vendredi 31 décembre 2021

Voici l'heure


On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. Saigō Takamori eut la tête tranchée le vingt-quatrième jour du neuvième mois de l'année 1877 de l'ère Meiji, sur la colline Shiroyama, tout près du lieu qu'on appelle Kagoshima. Voici l'heure du soir qu'aime P.-J. Toulet. Il parle au seuil de ce livre car il est le dernier à connaître les cérémonies. C'est la lame d'un sabre parfaitement courbé sur toute sa longueur qui lui tranche la tête. Voici l'horizon qui se défait — un grand nuage d'ivoire au couchant et, du zénith au sol, le ciel crépusculaire, la solitude immense… Il parle aussi, comme toujours, pour tromper. La tête ne se détache pas aussitôt du reste du corps. Il a les ongles des pieds et des mains parfaitement coupés. À l'entrée de la maison, une guillotine et une télévision éteinte, et la rumeur de l'océan. Voici l'heure du poète qui distille la vie dans son cœur.

Il entend la sonnerie du téléphone. Il regarde monter la nuit, comme toujours ponctuelle. Il a encore la tête sur les épaules. C'est une cérémonie, de vivre. Sur le sol détrempé par la guerre, les traces de son sang ressemblent à des idéogrammes tracés à l'encre rouge. Déjà le boulevard déferle et resplendit. Voici l'heure du poète qui distille la vie dans son cœur, pour en extraire l'essence secrète, embaumée, empoisonnée. L'héritage des sentiments le guidera toujours. Il n'y a rien d'autre au monde à voir que la vie dans son cœur. 

Le temps fera revenir les sentiments dans la ronde, le temps n'empêchera pas la tête de tomber au sol, car la justice n'est pas l'égalité. 

Il entend la sonnerie du téléphone, comme dans un rêve. On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. Il regarde monter la nuit, la tête encore sur les épaules. Voici l'heure de la cérémonie, dans son cœur, qui trace des idéogrammes de sang : essence secrète et empoisonnée. La solitude immense du moment présent, détaché de tous les autres. Poème. Rien n'est égal à rien.

jeudi 30 décembre 2021

Notations (3)

 Ce qui m'étonne le plus, depuis quelques semaines, c'est de voir que certains arrivent à parler de « la pandémie » sans s'étouffer de rire.

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Les hypocondriaques représentaient grosso modo 15% de la population ; désormais, ils sont 85% (en quelques mois, on a appris au peuple français à être fièrement hypocondriaque — c'était très nécessaire aux profits de quelques uns). Quand l'État veut être pédagogue, il le peut.

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Il est à peu près constant que les admirations de nos admirateurs sont terriblement déprimantes.

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Les gens sont d'un optimisme extraordinaire ! Ils continuent à vivre, alors que leurs chances de survie au terrible virus ne sont que 99,98%. Jamais je ne les aurais cru capables de tant de foi et de courage.

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L'une a trop de cheveux, l'autre pas assez. Elles se partagent le clavier, comme deux petites vieilles qui vont faire leurs courses ensemble. Mais c'est Mozart, et pas des poireaux, qu'elles rapportent dans leur cabas.

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Il y avait déjà un moment que les Bouffons avaient pris le pouvoir, nous le sentions bien, mais c'est  grâce au Covidisme que nous en avons eu la preuve.

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Il n'est jamais trop tard pour désapprendre à jouer du piano.

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Je me demande bien ce qu'on attend pour inscrire l'obligation du port du masque dans la Constitution !

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Les goûts musicaux ne laissent rien dans l'ombre. Ils éclairent ceux que nous lisons d'une lumière impitoyable.

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Internet est la forme que les modernes ont imaginée pour se substituer au Tombeau, infréquentable car trop silencieux. La mort était trop étrangère et trop profonde pour ceux dont l'horizon mental ne dépasse pas quelques heures et quelques fugitives affections.

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Les bonnes raisons que nous avons d'écrire sont certainement les pires de toutes.

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J'aimerais savoir écrire comme Clara Haskil joue du piano.

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Tout ce que je réussis me pousse vers le précipice.

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La liste de nos désaccords est si longue que son commencement ne peut que se situer avant ma naissance.

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On peut se fâcher avec tout le monde, sauf avec Georges Bizet.

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Quel dommage que Liszt n'ait pas été mon ami, sur Facebook. Je lui aurais donné quelques conseils sur l'harmonie.

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Je crois vraiment que mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de "déciter" — je veux dire de prendre la phrase d'un autre pour la re-produire mal, comme si je l'avais mal-entendue.

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Il faut toujours demander conseil mais jamais n'en tenir compte.

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Quand j'écoute le début de la Messe en si de Bach, j'ai l'impression de naître, mais cette naissance me semble si proche de la mort que je dois faire un effort pour continuer à écouter, comme si cette musique aspirait tout le superflu de la vie, la vie même, le temps, l'être-là.

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J'aurais pu avoir le nez de Lipatti et la cravate de Picasso, je n'en aurais pas été moins damné.

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Il nous faudrait quatre ou cinq vies, mais si nous les avions, nous n'en ferions rien. Il faudrait que nous soyons riches pour être  heureux, mais si nous l'étions, nous ne saurions pas l'être. Pour réussir sa vie, il vaut mieux ne pas vivre.

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L'amour non contrarié n'existe pas.

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Il y a tellement de choses que je ne comprends pas, sur Twitter, que j'ai l'impression d'être dans le monde réel.

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Il y a ce mot ("ordures"), que je trouve bien commode, car il désigne à la fois ce qu'on mange et ceux qui nous font manger ce qu'on mange.

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Tout compte fait, je m'aperçois que je regarde plus de recettes de cuisine que de vidéos pornographiques, sur Internet.

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V. m'apprend avec beaucoup de charité que j'ai raté ma vie. Je le savais déjà, mais on n'est jamais trop sûr d'avoir raison.

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S'il n'y avait pas eu les filles, j'aurais consacré ma vie au contrepoint, c'est certain.

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Je suis un bon à rien, la chose est entendue. Même moi je l'entends. La rumeur vient de la pièce qui se joue à côté de la mienne.

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Il est tellement agréable de ne pas se souvenir de ce qu'on pense de soi qu'on serait prêt à aimer son prochain plutôt que de recouvrer la mémoire.

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Tous, nous voudrions que l'amour soit une chose simple, univoque, sans contradiction, mais ce n'est pas le cas, bien sûr, sauf quand, comme Tristan et Isolde, on a bu un philtre qui nous débarrasse de l'encombrant nous-même.

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Jamais l'impuissance ne s'était aussi bien portée. Chaque jour, on nous enlève une fonction, une liberté, une prérogative, un désir, et la masse applaudit, soulagée. L'hémiplégie sera bientôt considérée comme le summum de l'autonomie.

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Il faut relever et se relever. Écrire, c'est relever ce qui est tombé, ce sur quoi nous marchons sans même y prêter attention. Il faut relever pour ne pas tomber en même temps que ce qui en nous tombe et fait le lit de notre tombe.

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— L'auteur qui vous a le plus influencé ?
— Tante Glyne.

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Nous aimons bien être cons, à certains moments. Ça nous donne l'air plus humain.

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La crainte du public féminin est sans doute la plus grande qui soit, parmi les frayeurs de celui qui écrit.

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Il y a des phrases qui gagnent à être séparées du texte qui les a vu naître, et d'autres, au contraire, qui perdent tout éclat, une fois extraites de leur gangue.

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La seule vraie fidélité, c'est l'indispensable trahison que l'on se doit à soi-même.

lundi 27 décembre 2021

dimanche 26 décembre 2021

La vie récusée mène (aussi) à la poésie


« Lorsque Soljenitsyne chassé de Russie s’installe en Suisse et découvre l’Occident, il affirme qu’il ne voit pas là des sociétés tellement désirables : il voit le mensonge ici aussi, sous forme du "politiquement correct", et toutes sortes d’autres ressemblances avec la société communiste. »*


L'obligation du mensonge, dont parle Soljenitsyne, a quelque chose de fascinant. Il n'existe aucune obligation — et c'est précisément cela qui est extraordinaire — mais tout se passe comme si le mensonge s'imposait à tous comme la seule manière possible de rester en vie. Nous sommes aujourd'hui les témoins horrifiés et incrédules du même phénomène, alors que notre société est semble-t-il très différente de la société soviétique. Le mensonge induit le mensonge. Le mensonge crée deux types de mensonge parallèles et complémentaires : le mensonge par adhésion au mensonge, pour avoir la paix, pour vivre comme les autres, et le mensonge renversé, ce qu'on pourrait appeler le mensonge parodique, le contre-mensonge, le mensonge qui crée, par-delà la vie mensongère, une contre-vie, une vie inversée, un espace où il est encore possible de respirer à petit feu, en se réchauffant au souvenir de la vraie vie, le mensonge ironique, en quelque sorte : on ment pour rire du Mensonge qui nous empêche de rire. Cette contre-vie annule le Mensonge obligatoire par un mensonge symétrique, de polarité inverse, c'est du moins ce qu'espèrent ceux qui se sont engagés dans cette voie. Il n'y a pas de troisième voie. Le Mensonge majuscule ou le mensonge minuscule ; le mensonge positif ou le mensonge négatif. C'est la seule alternative. Il semble que nous n'ayons pas le choix. 

La main manque. Le geste manque, et la parole ; ou plutôt, il faut, ils faillent. La pensée même semble nous quitter, ne plus nous appartenir. Ce n'est pas notre pensée, c'est celle de l'Autre, que nous devons enjamber pour arriver à penser encore. Elle est toujours dans nos pattes, elle nous fait trébucher, elle nous prive de mots, et, souvent, nous ne savons plus la distinguer de la nôtre, car elle a substitué ses mots aux nôtres. Cette épreuve schizophrénique est l'une des plus douloureuses que puisse connaître un homme. La pensée doxique et toxique nous poursuit jusque dans nos songes, ne nous laisse jamais en repos, même dans le ricanement. Si nous pensons comme l'on doit penser, nous nous dévaluons nous-même, et si nous pensons contre la pensée obligatoire, nous avons le sentiment d'être la caricature de nous-même, nous nous sentons pris au piège de la réaction. Il semble impossible de trouver sa propre liberté, sa voie singulière, dans cette tenaille diabolique. Nous sommes pris au piège de nous-même, et c'est tout le génie de cette machinerie, qui nous dépossède de notre singularité. On nous a remplacé par une copie inversée de nous-même. C'est ce qui conduit à la folie et/ou aux benzodiazépines : là non plus, l'alternative n'est guère réjouissante. La vie récusée nous empoisonne au sens propre et au sens figuré.

Jadis, on mettait face à face occident et orient, yin et yang, homme et femme, jeune et vieux, bruit et silence, Bien et Mal, liberté et tyrannie, bienfaiteurs et malfaiteurs. Ces vieilles oppositions sont dépassées : l'occident a dépassé l'Union soviétique, et de très loin, qui n'aura été que l'ébauche maladroite d'un totalitarisme bien plus global, bien plus profond, et bien moins visible. Quand nous voulons le désigner, nous nous apercevons que notre main n'a plus d'index. Il y a du mal dans le bien et du bien dans le mal, il y a de la liberté dans la contrainte, et la liberté s'est retournée contre elle-même, s'est dévorée elle-même, ne laissant qu'un petit tas de cendres froides aux consommateurs insatiables désormais incapables de faire la différence entre le vrai et le faux, car ils sont interchangeables à merci, remplaçables à l'infini. Le paradoxe s'est auto-digéré, et personne ne semble s'en apercevoir. Je vais vous dire la cruelle vérité : si vous parvenez à respirer normalement, c'est que vous êtes perdus. 

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J'en connais tout de même qui échappent à ce dilemme. Ce sont les poètes. Ils sont si peu nombreux qu'on peut les compter (pour ma part, j'en ai rencontré deux, dans ma vie) mais ils existent pourtant. Je ne connais pas leur secret et je les jalouse. Autrefois, la poésie servait à embellir le monde ; aujourd'hui elle permet de se sauver du monde : c'est une issue secrète, une porte dérobée. Loués soient les poètes — même s'ils ne nous permettent jamais de les rejoindre, ils nous montrent la voie. Il n'est guère étonnant que la poésie soit l'art le moins aimé et le moins pratiqué aujourd'hui. La poésie se cache, comme la vérité. 


(*) Chantal Delsol — conférence pour le centenaire de Soljenitsyne

dimanche 19 décembre 2021

Elle est venue

Qu'il est difficile de renoncer aux douceurs de la vie ! Qu'il est difficile d'être privé soudain du réconfort, de la tendresse et de l'amour, et même de la caresse. 

Je n'ai pas réalisé. Je n'avais sans doute pas ce qu'il fallait, en moi, pour comprendre ce que tu as éprouvé à la mort de Boris. Je n'ai pas cru, Dieu sait pourquoi, en ton chagrin ! 

Qu'il est difficile de ne plus avoir accès à ce qui est sorti de nous ou à ce qui nous a fait. Toucher. Entendre. Parler.

Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. C'est l'Absence. 

— Une ex-femme délicieuse. — C'est pas trop le mot que j'emploierais. 

On voit son derrière, un beau cul, en vérité, assez rond, moulé dans une jupe courte en tweed. Elle sait marcher. 

Il a la main de la femme dans la sienne, il la porte à ses lèvres, il sourit. Elle a le petit doigt fragile. il doit faire attention. On ne voit pas le visage de la femme. L'homme dit : « Chérie… » Et aussi : « Bonjour… »

Elle est couchée, un chat à ses pieds. Elle regarde le plafond. Elle a mal au ventre. Elle attrape une bouteille, s'asseoit, et boit une longue gorgée d'eau. (Elle dit : « Je sais comment ça marche ! ») Le chat la regarde. Si on m'avait dit que j'épouserais un con… Mais pourquoi est-il mort, ce con ? Elle enfile des chaussettes. Elle frisonne. C'est trop tard !

Il est assis à la table de la cuisine. Devant lui, tout un tas de flacons de pilules. On n'a pas toujours ce qu'il faut en soi pour comprendre la souffrance de l'autre.

« Tu m'apprendras la musique. » Il avait répondu oui, tout en sachant que ça n'arriverait pas, que ça ne voulait rien dire.  Elle est assise à côté de lui, sur le canapé. Ils sont passé du vous au tu, trop vite. 

« Ça te plairait que notre arrangement soit exclusif ? » Oh oui, ça me plairait. Je ne veux pas qu'on te touche, je veux que personne d'autre que moi ne fasse d'observations sur la pilosité de ton pubis ni sur la forme de ton ventre. 

— Je ne savais pas où aller. Je suis venue. 

Trop tard !

Mais non, mais non, il n'est pas trop tard. Il n'est jamais trop tard. Il me reste encore un peu d'alcool de poire, si tu veux. Je peux même en fabriquer. Je peux fabriquer tout ce qui sera nécessaire à l'amour, et même plus. Il y aura trop, mais on s'arrangera avec la miséricorde et le soleil. Les mains me brûlent. Le soleil me transperce de part en part : mon corps ne l'arrête pas. Pas d'ombre, quand tu es là, bien plantée dans la chair des heures. J'ai connu cette présence. Je m'en souviens. Toucher, entendre, parler, ce n'est pas seulement toucher, entendre et parler, c'est traverser le temps et y tenir sa place. Écoutez Eric Dolphy, voyez les angles aigus qu'il dessine avec sa clarinette basse, suivez-les autant que vous le pouvez, et regardez autour de vous, une fois que la musique s'arrête. Vous frissonnez ? C'est normal. Il est trop tard pour reculer. 


mardi 14 décembre 2021

Quelques mesures en urgence (pour une candidature sérieuse)


Comme nous sommes dirigés par une bande de tapettes lymphatiques, je m'en vais leur expliquer ce qu'il convient de faire, à ces pieds nickelés de mes deux.

D'abord, inscrire l'obligation de port du masque dans la Constitution ! C'est la moindre des choses. Et le vaccin, et le vaccin, me direz-vous ? Calmez-vous, on y vient, au vaccin. 

On s'en branle un peu, du vaccin, vous savez. Le vaccin n'était là que pour commencer à détruire les défenses immunitaires de la peuplade primitive que nous administrons, et pour mieux la contrôler. Mais nous avons les moyens d'arriver au même résultat de plusieurs manières ; nous sommes en train de plancher sur d'autres technologies dont vous nous direz des nouvelles. Bon, il est vrai que la vaccin a beaucoup d'avantages, et que c'est encore ce qu'il y a de plus simple à mettre en œuvre pour l'instant. Allons-y pour le vaccination obligatoire dès la gestation, inscrite dans le préambule de la Constitution. De toute façon, nous n'en sommes plus à ça près. Je vous le dis, tout cela est un peu vieillot, mais bon, si ça peut fonctionner sans accroc jusqu'à ce que les nouvelles techniques soient prêtes, pourquoi pas. 

Ensuite, il faudra rendre obligatoire la consommation d'au moins quatre cachets par jour dès la naissance, huit à partir de quarante ans, douze à partir de soixante, vingt-quatre à partir de soixante-six ans, à choisir dans une liste de médicaments édictée par le gouvernement et renouvelée chaque année en fonction des business-plans des grand labos. 

Il faut aussi mettre un peu d'ordre dans la production alimentaire, en concentrant toutes les denrées alimentaires entre les mains de quelques producteurs agréés aux niveau mondial,. Toutes les patates doivent avoir la même forme, le même goût, la même durée de vie, tous les radis doivent avoir le même aspect, enfin, vous voyez l'idée, il faut stopper le bordel infâme qui règne en ce domaine. Un seul élevage de porcs, un seul élevages de bovins, etc., concentration, rationalisation ! Les animaux comestibles seront évidemment vaccinés et standardisés au maximum. Les vaches doivent se ressembler à tel point qu'il devienne impossible de les appeler par leur petit nom, elles doivent avoir la même taille, on gagnera de la place. Il faut également rendre obligatoire la consommation de viande, au moins quatre jours par semaine. 

Il faut que l'élection à la présidence de la République soit soumise elle aussi à la parité sexuelle. Donc, pour la prochaine, et pour toutes celles jusqu'en l'an 2100, ce ne pourra être qu'une femme, histoire de rattraper le temps perdu. Ça tombe bien, ça nous évitera de rendre le vote pour Valérie Pécresse obligatoire. 

J'ai beaucoup d'autres idées intéressantes, mais ma soupe est cuite…

dimanche 12 décembre 2021

Les corps effondrés

L'obésité n'est pas un problème esthétique, c'est un des phénomènes les plus importants de nos sociétés modernes. Ce n'est pas un détail, ce n'est pas un accident. C'est le signe très visible d'un vice profond qui a des conséquences dans beaucoup de domaines.

Pourquoi mange-t-on trop ? Parce qu'on est dénutri. Parce que la nourriture qu'on nous propose aujourd'hui n'est pas nourrissante. Oh, elle nourrit au sens où elle remplit, où elle semble combler les failles affectives, où elle apporte les calories et les macro-nutriments (glucides, protéines, lipides) sur lesquels ces imbéciles de diététiciens ont les yeux rivés depuis la dernière guerre, mais elle n'est absolument pas nutritive. Elle est vide. Dès lors, les organismes ont besoin d'ingurgiter des quantités très  importantes de cette nourriture dégradée, car ils essaient en vain de combler leur manque de micro-nutriments (minéraux, vitamines, oligo-éléments, etc.). Et ne me parlez pas de psychologie ! Je ne dis pas que la psychologie ne joue aucun rôle, mais elle n'est que rarement à l'origine de ces déséquilibres ; elle en serait plutôt une des nombreuses conséquences. 

Nous sommes tous carencés en micro-nutriments (qui en parle ?) parce que notre environnement l'est aussi. Si l'environnement (les sols, par exemple) sont privés de micro-nutriments, depuis l'industrialisation de l'agriculture et la chimie qui l'accompagne, il est évident que les fruits et légumes qui poussent dans cet environnement sont eux-mêmes très pauvres en micro-nutriments. Mais qu'importe, vous disent les médecins et les diététiciens : si vous avez votre compte de protéines, de glucide et de lipides, et surtout de calories, tout va bien… Et c'est ainsi qu'on fabrique des obèses, parce que les organismes de ces gens-là, contrairement aux apparences, ne sont jamais rassasiés ; ce sont des coquilles vides. 

L'industrialisation des cultures, la transformation et les divers procédés de conservation de la nourriture, qui ont cours depuis maintenant un demi-siècle, sont en train de montrer au grand jour leur beau résultat (au sens où nous pouvons voir ses effets, sans avoir besoin d'analyses biologiques et d'appareillage technique). En ce sens, l'obésité n'est que le signe visible de ce désastre : tout le reste (à peu près toutes les pathologies que les contemporains découvrent depuis plus de cinquante ans) est la conséquence de cette alimentation dégénérée, à laquelle il faut ajouter les pollutions diverses (et dans ces pollutions, j'inclus la pharmacopée utilisée de manière intensive — mais les deux phénomènes sont si étroitement liés qu'il est pratiquement impossible de les distinguer (« il existe à l'heure actuelle en France quinze millions de consommateurs permanents [de médicaments], c'est-à-dire souffrant d'affections chroniques (auxquels il faut ajouter les consommateurs occasionnels). Et dans un pays qui fait plutôt figure de privilégié, un Français sur trois représente un malade. »*) ). 

Nous devons dire merci aux obèses, car ils montrent la réalité, ils lui donnent un corps et une forme, et presque une raison sociale. Je me souviens de ces années du siècle précèdent où elle ne sévissait encore qu'aux États-Unis — et nous pensions naïvement qu'il s'agissait d'un problème culturel. Il s'agit bien d'un problème culturel, en un sens, mais ce problème est mondial autant que technique, culturel autant que physiologique, politique autant que moral. Le corps s'effondre, voilà la vérité. Et plus le corps s'effondre, plus il se dilate, plus il s'épaissit, plus il fait signe, désespérément (toutes les pathologies modernes sont des signaux envoyés par un corps abandonné et maltraité, nié). Comment ne pas voir qu'à mesure que la technologie prend plus de place dans nos vies le corps disparaît, se défait, est réduit à l'état d'enveloppe vide et flasque. La vêture suit d'ailleurs étroitement cette évolution, qu'elle expose de manière hystérique. Vous voulez connaître l'état biologique du corps de vos contemporains ? Regardez un défilé de mode. Un index cliqueur, une bouche vorace, un ventre pourri (l'état des intestins de nos contemporains est sans doute l'une des choses les plus effrayantes qui soient), et un cerveau qui se prépare activement à la dégénérescence, c'est à peu près tout ce qu'il reste de l'homme. Il ne faut pas s'étonner que celui-ci ait peur d'un virus et qu'il le considère comme son pire ennemi. Il a sacrifié son terrain ; dès lors la moindre intempérie le blesse et le met en danger. Tout peut lui être fatal. Le SIDA aura été, il y a déjà quatre décennies, le signe précurseur et terrifiant de cet effondrement intérieur des corps. Pour la première fois peut-être, dans l'histoire de l'humanité, des agents microbiens jusque là inoffensifs étaient capables de tuer un jeune adulte. C'est que le système immunitaire de toute une partie de la population n'existait plus qu'à l'état de souvenir. On a voulu croire que cet état de fait était un accident, une anomalie réservée à quelques malchanceux, alors qu'il aurait fallu entendre la détresse immunitaire globale qui se préparait. 

L'homme moderne a troqué le stress violent et dur, mais éphémère, contre le stress chronique et mou, à bas bruit, celui qui use, dévitalise et provoque la dégénérescence et la dépression. Il vit dans un confort permanent qui le prive petit à petit de toutes ses ressources naturelles. C'est un vacciné chronique bardé de défenses extérieures (qui ne lui appartiennent pas) qui a sacrifié toutes ses ressources intérieures à ce qu'on lui vend comme la panacée (la Science te sauvera). Qu'il soit désormais à la merci de ceux qui contrôlent et fabriquent ces étais artificiels n'est en rien étonnant. Il ne peut plus fuir ni combattre, il ne peut que s'abandonner à une technique qui a fait de lui un consommateur captif, un éternel locataire. La déconcertante facilité avec laquelle le monde entier a été mis sous tutelle par les laboratoires pharmaceutiques est révélatrice : l'humain du troisième millénaire a accepté sa dépossession avec une docilité remarquable parce qu'il savait avoir préalablement renoncé à la faculté de se protéger lui-même. 

À côté de l'obésité, un autre marqueur vient dévoiler l'effondrement des corps : la consommation de benzodiazépines et, plus largement, une dépendance quasi générale à la drogue. Les rares qui y échappent ont d'autres béquilles, guère moins délétères, mais la dépendance à tout ce qui entre dans le corps me semble fondamentale : nourriture, médicaments, tranquillisants, excitants, neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, calmants, anti-douleurs, euphorisants, anti-inflammatoires, antibiotiques, bruit, ondes, images aussitôt oubliées, parole vide, sans poids. La pollution est générale. La dépendance est maximale. Ce qu'a montré la pseudo crise sanitaire, c'est que nous sommes nus, les muqueuses à vif. Bien sûr, ce n'est pas complètement vrai, mais tout a été fait pour nous le faire penser. Nous nous sommes laissé dépouiller de tout ce qui nous appartient en propre, à commencer par notre responsabilité. Les maladies sont des fléchettes au curare qu'un dieu irresponsable et capricieux lance au hasard sur ses créatures désarmées. Nous attendons notre tour en baissant la tête. Nous espérons avoir de la chance. Cette croyance est profondément ancrée dans les esprits modernes ; je ne sais si nous en sortirons un jour. Les mots “cancer”, “Alzheimer”, “sclérose en plaques”, “AVC”, “infarctus”, “diabète”, sont des météores furieuses qui sont en orbite au-dessus de nous têtes et peuvent nous viser à chaque instant. Plus personne ne sait qu'il est responsable de sa santé et que son propre corps lui appartient. Ils avalent des choses qui ressemblent à des aliments, ils prennent des substances qui ressemblent à des remèdes, ils consultent des docteurs qui ressemblent à des médecins, ils écoutent des prêtres qui ressemblent à des hommes de science, ils confient leur sécurité à des employés qui ressemblent à des ministres. Quelle dignité leur reste-t-il ? Même le « non » leur est interdit. La souveraineté politique dont on nous rebat les oreilles, ils n'en ont plus la moindre idée, car il y a longtemps qu'ils y ont renoncé, quant à leur être. Leur corps n'est plus qu'un corps social ou statistique, c'est une donnée parmi d'autres, interchangeable, neutre, qu'on peut charger ou débrancher, utiliser ou sacrifier à volonté, et dont on peut disposer comme on le fait de la pièce d'une machine. Elle ne fonctionne plus, elle ne donne plus satisfaction ? On la jette, on la remplace. À l'échelle du monde, puisque c'est désormais ainsi qu'on pense, ce n'est rien — rien qui ne puisse entraver le cours des choses, rien qui ne puisse gêner la circulation des biens et des maux, des marchandises. 

La détresse immunitaire a été fabriquée. C'est ce que je prétends. On parle volontiers des maladies iatrogènes, ces pathologies directement causées par la médecine, mais cette problématique masque habilement les dégâts au long cours, qui peuvent rester longtemps invisibles, ceux des pathologies qui portent des noms trop familiers, nous habituant à les considérer comme à la fois inéluctables et aléatoires. Tout le monde connaît la célèbre formule attribuée à Pasteur : « Le microbe n’est rien, le terrain est tout », mais on oublie toujours de citer la phrase dans son entier : « Béchamp avait raison : le microbe n'est rien, le terrain est tout. » Car c'est seulement à la toute fin de sa vie, qu'il aurait dit cela, et cette phrase contredit largement le pasteurisme, pasteurisme qui continue de guider notre médecine dans son ensemble. Les microbes, les bactéries, les virus ne sont pas ces dangereux hors-la-loi lâchés dans le vivant par une nature folle ou mal organisée. Pour reprendre encore une fois Michel Bounan : « Le rôle des agents infectieux, faux terroristes dont la culpabilité protège de vrais coupables est [si] nécessaire (…) . » Nécessaire à quoi ? Quels vrais coupables protègent-ils ? Je préfère terminer par une question…

Dans mes jeunes années, un terme était très en vogue parmi les commentateurs sportifs de la télévision : le verbe “désunir”. Quand ils disaient d'un athlète qu'il s'était « désuni », nous comprenions que celui-ci était en mauvaise posture, alors qu'il avait l'instant d'avant tous les atouts en main — quelque chose dans son corps ou dans son geste l'avait trahi, l'avait abandonné. La belle réussite de la médecine moderne, alliée contre-nature de l'industrie alimentaire, a été de désunir l'homme de lui-même : elle l'a transformé en son pire ennemi. Il s'est mis à pourchasser la vie en lui tout en croyant que cela lui assurerait l'immortalité. 

(*) Michel Bounan — La vie innommable, 1993)

mardi 7 décembre 2021

La dernière solitude

J'ai peur des fous, j'ai peur des folles. J'ai peur du froid. J'ai peur de ne pas devenir fou assez vite. J'ai peur de ne pas être entendu. J'ai peur d'être compris. J'ai peur d'être aimé pour de mauvaises raisons. J'ai peur des enfants. J'ai peur du vide. J'ai peur de ne pas haïr assez fort. J'ai peur d'étouffer. J'ai peur de l'eau très profonde. J'ai peur de la violence. J'ai peur des coups de pieds dans les tibias. J'ai peur de mes mensonges. J'ai peur des accidents de voiture. J'ai peur de ma bêtise. J'ai peur des fausses notes. J'ai peur de l'oubli. J'ai peur de la dernière solitude. J'ai peur d'avoir été impardonnable. J'ai peur des mots trop précis, qui semblent se justifier par l'ajout de sens qu'ils font au langage. J'ai peur de trop parler, mais aussi de ne pas assez parler. J'ai peur de ne pas trouver mes mots, ou que les mots ne me trouvent plus. J'ai peur que mes phrases soient maladroites, ou trop adroites. J'ai peur de ne pas appartenir à celle que j'aime. J'ai peur d'être lourd. J'ai peur de me tromper. J'ai peur d'être trompé. J'ai peur que mes vœux se réalisent. 

La peur et les peurs accumulées au cours d'une vie, que deviennent-elles, quand nous arrivons au seuil de la mort ? La peur de la mort les fait-elle disparaitre ou au contraire les fait-elle revenir nous frapper à une puissance décuplée ? Ces peurs sont-elles une seule et même peur, la Peur ? 

Il y a quelques années, un de mes amis est mort soudainement d'un cancer foudroyant (comme on dit). Après son décès, quelqu'un m'a appris qu'il s'était conduit avec moi comme une crapule. Je ne sais pas si je préfère le savoir ou si j'aurais préféré l'ignorer. Le rapport qu'on entretient avec les morts est délicat. Apprendre après son décès qu'on a été trompé par un défunt rend la cohabitation avec celui-ci très difficile. Nous ne pouvons pas le haïr, ni lui faire de reproches, il est à l'abri de toute semonce, et c'est précisément cet abri qui rend la paix impossible. 

La relation que nous avons avec les morts est proche de celle que nous entretenons avec les mots. Nous les respectons et nous en avons peur. Nous les aimons et ils nous font horreur. Ils se tiennent à égale distance du sens et du style et ne révèlent rien de leur secret : ils nous laissent faire tout le travail, tout le chemin. Plus nous creusons en eux et plus ils nous démontrent qu'ils sont ailleurs, que jamais nous n'entamerons leur cœur de pierre. Et pourtant, ils sont si fragiles… Nous procédons d'eux, et ils font notre procès, jusqu'à la Peur ultime, jusqu'à nous abandonner à la dernière solitude. 

***

Je croyais mettre un point final à ce texte quand je me suis aperçu de ce que j'avais écrit. Nous écrivons toujours pour de mauvaises raisons, ou plutôt, les bonnes raisons que nous avons d'écrire ne se révèlent qu'a posteriori. Mais les bonnes raisons que nous avons d'écrire sont certainement les pires, quand on y réfléchit bien. Toujours est-il que je me suis aperçu après avoir terminé la rédaction de ce texte qu'il parlait d'autre chose que de ce qui m'avait conduit à en entamer l'écriture. Rien de très original, me direz-vous, pour quelqu'un qui, comme moi, ne sait presque jamais de quoi il va parler, et est incapable d'organiser un discours de manière logique et idéelle. Tout de même, je n'avais pas prévu d'écrire que les amoureuses qui ont cessé d'aimer sont des demi-mortes. Mortes, on aimerait qu'elles le fussent ! Mais non, elles restent en vie pour continuer à nous torturer depuis leurs petites existences trop ordinaires. (Non, il ne s'agit pas d'une digression. Ou bien c'est la digression de ma vie, celle en laquelle j'ai élu domicile pour en faire mon tombeau.) Toutes elles nous trahissent, toutes elles nous ont trompés. Et c'est seulement parce qu'il y a un après que nous le savons. C'est la trahison, dont j'ai le plus peur — la mienne comme celle des autres. Au moment de la mort, les mots livreront leur secret, et nous saurons tout. 

***

Il faut abandonner les textes que nous écrivons juste avant qu'ils ne se mettent à réellement signifier quelque chose. J'ai peur que mes vœux se réalisent et j'ai peur que mes textes signifient quelque chose. Ils nous trahissent toujours, ces salauds. 

dimanche 5 décembre 2021

Entre les noms, l'abîme


Ce matin, au réveil, je me suis aperçu que j'avais oublié une personne, dans la famille de ma mère. J'avais en tête les quatre garçons, René, François, Marcel, André, et les deux filles, Catherine et Pauline. Et tout à coup j'ai réalisé que les filles étaient trois, et que j'avais complètement oublié la troisième, morte jeune, et que je n'ai pas connue, celle qui jouait du piano, et qui, selon ma mère, avait tous les talents. Est-ce Suzette, qu'elle se prénommait ? Je ne parviens pas à en être certain. C'est sans doute ma promenade dans le beau cimetière de Vézénobres, vendredi dernier, qui a fait revenir en moi cette absente. Ils étaient donc sept, comme nous, et comme les enfants d'Isabelle. Il est probable aussi que la lecture du livre de Jérôme Garcin, "Olivier", qu'Emmanuel m'a envoyé la semaine dernière, et qui traite de la gémellité, n'est pas indifférent à cette anamnèse. 

Je n'avais jamais réalisé que mon frère ait pu souffrir de la mort de son jumeau, Jérôme, à l'âge de deux ans. Deux ans, c'est bien jeune, et deux années, c'est bien court, pour avoir une vie en commun et des souvenirs… Et pourtant, si j'en crois ce qu'il me dit, la blessure est bien là, profonde et tenace, et le sentiment d'incomplétude. Je me croyais le seul à penser à Jérôme, le seul dont la vie avait été informée par ce petit être trop tôt emporté, mais je me rends compte maintenant que nous sommes trois dans cette embarcation, quatre avec Maman : les deux jumeaux séparés, celui auquel on a donné le nom du défunt, et celle qui les a mis au monde. J'ignore de quoi est morte Suzette, si c'est bien Suzette, mais je me demande si elle n'est pas morte de la tuberculose, comme Jérôme

Dans la ronde de ces noms marqués par la mort, il y a bien sûr Jérôme, mais il y a aussi Pauline. Je ne me rappelle plus à quelle occasion j'avais découvert, à sa publication, en 1997, L'Enfant éternel, de Philippe Forest, livre dans lequel le père raconte l'agonie de sa fille de quatre ans, emportée en quelques mois par un cancer. Ce livre a eu beaucoup d'importance dans ma vie. C'est à partir de lui que j'ai pris conscience de ce double enfoui dans les profondeurs de la mémoire maternelle, de ce coin enfoncé entre nous. Ma mère n'en parlait jamais, ou presque jamais, même si le portrait qui ne quittait jamais la commode dans la chambre des mes parents m'était familier, ainsi que cette mèche de cheveux blonds enfermée dans un coffret précieux et parfumé. J'ai conservé et cette commode, et ce portrait, et cette mèche de cheveux, puisque ma mère avait insisté pour me léguer tout ce qui se trouvait dans sa chambre. Les tiroirs de cette commode étaient pour moi l'objet d'une fascination qui ne s'est jamais dissipée. J'avais l'habitude d'aller fouiller ces deux tiroirs, sans savoir ce que j'y cherchais : je sentais confusément qu'ils renfermaient un mystère. Ce mystère, je ne l'ai jamais percé, mais les odeurs et le trouble qui me prenait quand je mettais mes deux mains à l'intérieur me sont restés. Il y a des talismans que toute notre vie nous cherchons en vain. 

Quand Maman est morte, en 2003, à la date anniversaire de la mort de Jérôme, un 19 juillet, à neuf heures du matin, j'ai insisté pour faire graver sur sa tombe son premier prénom (Pauline) quand nous la connaissions tous sous son deuxième prénom : Yvonne. Je crois que cette volonté a choqué, comme si je faisais apparaître une intruse au sein de la famille, et je crois qu'on m'en a voulu. Je ne regrette nullement cette décision, bien au contraire. La mort est le moment où les mémoires se rassemblent, et toutes ne nous appartiennent pas. Je crois que nous devons les accueillir toutes, même celles qui nous paraissent étranges et étrangères. Elles viennent souvent de très loin et se donnent rendez-vous sur la tombe des défunts. Ce beau prénom de Pauline (encore un héritage napoléonien, comme Jérôme), je le trouve infiniment doux et sensuel, et surtout il fait apparaître une autre femme que la mère que j'ai connue, peut-être celle qui me racontait la raison de mon deuxième prénom (Jacques) : un amour platonique de jeunesse — elle l'aura silencieusement porté en elle jusqu'à moi, cet amour…

« Il y a de la violence et du déchirement derrière cette douceur provinciale. » Ainsi parle le commentateur d'un très beau petit film tourné en 1959 sur Marie Noël, l'auteur de Cortège pour l'enfant mort, ce poème qui à chaque fois que je l'entends récité par Madeleine Robinson, me bouleverse à un point inimaginable. Cette poésie si faussement douce, ou si violente dans sa douceur même, me fait trembler des pieds à la tête, et je repense à ma mère et au 19 juillet. Je ne suis le jumeau de personne, et pourtant cette ombre lancinante me poursuit jusque dans les phrases que je lis ou que je tente de faire, elle s'est attachée à moi, elle me porte et je respire souvent son odeur. Quel que puisse être mon trouble, et même cette sorte de douleur suave qui me prend quand je pense à lui, le petit mourant blond au regard si doux dans son berceau, je n'ose pas imaginer la douleur et le désespoir de notre mère durant cet été terrible, je ne peux pas ressentir ce qu'elle a ressenti et ne le pourrai jamais ; en cela elle restera toujours une étrangère, quelle que soit la force de notre amour réciproque. (Elle n'est pas seulement Yvonne, elle est aussi Pauline…) Douceur et déchirement. Proximité et étrangèreté. Sang et souffle. Chair et cendres. Présence et absence… Tu es près de lui, désormais, et j'ignore tout de votre lien éternel. C'est ainsi. 

Il y a de l'oubli en nous, et cet oubli est aussi essentiel que ce dont nous sommes conscients. Cet oubli vient s'ajouter à nos pensées, ou plutôt il les multiplie, il les déforme, il les recompose, il leur donne une direction qui nous indique ce point aveugle que toute notre vie nous avons cherché sans le trouver, ce lieu invisible (peut-être s'agit-il d'un moment ?) qui nous leste d'une inexplicable et formidable pesanteur, ce qu'on appelle l'existence (ou la présence ?). Toujours nous repassons par ce lieu qui semble vide, où l'absence est si intense qu'elle nous fait suffoquer autant que l'excès. 

Je n'ai pas connu le sentiment d'avoir mis au monde, et je ne comprends pas réellement ce que cela peut signifier. Est-ce que les hommes, d'ailleurs, le peuvent ? Je l'ignore. Qu'ils participent à la vie nouvelle, c'est un fait, mais ont-ils jamais la sensation de mettre au monde ? J'en doute fort. C'est trop abstrait, le sperme. Ils ne connaissent pas cette transformation invraisemblable du corps, la dilatation, et ce lien si essentiel à la nourriture, donc à la survie, et surtout la cohabitation avec l'autre ! Les hommes restent seuls quand les femmes savent ce que cela signifie qu'être deux ; c'est ce qui les rapproche des jumeaux. Je ne crois jamais les hommes qui me parlent du mystère de la naissance, de ce miracle, comme du chef-d'œuvre de leur vie. Je crois qu'ils ont besoin de cette croyance pour essayer de se mettre au niveau de la mère, mais c'est peine perdue. Nous sommes trop dissemblables. Un homme sera toujours plus proche de sa mère, quoi qu'il en ait, que de celle qu'il désire et qu'il engrosse. De cette dernière il ne connaît que l'extérieur (ou ce seuil qu'on appelle le sexe), alors qu'il connaît les entrailles de l'autre, mais c'est surtout le fait même qu'il choisisse sa femme, qui l'en éloigne. Les êtres et les choses dont nous sommes les plus proches, nous ne les choisissons pas. La vie choisit pour nous, c'est la vie qui nous choisit, c'est la vie en la mère qui nous donne accès à la vie qui est en nous. 

Allez-vous en ! Allez-vous en ! La sombre heure arrive à présent.

À chaque instant de notre vie, la sombre heure est là, qui nous attend. Elle se confond avec la clarté. Nous la traversons souvent sans nous en rendre compte, ce n'est qu'une ombre fugace qui passe, une note, un accord glacial, et puis un jour la porte s'ouvre et nous nous trouvons de l'autre côté sans avoir eu le temps de comprendre. J'essaie d'être conscient, d'être prêt, de la voir arriver, mais je sais que c'est peine perdue. La musique aide beaucoup, mais elle ne nous guérit pas de notre cécité essentielle. Nous sommes engagés dans une épreuve dont nous ne connaissons pas les règles, mais dont l'issue ne fait aucun doute. Entre les enfants et les vieillards, un même secret circule à l'ombre des mères, et parfois, rarement, il arrive que ce secret prenne corps, et vienne nous parler à l'oreille : l'effroi de la vie et celui de la mort sont faits du même bois. Il peut survenir à tout instant, et toujours s'inscrit dans la ronde des noms propres qui nous rappellent que d'autres corps que le nôtre ont habité la Terre, que d'autres corps que le nôtre vont nous recouvrir de leur noms et de leurs histoires. Nommer un être est une chose terrible… Les prénoms sont des mots de passe, toujours. Ils ouvrent des portes et en ferment d'autres. 

Je n'ai pas connu Suzette. Elle a vécu, pourtant — c'est ma tante, autant que Glyne. Je n'ai pas connu Jérôme. C'est mon frère, pourtant, autant qu'Emmanuel, Jean-Marc, Daniel, Sylvain, Dominique. La connaissance que nous avons des autres n'est rien, ou pas grand-chose, dès lors qu'il s'agit des liens qui nous inscrivent dans la constellation des hommes, qui nous font tenir notre place dans la vie humaine, qui nous font effroyablement singuliers dans la multitude. Je pourrais énumérer tous les noms de ma vie, à l'infini, comme une gamme magique, sans me lasser. Je sais qu'en son sein est inscrite la clef de mon tombeau, et que ce texte-là vaut tous les poèmes. Entre les noms, l'abîme. 

mardi 30 novembre 2021

Là où j'en suis


Tant qu'un homme n'est pas mort, on peut dire qu'il n'a pas vécu. Ayant vécu, je suis mort. C'est vérifiable. Je vois bien que le monde se comporte tout à fait comme si je n'existais plus, et même comme si je n'avais jamais existé. C'est en cela que réside ma chance. Il se peut aussi que le monde m'ignore parce que lui et moi ne nous trouvons pas dans le même plan de l'univers (ce que je prends pour le monde ne serait alors qu'un reflet inversé de mon absence). Cette hypothèse est à envisager sérieusement. 

Il m'a donc fallu attendre le trépas pour commencer à raconter la vie que j'ai empruntée pour arriver là où j'en suis. Cette vie — dont personne ne voulait, il faut bien le dire — n'était pas la mienne, mais il a pourtant fallu faire comme si. J'ai su donner le change. Dans ce domaine, au moins, c'est un sans-faute. Même mes plus proches amis ne se sont aperçus de rien. Ils continuent comme si de rien n'était de m'appeler Georges. Georges par-ci, Georges par-là, Georges a fait ci, Georges n'a pas fait ça, Georges aurait dû, Georges a tout raté, Georges était plus ou moins ce qu'il aurait voulu être, Georges pensait que, Georges ne manque à personne… Ils sont persuadés de m'avoir connu et d'avoir croisé une vie, une trajectoire inscrite dans le temps qu'ils appellent une vie, ma vie, une vie qui se serait croisée avec la leur, une vie qui aurait été contaminée et infléchie par la leur. Ils n'en démordent pas : nous nous sommes connus. Nous avons été des amis, des frères, des parents, des cousins, des relations de travail, des amants, des compatriotes, des contemporains. Nous avons interagi, comme ils aiment à le dire. Nous nous sommes parfois disputés, brouillés, détestés, et même aimés, nous nous sommes perdus de vue, puis retrouvés, puis reperdus, nous nous sommes oubliés, entendus, compris, ou méprisés. Bref, nous avons, selon eux, expérimenté ce qui fait qu'une vie humaine est une vie humaine, nous avons échangé des numéros de téléphone, des billets de banque, des gnons, des affects, des pensées, des idées, des sentiments, des souvenirs et des moments, et même quelques fluides et bactéries. Certains vont jusqu'à parler de gènes, mais cela dépasse mes compétences. 

Il paraît que le Georges qui écrit ces lignes aurait eu cinq frères et une sœur (c'est lui qui le pense, ou qui le croit, et c'est ce qui est inscrit dans l'état civil). Dans une autre version de l'histoire, il aurait eu six frères, ou même sept. Laissons ces détails de côté pour le moment. Disons qu'à l'heure où nous parlons il aurait cinq frères, puisque la sœur est morte, ce qui semble indiquer qu'elle aussi a vécu, contrairement aux autres qui ne se sont pas encore prononcés sur ce point. Auront-ils vécu ? Auront-ils croisé d'autres vies que les leurs ? Nous le saurons bientôt. À ce point de l'histoire, on pourrait se demander aussi s'il doit être fait mention de l'Histoire, ou si nous devons l'ignorer autant qu'elle nous a ignorés. Les romans en général font entrer cette donnée dans leurs équations, mais avec quel bénéfice ? La question se pose. Je dirai seulement pour l'instant que l'Histoire et l'histoire ne sont pas seules à se croiser, qu'il faudrait tenir compte également des bêtes, des paysages, des forêts, des températures et des odeurs, de la qualité des sols et des coucheries de François Hollande. Si rien ne devrait être laissé de côté, il va de soi pourtant qu'on ne pourra pas complètement négliger certaines contraintes techniques ou physiologiques, comme le nombre de pages du volume et la santé du rédacteur. Il faut rester réaliste. 

(J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse, j'aimerais citer sans relâche, pour porter ma voix parmi les nombres, j'aimerais me frayer un étroit chemin à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, rapporter, faire écho, laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains, être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, la phrase de passage, la fenêtre ouverte sur l'intelligence.) 

Un tableau vivant nécessite des personnages, de la psychologie, des anecdotes, une certaine chronologie (qui peut éventuellement être retournée ou défaite), un rythme, une ou des intrigues, des descriptions, et une composition. Certains ajouteraient une direction, ou un terme, mais c'est précisément ce que nous voudrions éviter, sans savoir si la chose est possible. Ah, j'allais oublier le sens, mais de cela nous ne sommes pas comptables. S'il devait arriver que des lecteurs en trouvent dans ces pages, nous devrions décliner toute responsabilité, et renvoyer ces lecteurs à leur propre désir, ce qui ne devrait pas être très difficile, puisqu'ils ne connaissent que cela. Les lecteurs de romans sont bien trop silencieux. Ils devraient hurler à chaque page. 

On devrait peut-être se demander si le roman est bien le genre qui convient ici, mais j'aime bien ce vocable de "roman", et son grand avantage est de recouvrir aujourd'hui une somme considérable de formes. La cérémonie du roman nous séduit, même quand elle se réduit à un mot imprimé sur une couverture. Les apparences seront avec nous quoi qu'il arrive. 

Mais, me direz-vous : là où j'en suis, où est-ce ? C'est que je ne le sais pas très bien. Les choses ne sont pas si claires. Je suis ici, indubitablement, mais, tout à la fois, je n'y suis pas du tout. Ne croyez pas que j'essaie d'embrouiller volontairement la situation, afin d'échapper à mes responsabilités. Il n'est nullement question de cela, en vérité. C'est même tout le contraire. C'est justement parce que je veux être exact que je dois exposer la situation dans son paradoxe apparent. Écrivant les phrases qui précèdent, je ne peux nier que je suis là, puisqu'il faut être quelque part pour agir, mais tout en moi se révolte dès que j'écris que c'est moi qui écris. Et si ce n'est pas moi qui écris, où suis-je quand ce qui s'écrit ici s'écrit ?

Tout livre doit hurler à son lecteur… Eh bien, hurlons ! Le lecteur se tait, profitons-en pour parler plus fort que lui. C'est dur, de vieillir, vous savez ! Toute une vie pour en arriver là… Vraiment, si on avait su… Toute une vie pour apprendre ce qu'on savait déjà et ce que tout le monde sait dès l'origine. Quel temps perdu ! À chaque fois, recommencer à faire semblant de découvrir… Creuser derrière les apparences, en faisant mine de trouver ce qui est en peine lumière… Nos cris ne font peur à personne car tout le monde crie, nos paroles n'intéressent personne car tout le monde parle en même temps, chacun dans son tunnel. De temps en temps, une femme jouit avec grâce et nous croyons au bon dieu. Ça ne dure pas. On croit écrire une grande histoire, un roman fabuleux, mais nous trouvons dans le journal du matin la même histoire, le même roman, avec plus de détails, et qui semblent plus vraie et plus réussi. À quoi bon ? Alors le hurlement nous reprend. Quand on n'a rien à dire d'important, il faut crier, il faut barbouiller les murs de merde, il faut invectiver, étonner, surprendre, insulter, il faut chanter plus vite que la voix, il faut parler plus loin que le sens. Alors nous convoquerons la saleté, la trahison et le délire, le rire de l'idiot et la beauté ineffable, nous blasphémerons et nous profanerons ce que nous avons de plus précieux, bien sûr, comme à chaque fois que l'autre plonge son pieu dans notre cœur. 

On ne nous a pas appris à aimer. 

(…)

À Jean Quatremaille, fraternellement

dimanche 28 novembre 2021

D'un journal l'autre

Il ne [nous] arrive pas grand-chose (nous avons mangé [de la salade et des betteraves]), de sorte qu’on n’a rien de bien saillant à raconter, si tant est que [notre] vie soit beaucoup plus passionnante le reste du temps. Il n’y a guère que [l'angoisse et le désespoir], pour ne se relâcher point.

Ah si, tout de même. Emmanuel me raconte qu'à l'Oncle Jérôme il avait avoué avoir raté son baccalauréat, ce qui lui a valu une verte réprimande de Tante Glyne, et même une gifle, dans la rue. Heureux homme qui appartient à une époque où il était encore possible de ne pas réussir son bac.

Ce sont de ces petites manies dont sont faites les grandes folies, et les œuvres abondantes.

L'expérience extérieure est réduite à presque rien, mais l'expérience intérieure, elle, est presque indicible. Nous voilà dans de beaux draps, comme disait Céline. 

La peur et l'angoisse, dont ordinairement on ne parle jamais (ou trop littérairement), en ont eu assez d'être les laissées-pour-compte du récit désarticulé qui serpente en ces pages. Car c'est bien d'un récit, qu'il s'agit, contrairement aux apparences. On l'ignorait au commencement, mais les morceaux, tels qu'ils se sont arrangés, à notre insu, dans la trame d'ensemble, ont fini par trouver une place qu'ils n'auraient pu échanger avec aucun autre. Il fallait être patient et écouter le chant des organes. 

Au fond je comprends ceux qui renoncent, ou qui d’emblée sont tout renoncement. 

Que ne donnerait-on pas pour renoncer — car le prix à payer est exorbitant, c'est un fait ? (Je me demande ce que ce serait, exactement, que de renoncer.) Ne sommes-nous pas trompés sur la marchandise ? Comment savoir ? Les publicitaires du renoncement sont très habiles, j'en suis convaincu, et surtout, ils ne se lassent jamais. Pourquoi désirent-ils si fort que nous renoncions ? Eux aussi pourraient se décourager, après tout ! Mais non, il semble bien qu'ils ne se résignent jamais à nous voir poursuivre. Ceux qui ont renoncé ne supportent pas qu'on ne soit pas comme eux.

Une femme marche rapidement dans la rue, en manteau rouge. Elle a les mains dans les poches. Elle voit un couple qui s'embrasse. Ça la remue, dirait-on. Elle n'a pas l'air d'aimer ça. Il faudrait la consoler. Mais arrête de pleurer, voyons ! Dans quel état tu te mets ! C'est ridicule mais elle ne veut pas renoncer. Elle veut aimer et être aimée, la folle. On la prend dans les bras, on la secoue un peu, on lui remonte le moral comme on peut, on la rabroue un peu, aussi, c'est pas sérieux, quand-même, hein. Quoi, qu'est-ce qu'il a de plus que nous, ce gars-là, hein ? Mais rien du tout ma Poulette, rien du tout ! Il a même pas son bac. Et on voit tout de suite qu'il est fauché. Un indigent, comme qui dirait… On laisse choir le mot comme un mégot mouillé et éteint qui nous tomberait du bec. Allez, embrasse-moi et puis c'est fini ! Elle se laisse faire, bien sûr. Allez, viens, on va danser, viens, je te dis. Musique !

Tu vois, il n'y a pas beaucoup d'angoisse, dans mon récit. Ça peut aller, de ce côté-là, non ? Je fais attention au lecteur, moi. Faut pas trop l'effrayer non plus. La femme en manteau rouge dans la nuit parisienne mouillée de pluie, c'était bien. Bonne séquence. Émotion. Mystère. Images. « Ça te plaît, cette musique-là, hein ? Tu peux remuer ton cul… »

Il a l'air jaloux. « C'est pas ça qui vous arrête, vous les bonnes-femmes. Vous êtes de vrais égouts à pattes. » Paf, il lui colle une beigne. Un peu d'action quand-même. Allez, viens danser, qu'une autre lui dit pour le calmer. Ça danse. Musique, toujours !

Ça ne vous donne pas envie de renoncer ? Danser, ç'a toujours été le pire, pour moi. Le comble du comble. À l'époque, je ne connaissais pas le Lysanxia, j'avais le nez collé à la vitre en permanence, et derrière la vitre, les bonnes-femmes se trémoussaient, quelle horreur ! Musique, qu'ils disent. Danse, musique, concert, light-shows, mains au cul, sueur, honte, odeur de chiottes. « J'en ai marre, de ce mec. »

Tu vois qu'il s'en passe, des choses ! Il y avait même des bagarres, le samedi soir, souvent. Je ne rêve pas, Isabelle Huppert a du poil sous les bras. C'était le bon temps. Ils baisent joyeusement ; ils cassent le lit. « Ben quoi, j'ai dormi chez Annie ! » [Fracas]

Une fois qu'elle a bien pleuré et reniflé, il s'attendrit et la pousse doucement vers le lit, la chatte morveuse. Elle va rester quand-même cette nuit, elle partira demain. Il la déshabille doucement, il lui parle gentiment. Elle a les yeux rouges. « Tu vas te reposer. » Retour de la femme en manteau rouge avec des tomates farcies préparées par sa grand-mère. Lacrimosa la reine des douleurs. Ça sent la mort. Alors tu viens pas ? Elle va retrouver l'autre, bien sûr, l'indigent ! Elle est plus blonde que rousse. Ils s'embrassent sans un mot. Il va s'acheter des Gitanes. Se reposer, c'est un truc que les hommes disent aux femmes, ça, tu vas te reposer, quand ils veulent les tenir tranquilles, à leur main. C'est ce que je disais à Isabelle quand elle venait me voir ici le week-end. Repose-toi. Dors. Elle restait couchée, longtemps, pendant que moi je faisais la cuisine ou le ménage ou les courses ou d'autres choses qu'on fait quand les femmes sont couchées là-haut à dormir. Moi aussi j'aime bien dormir. Elle était fatiguée, la pauvre, fatiguée par son travail, par sa vie, et peut-être aussi par elle-même. J'allais la voir, après, elle avait les yeux gonflés, elle était belle, comme ça, encore toute tiède et toute molle, toute parfumée de nuit concentrée. J'aurais pu faire ça mille ans, bien sûr — en compagnie de l'adagio de la neuvième symphonie d'Egon Wellesz ou d'une blanquette de veau, je ne m'ennuyais pas. 

Retour de la femme en manteau rouge. « Tu ne me feras plus jamais l'amour ? » Il ne sait pas. 

 Ils se disent que mieux vaut tenter de vivre à peu près tranquille, et que de toute façon se révolter ne servirait à rien. À en juger par les résultats d’un grand refus, ils n’ont probablement pas tort. 

« Sois pas malheureux ! » Qu'est-ce qu'il peut répondre à ça ? Il se démet. Il repart seul, les mains dans les poches. 

Il n'y a que les morts qui écoutent. C'est très sensible dans les réunions familiales, mais c'est vrai toujours. Il enfonce la porte, elle est étendue sur le sol, près d'une cheminée. Il se penche sur elle, soulève son bras droit qui gît dans une mare de sang. Il la prend dans ses bras, il a beaucoup de force. La tête de la jeune femme pend en arrière, elle a les yeux ouverts. Il regarde son visage, puis il descend l'escalier en la portant. Elle est maintenant allongée sur le marbre de l'autel. On le voit au-dessus d'elle, sa figure tout proche de la sienne (elle a toujours les yeux ouverts), puis il pose son visage sur la poitrine de la morte et l'on entend un cri strident. « Je voulais la rendre à Dieu. »

La musique veut nous rendre à Dieu, les pères veulent nous rendre à Dieu, le soleil veut nous rendre à Dieu, mais la pesanteur de la vie est si forte, si poisseuse, elle nous tire en arrière, elle nous arrime à la terre et à la femme, elle met en nos tripes toute la densité du désir qui s'écoule de nos yeux comme du plomb fondu. Le sang est une colle puissante et brûlante qui nous dicte les pauvres phrases que nous croyons inventer. Nous ne renonçons jamais à nous enfoncer jusqu'au délire dans ses ornières : dans nos draps l'ordure et la grâce se contorsionnent amoureusement. Cela crée beaucoup de jalousie. 

« De tels excès sont d'un autre âge. » La sagesse est le vice des vieillards, lui répond l'abbé. Ils ne s'écoutent pas, c'est impossible. Chacun s'adresse à son abîme propre et la vie des hommes suit son cours. Il ne nous arrive pas grand-chose, hormis les petites manies qui nous arrachent au linceul de l'existence somnambulique. Tu vas te reposer. N'aies pas peur, je suis là, il ne peut rien t'arriver. Je l'entends ronronner dans le Grand Refus de la mort. 

lundi 22 novembre 2021

[ Ì∂†]

[Tout ce que j'écris ici est barré d'avance, et s'efface du même mouvement que je l'écris. Ce qui fait qu'on devient fou, c'est qu'on ne peut ni arrêter ni continuer. Je n'ai personne à qui parler. Dans ces conditions, pourquoi continuer à vivre. À quoi sert de crier, seul dans sa chambre ? Les murs sont trop épais. Tout ça n'aura servi à rien. À rien du tout. Il n'y a rien. Il ne subsiste rien — et il n'y avait rien au départ, c'est le plus cruel. Tout est bâti sur du faux, tu toc, du mensonge, de la bouillie, des mots, des phrases creuses, des grimaces. Tout ce que je dirai sera retenu contre moi, je le sais.]

[Je ne sais pas me faire comprendre. Le désespoir me serre le cœur. Plus j'écris pour essayer de dire ce que je pense moins j'y arrive. Ces trois phrases, je viens de les écrire à un ami très cher, et je les ai retirées avant qu'il puisse les lire. J'ai eu honte de moi. Et aussitôt, le vieux désespoir de l'enfance m'a sauté au visage. On ne peut pas parler. C'est impossible. Personne n'est là, personne ne nous écoute.] 

[Parler, mais à qui ? Il n'y a que les morts qui écoutent. Il n'y a rien, rien que soi et rien qui soit. Si tu n'es pas mort, tu ne m'entends pas. Si je ne suis pas mort, je ne parle pas vraiment. Quel cirque ! Quel asile !]

[Oh, je sais ! Je sais bien que je ne dis rien d'original, allez, et que vous n'entendrez que l'atroce banalité que je suis en train d'énoncer maladroitement. La vérité est qu'il n'y a rien d'autre à dire, et qu'il faut faire semblant de dire autre chose, sans cesse, qu'il faut continuer à faire semblant, pour ne pas s'attirer la haine des vivants. Mais je n'ai plus la force de jouer. Qu'ils me haïssent donc !]

[J'écris, et je vois mes phrases disparaître à mesure que je les écris. Ce n'est pas drôle. Ce n'est pas un écran, sur lequel j'écris, c'est un crâne mou que mes mots traversent. M. me racontait tantôt qu'il avait voulu récupérer un peu de la poussière de son frère jumeau, dans le caveau familial, et qu'il l'avait couchée, cette poussière, sur un mouchoir, pour, plus tard… Ce geste admirable et dérisoire, je le comprends tellement que j'ai l'impression de le reproduire ici à longueur de pages, comme un dément arc-bouté sur son cauchemar. Sable qui vomit la mer — les oiseaux me fuient. Encore un peu de poussière, s'il vous plaît, encore un peu de terre pour mieux m'étouffer. Y a-t-il quelqu'un ici qui ne mente pas, quelqu'un qui ne soit pas conçu dès l'origine pour mentir ? Pauvre fou !]

[Il y a très longtemps — pauvre fou — que je me demande ce que ça fait de sombrer dans la folie. Je n'ai jamais oublié ce soir d'hiver, à Paris, il pleuvait, je revois la chaussée luisante, en face du Théâtre des Champs-Élysées, où j'avais eu la sensation fugace et terrifiante que j'étais en train de devenir fou — c'était il y a quarante-cinq ans. Je pense à Schumann, toujours. Je le vois au bord du Rhin, avec son petit mouchoir blanc. Je pense à Clara, cette salope, qui a eu peur d'aller le voir à l'asile. Mais c'est surtout à lui que je pense toujours, dans ces moments-là. À lui et à Papa. Tous les trois nous nous tenons silencieusement au bord du Rhin, un petit mouchoir blanc à la main. Terreur… Oui, terreur. J'imagine qu'il existe plusieurs façons de perdre la raison, mais la mienne, c'est ce que je dis plus haut. Cette certitude, d'une violence inouïe, qu'il n'existe plus personne sur Terre qui soit en mesure d'entendre ce que j'ai à dire. Aucune échappatoire. Les mots, à peine ont-ils quitté ma bouche, ou ma pensée, ou mon clavier, me reviennent en pleine face. On ne peut même pas se plaindre. De quoi se plaindrait-on ? Le monde « n'habite plus à l'adresse indiquée », c'est tout.]
[Ils ont tous tourné les talons. Ne reste que la nuit et la pluie, l'eau et le noir. Pourtant nous avions eu une famille, jadis, des parents, des amis. Des bras et des mains nous avaient tenu, bercé, caressé, des voix s'étaient adressé à nous, des yeux nous avaient vu, des bouches nous avaient baisé, mais on dirait que tout cela a eu lieu dans un monde et un temps qui n'ont jamais existé ou qui ont été radicalement abolis. Le monde et toutes ses paroles ont été gobés par une bouche géante qui n'a pas voulu de l'incomestible que je suis.]

[J'en suis à ne plus oser écrire ce que j'écris, à ne plus oser penser ce que je pense, à ne plus oser dire ce qui se dit en moi. L'écrire, le penser, le dire, c'est porter à incandescence la pointe du tison qui me brûle les paupières de l'intérieur, c'est donner des clous pour me crucifier, c'est me pousser vers le gouffre cellulaire. Mes viscères sont retournées, à vif, ce n'est plus avec mes yeux et mes oreilles que je perçois le monde, mais avec le tissu conjonctif, avec les épithéliums, avec les lames basales ; je ne pense qu'avec l'escalator mucociliaire, avec le péritoine, je ne rêve qu'à travers mon gel turgescent amorphe. Ce n'est pas ma faute : si je vous parle chinois, c'est que vous êtes encore à distance de la substance fondamentale et que la compaction n'a pas encore affecté vos membranes séreuses, ignorants béats de l'apocalypse somatique que vous êtes.]

[À quel moment et pourquoi mes pensées se sont elles transportées dans mes poumons ? À quel moment et pourquoi mes idées ont-elles quitté la substance grise pour aller se loger dans mon diaphragme et dans mon pharynx — ces idées et ces pensées qui se percutent sans cesse à une vitesse folle, qui s'agacent mutuellement, qui rebondissent les unes contre les autres, dès que j'ouvre un livre, regarde un film, et dont l'enchaînement est aussi fou qu'une réaction atomique incontrôlable ? Mon cœur est en train de fondre car le présent est trop chaud. Il y a là une présence qui est trop présente, qui prend trop de place, qui chasse l'air de mes poumons.]

[Ces idiots de médecins parlent de fonctions cérébrales. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Il n'y a pas de fonction cérébrale, rien n'est fonctionnel, là-dedans. Il n'y a pas un chef d'orchestre qui distribue des tâches qui seraient effectuées dans des bureaux ou des ateliers. Tout communique, tout est interdépendant, tout est relié. La Voix se diffracte contre d'invisibles parois ; ses échos transpercent les matières les plus résistantes ; elle est plus intense à l'arrivée qu'au départ ; la caverne est surpeuplée ; mille paires d'yeux rutilent dans l'obscurité ; le sang coule comme de l'acier fondu ; la peur bande.]

[Il n'y a que les morts qui écoutent.] 

(J'écris entre crochets car j'espère que mes phrases ne seront pas lues par celui qui en moi a pris le contrôle de mon souffle. Il faudrait lui échapper, mais il voit tout, il entend tout, le Salaud.)

samedi 20 novembre 2021

BONJOUR, d'abord ! Eh !

 « Par de fréquentes anatomies, tu iras à la découverte de cet autre monde qu'est l'homme. »

Il s'est endormi devant la télévision. Quand il se réveille, il voit cette fille qui le regarde. Elle est assise sur un canapé, comme lui, et semble le regarder. Il la regarde. Elle ne bouge pas. Elle fixe la caméra. (La caméra ou l'écran ?) Elle semble attendre quelque chose. Il se surprend à dire : « Eh ? » Elle répond : « Eh ! » Il éteint la télé.

Bonjour ! BONJOUR ! BONJOUR d'abord, qu'il fait, l'autre ! Il y tient, à son bonjour. L'autre autre l'avait précédé dans l'émission, bien entendu : « Bonjour ! » Et Finkielkraut s'était cru obligé (comment faire autrement ?) de lui répondre « Bonjour ! ». Ils se bonjournent, tous. Ils s'entrebonjourisent de concert. Ils ne peuvent pas survivre sans ça. Eh ! Bonjour, d'abord ! Je dis bonjour à la fille qui est de l'autre côté de l'écran, mais elle me regarde avec un sourire narquois, la conne. Il faudrait anatomiser ce bonjour petit-bourgeois, voir ce qu'il a dans le ventre, mais j'ai peur que ça pue la déjection, que ça putréfacte grave. Alors je me contente de les regarder s'entrebonjouriser comme des adjudants, les adjudants putréfactorisés d'une armée étrangère qui occupe mon sol. Ils ont leur langue, quoi de plus naturel, en somme ! Chacun son truc. Nous nous regardons, de chaque côté d'un écran immaculé que chacun fait semblant de ne pas voir. Me rappelle les peep-shows… Filles, garçons, mères, infirmières, garçons d'écurie, septuagénaires sous Lexomil, tous ils veulent me dire « Bonjour » et ils y tiennent, les salauds. Sans ce viatique, ils ont l'impression d'être nus comme des vers, ils ont l'impression qu'on ne les voit pas, qu'on va par mégarde mettre le pied sur leur foie ou leur pancréas. Écrivains, qu'ils sont, paraît-il. Eh bien même un écrivain dit « Bonjour ! » quand on l'invite à parler de son livre. J'imagine que les nouveaux-nés d'aujourd'hui, quand ils sortent du vagin de leur mère, disent aussi : « BONJOUR ! » avant même de se mettre à hurler, je ne sais pas, je ne vais pas dans les maternités. Et les défunts, quand ils arrivent devant saint Pierre, ils lui disent « Bonjour, d'abord ! », à saint Pierre ? 

Moi je ne peux pas éteindre la télé. Je suis branché dessus H-24, moi. Moi et vous ! Je parle de l'Hyper-Télé, bien sûr, je parle de ce Machin qui n'arrête jamais de nous perfuser, jour après jour, heure après heure, qui ne nous quitte jamais de l'œil, et qui, même dans la douleur et l'exténuation, vient nous dire comment nous devons réagir, ce que nous devons ressentir. Je vois son œil pulsatile même dans la nuit noire. Il est là et il observe. Il ne dort pas, jamais. Il a les mots, les phrases, il a toutes les clefs. On peut compter sur lui. C'est le roi-secret qui dicte sa loi à Dieu. N'a peur de rien, ce serpent-capitaine. Oh, j'ai essayé, de me débrancher, figurez-vous, j'ai tenté le coup, mais même dans l'hyper-solitude, je l'entends, ce « Bonjour d'abord ! » qui me rappelle à l'ordre. Faites l'essai, si vous ne me croyez pas, déboulez chez votre voisin de réseau-social sans lui dire « Bonjour » et vous allez voir… Vous m'en direz des nouvelles ! Je sais pas. Qu'ont-ils à l'intérieur, ces Bonjourisés d'abord ? Si on les scalpelisait en coupes, on trouverait quoi, des chansons, du boudin, des épisodes de Plus belle la vie, des carburateurs double-corps, des frites-mayo, des diplômes ? Qu'ont-ils entre le sternum et le coccyx, entre le voile du palais et la glande pituitaire, les programmes de France-Cul, la voix d'Arnaud Laporte, les ménisques de Laure Adler ? J'ai envie de les insulter mais ce serait insulter la terre entière, n'est-ce pas ! J'ai déjà assez d'ennuis comme ça… « Qui sont Laure et Clément, Maria Pourchet, et comment caractériser leur amour ? — Bonjour ! » « Alors Abel Quentin, à vous d'intervenir, que pensez-vous… — Bonjour, d'abord ! » Tellement urgent, tellement important, ce Bonjour !, qu'il faut couper la parole à Finkielkraut pour le placer, vite vite vite ! Ça le brûle, ça le démange. Avant de penser, il lui faut bonjouriser en urgence. On dirait que le souffle va leur manquer, sans cette main sur le col de l'autre pour lui souhaiter le jour bon.


lundi 15 novembre 2021

Sieste et lingots

Nous étions confiants. La parole et les gestes qui s'échangeaient là restaient parmi nous, dans la fosse où nous étions plongés et confits dans une sorte de marmite sous-marine sans lien avec la surface active du monde. Ça ne durait pas, bien sûr, mais alors nous nous mouvions dans un absolu indiscutable. Les quelques phrases qui se prononçaient remuaient lentement des tonnes d'eau lourde. Elles mettaient du temps à prendre forme. C'était d'abord des sons, des syllabes, des mots, qui remontaient à la surface de la réalité comme de grosses bulles pleines d'indifférence. Nous n'étions pas pressés de les comprendre. Nous nous agitions au ralenti.

De bagout je suis totalement dépourvu, comme Laura le faisait observer. Comme tous les estropiés du verbe, j'ai aimé fabriquer des phrases. C'est là que j'entasse mon bien. Depuis longtemps, je les amassais, les mots et les phrases, et je savais qu'un jour j'allais pouvoir les dépenser comme un nouveau riche incontinent. 

C'est curieux, tout de même. Il me semble que les lumbagos devraient frapper ceux qui possèdent des lingots. Ça leur pèse sur le dos, tout cet or planqué sous eux, ça leur tire sur les lombes. Or, des lingots, moi je n'en ai pas un seul, et j'ai quand-même mal au dos : c'est une des choses qui me font dire que je me suis mal débrouillé dans la vie. Il y en a qui entassent les œuvres d'art, les fourrures, la vaisselle fine et les voitures de luxe, moi j'ai entassé des paroles non dites, ravalées, couchées dans les mêmes draps que mes cauchemars, même pas pensées, la plupart du temps. Il arrive que je me réveille en sursaut la nuit, et que mes membres soient agités de secousses verbeuses. 

« Penser ne fait pas seulement appel à l'intelligence et à la profondeur, mais avant tout au courage ». Il y a du courage, oui, pour construire une phrase qui survit plus de deux heures, qui répond à plus de deux phrases écrites ou prononcées, et qui donne du sens à plus de deux vies humaines. Une phrase peut tirer sur les nerfs, mais elle peut aussi calmer une rage de dents. Le style est capable de débusquer le mal, là où il est silencieux, où il se roule vicieusement en tumeur. Les phrases, pure dépense, sont à couteaux tirés avec l'or amassé, la monnaie du discours combat l'amoncellement… Laura massée, trésor fumant, est à coup sûr tôt tirée, mais par quelle main invisible ? Ça commence à l'enfance, toujours ; il faut voir ça. 

Papa avait planqué son or en Suisse. René le savait, puisqu'il l'avait aidé à passer la frontière. René débonnaire mafieux jovial et sa R16 si authentiquement française, accompagné de sa Jeanne flamboyante et française, avait passé les frontières les doigts dans le nez avec son frère, sans doute, mon père. Imaginez les trois Français bien inspirés, sages, avec leurs mines de paysans conspirateurs. Et Maman le savait, ou le supputait, sans être sûre. On ne la mettait pas dans la confidence. René tirait sur sa Gitane en souriant, sur les départementales, la femme était à l'arrière. On regardait le paysage. On préparait l'avenir. 

Laura me gardait, silencieuse et maussade vigie qui ne s'entendait qu'avec Laïka, la chienne fauve, et durant mes siestes se servait un verre en douce. Emmanuel venait y mettre la main, descendu du galetas quand je faisais semblant de dormir. Laura était moins allongée que moi quand le frère, le plus grand, le plus artiste et le plus sournois, venait perdre ses longs doigts au plus près du buisson ardent, ayant un instant délaissé sa guitare pour des accords moins étudiés, remuant une poisseuse lumière dans la dorure des cuisses, tandis qu'elle, assise et rêveuse, le bras amolli, lasse et méprisante, portait lentement le petit verre à ses lèvres, une jambe trop largement découverte par-dessus le bras du fauteuil. Sa mollesse traumatisante m'a fait longtemps croire que les vraies femmes se reconnaissaient à cette souveraine absence de tenue. 

J'écoutais, affolé et dévot. Les sons étaient suspendus, moites, épais comme une glaire ondulée qui venait s'interposer entre le divan et mon visage. Les odeurs du drap me tournaient les sens autant que si j'avais eu mon museau entre ses seins. J'étais sonné, béat, plus immobile qu'un mort. « Cet enfant est-il passé ? » disait drôlement l'alanguie de sa voix traînante, sans obtenir la moindre réponse du virtuose aux doigts attendris. J'imagine qu'elle me regardait, quand il ne se laissait pas distraire par des questions aussi vaines. « Le petit est toujours silencieux. Il a perdu sa langue ? Il fait dodo, Jojo ? » Elle ne voyait que mon dos, mais elle savait bien, elle, de quelle vie perpendiculaire j'étais remué, tandis que l'après-midi avançait en nous. L'éternel présent poussait en notre trio sa longue pointe morne. On aurait pu durer mille ans.

Au jardin parlaient la mère et sa sœur. Elle se faisaient peu de confidences, mais l'aînée était venue de Paris avec des idées et des paroles pour remettre la cadette dans le droit chemin, dans la tranquillité de la vie partagée, dans ce qu'on est censé désirer, si l'on n'a pas le regard qui s'affole. (Une mère n'est pas seulement mère, ni épouse, et il arrive qu'elle perde le nord, par moments, à cause du sentiment d'irréalité qui la prend quand elle se met à voir sa vie avec les yeux de l'enfant qu'elle est encore.) Elle était pourtant solide, celle que le père appelait l'Hercynienne. C'est elle, bien sûr, qui tenait tout l'édifice. Hormis les sept siens, les hommes n'étaient que ces enfants qu'elle n'aurait jamais, qui avaient poussé par hasard dans un monde parallèle qui ne la concernait pas. Ce sont les autres femmes, par les miasmes purulents que toutes elles laissent derrière elles, qui avaient introduit cette irrégularité dans le regard que ma mère portait sur son office. Mais c'était affaire de quelques jours, et les choses rentreraient dans l'ordre, comme à chaque fois que la structure avait été troublée. 

(…)

dimanche 14 novembre 2021

Cervelle de boue


 

Vous êtes épuisé. Vous êtes allé au bout de vos forces. Il faut patienter. Un bon remède, la patience ! Reposez-vous sur moi. Je suis votre ami. Je vous aime tendrement. 

Je n'ai pas d'ami. 

Repose-toi. [Il allonge son ami sur le talus.] Je t'ai bien cherché. Bien chassé. Le baiser d'un ami. Ne t'effraie pas pour si peu. J'en ai baisé d'autres. Beaucoup d'autres. Tu veux que je te dise ? Je vous baise tous. Vous me portez dans votre chair. Aucun de vous ne m'échappe. 

Reste dans ton entêtement stupide. Si tu savais le sort que te réserve ton maître… Nous seuls ne sommes pas dupes de Son amour ou de Sa haine. Nous avons choisi Sa haine. Mais pourquoi t'éclairer là-dessus, cervelle de boue. Chien couchant. Bête soumise. Je ne te crains pas, toi et tes prières !

Retire-toi, Satan.

Comme tout le monde, tu ne saisis qu'une seule pensée à la fois. Vous ne vous voyez que comme énigme

Vois. VOIS. Ici c'est l'ensemble et le détail de tes pensées. Le réseau infini qui les relie entre elles. Tu connais toute ta vie. 

Va t'en, Satan.

Quel homme es-tu pour refuser pareille vision ?

Je ne veux pas me connaître de cette façon.

j’écris — je penserai après. 

Ce pauvre C. n’est jamais si bête (et il est d’un crétinisme abyssal, malgré son intelligence) que lorsqu’il dit : mon bouquin…, mon bouquin…, c’est c’que j’explique dans mon bouquin… 

Il dit : « Certaines voix sont bêtes, et on pourrait s’arrêter là. » Chien couchant, bête soumise. Penser, c'est s'écarter de soi-même. Ils connaissent trop leur propre vie : la boue dans leur cervelle. Ils ne se voient même pas comme des énigmes. Une seule pensée à la fois, alors même que leur langue part dans tous les sens, comme une bête traquée. Ils n'ont pas le temps de patienter, ils sont assis sur le siège éjectable de la syntaxe, entre deux extases extorquées au désespoir. Satan, logé dans leurs intestins, les pousse à être eux-mêmes, à tout connaître de leur propre vie. Sa morsure suave leur est un baiser : le rideau s'ouvre sur un festin d'immondices. Les maîtres se toisent du regard, au profond de la chair, énigmes doucereuses pétries de haine très calme, sereine.

Que je vive un jour ou vingt ans, je devrai t'arracher ton secret. Je te l'arracherai même s'il faut que je te suive. Je ne te crains pas.

Cette nuit, une grâce t'a été faite. Il faudra la payer cher.

Ta curiosité t'a redonné à moi. Comme tu t'es vu toi-même, tu verras quelques autres. Je t'ai bercé. Combien de fois encore tu vas me dorloter, en croyant dorloter l'Autre ? Tel est sur toi le signe de ma haine. 

Je ne peux pas dormir, la nuit. 

Une seule pensée à la fois, je vous prie. N'allons pas de ce côté-là, c'est préférable. Ma langue est pauvre. Je ne suis pas serein. En moi il agite ses ardeurs de pastiche, bien que je ne reconnaisse rien de ma vie. Autrefois, je fus indien, stalactite, berceau de glaise, et je n'avais pas à l'intérieur de moi toute cette sale nuit qui obstrue ma gorge. 

Qu'est-ce qui vous prend, vous, un saint homme de Dieu, de vous cacher au coin des haies pour surprendre les filles ? Vous n'aimez pas la plaisanterie ?

Elle le regarde : « Nous n'avons pas grand-chose à nous dire. » Vient-elle de quitter son amant ? Vite, il faut rentrer avant l'aube. Son sourire de bête. Meurtrière gracieuse, elle n'est pas du genre à patienter. Il lui dit : « J'ai fait un long détour pour vous rencontrer, un très long détour. » Entend-elle ? Dans une autre vie, on aurait répondu que oui, bien sûr qu'elle entendait. Mais ce qu'elle fait de cette parole… C'est la mort qui parle. L'Énigme sourde et muette. Le Corps supplicié qui resplendit, tel un morceau de radium abandonné à la nuit. « En vous voyant, j'ai vu Dieu dans votre cœur. » Ce n'est pas une plaisanterie : la foi dépasse la chimie. Elle a vécu comme une enfant, jusqu'à présent. Il a pitié d'elle. « Et quand on se lève pour Le maudire, c'est encore Lui qui nous soutient. » Il voit en elle le signe de la haine, une haine qu'elle a cru éviter par le rire et l'étude. Il l'aime tendrement. Il lui dit : « Je vous VOIS, maintenant. » Sa cervelle de boue, il la porte dans sa chair. Il l'entend crier, quand elle ferme les yeux. Il sait bien qu'elle se réfugiera dans les bras des puissants. Elle rentrera avant l'aube, après le plaisir, pour retrouver le Père. Comment lui en vouloir ? Sa curiosité l'a clouée au sol, comme une chouette sur une porte. Ce n'est pas la peine de la condamner. Bête soumise, elle a parfois des convulsions de liberté, mais ça ne dure pas. Sa patience a des limites. 

mardi 9 novembre 2021

Douche froide

Depuis six mois, je prends une douche froide chaque matin. Ça remplace le café. Autant cette pratique était facile, aux beaux jours, autant, la froidure venue, elle devient pénible. Prendre une douche froide, quand la température dans la maison ne dépasse pas 13°, et que l'eau est aux alentours de 10°, c'est brutal. 

Dans la première minute, c'est une commotion, une secousse cruelle, on a du mal à respirer, le cœur cogne très fort, on a l'impression d'être martyrisé, battu, de recevoir des coups, et l'on pense que c'est folie, que c'est la dernière fois qu'on s'inflige ça. 

Et puis arrive ce moment prodigieux, toujours surprenant, où la douleur se transforme en plaisir, où le corps modifie sa réponse, et se met à digérer le froid, à l'absorber, à le retourner. D'ennemi qu'il était, il en a fait un allié viscéral. Alors ce ne sont plus des coups sur la carcasse, mais de l'eau qui coule sur la peau. Quelque chose s'est transformé, s'est inversé. L'être reprend le dessus, et l'on peut rester deux ou trois minutes, sans souffrir. Une forme de joie intense et profonde se manifeste. 

Mais le meilleur moment est celui où la douche prend fin. Alors on perçoit très directement la forge (et la force) merveilleuse qui est en nous, travaillant à plein rendement, et l'on peut rester ainsi, nu, un long moment, sans avoir froid ; la chaleur vient de l'intérieur et irradie jusqu'aux extrémités. 

Toutes sortes d'émotions jaillissent en nous au contact de l'eau, à condition qu'elle ne soit pas tiède. L'eau, c'est comme la vie : la tiédeur est l'ennemi mortel. À bas les douches sympa ! 

dimanche 7 novembre 2021

Divisi


Encore une nuit affreuse. Combien de nuits affreuses comme celle-ci serai-je capable de supporter ? À chaque fois la pensée me vient que c'est la dernière. Il n'est pas possible d'endurer ça deux fois de suite. L'étouffement est ma crainte suprême, depuis que je me suis noyé, en Corse, quand j'avais une vingtaine d'années. Je ne conçois pas de mort plus atroce que celle d'être privé d'air pour respirer. Mais l'étouffement se conjugue, de manière extrêmement vicieuse, avec la privation de sommeil. En réalité, celui-là ne survient que lorsque je tombe dans le sommeil, et m'en tire avec une sensation de suffocation terrifiante. Les tuyaux sont bouchés. Ça ne passe pas. La mort est là, qui dit : STOP. Ensuite, éveillé, épouvanté, on ne sait que faire. La seule idée qui vienne est de se jeter par la fenêtre et l'on se maudit de vivre dans une maison qui n'a qu'un étage. Je comprends pourquoi Houellebecq habite dans une tour du XIIIe arrondissement. Il est si simple d'en finir, alors. Cela ne demande que d'ouvrir une fenêtre. Boulez aussi habitait très haut dans le ciel, à Paris. Dans des moments tels que ceux-là, il faut que la mort arrive très vite. Le suicide aux barbituriques est impraticable, car il doit être programmé

Il y a quinze ans que je ne compose plus. Mes dernières compositions étaient électroacoustiques, mais la seule musique qui me donne encore envie de m'asseoir à une table est celle qu'on couche sur du papier rayé. Depuis plus de dix ans, j'ai en tête une partition d'orchestre que je n'ai jamais commencée, à cause de la certitude que la musique ne fait plus partie de ma vie — plus sous une force active, en tout cas. J'ai laissé la musique envahir ma vie d'une autre manière, plus insidieuse, plus effrayante et plus définitive. Et c'est comme si la musique, sous cette forme-là, avait jeté sur la musique (concrète, instrumentale, en actes) un grand manteau noir qui rend celle-là impossible. La partition dont je parle s'intitulerait "Écran" ou "Masque" ou "Paravent", ou encore "Seuils". Il s'agit d'une musique qui fait apparaître ou disparaitre des harmonies, à travers un tissu extrêmement serré et opaque, qui, peu à peu, se déchire, ou au contraire se reforme. L'écriture des cordes est en divisi, ce qui signifie que chaque instrumentiste parmi les violons, les altos, les violoncelles et les contrebasses, a une partie en propre. De cette manière on peut obtenir plus de soixante sons simultanés différents dans la masse des cordes d'un orchestre symphonique, et encore plus dans un orchestre philharmonique. Ce phénomène du divisi, de l'écriture divisée, me terrifie, et c'est cette terreur liée à la musique, que cette partition chercherait à provoquer, ou à reproduire. Dans toute musique, il y a l'apparent et le caché, et les compositeurs jouent sans cesse de ce qui sépare ou réunit ces deux ordres. Plus l'on multiplie les sons, plus il est simple de masquer les phénomènes sonores, que ceux-là soient du domaine de la mélodie, de l'harmonie, ou du rythme, de les rendre si difficiles à distinguer que l'auditeur a la sensation de passer à côté. Il sent que quelque chose est là, mais il n'y a pas accès. C'est une manière de faire apparaître le négatif, de montrer qu'on cache, un peu à la manière de ces rêves dont on sent bien qu'on n'atteint jamais à leur vérité. Tout, alors, est dans la transition, dans le passage de l'apparent au secret, du voilé au révélé, du clair à l'obscur, du su à l'insu. Ce sont les moments où l'on passe d'un état à l'autre qui deviennent des révélations ou au contraire des offuscations. À quoi tient l'angoisse de vivre, sinon à ces moments où le soleil cesse de nous éclairer… Savoir que la vie est là (simple et tranquille), mais que, tout à coup, on cesse de pouvoir y participer, que notre corps a rompu ses liens avec elle, que l'air ne remplit plus nos poumons, que nous sommes divisés (retirés) de la masse chantante (et harmonique) des vivants. Passer à côté de la vie… 

J'ai été profondément marqué, quand je l'ai découverte, il y a près de quarante ans, par une œuvre de Richard Strauss intitulée les Métamorphoses. Cette œuvre est écrite pour 23 cordes solistes (5 quatuors à cordes et trois contrebasses). Strauss a composé cette pièce au soir de sa vie, alors qu'il était déjà octogénaire. Elle fut créée le 25 janvier 1946 sous la direction de Paul Sacher, à la tête du Collegium Musicum de Zurich. La destruction d'une partie de son pays l'avait bouleversé, et l'un des thèmes de l'œuvre est une citation de la marche funèbre de l'Héroïque de Beethoven, la symphonie des symphonies. Je crois bien qu'aucune musique ne me bouleverse à ce point. Le désespoir de Strauss pénètre en moi en 23 points différents simultanément : l'effet est prodigieux. Aucune issue ! Il faut absolument citer les vers de Goethe que le compositeur connaissaient bien, puisqu'ils les avaient mis en musique dans une œuvre, un chœur mixte, commencée au même moment :

Personne ne se connaîtra soi-même,
ne se séparera de son moi propre ;
Qu'il essaie chaque jour,
De savoir enfin clairement,
Ce qu'il est et ce qu'il était,
Ce qu'il peut et ce qu'il désire.

Personne ne se connaîtra soi-même… Il faut entendre ce que cela peut signifier, charnellement, dans une vie qui se termine ! Ne pas pouvoir « se [séparer] de son moi propre », ne pas être en mesure de se voir véritablement du dehors, rester prisonnier de soi-même, c'est la Défaite ultime, c'est l'enfouissement dans les ténèbres, après qu'on a cru connaître la lumière de la vie. Quoi qu'on fasse, on en viendra là, à l'étouffement de la raison. La clarté n'est que transitoire. L'homme vit non pas dans la clandestinité, mais dans la furtivité. Tous autant que nous sommes nous passons sous le radar de l'autre, impuissant à nous trouver, dans la nuit de l'être. Personne ne se connaîtra soi-même parce que personne ne connaît autrui. Les corps se frôlent mais ne se touchent pas. C'est la raison pour laquelle la sexualité est à la fois si émouvante et si décevante : elle nous donne l'illusion, un instant, d'être à l'intérieur de l'autre, et que l'autre est à l'intérieur de nous, et cette sensation, si enivrante et toujours déçue, nous fait un instant entrevoir le paradis, ce lieu du monde qui se referme dès qu'on l'approche. Quand Orphée se retourne sur Eurydice, il la perd définitivement. Se retourner sur celle qu'on aime, c'est pourtant la définition de l'amour. Qui n'est pas happé par le séjour des morts ? Pourquoi ai-je aimé ? Pourquoi ai-je cru être en mesure de connaître celle que j'aimais ? 

À côté — ou en face — de la partition des Métamorphoses, il y a les Atmosphères, de György Ligeti (1961). Il y a deux manières d'abolir la consonance : par la raréfaction ou par la surabondance. À l'inverse d'un Webern, Ligeti fait le choix de la pléthore. Là encore, un divisi extrême. C'est une couleur sans trait qui se répand dans l'être et le dissout, le suffoque. Ce n'est pas pour rien que Stanley Kubrick a utilisé cette musique, en 1968, dans son film 2001: Une odyssée de l'espace. Dans l'espace il n'y a ni atmosphère ni gravité, et si des hommes peuvent malgré tout y respirer et s'y tenir debout, c'est grâce à des aménagements artificiels. Rien ici n'est prévu pour eux. Il n'y a ni haut ni bas, ni temps ni direction, le sens est alors radicalement autre, inhumain, au sens propre. Il n'y a que des couleurs qui se croisent dans le vide, et la vie, au sens où nous l'entendons, semble absente. Difficile pour moi d'écouter cette musique sans ressentir un profond malaise. Ce que montre cette œuvre, c'est qu'une texture sonore extrêmement dense (trop) plonge l'auditeur dans un sentiment de panique absolue, car la densité de la texture produit paradoxalement l'effet du vide. Plus rien à quoi se raccrocher. Tout vacille en permanence. C'est inhabitable : le contraire d'une demeure. Les hommes ont besoin de gravité, sinon ils sont perdus. C'est Dieu qui leur a donné le sentiment de la gravité, qui les a reliés à la Terre, qui les a mis debout. De gisants, il en a fait des dressés — mais aussi des séparés. Si l'amour existe, c'est parce que nous sommes distincts les uns des autres. L'amour n'a plus aucun sens, dans un monde indistinct, où tous les corps seraient non plus contigus mais fondus les uns dans les autres. Pour aimer il faut désirer rejoindre celui dont nous sommes séparés, c'est un mouvement. Dieu a créé l'amour et la gravité pour la même raison : pour que le monde tienne debout et pour qu'une force relie les hommes entre eux sans les confondre. Nous aurons bien assez de temps, dans l'infini, pour rester allongés et indistincts, confondus dans le temps aboli. Je serai toi, tu seras moi, plus personne ne pourra dire "je", et même le souvenir du moi sera effacé : nous aurons cessé d'être divisés. Nous serons immobiles et insensés, comme la musique de Ligeti.