles ont peut-être ressenti furtivement une gêne presque imperceptible, celle qu'on éprouve quand la place qui nous a été attribuée n'est pas complètement à notre taille. D'ailleurs, le mot "érotisme", en l'occurrence, me met mal à l'aise ; il ne s'agit pas réellement de cela. La fille Sassi me troublait infiniment, ça c'est certain, mais est-ce qu'il est question ici d'érotisme ? Ou alors l'érotisme réside précisément dans cette sensation d'ailleurs irrémédiable, d'étrangeté radicale, comme lorsqu'on se trouve face à un cadavre, à un corps déserté par la vie ? Elle était bien vivante, bien en vie et bien en chair, la fille Sassi, mais elle avait l'air de vivre dans un monde parallèle, un monde dans lequel je ne pourrai jamais pénétrer, sauf à y laisser tout ce qui me constituait. Elle ne nous provoquait pas, je l'ai déjà dit, elle se contentait de passer, de pousser son landau dans les rues de la ville ; et pourtant, le seul fait qu'elle soit là, parmi nous, était une provocation. Peut-être parce que dans son sillage se mouvait un monde qui ne coïncidait pas avec le nôtre, et que ce monde-là créait une distorsion tout à fait perceptible dans notre réalité. C'était une intruse. Elle fracturait notre réalité, mais avec une grande placidité, sans ostentation, sans hystérie.

Les mots précieux se refusent à nous au moment où l'on écrit. Les femmes qui survivent au désir sont celles qui se refusent à nous au moment où l'écrit n'a pas encore commencé à redoubler notre vie, quand le récit n'est pas en mesure de se contrefaire lui-même, de se détacher de ce qui le suscite et le neutralise. La chose la plus difficile au monde est de voir ce qu'on a sous les yeux, la vie sans son double. Les femmes survivent au désir, les hommes non.

mercredi 30 mai 2018

Petit portrait en prose (15)


J'ai oublié son nom de famille mais son prénom était Franck. Nous étions partis ensemble, à seize ans, pour faire un sorte de tour d'Europe, en train, avec la carte Interrail. Ça rassurait ma mère que je ne parte pas seul, mais nous nous sommes très vite séparés. Puceaux tous les deux. 

Peu de temps après notre retour, Franck est venu me voir : il avait des questions à me poser. Puceau, je ne l'étais plus, et il avait besoin de consignes techniques assez précises. Ça le tracassait beaucoup, de devoir toucher le sexe d'une femme, et, plus encore, d'y toucher avec la bouche. J'étais l'expert. On a parlé sécrétions, odeurs, matières, stratégies, et je le regardais se tortiller sur son siège, de plus en plus mal à l'aise. Ça ne lui semblait tout simplement pas possible de faire certaines choses ; il voulait vérifier que quelqu'un les avais faites, ces choses, et y avait survécu. J'étais ce quelqu'un. Nous cherchions nos mots soigneusement, comme si ces mots étaient aussi dangereux que les choses qu'ils désignaient. On marchait sur des œufs huileux, dans une grotte sombre du plafond de laquelle des stalactites de glaires manquaient à tout instant de nous inonder le crâne et de nous couler dans le dos. Franck, lui, c'était un moderne, il aurait voulu qu'au lit avec une fille, tout se passe en mode automatique, que son engin se trouve emboîté correctement et proprement, et qu'on puisse tranquillement passer à autre chose. 

Comme l'heure du dîner approchait, ma mère a demandé à Franck s'il voulait rester avec nous, mais il a décliné. On sentait qu'il était pressé de se tirer de là. Il lui fallait un peu de temps pour digérer. Les huitres, ce serait pour une autre fois. 

dimanche 27 mai 2018

Légitimité


Les hommes n'ont aucune légitimité pour parler de l'avortement (ils n'ont pas d'utérus). Les Blancs n'ont aucune légitimité pour parler du racisme (ils ne sont pas noirs). Les riches n'ont aucune légitimité pour parler de la pauvreté (ils ne sont pas pauvres). Les psychiatres n'ont aucune légitimité pour parler de la folie (ils ne sont pas fous). 

Mais les consommateurs ont toute légitimité pour parler de tout. Du racisme, de l'avortement, de la folie et de la pauvreté. 

Et même de l'art et de la littérature. 

***

Est-ce que les hommes peuvent parler de la mort (ils sont vivants) ?

Est-ce que les végétariens peuvent parler de viande (ils n'en mangent pas) ?

Est-ce que tu peux parler de la chaise sur laquelle tu t'assois (tu n'es pas une chaise) ?

Est-ce que je peux écrire et comprendre des mots et des phrases (je ne suis ni un mot ni une phrase) ?

***

– Tu ne sais pas de quoi tu parles !

Non, en effet ; c'est pour ça que j'en parle. La parole a été inventée pour parler des choses que nous ne sommes pas, des choses que nous ne comprenons pas, de la réalité qui nous échappe.

***

Un écrivain est le contraire d'un consommateur. (Mais qu'est-ce que ça vient foutre là ?)

– Georges de La Fuly, tu n'as aucune légitimité pour parler de littérature !

– OK, mais je suis très légitime pour parler de la chatte.

– Je n'en disconviens pas. [Elle adore dire « je n'en disconviens pas ».]

***

Le Quintette pour deux violoncelles de Schubert ? Je n'en parlerai pas. Je ne suis pas légitime. 

« Les soirs où l'on descend en soi sans lanterne et que l'amour à qui nous donnons la main se met à crier, un visage indéchiffrable nous frôle et nous demande comment mourir sans que ce soit une bassesse. »

Tant pis.

Scopophilie



Il y a des objets qu'on désire intensément toute sa vie, sans trop savoir pourquoi, des objets modestes, mais qui semblent porter en eux une charge symbolique intense. Le stéthoscope est l'un de ces objets, pour moi, mais aussi le pèse-lettres, et la paire de jumelles.

Je m'aperçois que tous ces objets sont liés au père. Le stéthoscope et la paire de jumelles, de manière évidente ; pour le pèse-lettres, c'est moins clair. 

Mon père avait une passion pour les objets. Les beaux objets. Le Rolleiflex, le microscope, le stéthoscope, le gyroscope, les jumelles, la caméra, le magnétophone. 

À bien y regarder, la plupart de ces objets sont liés à la scopophilie, au plaisir de regarder, d'écouter, de voir, d'entendre. Même le pèse-lettres est concerné, finalement, puisqu'il s'agit de savoir combien une lettre est grosse de mots, combien de phrases elle a dans le ventre. Entre ouïr et jouir, il n'y a en français qu'un écart d'une lettre, l'initiale du sujet, du JE

Ces objets sont aussi des instruments. Ils ne sont pas inutiles, ils ont une fonction. Ils sont l'une des multiples portes d'entrée de la connaissance (comme la sexualité). Voir, observer, écouter, c'est entrer dans l'intimité de l'autre, que cet autre soit une personne ou une chose, c'est le comprendre, ou du moins essayer, s'en approcher. 

Il y a un autre objet, objet de mon désir, c'est celui qui sert à prendre la tension. Encore un instrument de mesure. Il y a quelques années, des amis médecins m'en ont offert un, un tensiomètre. Mais, contrairement à ce que j'ai d'abord pensé, cet objet ne m'a pas excité, car il fonctionne tout seul. Il est automatisé. On met le brassard autour du bras, on appuie sur un bouton, et l'instrument se met en marche ; après quoi il vous délivre un résultat. 

Quand j'étais enfant, nous avions à la maison une petite mallette noire (que je possède encore). À l'intérieur de cette mallette, on trouvait un stéthoscope, un brassard et une poire : tous objets nécessaires et suffisants pour prendre la tension. Mon père m'avait appris à écouter, et à en déduire une tension. Je ne sais plus le faire, et ça ne sert plus à rien, à cause de ces maudits instruments qui font tout, un peu comme les calculettes ont rendu le calcul mental inutile, un peu comme les claviers ont rendu l'apprentissage de l'écriture manuscrite inutile, un peu comme la photographie démocratisée à l'extrême a rendu le compte-rendu, le récit (et la mémoire) inutiles, un peu comme le mail a rendu la correspondance inutile, un peu comme l'avion a rendu le voyage impossible.

Les magnétophones, nous en avons eu beaucoup, à la maison. D'abord l'antique Grundig, puis un Akaï, puis, pour moi, les Revox, Teac, Tascam, en passant bien sûr par le magnéto-cassettes Philipps des années 60-70. J'ai continué avec les magnétophones numériques, le DAT d'abord, une merveille. Mon père est mort avant de connaître ce bijou, le Nagra. Ne plus voir la bande magnétique s'enrouler autour de son axe a fichu un sacré coup à l'amateur. Mais le numérique a permis d'autres développements passionnants, il faut le reconnaître. 

Finalement, tous ces instruments, qu'ils permettent de mesurer, de voir, d'entendre, de re-garder, permettent avant tout de garder une partie du monde avec soi, ou de faire entrer en soi une partie du monde, de la prendre avec soi, donc de la com-prendre

Le roman, et plus largement la littérature, sont aussi des instruments qui permettent de comprendre le monde, soi-même et les autres, mais j'ai honte de l'écrire, car tout le monde le dit – beaucoup trop. Entre le roman et les instruments, entre la littérature et la manufacture, entre les phrases et les objets, c'est la guerre. C'est la guerre, parce que les objets se mettent en travers des phrases, nous en éloignent, nous en distraient. D'une autre côté, sans ses mêmes objets, les phrases ne seraient pas les mêmes. Et surtout, sans les instruments, les autres ne seraient approchables que d'une seule manière. C'est une guerre féconde – comme la sexualité. 

Les voyeurs, je l'ai mille fois écrit, sont d'abord des voyants. Ce n'est pas tant la nudité qu'ils aiment voir, c'est la vérité, qu'ils espèrent apercevoir. Ils sont moins que les autres atteint de ce mal terrible : le manque d'audace, le manque d'imagination, le manque de manque. Ils savent mieux que quiconque que la nudité n'existe pas, qu'il faut la fabriquer, la construire, et, finalement, l'imaginer. 


vendredi 25 mai 2018

C'est qui, le patron ? (5)



– M'man, c'est un souci, si je couche avec Noémie ?

– Tu veux coucher avec ta sœur ?! 

– Ben, en fait, tu vois, j'y pensais pas, mais l'aut'jour, elle m'a chauffé grave.

– Comment ça ?

– Elle était sous la douche et elle a commencé à se tripoter, tu vois ? Moi j'me lavais les dents, cool.

– Mais, tripoter comment ?

– Ben t'sais bien, elle s'est tripoté la foune, et là elle m'a dit qu'j'avais la gaule. 

– Et c'était vrai ?

– Ben un peu, quand-même. Elle est super bien gaulée, Noé !

– C'est pas vrai ! Elle est chiante, cette Noémie, merde !

– C'que j'me dis, tu vois, c'est que ce s'rait pas si mal que je fasse ça d'abord avec ma frangine, pour pas tomber sur une cad'nassée du berlingot. Qu'est-ce t'en penses, franchement ? Elle s'y connaît, Noé !

– Oui, oui, c'est pas faux, remarque. Au moins, j'sais qu'elle prend la pilule, elle. 

– Alors t'es OK ?

– Chais pas trop. Faut qu'j'en parle avec ton père.

– Alors ça va pas l'faire…

– On va voir. Faut voir… Mais j'préfèrerais quand-même que tu nous ramènes Nabila, là, elle a l'air sympa, Nabila ! 

– Pfff, c'est une gamine, elle a treize ans !

– Comme toi… Elle est mignonne, en plus ! 

– Tu rigoles ! Elle a pas d'nichons ! 

– T'imagineras Noémie et puis voilà… 

– J'ai grave pas d'imagination, tu sais bien, c'est la prof de gym, qui dit toujours ça. 

– Je sais mon Chou, je sais. Elle, on n'a pas besoin d'avoir de l'imagination pour voir avec quoi elle vous tient.

– C'est clair !

C'est qui, le patron ? (4)



– M'man, j'peux arrêter l'école ?

– Ah non, mon Chéri, non, tu réussis tellement bien ! Regarde, tu parles comme un débile mental, tu écris comme un analphabète, tu penses comme un con, t'as un goût de chiotte et une morale de racaille ! On ne va pas s'arrêter en si bon chemin, quand-même ! Tant d'efforts doivent porter leurs fruits !

– Ouais, non, ch'sais, ça marche plutôt super-bien, mais quand-même, y a des jours où j'me d'mande c'que j'vais dev'nir plus tard, au final, tu vois… 

– J'comprends, j'comprends, mais c'qui faut bien voir, c'est ta future réussite, mon Cœur ! On ne sera pas toujours là, avec Joe, pour t'entretenir et te payer ta Tickle Kush

– Mais toi, quand t'étais jeune, tu lisais bien des livres ? Des trucs comme ça ? Chais pas…

– Oui, oui, mais c'était une autre époque. Je ne peux pas te laisser te détruire, tout de même. Tu comprends, hein ?

– Ouais, j'comprends, j'comprends. Mais franchement, y a des jours où j'ai presque envie d'apprendre un truc, tu vois ?

– Je vois très bien, Jul, mais avoue qu'ça dure pas ! C'est juste un mauvais moment, une mauvaise passe. C'est pas non plus comme si t'étais vraiment accro, j'veux dire…

– Non, non, c'est sûr. Chuis pas non plus en danger, c'est clair. Mais bon. 

– Non pi bon, c'qui faut bien voir aussi c'est qu'l'école c'est un bon moyen d'avoir des contacts, quoi. 

– Ouais, c'est clair. Déjà pour mon business… 

– Plus tard, tu remercieras l'école républicaine, fais-moi confiance. 

– T'as raison, M'man. T'es cool, tu sais, franchement j'te kiffe grave, en fait. 

– Moi aussi, mon Chou. 

– À plus, M'man. J'ai du taf, là.

– À toute, mon Jul !

jeudi 24 mai 2018

C'est qui, le patron ? (3)



– M'man, j'peux changer de prénom ?

– Bien sûr, Chouchou !

– J'en ai un peu marre de Ludo-Vic.

– No souçaille, mon Amour. Comment veux-tu t'appeler ?

– Chais pas trop, faut qu'j'réfléchisse. Qu'est-ce tu penses de Paskalou ?

– C'est mimounet, mais un peu classique, non ?

– Ouais, t'as raison. T'as pas une idée, toi ?

– Tu penses quoi de Nicolin ? Ou alors Séverin… Ou Paulin ?

– Ah ouais, c'est cool. Comme ça si je change de sexe, j'ai juste à ajouter un "e" ?

– Oui, c'est l'idée. Mais si tu veux quelque chose de plus original, je pensais à Jéro, que j'aime assez.

– Ouais, bof. C'que j'voudrais en fait c'est un prénom composé. Genre Issa-Ben. J'aime assez.

– Écoute, mon Cœur, on en reparle ce soir avec Jessi-Ka, OK ?

– Cool, M'man. Si tu crois que M'man sera OK…

– Mais oui, t'inquiète ! Je gère, mon Ange.

Différé



« Laisser chaque chose inachevée afin de pouvoir la recopier, plus tard, avec intérêt et goût. »

Jules Renard, Journal

mercredi 23 mai 2018

La Machine (rediffusion)



— On ne peut jamais, jamais, jamais, dire qu'on n'est pas un (qu'on n'est pas réellement soi). On ne peut jamais, jamais, jamais expliquer… enfin, je veux dire, on ne peut jamais parler sincèrement, simplement, honnêtement, c'est impossible, et parfois je me demande pourquoi. Je ressens toujours un malaise terrible à écouter parler les gens, à les voir ne pas dire, à les entendre dire autre chose que la simple vérité, que les choses “telles qu'elles sont”… C'est plus fort que nous, nous ne pouvons pas faire autrement, il faut que nous donnions de nous une image, sinon aimable, du moins favorable, qui nous semble à nous intéressante et surtout conforme à l'idée que nous voudrions que les autres se fassent de nous. J'aime ça, je n'aime pas ça, presque toujours, ça signifie : regardez comme je suis intéressant, comme mes goûts sont en accord avec le personnage que j'interprète. La cohérence est l'ennemie du genre humain. Je suis sensible à ça, sans doute en grande partie à cause du concert. J'ai vu dans ma vie des centaines de concerts, de toutes sortes, et j'ai toujours, depuis que je suis tout petit, ressenti ce malaise, vous savez, quand les autres, après le concert, vous demandent ce que vous en avez pensé, ou vous expliquent ce qu'ils en ont pensé. La plupart du temps, vous n'en pensez rien, rien du tout. Mais il est impossible de le dire. Alors immédiatement (mais l'adverbe est très mal choisi, justement), vous commencez à faire fonctionner la machine.

— De quelle machine parlez-vous exactement ?

— Je parle de ce mécanisme extrêmement complexe, qui s'élabore à l'intérieur de nous dès que nous nous trouvons face à une œuvre d'art ou à quelque chose que nous prenons comme tel, qui met en branle des dizaines de catégories, ce mécanisme qui fait intervenir les sensations, les sentiments, la morale, la psychologie, l'intelligence, la physiologie, la mémoire, la peur, le désir, l'ambition, l'instinct de survie, la jalousie, j'allais oublier la culture (au sens ancien), et même peut-être l'angoisse de la mort. À chaque fois que j'entends des gens autour de moi donner leur avis sur un concert, sur un disque, je me sens mal à l'aise parce que je sais immédiatement qu'ils ne disent pas la vérité. C'est comme si une forêt de signaux lumineux s'allumaient précipitamment les uns après les autres au-dessus de leur tête, ces signaux lumineux étant reliés chacun à une des catégories dont je viens de parler. Aucun n'est en lien avec la musique ! C'est ça qui est fascinant. Les “jugements” sont toujours émis en fonction de tel ou tel impératif extrinsèque et contingent. Vous allez me dire qu'il en va ainsi de tous les jugements, que ce n'est pas propre à la musique, et vous aurez raison, mais il me semble que c'est particulièrement vrai en ce qui concerne la musique, peut-être paradoxalement parce que la musique est l'art qui est en relation avec tout. La musique donne trop d'informations au cerveau, il y a une espèce de sidération à se trouver face à une symphonie de Beethoven. Qu'en penser ? C'est impossible à dire, à expliquer, à résumer, à transmettre. C'est comme une décharge électrique, mais une décharge électrique qui fait penser, et qui fait penser avec le corps. Elle vous atteint à un moment donné, durant un laps de temps délimité, et pourtant elle met en jeu le temps total de votre vie, y compris celui que vous n'avez pas encore vécu par vous-même. La musique, elle, a déjà vécu la vie que vous allez ne pas réellement vivre, ou pas complètement, en tout cas. Elle vous rappelle par anticipation que vous n'allez pas habiter votre corps, votre demeure, à chaque instant de votre vie, que vous vous êtes absenté bien souvent de votre vie, tandis que le bruit du monde, lui, persistait, donnait la mesure, sotto voce, du drame en cours. Ceux qui s'occupent du son parlent du signal sur bruit, pour désigner le son pertinent, ce qui se dresse hors du déchet, et qui fait sens, pour l'auditeur. L'être humain est plongé dès sa naissance dans une rumeur qui ne cesse jamais. Même au plus profond de nous, quand nous faisons silence, quand tout autour de nous est silencieux, cette rumeur est là (le “dialogue intérieur” ne cesse jamais), elle bruit (oui, "bruit" est aussi une forme verbale, ce n'est pas seulement quelque chose que nous recevons passivement !), elle est le signe audible de la vie, dont nous sommes à la fois les exécutants, les réceptacles et les transmetteurs. La musique est un arrachement à la vie, à la vie qui bruit sans le savoir, à la rumeur du monde, elle est la conscience qui informe cette rumeur, qui la fait s'arracher à elle-même, qui lui fait rejoindre le temps dans une conjonction (presque) impossible. Je pense à ces sons qui n'existent pas. Je pense aux descriptions de ceux qui étaient dans les tours, le 11 septembre 2001, et qui parlent de ce qu'ils ont entendu. Je pense à ce son que j'ai entendu, en 1995, lors du tremblement de terre qui a eu lieu en Haute-Savoie cet été-là. Ce sont des sons qui ne sont pas au catalogue. La rumeur du monde, c'est une infinité de sons, moins quelques uns. Ces quelques uns peuvent être les sons de la catastrophe, ou les sons de la musique. C'est pour cette raison que je parle de sidération, face au Quintette de Schubert par exemple, ou encore face au mouvement lent de la sonate Hammerklavier, joué par Gilels. Quelque chose se dresse, devant vous, quelque chose se constitue là, soudain, qui échappe au catalogue prévu par le monde humain, quelque chose vous permet, si vous empruntez ce véhicule, de vous retrouver ailleurs, véritablement ailleurs, c'est-à-dire d'échapper à la mort. Vous savez, on parle toujours du silence après Mozart “qui est encore du Mozart”, mais cette image n'est pas une image, c'est la stricte vérité. Le son vrai provoque un silence inouï, inouï au sens propre, comme si le monde se taisait, soudain, face à l'événement, l'avénement de la vérité (et la vérité ne se trouve jamais dans un dialogue). L'air du catalogue de Don Giovanni, cette pure merveille, c'est un peu la mise en situation théâtrale de ce que je vous explique. La femme qui n'est pas au catalogue est la femme que tous les Don Juan cherchent en vain. Les hommes chantent dans l'espoir de faire taire le catalogue infini avec lequel ils sont tous nés.

C'est qui, le patron (2)



– M'man, j'peux arrêter les cours de piano ?

– Bien sûr mon Chéri. Tu veux faire quoi ?

– Chais pas, faut qu'j'réfléchisse !

– T'as Aéro-kick, ou jeux vidéo, ou Arts de rue, ou Hip-Hop, ou atelier d'écriture avec Éric-Emmanuel. C'est super, ça, l'atelier d'écriture ! J'te vois bien écrivain, plus tard. 

– Ouais, non, j'crois que j'préfère Jeux Vidéo, en fait.

– Tiens, j'vois aussi Atelier-Valeurs-Citoyennes et Atelier dégenrant. Ça me plaît, assez, ça. 

– Ouais, p'têtre, c'est vrai qu'y a Noémie qu'y va. Mais bon, tous les potes y sont aux Jeux Vidéos, tu vois. 

– Tu fais comme tu veux, mon Cœur, c'est toi qui décides. De toute façon, n'oublie pas que tu n'es astreint à rien du tout. Je ne veux surtout pas te forcer, ni t'influencer, c'est pas mon rôle. Tu peux changer autant de fois que tu veux. 

– T'es cool, M'man. Bon, faut que j'y aille, j'ai mon cours de Queer avec Tom, là. 

– Bye, ma Vie. À ce soir. Mollo sur la beuh, hein !

mardi 22 mai 2018

C'est qui, le patron ? (1)



– M'man, je peux changer de sexe ?

– Bien sûr, mon chou. Tu veux quoi ?

– Chais pas encore. Faut que j'réfléchisse…

– Tu sais, Antoine, moi j'te verrais bien lesbienne. Mais je ne veux pas t'influencer, hein ! Prends ton temps, on en reparle tranquille après mon opération, OK ?

– Ça marche… 



– Mais, M'man, quand tu t'appelleras Bruce, tu vas pas devenir autoritaire, au moins ?

– Pour toi, mon cœur, je serai toujours Jessica.

– Ouais, t'as raison, c'est plus simple.

dimanche 20 mai 2018

Oubliez-moi !



Sur un brancard dans un couloir. Ça ne semble choquer personne. Je suis un patient comme les autres. J'ai mal, mais je sais que ça ne sert à rien d'appeler à l'aide. Attendre, il faut attendre, c'est tout. La douleur est là depuis trois heures et demie du matin, ça paraît très long. Il doit être huit heures. 

Enfin, un médecin arrive, m'ausculte, m'interroge. Prise de sang, glycémie, tension, électrocardiogramme, analyse d'urine, puis perfusion. Au bout de trois quarts d'heure la douleur se calme un peu, ça devient supportable. J'essaie de dormir en mettant mon bras gauche sur mes yeux, car la lumière est éblouissante. Impossible : les infirmières se parlent d'un bout à l'autre du couloir, se racontent des blagues, leur week-end, interpellent joyeusement les patients, tout ça d'une voix puissante, criarde, affirmative.

Des médecins passent, mâchant du chewing-gum, l'air décontracté. Ils blaguent avec les infirmières. Même monde. 

De cette matinée à l'hôpital, je ne retiens qu'une chose : tout le monde parle très fort, surtout les infirmières, qui se comportent exactement comme elles le feraient dans la rue, avec leurs copines.

Ne croyez pas que j'en aie après les infirmières. Les infirmières ne sont pas en cause. Elles se comportent exactement comme tout le monde. Elles se comportent comme les médecins, qui ne sont plus que des infirmières avec des diplômes et des voitures de luxe ; elles se comportent comme les ministres, elles se comportent comme des professeurs, elles se comportent comme des secrétaires, comme des journalistes, comme des coiffeuses, comme des sportifs, comme des acteurs : elles se comportent comme les membres éminents de la petite-bourgeoisie, qu'elles sont – ni plus ni moins. Et, en régime petit-bourgeois, on parle fort, on claque des talons, on claque les portes, et on agit au travail comme on agit chez soi, on parle comme on a envie de parler, on ne connaît qu'un seul régime de parole : le sien. En régime petit-bourgeois, on s'affirme, on s'exprime, on s'extériorise, on s'éclate. On blague. Et surtout, surtout, on traîne partout avec soi le bruit de son être. On a l'impression que sans ce bruit, sans cette rumeur, sans ces cris, sans ce raffut, le petit-bourgeois cesse d'exister. Quand il a une mobylette, il doit faire entendre sa mobylette, ou son scooter, mais quand il a une voiture, il doit aussi la faire entendre, par exemple en mettant la musique très fort, fenêtres ouvertes. Quand une femme se parfume, elle doit aussi montrer qu'elle se parfume, en exagérant les doses. C'est la même chose. Tout se passe comme si, pour avoir la sensation d'exister, dans ce monde où plus rien n'a d'existence, il fallait constamment augmenter les doses, surenchérir, souligner, hurler.

Tous ces signes qui sont émis pour montrer qu'on existe beaucoup montrent qu'on n'existe que très peu. Dans ma jeunesse, on parlait des gens distingués, on nous disait qu'il fallait les imiter. Qu'était-ce donc, une personne distinguée ? C'était justement quelqu'un qui ne se faisait pas remarquer. La discrétion était la vertu suprême. Parler bas, ne pas déranger, ne pas gêner, ne pas être trop là, rester en retrait, c'était précisément se distinguer du vulgaire. La distinction consistait avant tout à se faire oublier.

Se faire oublier ? Vous n'y pensez pas ! C'est le cauchemar du petit-bourgeois qui va répétant, comme Jacques Dutronc : « Et moi et moi et moi ! » Facebook, c'est la vitrine parfaite de la petite-bourgeoisie. On appelait ça des "m'as-tu-vu", dans ma jeunesse. Se faire remarquer, c'était le vice du plouc, ou du dandy, mais les dandys sont souvent des ploucs au second degré. Le selfie, c'est l'apothéose du plouc m'as tu vu. Telle qui se fait prendre en photo à Cannes, ou en compagnie de célébrités, ou dans des lieux prestigieux, aurait paru d'une vulgarité insupportable dans les années 70. Aujourd'hui elle est acclamée, tout le monde viendra lui dire comme elle est belle, distinguée, élégante, déposera des petits cœurs sous sa photo, lèvera un pouce bleu, au minimum. Les pouces bleus sont les signes par lesquels la petite-bourgeoisie régnante se compte et s'admire.

« C'qui compte, c'est la visibilité. » C'est comme ça que les dir-com parlent, c'est comme ça que tous les intelligents vous guident dans la vie, vous, le pecnaud qui ne sait pas y faire. « T'es pas visible, t'existes pas. Point barre. » On voit d'où vient la nouvelle loi, la loi unique : de la publicité. Avec Mitterrand sont venus les pubards. L'image a remplacé le texte, la bédé la littérature, le cinéma la culture, les hors-sol les Français, Angot Yourcenar, McCarthy Rodin. Toute une sous-culture est sortie de terre, en quarante ans, et a déraciné les vieilles statues qui hantaient encore vaguement les Français. Vous parlez aujourd'hui de Malraux, de Levi-Strauss, de Mauriac, de Montherlant, de Gide, et vous voyez le regard de vos interlocuteurs se tourner vers le plus proche écran, pour y trouver enfin un peu de vie.

Vers un écran ou vers Cannes, mais c'est la même chose. L'écran, c'est le principe et le tabernacle de la petite-bourgeoisie. 

mercredi 16 mai 2018

Limites



Il y a des limites au-delà desquelles on ne saurait aller, car on sent qu'en les transgressant on se méprise soi-même.

J'aurais beaucoup de mal à sympathiser, par exemple, avec quelqu'un qui n'entend pas le caractère ignoble de l'expression "être un légume", quand elle s'applique à un être souffrant, paralysé, diminué.

On m'oppose que l'expression correspond à la réalité, qu'elle dit bien ce qu'elle veut dire, en quelque sorte. Et, certes, je ne le nie pas. Je ne suis pas choqué par la violence de la "description", je suis heurté par la laideur de l'expression. Il y a aujourd'hui une multitude d'expressions euphémisantes qui pourtant nous font rougir quand par mégarde nous les employons. 

Quand on décrit la réalité, on ne le fait pas de manière neutre et indifférente. Les mots et les phrases qu'on utilise disent beaucoup de nous-mêmes. 

La langue est le lieu des limites ; elle est cette réalité, ou cette force qui, impitoyablement, érige des frontières entre les êtres, les sépare, autant, sinon plus, qu'elle leur permet de se comprendre. La compréhension n'est pas l'inverse de la querelle. Pour n'être pas d'accord avec autrui, il faut commencer par l'entendre. 

Merci !



Plieux, lundi 14 mai 2018, une heure du matin. Facebook m’a encore un fois banni, pour un mois comme d’habitude, tout en précisant que plusieurs bannissements d’un mois pouvaient entraîner la fermeture définitive du compte. Le “statut” qui me vaut cette expulsion est indiqué. Comme la plupart de mes “statuts” Facebook, c’est en fait un tweet, automatiquement reproduit d’un réseau à l’autre. Il ne comprend qu’un seul mot :

« Merci ».

Comme je ne suppose pas que Facebook exige de ses utilisateurs qu’ils disent “Merci Monsieur” ou “Merci Madame”, ainsi qu’on m’enseignait à le faire dans mon enfance, au lieu de “Merci” tout court comme je l’ai fait, et qui était alors jugé mal élevé, de même que “Bonjour” tout court, je suis obligé de constater qu’on n’est pas chassé du réseau pour ce qu’on y publie — “Merci”, donc — mais bien pour ce que l’on est, ou que Facebook croit qu’on est, ou a décidé qu’on était. Non seulement tous les prétextes sont bons, mais il n’est même plus besoin de prétexte. La preuve est faite que le pouvoir remplaciste est un, que c’est un molosse à mille têtes, et que le travail que ne font pas les juges, ou les journalistes, ou les libraires, ou les policiers, pour écraser toute opposition à l’invasion et à la substitution ethnique, il y a toujours pour l’accomplir les “gafas”, soit par conviction remplaciste authentique, soit en échange de complaisances fiscales, par exemple. De toute façon, gouvernement, partis politiques, magistrats, c’est toujours la même maison : celle qui veut le changement de peuple. 

On ne compte plus les comptes fermés. Des gens qui ont mis des années à se bâtir une audience la perdent sans retour, sur un claquement de doigt du bourreau, et disparaissent du jour au lendemain. Les Identitaires viennent d’en faire l’expérience, après l’affaire du col de l’Échelle : tous leurs comptes ont été clos. Ils n’avaient pourtant enfreint aucune loi ; mais on est en train d’en forger de nouvelles, qui les rendront demain coupables pour hier.

C’est une petite consolation, si l’on veut, et amère, comme toutes les autres : le pouvoir rhemplaciste ne peut pas mener à son terme le génocide par substitution sans sacrifier sur cet autel la démocratie et l’État de droit. Entre respect des libertés fondamentales et changement de peuple, il lui faut choisir. Les droits de l’Homme, ayant dévoré les peuples, les cultures, les civilisations, les nations, sont en train de se dévorer eux-mêmes. Pour les défendre leurs champions instaurent la dictature, l’arbitraire, la censure généralisée, l’inégalité devant la loi.

Cependant je m’aperçois que mon merci fatal remerciait un mien lecteur, j’imagine (c’est à espérer), qui proclamait sur Twitter que toute le monde devrait lire La Seconde Carrière d’Adolf Hitler. Ça valait bien un merci. Mais serait-il possible — un doute me vient — que les contrôleurs de vertu aient estimé qu’avec un pareil titre cet ouvrage ne pouvait qu’être nazi, et qu’ils aient été indignés de m’en voir accueillir favorablement la mention ? C’est possible. Tout est possible. L’hébétude n’est pas seulement quelque chose qui vient, elle est déjà là, largement répandue. Nous ne nous battons pas seulement contre des gens et des pouvoirs qui veulent à toute force nous faire taire, et changer de peuple en silence ; nous nous battons aussi contre l’abrutissement général, l’inintelligence de tout, le premier degré généralisé, l’insoupçon de toute subtilité dans la langue et dans les écrits. Ce n’est plus seulement la boxe à côté, c’est la boxe dans le noir. [c'est moi qui souligne]

samedi 12 mai 2018

Notations (2)



Bon sang, encore un peu et j'aimais tout le monde ! Vivre est dangereux.

***

J'ai les idées froides, ce matin. Je devrais les réchauffer un peu avant de m'habiller. 

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On ne peut pas « vivre avec son temps ». C'est une formule qui n'a aucun sens. La seule manière d'être vivant est de vivre contre son temps. Je ne vois pas comment on peut se tenir droit si l'on se couche dans l'époque – car l'époque est un tombeau. 

***

Être heureux consiste d'abord à ne pas chercher à l'être. Le bonheur disparaît aussitôt qu'on le cherche. 

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L'époque est un tombeau parce que le temps est un tombeau. Un tombeau hermétiquement clos dont les parois sont d'autant plus infranchissables qu'elles n'existent pas. 

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Si je m'étais levé un peu plus tôt, j'aurais vu passer Jésus sur son âne. Il va faire son marché, le samedi matin. 

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Quand elle me parle du bonheur, j'ai l'impression qu'elle me parle de ses excréments. Et comment était ton caca, ce matin ? Mou, dur, intransigeant, lyrique ?

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À chaque fois qu'un frelon entre au salon, je crois qu'on se moque de moi. Le bruit qu'il produit est si disproportionné…

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Elle était à la poursuite du bonheur, comme la police est à la poursuite du coupable.

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Le plus terrible, dans la vie d'un auteur, ce ne sont pas les critiques, ce sont les louanges des imbéciles.

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La cuisine à l'huile de palme d'or, c'est un peu lourd, mais je ne suis pas sûr de préférer la pâtisserie au sucre de Cannes.

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S'intéresser au bonheur, c'est se passionner pour ses propres excréments.

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Quand elle me dit : « Tu es cynique ! », j'ai toujours envie de lui répondre : « Ouaf ! Ouaf ! » et de lui mordre la fesse.

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Ce n'est pas parce qu'on a des intestins qu'on doit jouer du violon. Il vaut mieux se pendre, à tout prendre. 

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Quand j'écoute la quatrième ballade de Brahms, j'ai peur de ne pas mourir.

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Il y a bien des toilettes publiques, je ne vois pas pourquoi les bibliothèques ne le seraient pas.

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À la recherche de Dieu ou de l'infini il ne trouva qu'une tumeur sous l'aréole de Nicole…

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Il avait toujours eu de nombreuses altercations à la clef, ce qui rendait les transpositions périlleuses.

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Que préférez-vous dans la religion ? Les seins ou les fesses ?

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Un don inexploité, ou mal exploité, devient une sorte de membre purulent et douloureux qu'on traîne avec soi comme un linceul pourri.

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C'est à la musique qu'il faut tout comparer, les êtres, les situations, les idées, c'est à elle qu'il faut revenir, sans cesse.

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Ce qu'il y avait avant le Big Bang ? Mais Christine Angot, bien sûr !

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Heureusement que les femmes veulent maigrir, pour que les laboratoires pharmaceutiques puissent faire des découvertes scientifiques !

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— Et toi, Nicole, ta playlist, c'est quoi ?
— Stilnox, Seresta, Zoloft.
— Ah ouais, sympa ! En live ou en studio ?
— En couple.

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Quatorze milliards d'années, et les femmes sont toujours là… C'est à se demander si un jour le monde fera des progrès.

***

Le plus grand danger pour l'humanité est de désirer un monde sans prédateurs. Plus on éradique les prédateurs plus le monde devient violent.


vendredi 11 mai 2018

A rose is a rose…



En regardant Prénom Carmen, de Godard, j'ai eu l'idée de faire jouer Au clair de la lune (ou autre chose du même ordre), à mes jeunes élèves, en distribuant les do, les ré, et les mi sur toute l'étendue du clavier, un peu comme on le fait dans la musique dodécaphonique. Je me demande si un enfant de trois ans reconnaît Au clair de la lune, quand le do est séparé du ré par trois ou quatre octaves.*  Ces do de registres différents ne sont des notes identiques que si on les rapporte à un système qui partitionne l'espace sonore, qui le strie, qui en transpose une séquence étroite (de do à si), un dodécaphone à laquelle le système tonal se rapporte tout entier, ce qu'on nomme le total chromatique : les douze couleurs que peuvent prendre les notes de la musique occidentale. (Le mot « identiques » que j'emploie juste avant est ici à prendre au sens de "qui donne une identité" à la note – qui lui donne un rang, une couleur, un nom –, et pas de "semblables". Le nom des notes, dans le sytème tonal, c'est l'adjectivation des hauteurs.) Le clavier instrumental fonctionne comme une spirale mise à plat. Chaque note revient sept fois (pour le piano) à l'identique, mais à un autre niveau de la spirale. Pourrait-on alors parler de bathomologie sonore ?

Les notes sont comme les noms. Chaque personne, pour être distinguée, située, est dotée d'un prénom et d'un patronyme. Son vrai nom est la rencontre, le croisement, de ces deux ordres, de ces deux vecteurs : un ordre vertical (le patronyme) et un ordre horizontal (le prénom), de la même manière que la longitude et la latitude permettent de situer un lieu sur le globe terrestre, de lui donner une adresse. Une note en tant que telle n'est pas suffisamment caractérisée : elle n'est qu'un "patronyme". Son "prénom" (un de ses prénoms, pour être plus exact), c'est son rang dans l'espace sonore – ce qu'on nomme sa hauteur, dans le dialecte musical.

***

Je me suis demandé en quoi consisterait une expérience équivalente à celle dont je parle plus haut, dans l'ordre de la langue ; par exemple, avec un poème très connu. Serait-ce quelque chose de cet ordre ?

Gît plat dos souteneurs le ça j'aurais si long.
En grès meule ô terroirs en sombre à des milans,
Revers, le millet fou te grossit de romans.

Je viens de faire l'expérience. J'ai fait entendre les trois "vers" précédents à quelqu'un qui a une excellente oreille poétique : il a immédiatement reconnu le poème de Baudelaire dont a été tiré cette chose étrange que j'ai obtenue en "décalant" d'un ou plusieurs rangs les sons de ces mots, comme je l'explique plus haut dans "l'expérience Au clair de la lune". 

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,

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(*) Cela revient à se poser la question suivante : est-ce qu'un do est un do ? Pour n'importe quel musicien, la question ne se pose pas : un do est un do est un do… Un do3 et un do6 sont tous les deux des do. Mais pour un non-musicien : est-ce qu'un do est "la même chose" qu'un autre do ? Ou, pour le dire autrement, que deux do soient dans un rapport de fréquences simple (1/2) signifie-t-il pour autant qu'ils sont équivalents ? On va me répondre que dans le système tonal, la réponse est oui. En est-on si sûr ? (Nous disons que ces deux do sont "la même note", parce que nous nous situons implicitement dans le système tonal, mais, dans le système dodécaphonique, par exemple, est-ce que ces deux do sont équivalents ?) Si l'on s'adresse à quelqu'un qui a l'oreille formée, c'est évident, mais si l'on fait entendre deux do, séparés de quatre octaves, par exemple, à un jeune enfant, est-ce qu'il va affirmer que « c'est la même note » ? (Cela revient peut-être aussi à se demander ce que c'est que "la même chose", mais je ne m'aventurerai pas jusque là.)

mercredi 9 mai 2018

XVIIe Chambre (2)



Paco Le Grec a raté une marche. Il se brise trois côtes et arrive à son procès soutenu par deux strip-teaseuses célèbres, conseillères spéciales du président de la République. C'est Loran Allah-Ruquier qui l'a assigné, mais il ne sait plus pourquoi. D'ailleurs il n'est pas là. L'audience de onze heures est vite envoyée. Aux galères, pendant six mois, avec obligation de soins psychiatriques durant cinq ans. 

***

Julia Kristeva en chaise roulante, muette comme une tarte vegan, consulte son iPad d'un air las. Karl Lagerfeld lui fait des clins d'œil appuyés qu'elle fait mine d'ignorer. Depuis que Sollers est mort, le couturier a retrouvé une seconde jeunesse et s'est mis à tenir un blog dans lequel il raconte son passé d'espion au service de Kim Jong Un. La psychanalyste franco-bulgare est depuis cinq ans attachée à la XVIIe Chambre en qualité d'experte. 

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Le marquis de Sud dirige un séminaire dans l'annexe A de la XVIIe, sur le thème : Jeanne d'Arc a longtemps fait le jeu de l'Extrême-Droite - Comment réévaluer l'Histoire de France à la lumière du Nouveau Canon. Sont présents : Joe l'Étoile, Elisabeth de Fontenay, Marcel Lavoine, Joyce Hallyday, Maïwenn, Carole Bouclée, et la PéDéGère de France-Ouverture, Rokhaya Diallo. 

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Dans la salle Plieux, dont la décontamination entreprise il y a cinq ans vient de s'achever, règne une grande effervescence. Richard et Catherine Millet, très âgés tous les deux, sont sur le ring. Les enchères montent, tandis qu'Annie Ernaux apostrophe le président Breivik en citant abondamment Édouard Louis et Madeleine Chapsal. On dit qu'un émissaire secret du Saint-Siège serait là incognito, ce qui est assez probable. Au fond de la salle, une très belle femme attire tous les regards, mélange de Greta Garbo et d'Eliette von Karajan. Elle tricote ostensiblement : on comprend que son ouvrage est loin d'être indifférent au président du tribunal. 

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Le vieux Zemmour, remarié depuis peu à la très jeune Marie de Courtemanche, spécialiste de Napoléon, s'est endormi, le nez dans son écharpe. De toute façon, complètement sourd, il n'est là que pour faire plaisir à sa jeune épouse qui a préféré sortir plutôt que de faire la traditionnelle et digestive partie de jacquet avec le polémiste oscarisé. 

dimanche 6 mai 2018

Notations



J'ai beaucoup de mal à entendre mes propres idées. Elles sont perchées sur mon oreille comme le crayon du garçon-boucher. 

***

« – Votre santé est bonne ? – Je ne sais pas. Attendez ! J’ai mon thermomètre sous le bras : nous allons voir ça. »

Pour ne pas voir le monde, pour n'y rien comprendre, la science est ce qui se fait de mieux. 

***

Parvenu au terme de son existence, Jean-Bernard Montrin eut soudain une idée de génie : mourir !

Son raisonnement était le suivant. Il avait vécu, il avait aimé, il avait souffert, il avait jubilé, il avait été trahi, abandonné, détesté, humilié, écrasé, oublié, mais aussi aimé, idolâtré, chéri, choisi, préféré, il avait connu les honneurs et le déshonneur, la grâce et la disgrâce, la puissance et la débilité, le faste et l'indigence, la liberté et la réclusion, l'inspiration et le hoquet, la joie et l'angoisse, la plénitude et le désespoir. 

La seule chose qui manquait à sa vie était la mort. Tant qu'un homme n'est pas mort, on peut dire qu'il n'a pas vécu. 

***

Parler du temps qui passe c'est passer le temps à parler. Pendant ce temps-là la parole est passée de l'autre côté, le côté dont on ne revient pas. 

***

« Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre. » Le vent se lève rarement en même temps que le jour. 

***

L'air que je respirais était l'air qu'elle respirait. Si j'en parle au passé, c'est que le ciel a été vidé de son air – les oiseaux se sont écrasés au sol. 

***

Les amoraux sont incapables de vivre plusieurs fois, de se démultiplier. Ils restent coincés à un étage de leur être.

***

– Être et penser vont rarement ensemble. On ne peut à la fois soutenir et retenir. 

– Alors si c'est rare, j'y parviendrai. 

***

Si tu étais plus intelligente, je pourrais être aussi bête que tu le désires. 

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– Tu sais, j'ai perdu soixante ans ! 

– Mais tu as gagné l'immortalité. 

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J'aurais voulu me désintéresser de tant de choses.

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Quand mon cœur, mon foie, mes intestins, ma rate, mes poumons et mes reins font colloque de silence, je peux commencer à vivre un peu. 

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Les quelques idées qui auront compté dans ma vie sont celles que j'aurais eu beaucoup de mal à regarder en face. 

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Pour que la poésie ait quelque chance de naître, il faut oublier jusqu'au nom des choses. 

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Apercevant un homme vivant, elle le prit pour un fantôme. 

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L'étrange ne nous est jamais étranger.

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Regardant à l'intérieur de soi, il y vit un tel chaos que sa vie lui parut soudain un modèle de rationalité. Gloire de l'épiderme !

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Je suis catholique parce que le catholicisme est une religion du vide et de l'absence. Une église déserte m'accueille mieux qu'une foule de fidèles.

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Quand le Français était français, il lui arrivait de se prendre pour un Français, mais c'était loin d'être obligatoire.

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Sans la politique, les gens pourraient se mêler de ce qui les regarde, mais de serait beaucoup moins amusant.

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Je me contente de peu : ne pas être moderne me suffit.

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« Tout de même, un jour, je l’ai vu passer, le bonheur, passer devant moi, à l’horizon, en express. »
En express, c'est rien de le dire !

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À chaque fois que je vois une photographie de Simone Weil, je me dis : « Je connais cette femme ! Qui cela peut-il bien être ? »

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J'aimerais bien avoir un iPhone pour le laisser éteint dans un tiroir.

Je suis snob.

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La mort ne sera bientôt plus qu'un bon souvenir.

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On raconte qu'au seuil de la mort la vie défile en accéléré. Je vais donc vivre, puisque de toute part je vois la mort défiler en accéléré sous mes yeux.

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Les festivistes sont très forts ! Ils ont même réussi à faire que Pâques tombe un 1er avril.

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Le vendredi saint est le seul jour de l'année qui me donne l'impression de comprendre quelque chose à ma présence sur terre.

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Les bêtes nous font la fête et les femmes nous font la tête.

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Il faudrait que le temps s'accorde au faire, mais, si c'était le cas, nous ne connaîtrions pas le désespoir, qui est sans doute notre plus sûr allié.

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Je connais une femme qui a dans son salon une télévision qui vous suit du regard.

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Si Schoenberg ne s'était pas complètement fourvoyé dans l'atonalité et le dodécaphonisme, il aurait sûrement composé du rap.

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Si les gens savaient ce que signifie "populaire", ils en seraient scandalisés.

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Ce n'est pas ma faute si je suis misogyne ! D'ailleurs, sans les femmes, je ne le serais pas.

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Parmi les lieux communs dont je croyais à tort m'être débarrassés, celui-ci : neuf fois sur dix, les amateurs d'opéra n'aiment pas la musique. Il faudrait discuter avec quelqu'un qui vous assure que « Bach est très ennuyeux » ? Et pourquoi pas argumenter, encore ?

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Elle avait du coiffeur une vision ontologique. Son être ne tenait qu'à un cheveu et comme elle ne savait pas lequel, elle les soignait tous avec autant de sollicitude.

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Le touriste n'a pas besoin d'être méchant ou vulgaire pour causer des dommages irréversibles à la nature, à la beauté, à l'humanité, au silence, à l'absence et à la solitude. Il lui suffit d'être ce qu'il est.

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Les femmes, dans le temps, c'était le potage et le papotage. Aujourd'hui, c'est Facebook et la Loi. Dans le fond, rien n'a changé.

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La musique sert à se mettre sous la seule lumière qui soit capable de nous accorder du temps

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Johnny mort, les djihadistes se rendent. 

« On ne peut pas tout endurer, quand-même ! »

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La scène du théâtre contemporain n'est plus divisée en cours et jardins, mais en caves et quartiers.

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Les femmes sont généreuses, mais il faut attendre suffisamment longtemps pour qu'elles ne vous en veuillent plus du tout du mal qu'elles vous ont fait. Elles n'en ont aucun souvenir — trait de génie.

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Je veux bien aimer mon prochain comme moi-même, mais alors il devra se contenter de peu.

jeudi 3 mai 2018

Sur l'autoroute



Une des dernières haltes sur l'autoroute en revenant d'Alsace. Après avoir pris de l'essence, elle a voulu absolument faire l'amour là, sur le parking, dans l'Espace, alors que les voitures se touchaient, c'était la tombée de la nuit, et que des enfants jouaient à un mètre de nous à l'extérieur. Alors je l'ai vue recouvrir les vitres avec des cartes routières ; j'étais persuadé qu'elles allaient tomber, mais rien n'y faisait, elle se moquait de ma vergogne, elle n'a pas été satisfaite tant que je n'ai pas joui en elle.

mercredi 2 mai 2018

La Vie indirecte


« Ce que vous faites, ce sont des feuilles qui tombent d’un arbre.
 Ceux qui ne comprennent pas se demandent où est l’arbre. » Jules Renard, Journal


« Son nom disparut – non de ma mémoire mais de cette vie parallèle, rêveuse et impalpable, cette vie indirecte que forment tous les noms lus, vus, entendus, à quoi on s’est promis de donner un jour une réalité : ceux des villes et des fleuves que l’on veut traverser, des tableaux que l’on veut voir, des écrivains que l’on doit lire. Il réapparut, une dizaine d’années plus tard, non plus comme personnage mais comme écrivain : il tenait, sous un autre nom, un blog, où il publiait des textes profonds, assez sombres, souvent amusants, toujours énigmatiques – seulement je n’avais pas du tout fait le lien entre le "Jérôme Vallet" de Renaud Camus et ce "Georges de La Fuly" qui se serait voulu "mort plutôt que sympa". »

C'est Bruno Lafourcade qui écrit ces lignes, extraites de son avant-propos à Conversation. Il y parle d'un certain Jérôme Vallet, dont il m'arrive d'entendre parler aussi, et pas toujours en bien. 

Quand Lafourcade a proposé à Vallet de le questionner sur lui-même, La Fuly a trouvé l'idée assez étrange, mais il ne s'en est d'abord pas mêlé. Que ces deux-là se débrouillent entre eux ! Mais c'était compter sans la propension de Vallet à mouiller tout le monde, y compris ceux qui écrivent ses discours et pensent pour lui. Il a fallu qu'il se raconte, Vallet, et on s'est vite retrouvé embarqué, malgré nous, dans une discussion à bâton rompu sur la musique, les citations, la vulgarité, la petite-bourgeoisie, Glenn Gould, le magnétophone, la peinture, Godard, l’hôpital, les sourds, l’amour, le Minitel, l’argent, la mémoire & le destin d’un artiste aujourd’hui ; et même d'autres choses assez inavouables… C'est comme ça que, très vite, on s'est retrouvé à trois dans l'histoire. (Si on m'avait dit qu'à mon âge je serais mêlé à ça ! Des trios, j'en avais déjà composés, mais j'étais peinard dans ma piaule avec mon papier rayé, à boire du café et à regarder la neige tomber. – Lafourcade, c'est un boxeur, c'est pas un tendre, et il m'a pas lâché ; c'était tout à fait autre chose que de boire de la tisane à heure fixe.) Et quand je dis "on", c'est encore un euphémisme. À force de répondre aux questions de Lafourcade, je m'apercevais qu'il y avait de plus en plus de monde ; et tout le monde parlait à la fois – c'était un vrai bordel, on se serait cru sur Facebook. Et c'est là que Vallet m'a dit : « Laisse tomber, c'est pas pour toi, cette histoire ! » Je dois reconnaître que j'ai été soulagé de les laisser discuter entre eux, parce que souvent il m'arrivait de pas comprendre du tout de quoi ça causait. C'est pas que je sois stupide, mais j'ai pas le cerveau polyphonique. Genre, quand ça cause d'électro-machin, moi je laisse parler les allumés de la combinatoire sonore et je retourne à mes carnets. C'est plus tranquille. 



« Comme j’aimais les livres, je m’étais intéressé aux sites tenus par des amateurs de littérature, ou par des auteurs, ou par des critiques – des gens que je découvrais pour l’essentiel suffisants, susceptibles, injurieux pour des raisons que la raison ignorait, et assez souvent illisibles : leurs phrases étaient des jeeps remplies de pataquès qui roulaient sur la langue française comme sur les pistes accidentées du Gabon ou de Mauritanie. Je regardais leurs paragraphes désespérés enchaîner les subordonnées, les superposer, les enchevêtrer, supplier qu’on leur donne un point avant qu’ils ne versent tout à fait. Ces gens jouaient à être des écrivains, des critiques, des pamphlétaires. »

C'est Lafourcade, toujours, qui parle. Il écrit bien, ce Lafourcade ! On aurait aimé qu'il écrive le livre tout seul, plutôt que de s'embarrasser de nous, qui le freinons, qui le ramenons à des considérations triviales, qui noyons le poisson, et qui souvent ne répondons même pas à ses questions. Encore, moi, ça va, mais Vallet, vraiment, c'est juste pas possible, au global ! Et qu'il nous bassine avec ses histoires de fesses, et qu'il sanglote sur son passé, et qu'il nous parle de son vieux maître argentin avec des tressaillements de jeune vierge, et qu'il s'embrouille dans ses explications, se contredisant d'une page sur l'autre… On a envie de lui conseiller la chambre et la bouilllote, sinon l'hospice. Ah, son Double Silence plein la bouche, l'aura-t-on fait tourner sur le pick-up, pourtant, pour faire danser Nicole et Simone ! Elles en sont devenues folles. Asphyxiées par les chasses d'eau métaphysiques que ce fou dangereux prend pour des télégraphes. Vallet a fait son djihad sonore, dans ce disque, et Lafourcade a eu la témérité inouïe de se mettre ça entre les deux oreilles. On l'admire d'en avoir réchappé, on le plaint d'avoir tenté la mésaventure. 

Drôle d'idée qu'il a eue, ce Lafourcade, tout de même, de s'intéresser au camembert apostolique de la bloge. Ça sentait fort, par ici ! Il faut être soit atteint d'anosmie soit inconscient pour venir troubler la paix du prince des ratés, [qui] « était heureux et [qui], chaque fois qu’il respirait, touchait de son ventre le bord de la table ». Comme « Goriot mettait ses filles au rang des anges, et nécessairement au-dessus de lui, le pauvre homme ! [et] aimait jusqu’au mal qu’elles lui faisaient », Georges de La Fuly a donc fini par mettre au-dessus de tout ce qui allait sans doute le détruire, la gloire internationale et la richesse arrogante. 

Mais bon. Quand faut y aller