Ce que ton passage a fait naître en moi, c'est le sentiment de la dépossession. Ce matin, en me levant, j'ai eu envie d'écouter les Variations Goldberg jouées par Gould (je venais de découvrir une version que je ne connaissais pas, prise sur le vif, en 58, à Vancouver). Cette œuvre est l'un des piliers principaux de ma vie, depuis que je l'ai découverte, il y a quarante ans. Je pouvais compter dessus, en jouir autant que je le désirais, c'était un fait acquis une fois pour toutes. Il me suffisait d'y revenir pour retrouver, intacts, l'émotion, le bouleversement qui m'avaient transformé alors que j'avais vingt-cinq ans, en Bourgogne, et que je découvrais, halluciné, ce pianiste sorti de nulle part, à la télévision, chez ma voisine. Depuis, ces variations, je les ai écoutées deux ou trois mille fois sans doute, étudiées, jouées, je m'en suis nourri, je m'en suis étourdi, elles coulent dans mes veines, mais jamais, au grand jamais je n'avais éprouvé de lassitude en les entendant. Comment pourrait-on se lasser de son propre sang ? Et puis ce matin… Rien. Pas la moindre émotion. Et je n'ai pas pu ne pas faire la relation avec ton passage chez moi. Je me retourne sur ma vie, pour en jouir une dernière fois, et mes yeux ne voient rien. Ta présence ici, hier, m'a fait comprendre que rien n'avait existé, que j'avais rêvé. J'avais rêvé… tout seul. Je t'avais aimée tout seul. Il ne s'agit pas de sentiment ! Je sais bien que tu "n'as plus de sentiment" pour moi, et il serait parfaitement idiot de te le reprocher. Ce n'est pas de ça que je parle. Je n'ai pas retrouvé la trace en toi de ce que je croyais avoir vécu à travers toi. Rien. Le grand nettoyage a eu lieu. Tu es neuve, je suis veuf. Peut-on être neuf ? C'est toute la question, vertigineuse.
Je me retourne sur Euridice, et elle s'évanouit. C'est cela, mon angoisse. Je t'ai regardée, et je ne t'ai pas reconnue. Comment as-tu pu m'aimer si cela n'a laissé aucune trace en toi ? Je ne conçois pas que cela puisse exister. Quand on a aimé, l'amour laisse des traces en nous. On est changé à tout jamais. Tu m'as changé. Profondément. Comme les Variations Goldberg m'ont changé à tout jamais.
Tu m'as souvent reproché cette souffrance que tu as ressentie à mon contact. Je l'admets, je ne suis pas quelqu'un de facile (et je ne l'étais surtout pas à l'époque où nous étions ensemble). Mais je veux te dire une chose : tu ne m'as jamais interrogé, moi, sur la souffrance qui a été la mienne, à ton contact. Tu n'as jamais cherché à connaître ma douleur, alors. J'ai retrouvé cette absence de curiosité, dimanche. Tu poses des questions, mais on voit bien que la réponse ne t'intéresse pas. Quand on essaie — maladroitement peut-être — de te la donner, tu es déjà passée à autre chose. Combien de fois cela m'est arrivé avec toi ! J'ai retrouvé, comment appeler ça, cette non-écoute, cette non-attention, dimanche. Tu n'avais même pas vu le portrait de toi, au mur, en face de la salle de bains… Je me rappelle encore parfaitement une scène, à Rumilly, dans la cuisine de la Closerie. Nous y étions, tous les trois, Sylvain, toi et moi. Notre liaison venait tout juste d'être révélée, du moins à nos proches. J'ai dit quelque chose, et tu m'as brutalement coupé la parole, sans même avoir entendu ce que je venais de dire, et tu es passée à tout autre chose, tout à fait comme si je n'existais pas. J'en suis resté coi, blessé, interdit, mais je n'ai rien dit, sur le moment ; c'était trop nouveau pour moi. Mais lorsqu'un peu plus tard, j'ai enfin osé te dire que tu m'avais blessé, en réduisant ma parole à néant, et que je n'aimais pas ces manières de faire, tu m'as répondu qu'il t'étonnait beaucoup que tu aies pu te conduire ainsi. J'ai alors pris mon frère à témoin, car j'avais vu immédiatement qu'il avait également été choqué par ton manque d'égard pour la parole de l'autre, et j'ai vu cet hypocrite mentir comme un arracheur de dents, et prétendre honteusement qu'il n'avait rien remarqué. Cette scène m'a beaucoup marqué. Pourquoi certaines scènes de notre vie reviennent-elles nous hanter, des années plus tard ? Parce qu'elles ont, depuis, pris la figure de la révélation, parce qu'on comprend qu'elles ne sont pas des accidents, mais des jalons.
Je t'entends souvent te plaindre de ta solitude, du fait que tu ne trouves pas "l'âme sœur", que tu ne puisses pas partager ce qui te tient à cœur avec un homme. Mais ma Chère Raphaële, pour trouver l'âme sœur, il faut lui faire une place ! Oh, ne t'inquiète pas, ce ne sont pas vraiment des reproches, que je t'adresse là, car je sais trop bien qu'il est très difficile de parvenir à avoir une réelle communication avec autrui. Mais tout de même, interroge-toi ! Quand je t'aimais (et Dieu sait que je t'ai aimée, tu le sais !), je désirais ardemment reconstruire (réinventer) complètement ma vie, pour toi, en fonction de toi — on ne peut pas éviter ça, sauf à passer à côté des gens qu'on prétend aimer. Je n'ai pas senti de réciprocité, dans ce domaine. Je crois que tu fais fausse route, de ce point de vue, si je puis me permettre de te donner mon avis, en toute amitié. On ne peut pas demander à l'autre des choses qu'on est décidé à ne pas lui donner.
Mais je vais prendre un exemple concret. Tu m'as souvent demandé "de [te] jouer quelque chose" au piano, et la plupart du temps, j'ai refusé (tu es tout de même la seule personne pour laquelle j'ai fait exception à cette règle). Tu m'as invariablement dit, alors : "Quel dommage ! Je ne comprendrai jamais que tu arrêtes de jouer du piano". Eh bien laisse-moi te dire aujourd'hui que je t'en ai beaucoup voulu de ne jamais avoir réellement essayé de comprendre ma douleur, la douleur qui m'avait fait arrêter le piano. Cette douleur a fait basculer ma vie, c'est une part capitale de ce qui me constitue encore aujourd'hui. J'aurais aimé la partager avec toi, j'aurais aimé que tu la comprennes, ou plutôt, que tu essaies de me comprendre. (Que tu essaies m'aurait suffi…) Que tu partages un peu de cette douleur avec moi. Je crois qu'on n'aime pas tant qu'on ne partage pas les douleurs de l'autre. On ne peut pas s'économiser : si l'on a peur de souffrir, alors il ne faut pas aimer.
Quand mon ami Vincent Castagno est venu passer trois jours ici, en juillet, il s'est servi de la serviette que tu avais brodée pour moi (il a choisi lui-même). Je ne sais si tu te souviens : Tu m'avais offert une belle serviette de bain sur laquelle tu avais brodé à la main la formule de Paul Morand que j'aime tant : "L'amour n'est pas un sentiment. L'amour est un art." Et j'avais été bouleversé de ce cadeau, modeste et généreux. Je la conserve pieusement, cette serviette. Je ne m'en sers que très peu, car elle est trop précieuse pour moi. Je n'ai pas changé d'un iota : je pense toujours comme Morand. L'amour, comme la médecine, est avant tout un art. Il y faut du talent, du soin, de la maîtrise, de la patience, et surtout beaucoup d'exigence, si l'on veut seulement le connaître. Il ne se donne pas au premier venu. Le sentiment, c'est très facile. Tout le monde éprouve des sentiments. Mais les sentiments ne durent jamais. J'ajouterai une chose : il y faut beaucoup d'écoute. Il faut avoir l'oreille musicale, ou musicienne. Savoir écouter, savoir discriminer, savoir percevoir ce que les autres ne voient pas, n'entendent pas. Je ne dis pas que j'en suis capable, bien sûr, mais j'ai essayé. Dieu sait que j'ai essayé, avec toi. Je ne suis pas un sentimental. J'ai même du mépris pour les sentimentaux. Les sentimentaux sont des têtes creuses, qui passent d'un sentiment à un autre, sans jamais toucher le nerf de l'amour. Ils ne savent tout simplement pas de quoi il s'agit. C'est ainsi. (La vie est courte. Si en plus il ne faut rien connaître de ce qui nous constitue, c'est trop triste.) Quand je te vois regarder un tableau, ou écouter une musique, je te vois ne pas voir, ou ne pas entendre. Tu vas trop vite. Si tu étais mon élève, la première chose que j'essaierais de t'apprendre, c'est à écouter. Écouter, c'est d'abord se défaire de soi-même, ne pas faire écran à se qui se trouve à portée de sens. Ça demande une grande patience et une grande humilité. Notre corps est un conducteur, les choses doivent nous traverser, mais si nous voulons qu'elles nous traversent, il faut d'abord leur laisser la place dont elles ont besoin pour passer.
Quand je te dis que "tu parles pour toi", c'est de ça qu'il s'agit. C'est une chose qui m'a immédiatement frappé, chez toi. Les paroles que tu prononces restent sur toi, elles ne décollent pas, et c'est très frustrant pour ceux à qui tu t'adresses. On a toujours l'impression que tu ne nous parle pas, mais que tu parles devant nous, ce qui n'est pas du tout la même chose. Ce n'est pas de chuchoter, que je te reproche — au contraire j'aime que tu parles bas, et j'ai horreur des gens qui parlent fort. Ce n'est pas du tout de cela qu'il est question. C'est de ne pas t'adresser à l'autre, c'est de ne pas mesurer ce qu'il faut donner pour que ta parole lui parvienne, pour te rendre compréhensible de lui. Il y a un chemin à faire. Il y a une intention à donner. Comme quand on aime : il y a une distance à couvrir. On ne reste pas en soi. (Si l'on reste en soi, on n'aime pas.)
Ce matin, donc, je me suis retrouvé seul. Seul sans toi, seul sans les Goldberg, mais surtout : seul sans moi ! Mon moi est resté dans les Goldberg, et peut-être en toi. Cette dépossession est atroce. Ce n'est pas l'amour, qui me manque, c'est une partie de moi, une partie sans laquelle je ne suis pas en vie. J'ai bâti toute ma vie sur la musique, car j'ai su tout de suite que ces fondations étaient solides et durables, qu'elles allaient me porter. J'espère que les Goldberg vont revenir me traverser. Sinon, je crois que c'en est fini de moi.