« Parmi l'énumération nombreuse des droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. » (Préface aux Histoires Extraordinaires d'Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire)
Dimanche après-midi. Il y a du vent et du soleil. J'écoute le quintette de Schubert. On peut dire qu'on est heureux.
J'ai fermé ce blog. Heureuse initiative. Enfin soulagé. Il n'y a que Philippe J. qui peut lire ce que j'écris. Drôle de situation…
Est-ce que ce blog va devenir un journal ? Et pourquoi pas, après tout ? Rien n'est interdit…
Ça pourrait devenir le récit d'un échec. On n'arrive pas à écrire, et on le raconte. Pourquoi pas ? Le journal d'une déception, d'une impossibilité, d'une impasse…
Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? (Laissons de côté pour le moment la question du pourquoi.) Comment écrire sans savoir ? Il m'est arrivé souvent d'avouer ce handicap terrible : j'écris des choses que je ne comprends pas, espérant que quelqu'un, volontairement ou non, me l'explique. Ah, zut, c'est le pourquoi, cela. J'écrirais donc pour qu'on m'explique ce que j'écris… Oui, je crois que c'est vrai. Mais pas toujours, loin s'en faut. Il m'arrive – aussi – de savoir ce que je veux dire. Et c'est là, sans aucun doute, que j'exprime le mieux ma médiocrité. Quand j'écris
consciemment, je suis ordinaire, banal, et souvent vulgaire. Quand j'écris
inconsciemment, il m'arrive – mais c'est très rare –, d'avoir des
illuminations, au risque du sens. Des
trouvailles ? Je ne sais pas comment qualifier ces éclats. Et, le plus souvent, d'ailleurs, je n'ose y revenir, par peur que l'éclat se révèle pour ce qu'il était : un banal morceau de charbon que, dans la pénombre, on n'avait pas distingué (ce qui s'appelle prendre des vessies pour des lanternes). Il m'est arrivé aussi de "jouer sans savoir". Mais restons pour l'instant dans l'écrit. Oh Mon Dieu, il suffit que j'écrive : « restons dans l'écrit » pour que tout foute le camp. Je ne sais plus du tout de quoi je voulais parler. Ni pourquoi. Ça ne dure jamais, la volonté de s'expliquer. Tout de suite arrive le « à quoi bon ». N'est-ce pas suffisant de vivre ? Mais vivre, je ne sais pas le faire, sans
ça. Donc, le ça, ça s'écrit. Il faut le vouloir, d'accord, mais en même temps ça s'écrit plus ou moins tout seul. Là, par exemple, j'entends d'une oreille le fameux adagio du Quintette de Schubert, et il n'est pas du tout anodin de penser que nous sommes dimanche. C'est un dimanche après-midi que j'ai découvert ce quintette, grâce à l'émission d'Armand Panigel sur France-Musique. Le Père était là. Le père mon père et le père Schubert – dans la même pièce. Des cordes… C'était la musique du père. Et je ne peux pas écouter cette musique sans trembler au fond de moi. Cette musique creuse un vide abyssal en moi. Elle m'évide. Et le vent…
Je suis
vide, ou presque (pas assez). Et pourtant j'écris. Je continue… Je me contredis, donc. Je ne m'en vais pas. Parce que je ne sais pas faire autre chose ? Oui, c'est un peu vrai, mais surtout parce que ça m'occupe, et que ça m'empêche de vivre. Car vivre, ça, je ne sais pas très bien le faire, depuis que je ne touche plus mon piano. Écrire, essayer de rester collé à la vie qui me traverse… Oui, c'est dérisoire, bien sûr, je ne le sais que trop. Ça ne peut pas
faire œuvre. Longtemps j'ai improvisé au piano. Il ne reste aucune trace de ces centaines, de ces milliers d'heures passées au piano. Et heureusement, sans doute. Alors que là, les traces sont là. Tout m'accuse. Je suis coupable. Personne ne m'a forcé. Et le vent dans le jardin, comme un ami dont la patience est inépuisable… Je suis encore là, semble-t-il me dire. Lui aussi il insiste. Et le chat blanc, très craintif, vient voir s'il y a quelque chose à manger.
Rien n'est interdit, sauf de ne pas mourir. On peut tout faire, sur Terre, sauf ne pas mourir. L'herbe pousse, elle monte très haut déjà. Mes mains sentent la lessive. Isabelle s'est enfin mise à écrire. Cette nuit, encore rêvé d'Anne. Elle était malade, je la (et le) découvrais par hasard, dans une des très nombreuses pièces de la maison. J'allais la réconforter, elle était merveilleusement attendrissante, et ma joue (je crois) se posait sur son sein moelleux. Quelle merveille de sensation ! La
douceur qu'il y a dans mes rêves… Il y a aussi beaucoup de violence ; mais la douceur est ce qui m'impressionne le plus. Une douceur inouïe, impossible à expliquer. Une douceur d'utérus ?
Dieu nous permet tout, sauf de braver la mort. Parce que sans elle il n'y a pas de vie véritable, et qu'il nous veut vivants.
"Écrire inconsciemment", ai-je écrit plus haut… Voilà un bon exemple de ce que j'écris quand je ne sais pas ce que signifie ce que j'écris. On pourrait être tenté de dire que cette formule n'a aucun sens, mais je ne le ferai pas. Je ne pratique pas non plus l'écriture automatique, mais parfois je m'en approche. Je voudrais cependant essayer d'éviter le lieu commun qui serait de dire que l'écriture sait mieux que moi ce que je veux dire. Je n'avance pas. Je piétine le sens et le sens me piétine. Ça tourne en rond. Je ne sais pas ce que signifie
écrire inconsciemment mais je l'écris tout de même. Écrire inconsciemment, c'est peut-être se trouver par moment dans une douceur indivise, pleine, qui nous décolle de nos pensées.
Comment écrire quand on ne sait pas le faire ? Il faudrait écrire sans écrire. Mais écrire sans écrire, qu'est-ce que cela signifie ? Se décoller de ses pensées, ça sufit ? Comment procèdent ceux qui savent écrire ? Que signifie
savoir écrire ? À toutes ces questions, je n'ai pas une seule réponse. On ferait mieux de laisser tomber vraiment, et de se mettre au ménage. Ils en ont tous après ce maudit roman. Raconter des histoires, tenir le lecteur en haleine, faire qu'il ne pose pas le livre… Merde ! Comme ils n'ont ni opinions, ni goûts, ni désirs propres, ni imagination, ils ne veulent qu'une chose : qu'on les attrape par le cou et qu'on ne les lâche plus. Qu'ils aillent donc au Diable ! Il est là pour ça, non ? Ils ne désirent tous qu'une seule chose : la mort dans la vie.
Donc, on n'y arrive pas. À chaque phrase,
la lettre s'éloigne d'une phrase. On repart de zéro, alors que les paragraphes s'entassent, s'ajoutent les uns aux autres, sans que cela produise autre chose qu'un amoncellement de caractères dont la somme fait honte.
Même le littéral ne veut pas de nous. J'aime ces héros de cinéma dont le lit est fait au carré, qui vivent dans des appartements impeccables mais modestes, sans un gramme de poussière, qui sont maniaques au dernier degré, qui se lèvent exactement à la même heure chaque jour, qui mangent toujours la même chose, avec les mêmes couverts, dans les mêmes assiettes, qui ne boivent que l'eau du robinet, et qui passent apparemment leurs journées à replacer avec un soin névrotique les quelques objets que la vie quotidienne leur impose d'utiliser. Comme je les envie ! Que cette névrose est admirable ! On les voit chasser avec une méticulosité merveilleuse chaque interstice, chaque chemin de traverse, chaque occasion de sortir de la route. Ils ne prononcent aucune parole qui ne soit strictement indispensable à leur survie, ils n'écoutent pas de musique, ou alors toujours la même, et s'ils lisent un livre, ce sera la Bible, quelque fable ou quelque traité ésotérique qui n'intéresse personne d'autre qu'eux. Ils n'ont bien sûr aucune relation amicale ni amoureuse, et leur emploi du temps est d'une parfaite régularité. Ils sont comme ces sportifs surentraînés qui pourchassent le geste inutile, la pensée inutile, le sentiment et le trouble, et qui déroulent, geste après geste, une routine lisse, affûtée et sans accroc. Ils vivent dans une solitude sacrée, et cette solitude est le rempart qui les protège de la défaillance, l'absence de contact étant la garantie de leur vitesse, juste et constante, cette vitesse étant ce qui les préserve de la chute. Sont-ils sociopathes ? Oui, dans une certaine mesure. Et alors ? Peut-on être socialisé et faire quelque chose de sa vie ? Bien sûr que non. Il faut parer à tous les coups, et ils viennent de tous côtés. Leur père devait avoir un pied à coulisse au lieu d'une bite. Il n'avait qu'un seul spermatozoïde, dont l'efficacité était de 100%. De tels êtres savent qu'entre la vie et la mort, l'intervalle est très court et très mince, presque indiscernable, et qu'ils ont été engendrés pour être à leur place exacte, ni plus ni moins. Ils ont les yeux rivés sur la fin, ils ne dorment jamais. Faire des phrases, cela ne leur viendrait pas à l'idée. Faire des phrases, ça consiste essayer une multitude de chemins, et à imaginer ceux qu'on n'empruntera pas, à en donner la description la plus exacte possible. C'est beaucoup de travail inutile, c'est beaucoup de temps perdu.
Je ne veux pas me laisser impressionner par tous les Olivier-Cadiot de la terre.
Que ce soit par écrit ou au téléphone, elle ne procède que par tunnels interminables qui ne parlent que d'une seule chose : elle. Elle et sa maison, elle et son jardin, elle et ses voisins, elle et sa maman, elle et son travail, elle et sa hiérarchie, elle et ses voyages… Elle est capable de m'appeler 59 fois (plus les messages écrits) en une soirée, mais peut disparaître du jour au lendemain pendant quatre mois, sans un mot d'explication, alors qu'elle se dit "folle de moi". Bien entendu, comme tous ses congénères, « elle ne doit rien à personne ». C'est son leitmotiv. Elle est d'une bêtise de fin du monde, d'une vulgarité de poissonnière, et son visage disparaît sous douze millimètres de maquillage.
Mais elle m'envoie des bisous et des photos de sa chatte.
Au lit le matin, réveillé par un coup de téléphone – j'étais en train de rêver. J'avais un sein dans la bouche, un sein plat, qui allait très profond, et qui m'asséchait la gorge. C'était le sein de Christine. Je ne connais pas l'autre femme, et j'ai bien du mal à choisir entre les deux. L'autre femme, ses seins sont pleins, ronds, fermes. Elle est plus jeune, très jolie. Entre deux épisodes érotiques, ou après, impossible de savoir, je suis au fond d'une assemblée ; nous sommes assis. À ma gauche, un garçon que je connais se fait égorger par un type qui se tient debout derrière lui, avec un comparse ; il utilise un petit couteau muni d'une large lame, je détourne la tête pour ne pas voir la chose, et quand mon regard se pose à nouveau sur lui, l'égorgeur a sorti sa carte du FSB. Mettre des mots sur des rêves est toujours décevant. Mais si les mots qu'on met sur les rêves sont si décevants, c'est bien parce que notre esprit est incapable d'épouser la forme du rêve ; et si l'on n'a pas un esprit capable d'épouser la forme du rêve, c'est qu'on n'est pas capable d'écrire. Le rêve est une réalité parallèle dont les lois nous sont en grande partie inconnues, mais elles existent cependant. Il suffit de découvrir ces lois pour savoir écrire. Privé de Luna, j'écoute The Old Country pour la millième fois, comme si Keith Jarrett allait me conduire au pays des lois du rêve.
Qui connaît les lois du rêve ? Je ne parle pas des processus psychologiques qui font une scène, ni des significations des rêves, je parle des lois qui président à leur construction, du substrat qui régit leur forme, je parle de ce qui tient ensemble les éléments d'un rêve, de ce qui assemble ou rassemble des moments. À l'intérieur d'un rêve, il y a des scènes qui ont indéniablement une certaine identité, mais quel est le principe qui les relie ? Comment passe-t-on de l'une à l'autre ? On est toujours surpris par le rêve. Tel rêve (tel type de rêve, ou tel rêve récurrent) n'arrive jamais au moment où l'on aurait pu penser qu'il arriverait, en fonction de ce qu'on vit dans la vie réfléchie. Le rêve semble toujours n'avoir aucun rapport avec la vie diurne, et ce défaut de rapport est en lui-même signifiant. Le temps du rêve n'est pas du tout celui de la vie consciente. Les deux réalités déroulent leur trame et leur logique en parallèle, sans se rencontrer, dans deux espaces-temps qui semblent parfaitement étrangers l'un à l'autre. Pourtant, chacun sent bien que ces deux mondes communiquent, que leur frottement produit des éclats de sens qui nous sont extrêmement précieux.
Même dans les détails, le rêve n'est pas racontable. Plus haut je parle d'un « petit couteau à large lame ». C'est pourtant simple, la description d'un couteau. Néanmoins, je suis obligé de reconnaître que ce n'est pas ça. Ce couteau était petit, oui, mais pas « à large lame ». J'en suis arrivé à cette description après avoir éliminé toutes les possibilités, manifestement fausses (toutes les descriptions traduisibles en mots), et j'en ai "déduis" qu'il s'agissait d'un couteau « à large lame » ; pourtant, au moment où j'écris cela, je sais que je ne décris pas correctement l'objet. Qu'est-ce qui m'empêche de décrire un objet aussi simple qu'un couteau ? C'est que le couteau (l'objet que je ne peux décrire que comme un couteau) qui se trouve réellement dans mon rêve n'existe pas dans le répertoire de signifiés qui est le mien. Il ne peut pas être superposé à un objet similaire, de ceux qu'on a l'habitude de décrire simplement avec des mots. Le couteau du rêve et le couteau de la réalité ne se rejoignent pas en une image stable et connectée au langage.
« La civilisation n'était plus qu'une ruine » (Houellebecq)
1-5-3-3 [12]
1(•)-5(•)-3(•)-3(•) [16]
Superposé à une phrase de Bill Evans (All of You (take 2)), dans son disque en trio du Village Vanguard (Sunday) avec Paul Motian et Scott LaFaro. La vie passe ainsi. On lit des vers, on traduit… De l'éloignement du rêve, il faudrait tenir le journal. C'est toujours par le rêve qu'advient le choc, en apparence infime, parfois très assourdi, qui nous ramène à la vérité, par le détour de l'indicible. Ce vers de Michel Houellebecq (« la civilisation n'était plus qu'une ruine ») opère en lui une sorte de transmutation alchimique : ça passe de douze pieds à seize par le détour de la vocalité (on n'ose dire de la musicalité). Il l'entend autre, parce qu'il est en train d'écouter le trio de Bill Evans, le lisant. Plus exactement, il en entend deux occurrences légèrement différentes, deux traductions vocales et rythmiques, qui se superposent mal. Le rêve, c'est un peu ça. Une lame de couteau, un rythme (le rythme permet de regrouper des choses séparées, de les prendre dans une ligne et de leur donner un sens qu'on ressent à l'intérieur de son propre corps. Le rythme distribue le corps, en ses points de rencontre avec le réel, dans le temps, mais aussi dans le geste. Il permet de percevoir d'autres rythmes que les siens. Plus un individu a "le sens du rythme" plus il est à même de sentir des rythmes différents, étrangers, égarés, il fait du discontinu un continu d'un niveau supérieur, il unit le désuni, il traduit l'intraduisible, il ramène à soi ce qui en nous se sépare de nous), deux, une mélodie, et une superposition impossible…
Il voudrait écrire ses mémoires de concierge, et ne plus jamais entendre parler de littérature, de cinéma, de poésie, d'art, de création. Il n'y a pas de fusée sans nœud, il n'y a rien d'autre que l'Emploi du temps, dans une histoire d'amour. Tout se résume finalement à ça, au temps, à sa distribution, à la mise en exergue de moments sauvés du désastre. Paul fait des pizzas, après avoir été professeur au lycée. Chaque époque a le sentiment qu'elle est propre, chaque époque a le sentiment qu'elle est morale. Chaque époque macère dans son siècle comme un pied dans sa chaussette. Je crois qu'elle s'appelait Isabelle (ou Laure ?), cette fille que j'avais levée au cinéma, pendant la projection de Blue Velvet. On s'était donné rendez-vous dans un pub, sur les quais, face à Notre-Dame, et je l'avais ramenée chez moi. Je me rappelle qu'elle sentait des pieds. Elle portait des bas résille et elle avait de gros seins. Elle m'a dit qu'elle habitait une chambre de bonne sans douche. (Quand elle est repartie, j'ai découvert une oreille dans mon lit. Je l'ai mise dans un bocal à cornichons, que j'ai posé sur la cheminée.) Je l'avais aspergée de poudre blanche, et j'ai fait des photos d'elle, nue, enfarinée. Je ne suis même pas certain qu'elle ait pris une douche, ou un bain, avant de repartir. C'était la première fois de ma vie que j'allais dans un pub. Mais pourquoi était-elle si renfrognée ? Et pourquoi s'était-elle assise à côté de moi, au cinéma ? En ce temps-là, je portais un pantalon de cuir rose. Mysteries of love… J'étais encore dans la première partie de ma vie. Pas encore un vieux con. Il adore les cascades de notes d'Art Tatum qui dégoulinent comme deux gammes chromatiques liées qui ne vont pas à la même allure. Je lui avais flanqué une bonne fessée. Pas de curé sans œufs. Mais j'avais été obligé de la mettre précipitamment à la porte, parce que Thérèse devait arriver un peu plus tard et que je n'avais aucune envie que les deux cocottes se croisassent chez moi. Pas d'Idumée sans jeu, allez faire ça ailleurs. Le problème est qu'elle avait saigné abondamment et que ma chambre ressemblait au studio d'un serial killer. Il ne manquait plus qu'un enfant enrhumé et des croissants chauds. Non, ce ne serait pas encore ma fête. Tout avait l'air à peu près normal quand Thérèse arriva, sortant d'une répétition où elle avait dû gratter en vain son alto. Je lui ai fait des nouilles. Au dessert, des marrons glacés. Je crois que ça n'existe plus, les parents qui prennent leur enfant par la main pour lui faire visiter la ville, lui montrer les rues, les places, les statues, les stations de métro, le fleuve et les coins à éviter. Dormons.
Dans mon dernier rêve, j'étais avec Patricio, et je comprenais, après de longues et pénibles heures, que j'avais été victime d'un très grave accident qui m'avait enlevé la mémoire des derniers mois de ma vie. Horreur ! Entre-temps, les hommes avaient inventé des tablettes magiques qui me permettaient, bien qu'un peu laborieusement et avec beaucoup d'aléas, de retracer mon itinéraire récent. Et j'allais d'étonnement en étonnement ; je me découvrais une vie fabuleuse, pleine de magie et de voyages, une vie solaire, aventureuse et miroitante. Comment cette vie-là avait-elle pu se dérouler simultanément à l'autre, la vie du sédentaire asocial et routinier que je connais bien ? (Pleine de poils, aussi. Je revois en particulier une scène dans laquelle je suis muni d'une paille magique qui me permet, grâce à un simple jet d'eau, d'épiler les femmes à distance. Inutile de dire que toutes elles se battent pour me présenter aisselles et bouches (la moustache, j'imagine…), avec des cris d'insectes tropicaux.) Seulement, cet accident avait ouvert une brèche gigantesque en moi, et, apparemment, il fallait me réapprendre les choses les plus élémentaires. C'est comme si j'étais tombé dans un puits sans fond qui m'avait ramené à l'âge où il faut faire l'apprentissage de ce qu'on appelle aujourd'hui les fondamentaux. Et plus j'avançais dans le rêve plus j'allais vers une découverte terrible. Je me suis réveillé au mauvais moment, il était midi dix.
Je me suis beaucoup éloigné du sujet, comme d'habitude. Mais quel est le sujet ? Est-ce "après", ou est-ce "14h53", c'est-à-dire ce que l'on est capable d'écrire à un moment donné, au moment où l'on vient d'affirmer que l'on n'était pas capable d'écrire ? J'écoute à la fois le quinzième quatuor de Mozart et Henri Van Lier qui fait de gestes à l'écran. Il fait des gestes avec son index, avec ses doigts, avec ses mains, avec son corps planté là, en face de moi. Les doigts, les digits, les nombres… J'aime cette voix. Il parle du rythme ternaire. Il y a un ici, il y a un là, et il y a un après. Et ça revient. Le rêve revient toujours, mais jamais à la place qu'on voudrait lui faire. Le rêve est un swing, il introduit un troisième terme (il le fait lever) dans le mouvement binaire, dans l'invention à deux voix, dans la symétrie. On écrit, on n'écrit pas, et on revient sur le non-écrit. On se contredit. On contr'écrit. On écrit pour mettre quelque chose entre soi et je : un vide ; une absence. Peut-être un retour, une reprise. On écrit pour voir plus loin. L'écrit porte plus que la parole. Oui, mais le rêve ? Eh bien le rêve c'est la musique. Elle aussi porte plus loin qu'une vie, qu'un corps. Le rêve permet de voir plus loin, et de voir en plusieurs dimensions, de démultiplier sa propre existence ; de nombrer sa vie. La musique porte la vie au-delà des frontières du corps, elle seule peut transgresser, réellement, franchir les limites du temps humain. Dans le rêve, on n'a pas dix doigts, on en a vingt, cent, mille, et les rythmes et les nombres se superposent et se multiplient, c'est la danse des cellules.
Un renversement, en musique, et plus précisément dans le champ de l'harmonie, c'est le fait que les notes qui constituent un accord donné soient placées dans un ordre différent – l'ordre n'étant pas un ordre temporel, mais un ordre de hauteurs : les notes sont toujours jouées simultanément, la permutation est verticale, non horizontale. Un accord peut être donné en sa position "fondamentale" (superposition de tierces) ou dans les divers renversements qu'il permet, l'accord de trois sons ayant deux renversements, l'accord de quatre sons, trois, l'accord de cinq sons, quatre, etc. – plus l'accord est riche (plus il a de constituants), plus il permet de renversements. Renversé ou pas, l'objet change, mais la fonction reste la même. Quand on rêve, on reprend sa vie en la renversant. Les accords sont parfois méconnaissables, mais ils proviennent tous de la même basse continue, celle que nous portons en nous-mêmes – et qui nous porte. Écrire, c'est la même chose : nous avons à notre disposition un nombre limité d'accords, mais nous pouvons les renverser d'une infinité de façons. Dans le rêve, nous ne savons pas qui choisit les renversements, et dans l'écrit nous croyons le savoir. Quand on rêve, la vie nous reprend en renversant en nous ce qu'on a pensé écrire, moment après moment, et en redonne le sens dans un ordre étrange, à la fois complexe et beaucoup trop simple.
Le petit couteau à large lame lui laboure les chairs. Il ouvre les accords, les démembre, les énerve, il divise la nuit et fouette les sangs, traversant les muqueuses pour aller au cœur en écume sèche. Ça ne répond plus. Le téléphone sonne dans le vide. Arpèges impairs coiffés de chiffre et d'ardoise chaude, mouvements parallèles du désir et de la tendresse, ça repart à angle droit, entre miel et marbre. Sa voix, feuilleté trop cuit et craquant… Elle s'observe dans le miroir, se tapote le ventre, elle se tait, prend ses deux seins dans ses mains, les soupèse.
Au bout de la feuille, la table, les cahiers, la tasse, l'imprimante, le courrier, des enveloppes, une partition, la feuille s'arrête là mais reprend ici, on peut écrire où l'on veut, sur les lettres qui ne sont pas ouvertes, tachées de café et d'encre, des lettres sur des lettres, des mots sur des mots, empilés, raturés, indéchiffrables, tordus par la précipitation, recouverts de dessins informes, brouillés de négligence, oubliés et ponctués de chiffres, numéros, nombres, notes, citations, commencements, abandons-remords, empilement d'heures, morsures-sacrifices, bêtise avouée. Toutes ces traces imbéciles, maniaques, hystériques et dérisoires, contiennent l'homme perdu. Une paire de ciseaux, des crayons à papier, une imprimante, des câbles, un ordinateur. Cette nuit il rêvait qu'il tirait à bout portant sur un amant jaloux, plusieurs fois, à l'épaule, au ventre, dans la poitrine, dans les parties, sans que celui-là cesse de bouger, menaçant, puissant, indestructible, et puis il remontait un fort courant, et puis il échouait sur cette table, y déposait un petit couteau à large lame, vidait ses poches, et pleurait à gros sanglots, courrait vers l'entrée du jardin, tentait d'ouvrir le portail, qui résistait… Mais quelle idiote ! Mais quelle idiote idiote ! Les mots, les phrases, les déclarations d'amour, passent dans les mêmes conduits que la merde. Sur huit étages, les messages circulent dans les intestins de la prison.
Un ordinateur est une machine qui empile les uns sur les autres des couches de langages. Au sommet, le langage le plus proche de nous (l'interface, avec ses entrées métaphoriques) et tout en bas, le langage de la machine avec laquelle nous devons communiquer, pour lui faire faire ce que nous voulons. Ces différents langages se parlent entre eux, de manière à ce que nos souhaits soient transmis à un vulgaire calculateur. En effet, au-delà d'une certaine vitesse, le calcul peut servir à produire d'autres actions que le pur calcul. Au-delà d'une certaine quantité, la qualité change. Les gènes avariés nous coulent dans la gorge. Parents, enfants, cauchemars, prison, intestins, amants, romans, silence, renversement. Trouver son chemin dans ces boyaux…
Schubert !
Selon Machin, je dois réunir tels textes qui ont trait à tel sujet, selon Machine, je dois écrire comme ci et pas comme ça, selon Trucmuche, je devrais faire plutôt un roman, selon Tartempion, je ne devrais pas parler de politique, selon Martempion, je ne devrais parler que de ça, et selon Untel je ferais mieux de tout laisser tomber.
C'est Untel qui me semble être le plus sage ; on peut dire qu'il lit dans mes pensées, celui-là. Oui, mais voilà, je n'y arrive pas. Ma vie est si nulle, si vide, que je préfère encore noircir des pages que de vivre. Vivre, c'est-à-dire ? Eh bien par exemple faire le ménage, ranger ma maison, aller au jardin, cultiver des tomates, des haricots, ou des fleurs, aller me promener, regarder des films, aller au concert, et, surtout, gagner de l'argent. Moi aussi, figurez-vous, il m'arrive de me donner des conseils, et parfois des bons ! Mais compose-la, cette pièce pour piano qui te trotte dans la tête depuis dix ans. Mais reprends donc la peinture, c'était pourtant agréable, non ? C'est pas les idées qui manquent… Ou alors, tiens, faire du vélo d'appartement, pour le cœur. Muscle-toi le ventre, tu auras peut-être moins mal au dos. Vous voulez que je vous dise ? Je suis "à la retraite". Je devrais donc m'occuper comme le font tous les retraités du monde. Ils lisent le journal, ils regardent la télé, ils vont se promener, ils partent en voyage deux fois par an, il invitent des amis pour des déjeuners paisibles et conviviaux, ils votent, ils vont quelquefois enterrer un ami, ils râlent un peu, et surtout, ils ont un dialogue assidu avec leurs médecins. Ah, oui, le médecin, ou plutôt les médecins, ça c'est important. Ils vont les voir régulièrement, ce sont presque des amis. Les vieux ont des amis. Ils n'ont plus de collègues, alors les amis comptent double. Ils ont aussi des petits-enfants, remarquez. Mais là, c'est une chose que je ne comprends tout simplement pas. N'en parlons pas.
Schubert !
Le temps comprimé, l'air plus épais, plus rare. Parfois on s'effondre sur la basse, et puis à nouveau on respire, à l'économie. Il fait gris, presque froid. Le bruit du cœur, encore combien de battements avant la fin ? Il n'y a pas d'enfants dans mon jardin, il n'y a que trois chats errants, un blanc, un noir, un gris, et des pies. Est-ce que les retraités lisent des livres ? Pas sûr. Ou alors des enquêtes, des témoignages, des autobiographies, des livres sérieux, qui apprennent quelque chose, qui aident à se forger une opinion sur tel ou tel sujet – ce que ne fait jamais la littérature. Il y a livre et livre, comme il y a musique et musique. Je ne dis cela que pour être désagréable, bien sûr. Je ne sais pas exister sans être désagréable. Quand je ne suis pas désagréable, je m'endors.
En parlant d'être désagréable, elle va m'appeler, et me demander des nouvelles de Truc, de Machin, et de Chose. À part ça, ça va ? À part quoi ? La pompe à chaleur, c'est cinq mille boules ! Dire que j'ai composé des trucs qui s'intitulaient "conversations"… Et mon cul, c'est du poulet ? Tiens, oui, du poulet, j'ai une nouvelle recette de poulet au citron, pas mal. Avec des petits pois. Les mères à boire, apparemment, il en existe beaucoup. Sol Elias parle du gène avarié. C'est pas gentil. Même si c'est vrai, jamais il ne me viendrait à l'idée d'incriminer le père ou la mère pour ce qu'il m'a transmis. Jamais. C'est un principe. Je suis bien certain que quiconque fouille dans le terreau familial trouve de quoi alimenter sa paranoïa et sa folie générale. Il suffit de chercher, pour trouver. L'homme pourrait aussi trouver que cette terre, la trop fameuse "planète", a décidément bien des défauts. Moi aussi j'ai bien des choses à reprocher à la nature qui m'a fait tel que je suis. Je ne suis pas un génie, pour commencer. Je n'ai pas le visage d'Alain Delon, je n'ai pas le courage de Péguy, je n'ai pas le don des langues, et mon corps est bien faible. Le début de la Jeune fille et la mort, quelle évidence !
« Il s'est passé ici quelque chose d'énigmatique : notre enfance », c'est François Taillandier qui écrit cette phrase, dans son roman "Option Paradis", cette phrase qui me plonge dans une rêverie profonde.
Les femmes qui, nues, sont nues, sont rares. La plupart d'entre elles sont vêtues de leur plus simple appareil. Écoute le Gibet, de Ravel, sous les doigts de Pierre-Laurent Aimard… Que faudrait-il, Gilberte, pour que tu sois nue ? Il me faut tous mes poils et ton regard, et l'heure lourde qui appuie sur nous de toute son ignominie. C'est presque la même chose, tu sais, que de vivre ailleurs, ailleurs comme la mort est ailleurs quand elle nous parle à travers un geste d'amour, quand ta tendresse désespérée glace mes sangs, repousse mon angoisse derrière les murs de la chambre et agite piteusement son pennon devant mes yeux mi-clos. Quand je te regarde, Gilberte, l'énigme de ton enfance vient sonner à ma conscience, carillon étouffé, glas gelé au creux d'un buisson dont l'ardeur éteinte me bouleverse plus que tout l'érotisme du monde. Si notre destin est le paradis, comme je le crois, il faut d'un geste retrancher à l'amour toute son ignorance et entrer dans le temps comme un aveugle entre dans la nuit.