dimanche 25 février 2024

Grâce


 

« Celui qui raffine sur l'audition met du désordre
dans les cinq tons et introduit de la dissonance 
dans les six tubes musicaux. » (Tchouang-Tseu)

Pascal Adam m'a gentiment offert l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki. Il y a des lectures, et, plus que des lectures, des livres, qui tombent à pic. Celui-ci fait partie de ceux-là. La prudence voudrait que j'attende de l'avoir lu pour en dire quelque chose, mais ici, ce n'est pas tant le contenu de l'ouvrage, qui me retient, mais le signe qu'il m'envoie, l'encoche qu'il fait dans le temps d'une vie. 

Il m'importe plus que tout, depuis quelques années déjà, de me séparer du temps présent, ou, au moins, de m'en éloigner autant que je peux. Je sens qu'il y va de la survie de mon âme, et il ne me reste plus guère qu'elle, désormais. On pourrait parler de ceux qui nous entourent en tentant d'estimer chez eux la distance plus ou moins grande qui les sépare de leur époque. C'est un critère qui en vaut bien un autre. 

Céline avait une qualité “chinoise”. Était-ce dû à son enfance japonaise ? Au fait qu'elle avait une mère à moitié kabyle et un père anglais ? À autre chose ? Je l'ignore. Le fait est que quelque chose en elle était d'une nature qui ne force pas le trait, et que cela lui conférait une forme de délicatesse désinvolte qui me plaisait beaucoup. L'autre jeune fille dont l'enfance s'est déroulée au Japon, c'est Edith de M., fille d'amiral, dont j'étais amoureux quand j'avais quatorze et quinze ans. Elles avaient en commun une élégance innée, une certaine légèreté, ou, pour le dire autrement, une grâce qu'on trouvait difficilement dans les filles de mon pays — c'est du moins la vision que j'en avais alors. De quoi était faite cette grâce ? De retrait, essentiellement. Je me rappelle un poème de Sandro Penna que j'avais demandé à une Italienne à la voix magnifique d'enregistrer pour la partie électroacoustique d'un quintette pour trombones intitulé L'Âge de l'ange, que j'avais composé à la fin des années 80. Non c’è più quella grazia fulminante / ma il soffio di qualcosa che verrà. Le titre, « L'Âge de l'ange », était une allusion très transparente à Céline, beaucoup plus jeune que moi, et dont je pouvais voir à l'œil nu la grâce s'étioler avec le temps, comme une pellicule fine qui ne résiste pas à la lumière du jour. Certaines femmes atteignent leur indépassable splendeur entre quinze et vingt ans, d'autres entre vingt et trente, d'autres encore ne sont vraiment belles qu'à quarante-cinq, voire cinquante ans, mais ces types de beauté ne sont pas du même ordre, ils ne charrient pas les mêmes affects, ils ne s'appuient pas sur les mêmes ressorts, et les échos qu'ils tirent du corps qui les produit sont parfois si dissemblables qu'on ne parvient que difficilement à les rassembler sous la même catégorie de “beauté”. La beauté est un aller-retour instantané entre la chair et l'esprit, la résonance en suspend de leurs échanges réussis. 

Quand j'avais lu dans les écrits de Glenn Gould, il y a quarante ans, que The Three-Cornered World était l'un de ses livres favoris, je ne sais pourquoi j'avais imaginé qu'il s'agissait d'un livre ésotérique. Ce n'est que tout récemment que j'ai compris que The Three-Cornered World et l'Oreiller d'herbe était un seul et même livre, en découvrant sur la Toile un enregistrement d'une lecture de quelques passages du livre par Gould lui-même. Je savais que le pianiste canadien était attiré par le Japon, car je me souvenais qu'un de ses films préférés était La Femme des sables, de Hiroshi Teshigahara, dont la musique est composée par Tōru Takemitsu, film que ma mère aimait beaucoup également. (Quand on pense que ce film avait reçu  la Palme d'or à Cannes, en 1964, on mesure le chemin parcouru par le cinéma. Mais passons…) 

Le cheminement personnel vers l'intérieur de l'intérieur, un intérieur toujours plus épuré, toujours plus étroit, c'est la voie à emprunter, et voilà la grande, l'immense leçon de Gould. Ce n'est pas tant l'idée, qui guide ce type d'artiste, mais le singulier absolu auquel on ne peut accéder que par une expérience radicale, un travail qui met en jeu autant l'esprit que le corps, autant la vie que la solitude qui l'exalte. On comprend facilement qu'il ait renoncé au concert. 

Kōji Mitsui, Hiroko Itō, Sen Yano, Ginzō Sekiguchi, Kiyohiko Ichihara, Tamotsu Tamura, Hirokuki Nishimoto, noms sur la pellicule, figures à l'encre de Chine, sable, empreintes, coups secs sur le tambour de bois, cordes pincées, corps dressés bien droits, grains, dunes, jardins zen, je l'avoue, je mélange la Chine et le Japon, alors que tout les oppose. Tout sauf moi. Le noir et blanc de l'image et le souvenir imprécis, déformé, flottant, le défaut de connexion, les traits élancés sur la page, au petit matin, les visages qu'on devine, la chaleur de la femme endormie, très loin, la chair froissée mais offerte au regard, comme la peau du lait, elle l'ignore peut-être, tout est là, à portée de main, enfermé dans un pacte sans mots. L'actualité s'est éloignée. J'ai réussi à fermer la porte. Aucun des bruits du monde ne me parvient. Je m'allonge sur le sable, je ferme les yeux, j'entends la voix de l'homme que je ne comprends pas. Les hommes et les femmes doutent sans cesse de la vérité de l'autre. Où trouver la preuve de leur innocence ? Les grains s'écoulent. De la main vers le néant, les gestes et les secondes fuient. Je ne suis pas pressé. L'homme descend par l'échelle de corde. Par ici, Monsieur.

J'ai lu et “partagé” l'éloge des seins qui tombent (enfin, c'est moi qui l'appelle comme ça) de Quatremaille sur ma page Facebook. Lui et moi avons en commun ce goût — et bien d'autres, d'ailleurs. « J’vais les faire frétiller moi les carrosseries. » Je me rappelle notre émerveillement commun devant les seins de Lexy, qui, pour moi, sont les plus beaux du monde. Il faut que j'écrive un texte sur les seins des femmes. Il y a trop longtemps que j'ai ça en moi, que ça dort au fond d'un tiroir mental. Delphine aussi a des seins superbes, émouvants comme j'ai rarement vu. Elle en est fière et elle a bien raison. 

Edith, de sa voix flûtée, haut perchée et aristocratique, me disait qu'au Japon les gros seins étaient rares (elle disait « les nénés ») . Elle avait de petits nénés, Edith, mais ils étaient très jolis. Elle avait de très jolies jambes, aussi, pas toujours bien épilées. Les seins qui tombent lui auraient certainement fait horreur, et c'est précisément ce qui rend les Japonaises à gros seins troublantes, très troublantes, car cette particularité semble les conduire en une sorte de purgatoire dont les hommes raffolent. Céline avait de très jolis seins, bien ronds, bien pleins, mais sans personnalité, sans rien de tout ce qui moi me bouleverse dans une poitrine féminine. Ils étaient jolis et sans défauts, ou presque : le mamelon de l'un d'eux était ombiliqué. 

Nous allions très souvent au restaurant japonais de la rue Royer-Collard, avec elle, et j'avais appris à confectionner quelques plats japonais. Ses longs doigts fins sur la vaisselle nippone me ravissaient. Il y avait une parenté entre nos repas japonais, ses mains, son nez, sa voix, ses dessins au crayon ou à l'encre, son écriture manuscrite très fine, le riz bien blanc et la pénombre qui régnait le plus souvent dans l'appartement de la place des Vosges. Elle était comme moi une grande admiratrice de Kawabata et de Tanizaki, dont l'Éloge de l'ombre nous avait durablement inspirés. 

« Or, la veille de la pleine lune, je découvris dans un journal une information selon laquelle, pour ajouter au plaisir des visiteurs qui viendraient au monastère le lendemain soir pour contempler la lune, on avait dispersé dans les bois des haut-parleurs qui diffuseraient un enregistrement de la Sonate au clair de lune. Cette lecture me fit sur-le-champ renoncer à mon excursion à Ishiyama. Un haut-parleur est un fléau en soi, mais j’étais persuadé que, si l’on en était là, on avait certainement fait bonne mesure et illuminé la montagne de lampes électriques artistiquement réparties pour créer l’ambiance. »

Chez la femme qu'on désire, il faut situer le toko no ma, l'espace ombreux et fade où siège le pur singulier, le nœud livide où les gestes qui ne sont que féminins prennent leur source, ce lieu insondable dont la volonté et la peur sont absentes, cette faille depuis laquelle les femmes s'observent sans indulgence, avec un savoir profond qu'elles ignorent. C'est là que se produisent les miracles, pour peu qu'on soit attentif et ponctuel. Le Tao est trop difficile à mettre en lumière, et quand par malheur on y parvient, c'est la Sonate au clair de lune au néon qui braille à nos oreilles. Je n'ai confiance qu'en ceux qui savent voir la partie plutôt que le tout et qui n'ont pas peur de s'attarder longuement sur ce que les imbéciles appellent des défauts. La prudence sert d'abord le voleur. Il faut écouter une femme comme on écoute une fugue : L'harmonie découle des voix superposées qu'elle n'entend pas elle-même. 

Li Po déclamant un poème, de Leang K'ai, est la plus belle peinture du monde. Disant cela, je ne peux pas ne pas parler de ce que j'admirais le plus quand j'avais dix ou onze ans, et que mon père m'avait abonné à une publication qui offrait chaque semaine ou chaque mois à ses lecteurs des fiches cartonnées sur lesquelles les plus beaux vitraux des églises gothiques ou romanes éclaboussaient un fond noir. L'éblouissement qui me prenait à la vue de ces compositions trop colorées et le mystère gigangtesque qui les accompagnait m'écrasait littéralement. J'avais presque peur de ce que je voyais, mais je scrutais les images avec l'espoir de déchiffrer une énigme qui semblait insondable et éternelle. Je n'avais jamais entendu le mot “ésotérisme”, alors, mais il me paraissait évident que quelque chose de caché allait se révéler à moi si j'avais suffisamment de patience et de sagesse, de prudence et de courage. Les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, confrontés qu'ils sont à des objets, des situations, des compositions ou des discours dont ils ne peuvent ni tout à fait s'emparer ni complètement se débarrasser, et qui les cernent en les lestant d'une invisible liturgie. « D'une manière plus générale, la vue d'un objet étincelant [nous] procure un certain malaise ». 

C'est dans la découverte du corps des femmes, quelques années plus tard, que cette liturgie s'est incarnée, et pour toujours je crois bien. Les œuvres changent, ou plutôt c'est nous qui changeons face à elles, ou avec elles ; lentement mais sûrement, nos goûts se transforment, nous nous adaptons à l'être qui évolue en nous sans nous indiquer une quelconque destination, et il faut qu'un axe au moins soit stable, devant lequel nous inclinons notre désir.

Quand j'ai découvert la peinture chinoise, et Basho, et Li Po, et Tchouang Tseu, dans les années 1970, une partie de moi s'est détachée sans hésitation et avec soulagement. L'étonnement a été grand, d'avoir accès si facilement à un art aussi différent, aussi contraire à tout ce qui m'avait constitué jusqu'alors. Des traits simples, des gestes insécables et d'un seul souffle suffisaient à emplir l'âme et à vider le corps, la couleur se révélait comme ce qu'elle est le plus souvent : un caprice inutile et splendide, propre à épater les enfants impatients, dont la lumière, parlant trop haut, crevait les yeux et la pensée ; c'était un Carême exquis et salutaire à quoi nous étions conviés. Le bruit d'une époque est toujours supérieur à son talent. Il y a toujours trop, alentour. Trop de mots, trop de pensées, trop de volonté, trop de pigments : cet excès nous déshérite à notre insu. Le retrait est une grâce. J'en ai fait l'expérience avec un sentiment de gratitude immense. 

La rencontre avec un être doit se dire simplement, en dehors du tumulte et à l'abri de la lumière, sur un oreiller d'herbe. J'aimerais en être capable. Il ne s'agit pas d'éblouir, mais d'être ébloui. 


mardi 20 février 2024

Le maître de demain

« Toutes les femmes, partout, devraient être aimées comme moi je t'aime. »

J'aime regarder les films que tout le monde connaît avec trente ou quarante ans de retard, de la même manière que je n'aime lire que les journaux qui datent d'il y a dix ou quinze ans au minimum. Je n'avais jamais vu Taxi Driver, avec Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel et Cybill Shepherd. Le film est sorti en 1976. En 1977, ou peut-être fin 1976, Patricio était allé le voir, et je m'en souviens, parce qu'il n'est plus jamais allé au cinéma depuis. Travis Bickle est insomniaque, c'est pour ça qu'il devient chauffeur de taxi à New York. En ce temps-là, New York est une des villes où le taux de criminalité est le plus élevé au monde. Robert De Niro n'a touché que 35 000 dollars pour ce rôle. 35 000 dollars, c'est pas si mal, je trouve, mais mon avis n'a aucune importance, ici. Je devrais dormir, plutôt que de regarder ça. Jodie Foster avait douze ans quand elle a joué dans ce film. 35 000 dollars, moi je les veux bien, si De Niro n'en veut plus. C'est Bernard Herrmann, mort avant la sortie du film, qui a composé la musique. Taxi Driver a comptabilisé 2 701 755 entrées en France. Patricio était l'un de ces spectateurs et Patricia l'accompagnait. C'est bien en 1976, et 1977, que tout s'est décidé, pour moi, j'en suis convaincu (Fragments d'un discours amoureux…). Vingt ans, vingt-et-un ans, juste avant que nous nous installions rue Joseph de Maistre avec Christine, dans le 18e, c'était la rue Ferdinand Duval, à Saint-Paul, c'était le Fuchs et Moor, un piano pourri qui abîmait les doigts, et Patricio qui travaillait ses tablas toute la journée dans la pièce voisine. J'avais acheté deux planches de contreplaqué que j'avais réunies par des charnières, et j'en avais fait mon sommier. 

« C'est à moi que tu parles ? » Travis est prêt à travailler même pendant les fêtes juives. Ma Christine s'appelait Sibille, et tout le monde l'appelait Sibylle. Martin Scorsese observe sa femme depuis le taxi, comme j'observais Sibylle depuis la rue, dans notre appartement du 62, alors qu'elle s'y trouvait avec Hans. Sur les réseaux sociaux, la menace la plus populaire est : « Quitte ma page » si tu ne penses pas ce que je pense de… Poutine, Israël, Zelensky, le Covid, le réchauffement climatique, Gérard Depardieu (ou Miller), l'Emprise, le 11 septembre 2001, ma recette de la tartiflette, etc. Est-ce que vous voyez la femme à la fenêtre ? T'as intérêt à la voir, sinon tu dégages ! Ils ont saisi leur chance, eux. Pas moi. « Je me fiche du prix, je ne descends pas. » La différence est très mince, finalement. « Pourquoi écrivez-vous ? N'écrivez pas ! » Je ne rêvais pas de New York, alors, pas du tout. Entre les Alpes et les bords du Gange, il y avait Paris, et c'est tout. Peut-être quelques minuscules villages du Tarn-et-Garonne ou de l'Aveyron. Nous habitions au quatrième étage et l'appartement donnait sur le cimetière Montmartre et l'hôpital Bretonneau. « Vous savez qui habite là ? » Nous, c'est-à-dire Christine, Sarah, et moi. 42 mètres carrés exactement. Une entrée, la salle de bains sans fenêtre, minuscule, à gauche, la petite cuisine, donnant sur une cour, puis le salon, puis une petite pièce dans laquelle dormait Sarah, puis la chambre, au fond, avec des placards, un grand miroir et le matelas au sol. « Je vais la tuer. Qu'en pensez-vous ? » Sur les réseaux sociaux, il y a des serial likers. Ils font des descentes chez Machin et ils likent tout ce qui ne bouge pas. Des cœurs, des pouces, des sourires et des gueules larmoyantes, tout y passe, pour un peu on verrait les plombages qu'ils ont dans la bouche et la couleur de leurs slips. « Vous savez ce que fait un Magnum 44 à un visage de femme ? Ça le bousille. Ça l'éparpille. » Ça fout les jetons. Je suis à plat, je suis à fond de cale. Où es-tu, Sibyl ? Qu'es-tu devenu, Hans ? Il me vient des idées moches, tu sais. On est tous baisés. Et les putes, sur le trottoir, comme si elles avaient toujours été là, devant le Belmore Cafeteria… Notre slogan est simple : « Nous sommes le peuple. » La solitude a toujours été mon lot, partout. Je suis abandonné de Dieu. J'ai rencontré le Sorcier, quand j'avais vingt ans. « Vous avez un Magnum 44 ? » Betsy n'aime pas les films pornographiques, c'est bien ma veine. Patricia se baladait nue dans l'appartement, c'était bien. On mangeait toujours beaucoup de croissants au petit déjeuner et l'hiver on pouvait aller se réchauffer au BHV. 

« Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande », disait Lacan. 

Écrire, c'est faire l'expérience des désirs contradictoires qui nous traversent. Chacun veut que vous soyez le plus radical possible, sauf quand il arrive que la radicalité effleure, même par ricochets très indirects, celui qui exige de vous une radicale radicalité. Alors la loi change instantanément et l'on vous demande au contraire une douceur et un tact infinis. Quoiqu'il arrive, vous êtes coupable de ne pas répondre avec ponctualité et discernement aux désirs des autres, car le lecteur s'imagine qu'il a un droit de regard sur ce qu'il lit. Il a payé. À l'époque de Haydn ou de Mozart, au moins les choses étaient claires : celui qui rétribuait le compositeur avait son mot à dire sur la production de ce dernier. La chose était inscrite noir sur blanc dans un contrat. 

Écrire, c'est obéir à plusieurs maîtres dont les temporalités se livrent une guerre territoriale. On ne sait jamais avec certitude si la voix qui parle en nous à l'instant du crime le fait depuis un territoire conquis ou si l'annexion est en cours, mais la certitude est qu'une bataille se mène à chaque instant, et que les divers souverains ne révèleront leurs exigences qu'a posteriori, une fois que nos phrases se seront prélassées dans un lit impur, et forcément adultérin. 

Il faut sans cesse se soustraire à la meute. Il y a des meutes sympathiques et d'autres qui sont très antipathiques, mais elles parlent toutes aussi fort et il est difficile de distinguer, dans le contrepoint serré qui prélude à l'acte d'écrire, les voix qui vont conduire à un dévoilement de celles qui vont anéantir toute liberté. 

Pour écrire il faut déserter ; c'est plus difficile qu'on pourrait le penser. Proust parlait de profanation. La libération vient toujours d'ailleurs. Là où l'on se trouve, il n'y a que de la redite, le récit de ce que l'on a déjà cru vrai. « Les préjugés incurables pullulent lorsque les hommes se vantent de penser librement. » 

Écrire est une manière, et c'est peut-être la seule, d'échapper à l'anéantissement de l'individu. Tout est fait pour qu'il ne se dise rien, partout, toujours, pour que la parole ne soit qu'une répétition sans conséquences. La production pléthorique que nous connaissons aujourd'hui dans le monde de l'édition est la meilleure illustration qui soit de la parfaite innocuité littéraire contemporaine. (D'ailleurs, un fait me frappe toujours beaucoup : ceux qu'on appelle les grands lecteurs me paraissent très souvent indemnes de ce qu'ils ont lu. Ça ne les change pas.) L'individu menace la communauté ; il faut donc le noyer sous des tonnes d'écrits non-écrits. Ça tombe bien, la grande majorité de ceux qui achètent des livres ne lisent que pour relire ce qu'ils ont déjà lu, ou cru lire, pour maintenir vivace en eux le sentiment de penser par eux-mêmes. Quatremaille me dit que « les femmes sont les grandes lectrices », et l'ont toujours été. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle. 

Paul Schrader a écrit le scénario de Taxi Driver, dont l'histoire est en partie autobiographique. Vivant à Los Angeles, rejeté par sa petite amie, il avait fréquenté des cinémas pornos et développé une obsession morbide pour les armes à feu. À l'époque, la tuerie du film était considérée comme trop violente. Pour ne pas être censuré, Scorsese atténue les couleurs dans cette scène, pour rendre le sang moins visible.

« Tous les hommes devraient savoir ce que c'est que d'être aimé par toi. » Elle était bien jolie, Cybill Shepherd. « Je caresse une femme qui a envie de moi, besoin de moi. » Le moment où Betsy revoit Travis dans son taxi, à la fin du film, est merveilleuse. Ce qui pense à l'intérieur de nous est morcelé. Chaque organe a sa pensée propre. Le foie ne pense pas comme le pancréas, le cœur ne pense pas comme l'intestin, et même le visage n'est pas homogène. Les oreilles peuvent contredire le nez, la bouche les yeux. Les mémoires de notre corps ont des allures et des modes d'expression différents. La laideur et la beauté sont de chaque côté de l'envie et se regardent en chiens de faïence. La compassion, l'admiration, la crainte, le désir sans objet, la pitié, le mépris, tout cela cohabite tant bien que mal dans chaque caresse, dans chaque parole, et les regards des hommes et des femmes charrient cet inconcevable que toute leur vie ils tenteront de dire sans le penser. L'invraisemblable est toujours là, en embuscade, même dans les tendresses les plus profondes. 

Lorsque Travis regarde la télévision et la fait tomber en la poussant doucement du bout du pied, c'est une scène des Feux de l'amour qui est diffusée. Il faut toujours se méfier, quand on semble avoir raison, car il arrive souvent que la raison porte en elle le contraire de ce qu'on avait cru y entendre. Je suis insomniaque sans avoir un travail qui rémunèrerait mes longues heures sans sommeil. Tenez, gardez la monnaie.

dimanche 18 février 2024

Des souris et des hommes

Les femmes sont l'ennemi du genre humain, c'est aujourd'hui ma conviction. J'écrivais il y a quelques années un texte intitulé « Comment je suis devenu misogyne ». Ce texte est aujourd'hui complètement dépassé. Le misogyne d'il y a quelques années me paraît dorénavant d'une ringardise comique, sinon attendrissante. Le féminisme a engendré une race nouvelle qui se répand comme une traînée (de poudre) parmi tout ce qui a deux jambes, un utérus et du vernis à ongles — mais pas seulement. Hier, il y avait un seul exemplaire de cette faune dans la rue, aujourd'hui il y en a sept, ou quinze. Elles ont visiblement décidé de nous faire la peau, et si possible en passant pour des dingues avec lesquelles il ne peut exister ni cohabitation ni dialogue. Elles veulent que l'idée nous entre bien dans la tête : il n'y aura aucune tempérance, pas de compromis, pas de quartiers. Les faibles d'hier veulent toute la puissance, quitte à disparaître avec nous, broyées par les forces qu'elles auront déchaînées sans savoir qu'en faire. Elles veulent abolir l'idée même de conversation, de dualité. Elles ont déjà réussi à soumettre 98% de la population masculine, qui n'ose plus protester, de peur de passer pour ce que pourtant ils ne sont plus depuis longtemps. Elles procèdent par intimidation, comme les mafieux d'autrefois, mais voudraient être considérées comme des juges de paix à la recherche du bien et de la vérité. Elles veulent gagner sur tous les tableaux. Elles veulent pouvoir être aussi bêtes que cochon mais recevoir les égards dus au sage, elles veulent parler comme des poissonnières mais qu'on leur réponde en mesurant chaque mot avec un pied à coulisse de chez Dior, s'habiller comme des clodos mais qu'on s'extasie sur leur élégance, elles veulent pouvoir piétiner tous les usages et toutes les délicatesses du monde civilisé mais qu'on les traite comme des fleurs fragiles et précieuses, elles veulent mentir et se parjurer mais qu'on soit d'une rigueur et d'une probité d'anachorète, elles veulent n'avoir besoin de personne mais que la société entière soit ordonnée à leur main, elles veulent ne rendre de compte à personne mais que tout le monde se sente en dette vis à vis d'elles. La morale, la morale, la morale : elles n'ont que ce mot à la bouche, ça leur fait de vilaines boursouflures aux lèvres, mais tant pis, c'est plus fort qu'elles ; elles s'effondrent si on leur retire cette tumeur louche. Louche, oui, puisque leur morale n'est qu'un cache-misère piteux et d'une mauvaise foi qui frise l'obscénité — dans cette morale, il y a beaucoup de mort (ou de mors) et très peu de cette sagesse qui sied aux grandes âmes ; elle n'est que la conséquence mécanique de cette pauvreté intellectuelle qui leur interdit de voir à la fois les deux faces de la médaille ; on pourrait aussi parler de paresse mentale et de simplisme, mais ne chargeons pas trop la barque qui déjà est à moitié pourrie par le bouillon amer sur lequel elle flotte tant bien que mal. La Morale majuscule dont il est question ressemble fort à la Science avec un grand S qu'on essaie à toute force de nous faire gober par tous les orifices depuis quelques mois. Ni l'une ni l'autre ne se questionnent, il faut les avaler cul-sec et sans respirer, c'est la cuillerée d'huile de foie de morue que nos mères nous faisaient avaler en nous pinçant le nez, pour-notre-bien, ce sont les nouvelles prières laïques, ce sont les écritures saintes du Nouveau Monde, le monde enfin nettoyé de l'homme, désinfecté du Viril et du Père, et du Doute. Tout ce qui ressemble de près ou de loin à du masculin s'apparente au Péché originel nouveau, qu'elles avaient négligemment jeté avant de s'apercevoir qu'il pouvait rendre encore quelques services. Leur Morale est une morale de touristes nourris aux OGM et aux antibiotiques, elle a été élaborée en laboratoire, et ses gains de fonctions feraient peur au Dr Frankenstein lui-même. De même qu'il y a des mulots et des surmulots, il y a la morale et il y a la surmorale. La surmorale est une morale obèse, qui, à force de peser, finit immanquablement par exploser sous son propre poids. 

Comme le résume en une formule merveilleuse un ami d'ami : « Les saintes volent en escadrille, aujourd'hui ». Leurs formations sont si serrées qu'il deviendra bientôt impossible d'apercevoir le firmament. Chaque jour, c'est une bonne centaines de Saintes qui sont déclarées au Bureau des Vérifications Rétroactives. Comme il est loin, le temps où il était bon de dire : « J'aime les femmes » ; et surtout de le penser ! Depuis une quinzaine d'années, le mot juste et mesuré, c'est : « connasses ». Vous êtes des connasses, Mesdames. Il faut bien que quelqu'un se dévoue pour vous le dire en face. Vous nous asphyxiez, vous nous pompez l'air, vous êtes grotesques, méchantes, ridicules, pathétiques et perverses, de cette perversion diabolique qui se réclame de la pureté. On n'aurait pas cru ça de vous, nous qui, dans le troisième tiers du XXe siècle étions vos plus fervents admirateurs et vos plus ardents défenseurs. Nous attendions d'être sauvés par vous ! Quelle déception ! Et qu'on ne vienne surtout pas me bassiner avec le sempiternel « vous généralisez », ou, pire encore : « vous essentialisez » ! Oui, je généralise, et en cela je vous imite, car c'est précisément ce qu'on voit, que vous vous précipitez toutes vers le pire — avec des nuances, bien sûr, avec des scrupules, pour certaines, mais avec un effet d'ensemble qui est à la fois saisissant et terrifiant. Votre vision de l'homme est tellement caricaturale, et, disons-le, tellement bête, que nous ne savons plus comment vous répondre. D'ailleurs, que peut-il y avoir à répondre à quelqu'un qui pense que vous n'existez pas, ou, plutôt, que vous n'avez plus aucune raison d'exister, que votre temps est passé ? L'Obsolescence de l'homme avec un petit h, nous y sommes…

Oui, la femme peut être l'avenir de l'homme (quelle formule prémonitoire !) et les femmes peuvent être l'ennemi du genre humain, ce n'est nullement contradictoire. De la même manière qu'il n'y aura bientôt plus que des Français en France, grâce au Grand Remplacement, il n'y aura bientôt plus que des femmes dans le genre humain. Les femmes vont faire disparaître l'homme aussi sûrement que le métissage généralisé aura bientôt fait disparaître les races. Est-ce ce qu'elles voulaient ? Je n'en suis pas sûr, mais qu'elles l'aient voulu ou pas ne changera pas l'issue de l'histoire. Plus encore que de faire disparaître un des termes de l'équation qui faisait que le monde est monde, qu'il est habitable, c'est l'équation elle-même qu'elles auront brisée comme un enfant gâté casse son jouet en hurlant. Elles voulaient être le centre du monde, mais le centre a gonflé comme la grenouille ; il est maintenant près d'éclater. En disant qu'il n'y aura bientôt plus que des femmes dans le genre humain, j'énonce évidemment une de ces vérités qui se détruisent elles-mêmes, puisque le genre humain a besoin pour exister du féminin et du masculin. Si la vie humaine a choisi la sexualité comme mode de reproduction, c'est qu'elle désirait l'autre, c'est qu'elle le plaçait au centre et au fondement de son Existence. C'est bien de cela qu'il s'agit : les femmes d'aujourd'hui ont décidé d'abolir la sexualité, et la Technique leur en donnera bientôt les moyens. Ceux qui se demandent pourquoi les jeunes adultes ne baisent plus me font rire ; ils ne voient que des raisons secondaires et contingentes, ils ignorent l'essentiel. La Sainteté contemporaine a trouvé dans la multiplication végétative, le clonage, et les écrans (le virtuel), une échappatoire propre et durable à la division sexuelle. Or, qu'est-ce que le Féminisme, en définitive, sinon le désir forcené et radical du Même ? En cela il rejoint parfaitement le grand mouvement d'uniformisation mondial qui est en train de saccager l'humain, de le réduire à sa plus simple inexpression. Abolition des nations, abolition de races, abolition des sexes, abolition des langues, abolition de la durée, abolition du Négatif : tout cela est un seul et même mouvement centripète. Le monde du XXIe siècle est une vieille étoile fatiguée qui s'affaisse sur elle-même. La guerre contre le Singulier et contre l'Exception (donc l'amour) est totale, les coups viennent de tous les côtés. Les quelques couples hétérosexuels qui subsistent encore sont des survivants oubliés par l'Histoire. Il ne se passera pas quinze ans avant qu'il ne soient considérés comme des déviants dont il faut se débarrasser. Plutôt le divorce que la division !

Dans le texte auquel il est fait allusion plus haut, j'expliquais que j'étais devenu misogyne à cause de l'écrit, ou plutôt, pour la raison que désormais nous rencontrons les femmes par le truchement des réseaux sociaux : la conséquence est que ce sont leurs phrases écrites (et non prononcées) qui nous les font connaître d'abord. La fonction de dévoilement de l'écrit étant bien supérieure à celle de la parole, quoi qu'en pensent les naïfs, il était fatal que la déception soit de la partie. Parmi toutes les femmes qui m'ont séduit avec facilité quand j'étais plus jeune, combien auraient passé le seuil de la première rencontre, si celle-là avait été précédée d'une correspondance épistolaire ? Le lien entre écrit et femme est vertigineux. Il faudrait revenir là-dessus… Quoiqu'il en soit, dans « rencontre », il y a « contre ». On ne peut pas rencontrer ce qui n'est pas contre nous, distinct, séparé. C'est cela, la sexualité : séparer, afin de produire du nouveau et du sens. Les phrases peuvent produire le même effet. 

En attendant, on a l'impression d'un précipité, au sens chimique du terme. Toute la beauté et toute l'amabilité du monde se dirigent comme un seul homme vers le fond du sablier, et l'accélération est visible à l'œil nu. Toute la richesse, toute la (vraie) diversité se précipitent vers la bonde, comme si elles fuyaient quelque chose de terrible. Peut-être ont-elles aperçu une femme ?

vendredi 16 février 2024

En compagnie

Maintenant, ferme les yeux. À quoi est-ce que je ressemble ?, lui demande-t-elle en lui mettant ses pieds nus près du visage. Elle rit. C'est l'automne. On entend la Jeune fille et la mort, de Schubert. Tu bois toujours beaucoup, le soir ? Oui, non, enfin je bois un peu, oui. Pas toi ? Mais quand je suis seule, je ne bois rien, tu sais. Ou alors du thé brûlant. Je ne suis jamais vraiment ivre. Alors, dis-moi à quoi je ressemble. Tu as de très jolis pieds. Ah bon, tu trouves ? Oui, je trouve. C'est rare. Vous couchez encore ensemble ? Qu'est-ce que c'est que ces questions ? J'aimerais bien savoir, mais si tu ne veux pas répondre, ne réponds pas. D'accord, je ne réponds pas. Alors, à part mes pieds ? Tes doigts sont fins, fragiles, le petit doigt de ta main droite est légèrement déformé. Oui. L'adultère, ça t'excite ? Non, non, vraiment non, je ne crois pas. Tu ne me dis pas grand-chose sur moi… Sur toi, sur ton corps ? Sur ce que tu veux. J'ai envie que tu parles de moi. Tu n'as pas des mollets de danseuse. Non, mais j'ai été sportive, tu sais ! Je sais, mais ça ne se voit pas trop, heureusement. Tu es ici, près de moi, j'ai les yeux fermés, et je te vois comme si je t'observais depuis une cabine téléphonique un jour de pluie. Sois plus précis. J'essaie d'être le plus précis possible, crois-moi. Ton ventre, par exemple… Oui ? Je peux le toucher ? Oui. J'adore ton ventre. J'ai un peu de ventre. Juste ce qu'il faut, si tu veux mon avis. J'aime savoir ce qui se passe dans ta tête, et dans ton ventre. Ça te passera. Tu n'en sais rien. Mais si, je le sais, bien sûr que je le sais. C'est la vie. Non, la vie ce n'est pas ça. La vie c'est tes fesses. Tu aimes mes fesses ? Comment sont-elles ? Comment s'appelle ce parc, au-dessus de Prague, où nous nous étions assis ? Tu dois confondre, je ne suis jamais allée à Prague. Tu as déjà participé à une partouze ? Mais ça va pas, non ! Bon, bon, je n'ai rien dit. Et toi, tu as déjà partouzé ? Non. Non. Je suis peut-être en train de mourir, là, je ne sais pas si tu en es conscient ? Pourquoi dis-tu ça ? Je ne sais pas. Quand je suis près de toi, je sens que ma vie ralentit. Elle ralentit tellement que je pense qu'elle va s'arrêter. Mais c'est très méchant, ce que tu dis là ! Non, pas du tout, ce n'est pas méchant, c'est une sensation agréable. J'aime ton prénom. Oui, tu me l'as déjà dit. Ah bon ? Tiens, je n'ai aucun souvenir de ça. Qui parle ? Toi, ou moi ? Je ne sais plus. Ça a de l'importance ? Non, pas beaucoup. Tu as ouvert les yeux ! Oui, j'ai ouvert les yeux, oui. Je ne vais pas disparaître, ne t'inquiète pas. Oh si, je m'inquiète. Si tu savais… Il prend la main de la femme et la place sur son visage. Es-tu contre le mensonge ou contre le plaisir ? Est-ce que je te déçois déjà ? Est-ce que je peux te poser toutes les questions ? Es-tu malade ? Est-ce que tu aimes ma façon de m'habiller ? As-tu aimé être enceinte ? Elle caresse la joue de l'homme. Ne répond pas.

(…)


lundi 12 février 2024

Lundi 12 février

Les tripes rongées par l'angoisse, comme si j'avais avalé  du Destop, j'essaie de maintenir coûte que coûte une certaine routine quotidienne, qui se dresse chaque matin devant moi comme un mur à la fois infranchissable et dérisoire.

dimanche 11 février 2024

À l'aube

 


Vite, éteindre la lumière électrique pisseuse du plafonnier, qui salit l'émerveillement vital, même si le jour naissant suffit à peine à y voir. Ces premiers moments sont les plus précieux. Je regrette d'écrire désormais par le truchement d'un ordinateur, car cela m'oblige à subir l'impitoyable lueur de l'écran, cette lueur qui dresse un mur entre le plaisir et les mots qui me viennent. J'aime la lumière de l'aube qui grandit peu à peu et imperceptiblement sur la page blanche du cahier, créant un contraste avec le noir de l'encre qui semble se détacher avec peine du néant dont elle était encore consubstantielle, l'instant d'avant. Je crois vraiment que les meilleures pages que j'ai écrites l'ont été à l'aube. Je me revois, dans le silence de la cuisine de la Closerie, sur la table en formica jaune, ou bien dans le TGV de 6h30 qui me ramenait de Paris en Haute-Savoie. Comme j'ai aimé écrire dans ces moments où les mots tracés sur la page semblaient sortir du vide et de la nuit ! Alors, on a la sensation intime du calligraphe qui d'un trait sépare le non-sens du sens, le rien du quelque chose, la forme de l'informe. Se glisser d'un geste entre deux mondes, repousser doucement les bords de la réalité pour exister un peu, dans le frémissement du ténu. L'aube et le crépuscule sont des moments aussi dangereux que féconds. On peut y sombrer autant qu'y trouver une échappée salvatrice : accéder à la Parole. Mais c'est toujours fragile, toujours miraculeux.

La sixième Invention en mi majeur, la mouvement contraire syncopée, par laquelle j'ai longtemps commencé mes journées, parce qu'elle donne du toucher une version précise et centrée, dansée et parlée à la fois, fondée sur les gammes et le rythme, et qu'elle oblige à un contrôle extrêmement strict et mesuré de l'enfoncement des touches. Passer ensuite du mi majeur au do dièse mineur, à la fugue à cinq voix du premier livre du Clavier bien tempéré (BWV 849), et donc garder les quatre dièses à la clef, car les deux tonalités de mi majeur et de do dièse mineur impriment aux mains une géologie digitale singulière qui m'a toujours rassuré, tenu que l'on est par les deux massifs de touches noires, d'un côté fa dièse et sol dièse, de l'autre do dièse et ré dièse. Être pianiste, c'est aussi cela : avoir avec les tonalités un rapport charnel et digital, organique, qui est suscité par ces deux matières antagonistes du clavier : le noir et le blanc, l'ébène et l'ivoire, le haut et le bas, le creux et le relief. Sibelius a composé un quatuor à cordes dont le sous-titre est Voces intimae, voix intimes, ou, pour être plus exact, voix intérieures (mais l'ambiguïté ou la proximité entre intime et intérieur est évidemment riche de sens). Jouer au clavier une fugue de Bach à cinq voix, c'est précisément pénétrer physiquement dans l'intimité des voix, c'est se mouvoir à l'intérieur du réseau vocal qui entrecroise ses lignes, ces lignes dont chacune est dépendante des autres tout en conservant son identité propre, sa vocalité singulière. C'est la beauté indépassable du contrepoint, lorsqu'il est écrit par un musicien tel que Jean-Sébastien Bach. 

« Toute grande passion débouche sur l'infini », écrit quelque part Michel Houellebecq. C'est ce que je ressens le plus souvent en écoutant Jean-Sébastien Bach. Il y a tant de passion (à tous les sens de ce terme) dans sa musique, mais c'est une passion délivrée de l'hystérie et de la vanité ! Le contrepoint, porté à cette hauteur, avec cette exigence, c'est une irrésistible avancée dans la connaissance. Chacune des voix de la fugue semble nous dire : avance, avance encore, avance toujours, et tu sauras. Les voix d'une fugue sont autant des voix qui parlent que des voix qui écoutent, qui écoutent jusqu'à l'infini. Les mains se meuvent à peine, il n'y a aucune de ces extravagances de la musique romantique, pas de virtuosité au sens d'acrobatie, de saut, de déplacement, les bras restent sagement près du corps, le son provient d'une corde à peine frappée, les notes durent exactement ce qu'il faut, le piano se fait chanteur, ou plutôt souffles, il énonce, pas à pas, note après note, et il s'efface autant qu'il peut devant la nécessité et la continuité du chant, il tient la « corde de récitation ». Ça crée de l'harmonie, des harmonies ? Elle est presque superfétatoire, elles sont presque de trop. Je dis bien presque… On a beaucoup glosé sur la signification, sur les significations du mot « tempéré », dans le titre « clavecin bien tempéré », qui font référence au « tempérament » (la manière d'accorder les instruments à clavier, et donc aux possibilités de moduler), mais, en écoutant cette fugue en si bémol mineur (BWV 867), une autre signification vient à l'esprit, la « tempérance ». Les trois premières notes du Sujet de la fugue, qui inaugure la pièce, Si bémol, Fa, Sol bémol, ouvrent l'espace vocal (et la main) d'une manière déchirante, certes, mais aussi avec une simplicité et une modération exemplaires. Bach sépare d'un silence les deux premières notes (Si bémol et le Fa) du Sol bémol, qu'il fait intervenir à l'octave supérieure, créant ainsi la dissonance (neuvième mineure, ce qui est énorme, quand on chante) qui sera le moteur caché de la fugue. Mais cette tension reste discrète, à cause du silence qui sépare le Fa du Sol bémol. Autant les deux premières notes font à l'évidence partie de la tonalité, en constituent même les deux piliers les plus puissants (tonique et dominante), autant le Sol bémol aigu a l'air de surgir de nulle part. C'est pourtant lui qui va donner naissance à la mélodie diatonique — très calme en valeurs égales — qui descend et qui remonte (Fa Mi Ré Do Ré Mi Fa), en prenant appui sur le Fa, qu'elle finit par dépasser pour aller jusqu'au Sol bécarre, juste après l'entrée de la première Réponse. Les plus belles fugues de Bach, à mon sens, sont celles, en style ancien, qui économisent les figures et les mouvements, et qui tirent le maximum d'un matériau minimal, celles qui, pour le dire autrement, sont moins instrumentales que vocales. C'est quand Bach va puiser dans la tradition la plus éloignée, dans les siècles des siècles, qu'il est le plus profond et le plus authentique. C'est lorsqu'on se rapproche de l'immobilité instrumentale que les mouvements de l'âme sont les plus intenses et les plus vrais, en tout cas les plus signifiants. 

La musique de Bach à son meilleur nous fait entendre le monde éclairé d'une lumière qui sourd des choses elles-mêmes. C'est je pense pour cette raison qu'on parle si souvent de Dieu à son sujet. Il n'a pas besoin d'intermédiaire pour accéder à l'essence du Réel, et c'est ce pouvoir unique qui nous semble sans exemple. À son écoute, une force intérieure se révèle en nous qui nous surprend et nous apaise. Il purge la parole de toutes ses scories, il éteint la lumière électrique et nous rend attentifs au jour naissant à l'intérieur de nous. Sa musique donne à l'auditeur l'impression d'un flux musical ininterrompu, alors qu'elle est composée plus que toute autre musique. C'est la suprême élégance de Bach, que de rendre invisible la façon de ses élaborations vertigineuses. C'est le contraire d'un théâtre : il n'y a pas des signes, il y a seulement Le Signe, à la fois limpide et indéchiffrable, et terriblement silencieux.

« C'est du vide qu'émerge la présence des choses. » Personne plus que Jean-Sébastien Bach n'a su rendre sensible la présence de l'envers des choses. Je suis assez d'accord avec Zhu Xiao Mei qui pense que Bach a volontairement laissé l'Art de la fugue inachevé. Comment mieux que par un silence vertigineux rendre palpable l'infini qui plonge l'auditeur du dix-neuvième contrepoint inachevé (une fugue à trois sujets), à la mesure 239 ? Laisser en blanc ce qu'on ne peut dire… Quelle meilleure conclusion, pour un génie tel que Bach ? Et puis, "Fugue" veut dire fuite


« Über dieser Fuge, wo der Nahme B.A.C.H im Contrasubject angebracht worden, ist der Verfasser gerstorben. » (Carl Philipp Emanuel Bach)

dimanche 4 février 2024

Au-dessus des ombres

 

La musique a une physionomie singulière, le dimanche matin. Je suis né dans une famille dans laquelle ce moment était majoritairement consacré à Bach, et cette couleur sonore m'est restée, par-delà les années. Nous entendions très régulièrement les concertos brandebourgeois, les suites pour orchestre, les concertos pour violons, mais aussi les partitas, le concerto italien, la fantaisie chromatique et fugue, les suites pour violoncelle, les sonates et partitas pour violon seul, plus rarement des oratorios et des cantates, et très régulièrement la Messe en si, la grande œuvre qui projetait sur toutes les autres son ombre intimidante et souveraine. 

Écoutant il y a quelques jours quelques partitas pour piano, j'ai pris conscience, avec une netteté qui m'a ébloui, de ce qui rendait cette musique incomparable. Les notes se tiennent à la cime d'une voyelle souple et vigoureuse — le « i » —, offertes par ces fines pointes qui se dressent en gerbes ; le chant est porté par des pistils détachés les uns des autres mais organisés avec une science rigoureuse, hérissé de sonorités étincelantes et bienfaisantes. Cette musique ne blesse jamais ; pourtant elle est si précise et acérée que le moindre défaut dans son organisation nous meurtrirait. Mais Bach ne laisse rien au hasard, chaque ligne dépend de l'autre sans que cela ne nuise à sa liberté propre (c'est le miracle !), à son effloraison toujours vive et instinctive. Le mauvais goût lui est inaccessible. 

Quand on la connaît suffisamment, on peut entendre une partita en faisant disparaître mentalement le fond harmonique, et l'on perçoit exactement toute la vérité structurelle, ombre immanente souveraine, sous les sommets splendides et lumineux qui dansent dans les hauteurs du spectre sonore. Les mélodies ne sont pas seulement des mélodies, les harmonies sont très loin de n'être que des successions ordonnées d'accords : Bach n'est pas un compositeur qui compose avec la matière sonore, il ne vient pas après elle, pour la réformer, ou lui adjoindre une forme, il advient exactement en même temps qu'elle, ils sont de même nature, et du même temps : le présent. C'est la chance et le drame de cette musique. Même mal jouée, elle continue d'exister, sa force vitale étant bien supérieure à tous ceux qui la croisent et la défient, consciemment ou inconsciemment. 

Depuis que Jean-Sébastien Bach existe, depuis l'équinoxe du printemps 1685, l'univers s'est transformé, et pas seulement la musique. Il a inscrit dans le monde quelque chose qui en a changé le cours à jamais, il a tracé dans le temps humain une ligne de partage sur laquelle on ne reviendra pas. Ce point d'équilibre parfait est l'un de ces miracles qui resteront à jamais — éternels commencements. 

Nos vies sont des ombres dont seule la musique, quand elle atteint ces hauteurs, perce par instants les ténèbres.