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vendredi 2 septembre 2022

À la Poorte

La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse. 

Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.) 

Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !

Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge. 

mercredi 10 août 2022

Animale

— Les animaux, on les voit nus.

— Et alors ?

— Tu es une animale !

— Tu veux te rincer l'œil ?

— Si tu veux…

— Alors commence par te le laver.

— Si tu penses que je dois laver mon regard, c'est parce que le tien est sale.

— Mais je ne suis pas une animale !

— Tu ne devrais pas t'en vanter. 

— J'ai une âme !

— Hélas, oui.

mardi 18 janvier 2022

Le Sein (1)

Je crois que j'ai enfin trouvé la réponse à une question qui me tracasse depuis quelques années. Pourquoi est-ce que je rêve si souvent d'Anne, pourquoi elle ? Sans doute parce que c'est la seule femme que j'aie vue très régulièrement allaiter son petit. Ah, Julien, si tu savais comme j'ai aimé les seins de ta mère ! Annie, ta grand-mère, quand elle me voyait chez vous, alors, disait à la cantonade : « C'est curieux, notre cher voisin arrive toujours au moment précis où Anne donne le sein à son fils ! » Je devais avoir un sixième sens. Qu'ils étaient ronds et pleins, lourds, à la fois glorieux et pathétiques, la peau tendue à craquer, l'aréole un peu distendue et pâle, avec un mamelon proéminent et cabossé, framboise adorable, fragile et arrogante, quand elle les sortait de son soutien-gorge avec cette fausse désinvolture un peu gauche qui sied si bien aux femmes qui deviennent mères comme elles tomberaient dans un ravin, les quatre fers en l'air. Sa main, alors, me semblait une émanation de la grâce divine — la grâce divine qui se confond un instant avec l'érotisme le plus fondamental, et donc le plus violent — qui savait doser avec une précision miraculeuse le geste avec lequel elle offrait le sein à notre regard autant qu'à la bouche du bébé. J'aimais aussi qu'elle me parle, la mère, tandis qu'elle se laissait téter la mamelle avec ce mélange d'indifférence et de plaisir ramolli qui les caractérise dans ces moments-là. Je te montre mes seins sans aucune difficulté, alors que si tu me l'avais demandé en une autre circonstance, j'aurais été obligée de te refuser ce plaisir avec une offuscation emphatique. J'ai déjà raconté souvent cette anecdote qui me ravit. Du temps que j'étais professeur au conservatoire, un collègue guitariste était allé trouver le professeur de flûte, nouvelle dans l'établissement, et lui avait tenu ce langage : « Bonjour Machine. Je suis guitariste de jazz et je ne pars jamais en vacances. Tu veux bien me montrer tes seins ? » Je jure que l'anecdote est authentique. Eh bien cette brave fille, qui avait paraît-il des seins magnifiques (il n'avait pas choisi au hasard), avait soulevé son pull-over blanc sans aucune difficulté, et avait rendu mon ami heureux sans discours. J'ai trouvé son geste merveilleux. V et Y me comprennent, j'en suis sûr, eux qui demandent facilement à leurs correspondantes de leur montrer leurs seins, souvent avec succès, d'ailleurs. Cette offrande, quand elle est faite joyeusement, est si agréable à recevoir (et à offrir, j'en suis sûr) et celles qui refusent n'en sortent pas grandies, à mes yeux. 

Bref, j'ai longtemps rêvé des seins d'Anne. J'avais remarqué qu'ils étaient plantés un peu bas sur sa poitrine, ce qui les rendaient encore plus désirables, si c'est possible, je ne sais trop pourquoi, et j'avais gardé d'eux le souvenir que l'allaitement avait contribué à façonner dans mes visions savoureuses. Ils avaient en outre une qualité dont je ne me suis jamais lassé : ils bougeaient. Je veux dire que leur attache était souple. Quand Anne marchait, bien qu'elle n'eût pas des seins énormes, on les voyait remuer légèrement, et ce mouvement ample mais discret m'a toujours profondément troublé, et ému. Je n'aime pas les seins durs, qui me semblent contrevenir aux lois de la pesanteur avec une morgue que je réprouve. À ce propos, je dois révéler que j'ai peut-être été traumatisé par ma sœur aînée qui, un jour que je devais avoir une dizaine d'années, ou un peu moins, était entrée torse nu dans la chambre d'un de mes frères, où je me trouvais, en nous disant : « Vous avez vu, mes seins sont raides comme la justice ! » Sa fierté m'avait quelque peu rebuté — ou déçu. 

La nuit où j'ai fait l'amour avec elle, je me suis aperçu que les seins d'Anne étaient bien différents de la figure que ma mémoire et mes fantasmes avaient inscrite en moi et j'ai été un peu déçu, car, s'ils étaient moins singuliers que je ne le pensais, ils étaient presque parfaits. J'ai bien senti, alors, qu'elle était heureuse de me montrer ses seins dans l'état qu'elle jugeait le meilleur, qu'elle avait en quelque sorte à cœur de rattraper mon impression première, qu'elle pensait injuste à son égard et à leur égard. Mais la perfection n'a jamais provoqué en moi les remous inexplicables que j'aime ressentir à la vue d'un corps qui ne peut se reposer sur la conviction de son idéal. C'est ailleurs, c'est bien ailleurs, que se trouve le secret et la jubilation des formes, j'en suis convaincu. Il n'est pour s'en convaincre que d'ouvrir la partition d'un chef-d'œuvre de l'histoire de la musique ou de lire de la poésie. Les maladresses et les petits désordres sont très souvent à l'origine des plus beaux et des plus intenses moments qu'il nous est donné d'éprouver, quand nous sommes face à quelque chose de grand, et Dieu sait que le corps d'une femme peut être grand ! 

(…)

mardi 9 novembre 2021

Douche froide

Depuis six mois, je prends une douche froide chaque matin. Ça remplace le café. Autant cette pratique était facile, aux beaux jours, autant, la froidure venue, elle devient pénible. Prendre une douche froide, quand la température dans la maison ne dépasse pas 13°, et que l'eau est aux alentours de 10°, c'est brutal. 

Dans la première minute, c'est une commotion, une secousse cruelle, on a du mal à respirer, le cœur cogne très fort, on a l'impression d'être martyrisé, battu, de recevoir des coups, et l'on pense que c'est folie, que c'est la dernière fois qu'on s'inflige ça. 

Et puis arrive ce moment prodigieux, toujours surprenant, où la douleur se transforme en plaisir, où le corps modifie sa réponse, et se met à digérer le froid, à l'absorber, à le retourner. D'ennemi qu'il était, il en a fait un allié viscéral. Alors ce ne sont plus des coups sur la carcasse, mais de l'eau qui coule sur la peau. Quelque chose s'est transformé, s'est inversé. L'être reprend le dessus, et l'on peut rester deux ou trois minutes, sans souffrir. Une forme de joie intense et profonde se manifeste. 

Mais le meilleur moment est celui où la douche prend fin. Alors on perçoit très directement la forge (et la force) merveilleuse qui est en nous, travaillant à plein rendement, et l'on peut rester ainsi, nu, un long moment, sans avoir froid ; la chaleur vient de l'intérieur et irradie jusqu'aux extrémités. 

Toutes sortes d'émotions jaillissent en nous au contact de l'eau, à condition qu'elle ne soit pas tiède. L'eau, c'est comme la vie : la tiédeur est l'ennemi mortel. À bas les douches sympa ! 

vendredi 25 octobre 2019

Le chant des organes (1)



Depuis quelques jours, je ne dors qu'en compagnie de machines, plus ou moins perfectionnées, plus ou moins encombrantes, qui enregistrent une batterie de données sur mon cœur, mes poumons, mon sommeil, ma respiration, etc. C'est à la fois très désagréable et très amusant. Ça clignote dans l'obscurité, ça entre dans les narines, les fils se prennent là où il ne faut pas, mais on se sent moins seul. La nuit comme laboratoire intime… Et puis j'aime les chiffres, les données, surtout quand ils sont censés nous définir, ou au moins nous décrire. On sait bien que c'est une fiction, mais c'est amusant. Se présentant aux gens qu'on croise dans une soirée, la nouvelle politesse pourrait exiger qu'on énumère une théorie de nombres en préambule de toute conversation. Par exemple, on pourrait refuser de discuter avec quelqu'un qui a un PH trop différent du sien, ou dont la tension artérielle est trop basse. Après tout, c'est déjà ce qui se passe, mais à notre insu. Les odeurs, les sons et les mille signes qu'émettent les individus ont le même rôle. De toute manière, à partir d'un certain âge, les gens ne parlent plus que de ça. Ils disent "la santé", mais c'est beaucoup plus que ça. C'est le corps, dont ils parlent, le corps qui s'exprime, le corps qui fait parler les organes, comme les instruments d'un orchestre, qui ont trop longtemps été mis au secret. Enfin on les entend ! Ils ont ôté la sourdine. 


jeudi 18 juillet 2019

Le chant des organes (0)



La vie des organes est passionnante, quand on l'observe en curieux, en rêveur ou en savant, mais dès qu'on doit en prendre soin, dès qu'on commence à ne plus vivre que pour eux, ils nous deviennent odieux, car la vie qui naguère était une occasion de les oublier devient une caisse de résonance monstrueuse qui n'entend plus que leur discours. 

Un rein, un poumon, un cœur, ce sont de merveilleuses machines qui ont l'élégance suprême de se faire oublier alors qu'elles nous permettent de penser, d'aimer, et de prendre du plaisir, comme si nous étions un pur esprit immortel qui ne doit rien à personne. Malheureusement, le temps, dans la coulisse, passe consciencieusement son papier de verre sur la soie friable de nos muqueuses, et prépare en secret une tout autre histoire. 

lundi 14 mars 2016

Le pianiste au homard



1978, 79, 80 ? Je ne me rappelle pas la date. J'étais allé seul au théâtre de Saint-Denis écouter Richter en récital dans Schumann. Il y avait peut-être autre chose que Schumann, c'est possible, mais je ne m'en souviens pas. Je crois bien être parti à l'entracte. Je ne voulais plus rien entendre. Le choc que j'avais reçu en entendant Richter jouer les Novelettes était si fort, si incroyablement fort, que je voulais pas prendre le risque d'être déçu par la suite du programme. J'ai tout de même eu le temps de voir le vieux et déjà complètement aveugle Rubinstein, au bras de sa femme, qui allait saluer Richter dans les coulisses, et qui avait l'air si profondément ému, lui aussi, presque anxieux. Pendant de très nombreuses années, je n'ai pas voulu écouter Schumann joué par un autre pianiste. 

Il y a eu ensuite la sonate en si bémol de Schubert, enregistrée à Prague, en 1972. 

Richter était un demi-dieu, à la maison, quand j'étais enfant. Mais je ne savais pas pourquoi. Je me souviens de la façon dont on prononçait son nom : c'était comme une évidence. Un nom de grand pianiste, de génie du piano. Il y avait Lipatti d'un côté, et Richter de l'autre. Lipatti le familier, le proche, car nous jouions les mêmes morceaux que lui, Bach, Mozart, Chopin, et puis ce Richter, beaucoup plus mystérieux, comme une sorte de divin sauvage. Schubert, alors, je ne savais même pas qu'il avait composé des sonates. On jouait les Impromptus, quelques Moments musicaux, et notre père écoutait ses quatuors, et surtout le quintette à deux violoncelles, une ou deux symphonies, et bien sûr les Lieder. Richter, je ne savais même pas qu'il était russe. 

Quand il joue le trio de la dernière sonate, on sent bien qu'il a du mal à se retenir. Il y a une intranquillité fondamentale chez Richter qui le rend inapte à jouer Bach, par exemple. Mais il joue comme personne le premier mouvement du concerto en ré mineur du même Bach.

Pour comprendre Richter, il faut le voir marcher, dans la neige, près de Moscou. 

Richter, je n'aurais jamais pu m'entendre avec lui, et pourtant je l'adore. 

Très souvent, écoutant Richter, je me dis : mais c'est mauvais ! Il ne joue pas bien. Il fracasse les musiques qu'il joue. Et il est capable de remplir ses interprétations de fausses notes. Il a les épaules trop larges, ça ne passe pas. Le voir s'asseoir devant un piano fait un peu peur, pour le pauvre piano. 

Cette après-midi là, à Rumilly, on avait fait l'amour par terre, sur le tapis, dans le salon, près de piano. Raphaële était comme ça, terriblement impatiente, parfois. Ensuite elle m'avait supplié de lui jouer quelque chose et j'avais joué des Schumann, en lui disant que j'avais honte de les jouer, que je devrais plutôt les lui faire écouter par Richter, et elle m'avait répondu : « Tu les joues mieux que lui. » Je m'étais évidemment moqué d'elle mais j'étais secrètement heureux. Un jour, une après-midi, dans ma vie, j'aurai été l'homme qui joue mieux que Richter. Alors que j'avais encore les doigts mouillés de son con… 

Richter a beaucoup d'humour. Les gens que j'aime et que j'admire ont de l'humour. L'humour dont je parle est une forme d'intelligence. Une intelligence qui dépasse, qui déborde, qui a les épaules trop larges pour le monde tel qu'il va, ou peut-être pour l'homme qu'elle habite, qui gronde, comme le trille de la main gauche à la fin du premier mouvement de la sonate en si bémol, une intelligence qui sait très bien que ça ne va pas durer, qu'on peut le retenir tant qu'on veut, ce premier mouvement, le jouer à un tempo si lent que personne ou presque n'y comprend plus rien, mais que le terrible andante sostenuto va arriver quand-même. 

Richter n'aurait peut-être jamais dû devenir pianiste. D'ailleurs il l'est devenu un peu par hasard. Alors pourquoi est-il si exigent, si difficile avec lui-même (et avec les autres) ? Comme tous les grands de la musique, tous les génies, il est un peu au-delà de la musique, et en-deçà de ses confrères. Ce sont eux qui savent comment faire, pourquoi faire. Lui ne sait pas. Ces êtres-là sont toujours un peu dans le noir. Leur intelligence ne leur sert pas à savoir, mais à faire. Plus ils relient de fils entre eux, plus cela les sépare des autres. Le silence qui suit le trille grave du premier mouvement de la sonate D. 960 est un gouffre dans lequel toute la raison d'un homme peut sombrer. Autant se balader avec un homard en laisse, quand on ose jouer comme ça. Mais dites-moi : si vous avez peur de la folie, pourquoi jouez-vous la musique de Schubert ? Pourquoi l'écoutez-vous, même ? Quand on aime vraiment la musique, on accepte de s'y perdre. On accepte de se taire tout à fait, autrement dit. 

« Je ne parvenais plus à me passer de la présence d’un homard en plastique que je promenais partout avec moi, et dont je ne me séparais qu’au moment d’entrer en scène. » 


Ces êtres-là ne font pas carrière. Ils ne sont pas pianistes, ou chefs d'orchestre, ou violonistes, au sens où on l'entend habituellement. Ils font ce qu'ils savent faire, quand on veut bien d'eux, et la plupart du temps, ils savent que ça ne sert à rien, que c'est "peine perdue". Mais quoi faire d'autre ? Ne me parlez pas d'"ego", s'il vous plaît ! Ça ne rend compte de rien, en ce qui les concerne. Il faudrait inventer une science psychologique qui leur soit adaptée, mais les seuls qui seraient à même de réaliser cette tâche ne trouvent aucun intérêt à le faire et on les comprend. 

Comment, vous me dites que vous n'aimez pas son jeu, son interprétation de telle ou telle œuvre ? Oui, eh bien quoi ? Comme dirait Picasso, « Ça n'a aucoune importanz ! » Écoutez donc un des innombrables pianistes qui font la queue aujourd'hui à l'entrée des salles de concert, un de ceux qui vont être primés aux "Victoires de la musique", par exemple, un de ceux qui vont être invités à la télé, et laissez-nous tranquilles. Allez donc voir et écouter cette petite Chinoise extraordinaire qui fait du trois mille notes à la minute, et foutez-nous la paix. 

Jacques me racontait que quand Richter venait en France, invité par le PCF, c'est lui qu'on chargeait de noter sur la partition les fausses notes du Maître. Pendant le concert, il inscrivait docilement des petites croix sous les passages où Richter avait mis des pains, mais ensuite, quand il s'agissait d'aller lui montrer la partition… Et moi je fais pire, puisque je m'autorise à déblatérer sur des artistes dont j'ai la prétention de vouloir parler comme si je pouvais m'en approcher suffisamment pour être en mesure de discerner quelques traits qui auraient échappé à ceux auxquels je m'adresse.

 « Sa personnalité était plus grande que les possibilités que le piano lui offrait, plus large que le concept même de la maîtrise complète de l'instrument. » C'est Boulez qui parle ainsi de Richter, et je trouve que cette simple phrase dit beaucoup. Il ne faut jamais oublier que Richter était autodidacte. Il a appris le piano un peu de la manière dont un jazzman de jadis apprenait son instrument, c'est-à-dire que les moyens qu'il a acquis étaient directement corrélés à son désir, à sa morphologie, à son être, à son goût, à sa vie intime. On dit souvent que Richter n'avait peur de rien, et que c'était sa grande force. Arrivé au conservatoire de Moscou à vingt-deux ans, c'est-à-dire à l'âge où un pianiste normal en sort, il a eu la chance de tomber sur le plus grand professeur de piano qui ait existé, Heinrich Neuhaus. Quand on confronte un homme à une technique donnée, il peut s'épanouir parfaitement dans la confrontation à une forme qui lui est extérieure, il peut faire de ce détour une force — et c'est ce qui arrive le plus souvent —, mais il peut aussi en garder une sorte de peur, qui peut toujours remonter en lui, un jour ou l'autre, car de cet écart (qui est parfois un grand écart) sourd une énorme quantité de questions, dont la plupart sont sans réponses. Richter n'avait peur ni des communistes, qu'il ignorait superbement, ce qui l'a conduit plusieurs fois hors du Conservatoire, et il n'avait pas non plus la hantise de sa carrière. On peut d'ailleurs dire que d'une certaine manière il n'a pas eu de véritable carrière. « Mettez un petit piano dans un camion et conduisez le long des routes de campagne, prenez le temps de découvrir un nouveau paysage ; s'arrêter dans un joli endroit où il y a une bonne église ; décharger le piano et parler aux habitants ; donner un concert ; offrir des fleurs aux personnes qui ont eu la gentillesse d'y assister ; repartir. » Quand on voulait l'engager pour un concert qui aurait lieu un an plus tard, il répondait : « Comment pourrai-je savoir aujourd'hui si j'aurai envie de jouer dans un an, et surtout quoi ? » Celui qui est libre ne peut pas avoir peur mais il fait peur. La technique de Richter c'est son art, comme l'indique parfaitement le mot grec tekhnè. De la même manière, la technique de Gould est aussi son art. Les "vrais pianistes" sont des pianistes dont la technique ne se sépare pas de leur art. Neuhaus l'a vu immédiatement, et a su tout de suite qu'il n'avait pratiquement rien à apprendre à son génial élève. L'action efficace, le comment, le pianiste russe en avait forgé lui-même le muscle. « J'ai beaucoup appris de lui, même s'il n'arrêtait pas de dire qu'il n'y avait rien qu'il ne puisse m'enseigner ; la musique est écrite pour être jouée et écoutée et m'a toujours semblé être en mesure d'être dirigée sans paroles… Ce fut exactement le cas avec Heinrich Neuhaus. En sa présence, j'étais presque toujours réduit à un silence total. Ce fut une chose extrêmement bonne, car elle signifiait que nous étions concentrés exclusivement sur la musique. Il m'a appris, surtout, le sens du silence et de la signification du chant. Il m'a dit que j'étais incroyablement opiniâtre et ne faisais que ce que je voulais. Il est vrai que je n'ai jamais joué que ce que je voulais. Et donc il m'a laissé faire que ce que j'aimais. »

Comme tous les génies, Richter est une énigme. Le documentaire prodigieux de Monsaingeon le montre parfaitement. Le vieux Richter, momie vivante débarrassée de son homard, mais toujours ironique, sage et mordant à la fois, d'un humour décanté et pincé de poésie, se tient là, face à nous, face à la caméra. Il ne tremble pas. Pour une fois, il parle. Mais il ne dit que ce qu'il veut dire. Le silence prend une place énorme. Là encore, c'est "la signification du chant" qui se laisse voir. Le reste, mes amis, c'est à vous de le découvrir, si vous en êtes capables, et, surtout, si vous en avez le désir vrai. L'art authentique est et doit être une ÉNIGME. Personne ne va vous dire ce que vous devez comprendre (entendre), et s'il se trouve quelqu'un pour ce faire, c'est un menteur et un diable qu'il faut éviter. 

lundi 28 décembre 2015

Danse avec l'élu — Ballade en la bémol (2)



Variation. Pointes. Soubresaut.

Le la bémol lui était égal, déjà déshabillé. Les yeux écarquillés, il me prenait pour un minus, assis à son bureau. L'orchestre se débrouillait bien. Je les imitais. Nous avions tant à faire. Je me sentais responsable de tout. Pensez ! La musique est plus que "la la la" ! C'était une tâche de longue haleine. Chacun était occupé à reconstruire. Il m'offrait du café, capable d'exprimer les choses de l'âme. C'était la volonté d'oublier. Je me contentais de dévorer de la musique. Un jour, tu feras autrement. Il était en bretelles, inventait toutes sortes de prétextes pour ne pas avoir à me faire travailler, mais on vivait autre chose. Je fus transporté par le spectacle. Je vis le roi de près, je suis tombé amoureux. J'étais paresseux, comme tous les enfants. Il était difficile de ne pas ressentir l'aversion des gens.  C'était une tâche de longue haleine.

Cavanna voulait son T-shirt, et il agitait son bocal d'une manière inquiétante. À tout prix, il le voulait. Chassé. En pointes sur son mât à trois pistons, il donnait de son orgue de barbarie comme un furieux échappé de l'asile. De la muse en cornes jusqu'au tréfonds du la bémol il secouait les brindilles de Jean-Sébastien. Je ne lis pas grand-chose je n'ai pas le temps. Et hop ! Mais on me presse : alors je fais de la musique. C'est un attrape-couillons comme un autre.

Ça trombone en gros coups de cymbales astiquées au mirror. Je n'ai pas le temps. Jean-Baptiste Sartre a perdu trop d'années déjà à pasticher Simone, rien de bien grave, bien sûr. Demi-sangsues, progéniture de l'ombre, page 462, il m'interloque, payé par les Nazis ? Remettez-moi un peu de cornemuse chromatique, à peine sorti de mon cacao. Au bocal, au bocal, au bocal ! Ils chantent tous en même temps, dans mon cul où ils se trouvent. Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent, bourriques à lunettes, il a délivré Paris à bicyclette, les Maures et la mer montent jusques au port. C'est trop, cette obscure clarté qui tombe des étoiles, la prison, l'expiation, le bâton, la morve, l'épouvante les prend à demi descendus, il ne se possède plus, assassin et génial, il fait joujou, à l'accordéon, lattes de cartilage onctueuses et dérapantes, tape sur les clefs, gratte la vocalise, coup de pompes en triolets, il veut commettre l'irréparable. Textuel ! Il court après les épreuves, les vraies épreuves, faux tétard, la maladie d'être maudit, ténia joueur de flûte catapultant l'accord parfait et voulant s'applaudir lui-même de mille raisons foireuses, il mène le diatonisme au blasphème, comme un cancre mou, mouchard mouché de ses mouches à huit-clos sur une tenue à tirettes. La la la, sans oublier la chair, bien sûr, tondue, échevelée, livide, menottée, grandes filles à l'orchestre absolument nues et mortes, ambiance de procès, sang d'hymen, fusil sifflé agité défilé renfilé attifé à la farandole en exil de Londres sur Seine, sous la botte du chef agité 3/4 de trompette débouchée au massacre de barbarie. La bémol à Nuremberg, au poteau le la bémol, écarquillé, comme à son cul torché en exil, tâche de longue haleine que voir le roi de si près sans nausée ni mains sales sul ponticello, hécatombe d’apothéose, l'alchimie a ses lois ! Il était difficile de ne pas ressentir l'aversion des gens. L'orchestre se débrouillait bien, grande partouze des fantômes (en bretelles) à son illustre apogée. Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, ostinato à glandes, la maladie, l'âme, le tréfonds du stupre, l'horizon écarlate en tierces giclantes, cela ne suffit pas, il faut danser en plus, jeté, pointes, soubresaut, chat au pas, pas cobra du tout, en tutu Simone

jeudi 19 mars 2015

Un paragraphe (3)


(…)

Il ne voyait que son corps que recouvrait à peine une robe grise. Elle se tenait là, interdite, un sourire effacé derrière sa large bouche qui frémissait un peu. À la croisée des chemins, apaisée ou furieuse, elle allait prendre une de ces deux voies, dans les secondes qui suivraient, mais, pour l'instant, l'hésitation lui donnait un air étrange, mi stupide mi apeuré, qui la rendait si désirable qu'il ne pouvait pas regarder son visage, et la robe grise de la femme absorbait son regard comme le fait de l'encre un papier buvard. Était-ce le désir de l'homme qui mettait la femme mal à l'aise ou l'impossibilité de celle-ci de savoir composer son visage qui la rendait désirable ? Ce qui le frappait, lui, était que cette robe dont il ne parvenait pas à détacher les yeux ne masquait rien du corps qu'elle recouvrait, et ce qui la troublait, elle, était que cet homme ne regardant pas son visage semblait la dévisager, littéralement, elle sentait son visage disparaître, se dissoudre, alors que toute sa stupeur se réfugiait, vaporisée, dans ses membres, dans son torse, dans son ventre, et se transmettre à l'air qui les environnait tous deux, faisant obstacle à l'ombre double qui descendait en ces deux corps, face à face, creusés et gris comme une voix invaginée.

mercredi 4 mars 2015

PS. J'aime la bite


Monsieur,

je pourrais parler longuement de votre voix envoutante, de votre barbe fleurie, de vos sourcils broussailleux, de votre démarche d'archange fatigué et de ces étranges remontées de désespoir qui atténuent parfois le métal acéré de certaines de vos envolées lyriques, qui les courbent vers la nuit de l'âme quand vous vous assoyez d'un air ahuri et pensif sur la chaise branlante qui vous sert de yourte lunaire, sur cette scène un peu miteuse où votre corps fait sens à la manière d'un assassinat de la présence. Je pourrais louer votre sens de la modulation, celui de la transition, cette manière si désinvolte et pourtant si précise que vous avez d'entrer avec vos membres, tous, dans une phrase, de la prendre à la hussarde, de la découper, de l'inciser, de l'ouvrir comme on ouvre un fruit bien mûr, et d'en restituer les sucs tout en les accompagnant vers leur brûlure éplorée et fatale, en les laissant couler vers le sens enrichi, nourri, gonflé de sève que vous déposez à notre portée après avoir fait monter l'eau à notre bouche avide. Je pourrais décrire les mille et une sensations que vous faites naître en nos âmes endolories et impavides, ternes, maussades et grises, ces mille et une stimulations qui caressent et pincent nos sens et notre imaginaire en les portant au bord de l'incandescence spirituelle, quand elles ne les font pas renaître, tout simplement. Tout l'art de l'écart, de la trace en incise ponctuée et du jeu vocalique, tous ces glissements progressifs d'un plaisir du texte que vous savez faire chanter, crier, gémir, bruisser, dont vous frottez l'étoupe contre la suave vulve des anges qui vous prêtent leurs organes flûtés, trompés, tambourinés, vergeturés de blancheur absconse, toute la carte et tout le territoire  de votre folle sagesse littérale m'ont ébranlée de fond en comble. Après ce soir, mon rapport au répertoire ne sera plus le même. Il fallait que je vous le dise. 


Blanche Second


PS. J'aime la bite

mardi 18 novembre 2014

Hymen et tympan


C'est très mauvais signe. Il faudrait absolument éviter. Mais si ce n'est pas possible, il convient de reprendre le processus aux deux tiers environ. Bien entendu, on ne parle pas du cas où il manque des pièces. Une fois que la structure est sur le dos, il faut à tout prix veiller aux joints, et au système de refroidissement. Si elle crie trop fort, on peut appliquer une pâte adhésive et la priver d'oxygène durant un court instant, mais en gardant à l'esprit qu'il existe toujours un risque non négligeable de cyanose localisée. Ce n'est pas absolument rédhibitoire mais il faut néanmoins être vigilant. Quand la mémoire n'est plus adaptée à l'unité centrale, ce qui arrive assez régulièrement, on peut constater des manifestations allergiques assez virulentes qui ne doivent cependant pas empêcher le travail de se poursuivre, ce qui reviendrait à laisser place à des modulations anarchiques et même parfois irrationnelles. Maintenir le tempo et le rythme doit être un objectif prioritaire absolu mais sans perdre de vue la souplesse des tissus.

Route nationale, la radio. Frédéric Lodéon présente un enregistrement de l'Ensemble orchestral de Paris qui joue la Petite Musique de Nuit. Elle est là, au pupitre de violoncelle, assise, son instrument entre les cuisses. Je ne peux pas l'écouter, elle, en particulier, mais je sais que je l'entends, malgré tout.

C'est toujours la même difficulté. Comment laisser en place la pâte thermique alors qu'on visse sans voir ce qu'on est en train de faire ? Si vous découpez les membres selon le schéma pré-établi, vous manquez l'essentiel mais l'opération est plus simple. Cacher les yeux peut aider mais seulement si la mémoire n'est plus d'aucune portée réelle quant au plan d'ensemble.

Comment sont les chaises, à l'Ensemble, quelle matière, quel galbe, quelle hauteur ? À quel moment du cycle menstruel en est-on ? De quel nature était le dîner de la veille ? Quelle quantité de colophane, quelle marque ? Quel savon pour la toilette intime ? La taille des sous-vêtements ? La pression artérielle, le PH de la peau ?

A-t-on souvent comparé, dans la littérature, le tympan à l'hymen ? Je ne le crois pas ; les écrivains sont si distraits.

Si vous voulez bien retirer votre jupe…

lundi 1 septembre 2014

Les Coups



Le lendemain soir, je la retrouvai sur mon chemin, et elle me lança un exemplaire de mes Idées à la figure. 

Ça m'a fait mal. 


J'ai souvent envie de lire ainsi, à reculons, et je m'autorise de plus en plus souvent à procéder ainsi. 

C'était le soir. Une femme m'accosta. « N'avez-vous vraiment rien de mieux à faire que vous vouliez ainsi faire commerce de vous-même », lui dis-je en la repoussant. 

Recevoir un volume de ses Idées à la figure fait mal – à l'auteur. J'aurais pu me contenter de cette notation merveilleuse. Sans doute prend-elle plus de sens si elle est précédée de la rencontre avec la femme qui vend ses charmes, mais ce plus de sens n'est pas forcément ce qui me rend ces quelques phrases plus chères. En réalité, ce que je veux, ce sont les deux lectures. Celle que l'auteur a prévu de me donner, et celle que je prélève indûment – mais pas arbitrairement – dans sa prose. 

Si l'on sait, en plus, que l'auteur de ces quelques lignes n'est autre qu'Eduard Douwes Dekker, poète et romancier néerlandais du XIXe siècle dont le nom de plume était Multatuli, ce qui en latin signifie "j'ai beaucoup souffert", on comprend que la littérature, comme la vie, ne se donnent pas au premier venu.


Un jour du siècle dernier, j'ai donné un coup de poing dans un mur, et je me suis cassé le pouce. C'est extrêmement douloureux. J'ai passé de longues heures aux urgences de l'hôpital Saint-Antoine à Paris, car nous étions le premier mai. Mon frère aîné (il a fait de la boxe) m'a expliqué ensuite que je ne savais pas donner les coups de poing, ce qui est parfaitement exact, et qu'on devait toujours prendre soin de placer son pouce de telle manière qu'il ne risque pas de se briser sous le choc. J'ai depuis complètement oublié ce qu'il m'a raconté, et je me demande souvent comment il faut placer ce maudit pouce pour qu'il ne se brise pas, quand je donnerai mon prochain coup de poing. Quand donnerai-je mon prochain coup de poing ? Sera-ce également contre un mur ? J'espère que non. Cette fois-ci, j'aimerais savoir ce que ça fait de le donner à un autre, et j'aimerais surtout voir le résultat. Donner un coup de poing dans un mur n'est pas une expérience très passionnante. J'ajoute tout de même, pour ne pas être complètement ridicule, que j'avais fait un trou dans le mur en question, mais ça ne devait pas être un mur bien solide, je suis prêt à en convenir. L'infirmière (ou le médecin, je ne sais plus) qui m'avait fait passer une radio m'avait beaucoup plu, et j'étais retourné à l'hôpital pour la voir, mais en vain. Cette main cassée m'a fait souffrir longtemps mais j'en garde un bon souvenir.


J'ai souvent eu mal, très mal, même, dans ma vie, jusqu'à vouloir en mourir. Maintenant que j'ai l'âge de me retourner sur ces douleurs, je les trouve agréables, mais surtout indispensables, et je ne voudrais pour rien au monde en avoir été privé. Est-ce que je suis "masochiste" ? Je ne le crois pas. Mais la vie m'apparaît aujourd'hui comme une sorte de composition musicale. Lorsqu'on est jeune, on ne veut que les plus beaux passages, que les morceaux les plus sucrés, les plus savoureux, les plus doux, mais en vieillissant on se rend compte que ces morceaux de vie n'auraient eu aucune saveur s'ils n'avaient été accompagnés de ceux qui les contrepointaient douloureusement. Le plaisir n'existe pas seul, il faut qu'il se détache d'un paysage sans lequel il ne serait pas grand-chose.


Quand on n'a pas d'idées, on les lance à la figure des autres. On croit ainsi leur faire mal. En réalité, c'est nous-mêmes que nous blessons, car à peine sont-elles parties pour atteindre leur cible qu'on comprend de manière irréfutable qu'elles ne sont rien. Au lieu de meurtrir ceux qu'on visait, on fait un trou dans un mur, trou par lequel on a alors envie de disparaître.

Quand j'étais enfant j'avais un vice. Je faisais des trous dans les murs. Mes parents m'ayant offert une perceuse mécanique, je m'enfermais dans les toilettes et je perçais les murs, puis j'y enfouissais des noms écrits sur des feuilles de papier cigarette, ensuite de quoi je rebouchais le trou avec du mastic. La vie est un mur immense dans lequel se trouvent des noms enfouis, dont le plus souvent on a perdu la mémoire, mais qui sont toujours là, prêts à être réactivés. Ce sont autant de touches sur lesquelles notre vie appuie à des moments bien précis, et qui produisent des notes comme autant de parfums oubliés, dangereux, féconds.

De quoi pourrait-on bien faire commerce, si ce n'est de soi-même ? Les idées ne sont rien ; ce qui est important, c'est ce qui les a fait naître et ce qui les voit mourir, en nous, c'est le trajet souterrain par lequel les autres ont accès à notre être, même et surtout quand nous ne le savons pas. Ce que nous ressentons comme des coups n'est sans doute que notre être qui, pour retrouver ces noms enfouis dans notre passé, perce la muraille qui s'est refermée sur eux. 

vendredi 22 août 2014

L'Éclate


Ça décapite, ça égorge sec, en ce moment. En réalité, je suis persuadé que les sympathiques jeunes gens qui partent "faire le djihad" n'y vont que parce que, dans Koh-Lanta, on les brime. Ils n'ont pas le droit de violer les filles, de couper la main des concurrents, bref on ne les laisse pas vraiment s'amuser. Bon, balancer des chats par la fenêtre, torturer des petits vieux ou des juifs, ou faire cramer des chiens vivants, quoi, ça va bien dix minutes… C'est pas avec ça qu'on va s'éclater ! Faut être sérieux ! Quand on pense qu'il y en a qui se contentent des rodéos de voitures ou des feux de poubelles, le samedi soir, ça laisse songeur… Le manque d'ambition, c'est un vrai problème, ça, en France ! Il y a bien les braquages, mais ça ne rapporte pas tant que ça, et ce n'est même plus tellement médiatisé. Non, faut bien reconnaître que c'est plus ça, et nos jeunes sont obligés de partir à l'étranger pour s'éclater, c'est quand-même triste ! La fuite des cerveaux en Irak ou en Syrie, c'est dramatique ! Enfin, on se consolera en sachant que beaucoup de ceux-là reviendront en France pour nous montrer ce qu'ils ont appris là-bas. Finalement, c'est de l'échange de technologie. Et puis au moins ils auront potassé leur anatomie.

vendredi 18 juillet 2014

1756


Le mot civilisation date de 1756, l'année de la naissance de Wolfgang Amadeus Mozart.

Ce mot, "un des termes les plus importants de notre lexique moderne" (Benveniste), a été inventé en 1756 par Mirabeau dans L’Ami des hommes ou Traité de la population : "la Religion est sans contredit le premier et le plus utile frein de l’humanité ; c’est le premier ressort de la civilisation ; elle nous prêche et nous rappelle sans cesse la confraternité, adoucit notre cœur, etc.". Dans un manuscrit intitulé L’Ami des femmes ou Traité de la civilisation, il définit ce terme ainsi : "si je demandais à la plupart en quoi faites-vous consister la civilisation, on me répondrait (que) la civilisation est l'adoucissement de ses mœurs, l’urbanité, la politesse, et les connaissances répandues de manière que les bienséances y soient observées et y tiennent lieu de lois de détail ; la civilisation ne fait rien pour la société si elle ne lui donne le fonds et la forme de la vertu".


Dans le court extrait de « Civilité ou civilisation ? » d'Arouet Le Jeune, que je reproduis ici, on lit que la religion "est sans contredit le premier et le plus utile frein de l’humanité".
Comment réussir, aujourd'hui, à entendre que ce mot peut être affecté d'un signe positif ? C'est quasiment impossible. Tout ce qui accélère est bon, tout ce qui freine est mauvais. Tout ce qui se précipite vers l'avenir (qu'on a d'ailleurs remplacé par "le futur") est positif, tout ce qui rechigne, tout ce qui renâcle, tout ce qui regarde vers le passé, le donné, l'ancien, le déjà là, est négatif, maladif, nocif. "Regarder dans le rétroviseur" est une expression qui désigne une terrible maladie, qu'il convient de traiter au plus vite.

La civilisation était ce monde qui savait encore freiner, ralentir ; ce monde qu'on n'ose plus regarder qu'en cachette, et qu'on ne comprend plus, quand on ose le regarder.

Tout ce qui retarde la réalisation de nos désirs, tout ce qui limite nos droits, et leur extension perpétuelle, tout ce qui circonscrit le champ des possibles, tout cela est désormais suspect, hors-la-loi

mercredi 9 juillet 2014

Écran


Écrire, ou composer, c'est ouvrir une fenêtre, c'est la raison pour laquelle écrire sur Internet est si funeste, car Internet est déjà une fenêtre grande ouverte, perpétuellement et irrémédiablement ouverte. L'ouverture fait écran.

La Double p(e)ine


J'avais accompagné mon amie, ravissante Hindoue, qui avait attrapé je ne sais plus quelle MST et devait se faire opérer. Je ne savais pas en l'accompagnant que mon corps aussi intéresserait la Faculté. Ce con de médecin (le cousin de Maurizio Pollini, vous n'allez pas me croire, et pourtant c'est vrai) m'annonce tout à trac : « A vous, maintenant. » Moi : « De quoi de quoi, je suis là en visiteur, j'immigre dans vot' cabinet, mon brave, pour la beauté du geste, je suis en quelque sorte le tuteur de la pécheresse. » Mon petit discours ne l'a pas beaucoup ému : « Allez, hop, devant le microscope électronique. » Personne ne m'avait jamais dit jusque là que mon sexe était microscopique ! Je m'exécute cependant, pour ne pas faire de scandale, et pour conserver l'air chevaleresque qui me va si bien. En fait de microscope électronique, la chose ressemble plus à un appareil photo ordinaire qui serait relié à tout un appareillage louche. Comme par hasard, l'examen se révéla positif… Quelque chose me disait aussi qu'il était hors de question pour la Science de ne pas justifier cette pauvre machinerie, et que la justification la plus simple était en l'occurrence de me découvrir des traces patibulaires sur le gland. De toute façon, inutile d'essayer de leur dire que vous ne voyez rien, que vous n'avez aucun problème, ils ont dans ces cas-là réponse à tout, le "microscopique" étant une de leurs scies préférées : vous ne voyez rien, mais-c'est-normal (on évite de justesse le "mon pauvre"). Bref, autant faire comme si l'on était d'accord, on ne va pas se ridiculiser devant la belle qui, faut-il le dire, assiste à tout ça avec un petit air de revanche qu'elle ne parvient pas tout à fait à dissimuler.

Imaginez-vous la scène : vous tenez la main de votre pauvre petite chérie qui s'inquiète d'une opération ; vous la rassurez en la morigénant doucement : « Allons, allons, ne fais donc pas l'enfant ! Mais ce n'est rien du tout, voyons. Un p'tit coup de laser au fond de la grotte, on te nettoie tout ça, on repeint à neuf, et c'est reparti comme en quarante ! Vraiment pas de quoi en faire une histoire, mon Chou ! Tu sais, nous, les hommes, on en bave autrement, crois-moi, et on ne se plaint pas ! Et puis, dis-donc, petite folle, tu ne voudrais quand-même pas me refiler ton vilain machin, et pourquoi pas défigurer le sceptre qui te donne tant de bonheur ? » Et un médecin complètement inconscient de tout ce qui peut se jouer dans votre petit théâtre privé, qui s'offre à vous faire partager le sort de la sacrifiée, sans façons et surtout sans préambule… Je ne sais pas vous, mais moi je n'aime pas qu'on me prenne par surprise. Je ne suis pas une tête brûlée, un animal primaire et se jetant sans réfléchir dans le torrent parce qu'il y a aperçu une belle truite dorée, je pèse le pour et le contre, je sors mon thermomètre, je consulte les astres, bref, je déteste que l'événement me prenne de court.

Une fois l'examen terminé, je m'attends à ce que l'Auguste essaie de prendre un rendez-vous avec ma secrétaire pour que nous procédions à l'opération dans des conditions dignes et propices. Que non ! Le bougre me désigne un second cabinet, lourdement équipé et sentant fort ces produits qui ne sont jamais un signe favorable dans la vie d'un homme. Je lui dis que rien ne presse, que demain est un autre jour, et que je me fais fort d'être d'une citoyenne et exemplaire disponibilité dans les semaines qui viennent. Soit qu'il ne parle pas un français parfait, soit qu'il y mette un peu de cette mauvaise volonté madrée que les médecins opposent souvent à nos scrupules trop humains à leur goût, il me fait comprendre que c'est tout de suite et pas autrement. « Sinon, l'opération à laquelle je vais me livrer sur votre amie ne servira à rien ! » Lâchement, je n'essaie même pas de lui vanter mes hautes capacités d'abstinence, qui, pourtant, l'auraient grandement impressionné ! Le poids du fatum s'abat sur mes épaules et me cloue au sol de cette pimpante clinique Geoffroy Saint-Hilaire. J'imagine bien avoir tout à coup la très opportune souvenance d'un rendez-vous urgent auquel il est impossible que je me dérobe, mais un-je-ne-sais-quoi dans son regard m'ôte même l'envie de cette dernière échappatoire. Allons, le pantalon sur les chaussures, pour la deuxième fois, mais cette fois-ci le fauteuil est plus confortable. Eh non, les hommes n'ont pas droit, eux, à la vénérable table d'opération et tout le cérémonial corollaire, ils doivent endurer la chose assis, comme s'ils devaient pendant ce temps rester capables de diriger un conseil d'administration, en buvant leur expresso. « Vous verrez, c'est trois fois rien ! » Une fois aurait suffi, me dis-je in petto, en affichant mon sourire le plus décontracté.

Le microscope électronique ressemblait à un vulgaire Nikon à fils, "le laser" manque de pompe. Rien à voir avec ces machineries formidables qu'on nous faisait désirer dans les années 70. Mais je ne m'étendrai pas sur la description du chalumeau à lumière, car j'ai tourné les yeux, je l'avoue, au moment où l'Italien élégant a pressé la gâchette. Au lieu de la douleur escomptée, c'est une âcre odeur de chairs brûlées qui s'est manifestée, et aussi, assez drôlement ma foi, une petite fumée presque gaie, humble signal que mon sexe envoyait au monde pour lui signifier sa rentrée dans celui des Justes. J'allais pouvoir à nouveau combler les pantelantes femelles, planter mon dard restauré comme un tableau du Quattrocento au cœur de leurs chairs hurlantes de désir, il y avait de quoi se réjouir en effet et proclamer la nouvelle urbi et orbi !

Ce que le vicieux restaurateur philogyne oublia de me dire était que durant deux semaines, j'allais être bifide : pas facile de pisser droit quand au lieu d'un méat vous en disposez subitement de deux. Essayez donc de parler avec deux bouches, vous verrez si l'on vous comprend mieux ! Tout le monde n'est pas un familier de l'uro-bicinium, surtout quand votre petite amie n'est pas une adepte de la sonate en trio.

mercredi 11 juin 2014

Jeune nudiste au galetas




Le livre était au grenier (nous disions le galetas). J'y montais très souvent, j'y restais des heures. Y étaient entreposés de vieux meubles, des tonnes de livres, les partitions de mon père, des revues, des magazines, de vieilles photographies, des matelas, des sommiers, des lits pour enfants, des bouteilles vides, des bibelots dont nous nous étions lassés, des poupées, des jeux cassés, des vases ridicules, des tableaux, des fauteuils défoncés, toutes sortes de boîtes, un chevalet, et certainement d'autres choses que j'ai oubliées…

En ce temps-là, j'avais également mis la main sur un petit livre illustré qui parlait de Mata-Hari. Il y était question, dessins à l'appui, de petits seins, de corps graciles, de hanches, de bustes ; un mot en particulier avait retenu mon attention : "nubile". Il est très étrange qu'il m'ait fallu de longues années pour en comprendre le sens, alors que je passais des heures plongé dans les dictionnaires, où ces mots-là clignotaient et me donnaient de la fièvre.

Je n'ai jamais su qui avait acheté ce livre, et qui l'avait (plus ou moins) caché au galetas. Toujours est-il que Fantasia chez les ploucs a joué un rôle capital dans mon éducation. L'ayant racheté tout récemment, je fus très déçu de constater que la couverture n'était plus la même. Dans mon souvenir, la couleur jaune y était prédominante, mais il se peut parfaitement que je me trompe. Autre déception, si l'on peut dire, la deuxième phrase est celle-ci : « Comme dit Pop (Pop, c'est papa), les fermes, c'est fortifiant, et pour ce qui est d'en trouver une plus fortifiante que celle à mon oncle Sagamore, on peut chercher. » Dans mon souvenir, c'était : « Comme dit Pop (Pop, c'est papa), les femmes, c'est fortifiant (…) » La différence est infime, la différence est énorme. Mais, tout bien réfléchi, ça ne change pas grand-chose. Un ferme, une femme (et ses filles), une femme fermée (sur son secret), un ferme femme qui tout à coup s'ouvre d'un sourire inexplicable, une ferme fermée sur ses femmes, ces longues après-midis d'été, une torpeur lasse et rêveuse qui fait se dresser les poils sur les bras pour un je-ne-sais-quoi, les cris des animaux, les cuisses fermes, les shorts, les paroles chuchotées, les œufs cassés, les visages rougis, les odeurs, les cuisines désertes où l'on a toujours l'impression qu'il vient de se produire quelque chose de terrible, les chemins poussiéreux, les mouches… Les femmes c'est fortifiant. Ah oui alors ! Moi qui détestais le sport, j'étais pourtant en forme. C'est pas le rugby qui m'aurait mis en forme, par exemple ! J'y suis allé deux fois. La première fois, je n'avais ni chaussures spéciales ni même short de sport. Je suis entré sur le terrain avec un magnifique bermuda de ville, très habillé, ma mère m'avait donné le plus beau. Vous imaginez les rires de ces cons ! De toute façon, je n'ai pas eu le temps de rester très longtemps car à la première confrontation avec un balèse d'en face, j'ai vu trente six chandelles. L'entraîneur m'a fait sortir en se foutant de ma gueule ; mon short était tout crotté. La deuxième fois que j'ai voulu y aller, enfin muni de superbes chaussures à crampons que j'avais eu beaucoup de mal à obtenir, elles se sont prises dans les rayons de mon vélo, et on m'a ramené à la maison dans les pommes, la figure en sang. Je préférais nettement le tennis car les vestiaires étaient mixtes. Bref, ce n'est pas le sport qui m'a mis dans la forme éblouissante où je me trouve quarante ans après ! Et, question fortifiants, mes parents en connaissaient un rayon…

« RECOMPENSE. JEUNE NUDISTE PERDUE DANS LES MARAIS ! RECOMPENSE ! $ 500. RECOMPENSE MISS CAROLINE TCHOU-TCHOU. REINE DU STRIP-TEASE PERDUE » Très franchement, je n'ai jamais lu de quatrième de couverture aussi alléchante. Surtout qu'ils ajoutaient : « Miss Caroline a disparu depuis cinq heures, mardi soir, lorsqu’elle a été surprise et attaquée par des gangsters qui ont tiré sur elle plusieurs coups de feu alors qu’elle nageait dans le lac proche, vêtue seulement d’un cache-sexe. On sait qu’elle a pu s’échapper dans le sous-bois, mais du fait qu’elle n’a pas de vêtements sur elle, sa situation ne devrait pas tarder à devenir pénible. Signalement : Buste 92,7 cm Taille 61 cm Hanches 91,5 cm. » Ce "du fait qu’elle n’a pas de vêtements sur elle" me donnait des hallucinations ! Et ce mot, encore un mot nouveau : « Cache-sexe » ! Pas trouvé dans le dictionnaire… C'était louche. Pas de vêtements, mais pourtant "vêtue d'un cache-sexe"… Que de questions ! Même le « sous-bois » devenait étrange, équivoque, torride. L'obscénité est la plus belle découverte de l'adolescence, si vous voulez mon avis. Je déchiffrais parfois de vieilles partitions trouvées là, dans le galetas, qui côtoyaient des magazines érotiques, et tout avait plus ou moins la même odeur de vieux papier. Il m'arrive d'avoir des érections quand je joue du piano, et je ne sais plus, dans ces moments-là, ce qui produit cette sournoise levée de pâte. Est-ce la chanteuse que j'accompagne, sa voix, la musique, des souvenirs qui me traversent l'esprit sans que j'en sois conscient, autre chose ? Aucune idée.

Mais je vous lis la suite : « Cinq cents dollars de récompense à qui ramènera saine et sauve Miss Caroline Tchou-Tchou, reine du strip-tease, du ballet de bulles et de la danse du ventre, qui s’est égarée dans la brousse, aux creux d’un torrent désséché proche de la ferme Noonan, à huit kilomètres au sud de la ville de Georges, compté de Blossom. » Vous avouerez qu'il y a de quoi se poser des questions ! Devinez où Georges a choisi d'habiter, quand il est monté à Paris ? Dans le Marais, bien sûr.



Gagnante de trois concours de beauté, vedette de ballets aquatiques à seize ans, ex-mannequin, reine du festival aquatique en 1955, ravissante, adorable brune aux yeux bleu azur et aux cheveux noir corbeau. Dix-neuf ans. Beauté satinée tout entière délicatement dorée par le soleil. Reconnaissable à un tatouage en forme de liseron qui s’enroule autour de son sein droit avec une petite rose en son milieu.

PRIERE DE NOUS AIDER A RETROUVER CETTE JEUNE FILLE !

Depuis, je la cherche, mon éternelle jeune-fille, ma reine du ballet de bulles.


mercredi 28 mai 2014

AMEN


En avant la barcarole ! Si vous avez assez joué avec vos cuisses, ça va. Les femmes ne savent pas pourquoi elles sont là. On pourrait leur dire mais elles ne nous croiraient pas. Il faut cesser de baver, laisser les virgules de côté, et prendre la grande descente, celle qui sculpte profond. L'amour se rétracte en faisant ses arabesques, et derrière on voit tout le noir au travail, à l'entrepont, dans les cuisines et au bistro. Envoyez la symphonie ! ça va nettoyer le caniveau, éteindre les bougies qui font sous elles. Mutinerie des soupirs, alambic des sucs suintants et placements offshores, si vous les privez de couleurs vous les verrez en face comme des soleils confits… ça va faire mal. Improvise, reviens par derrière, stigmatise les imbéciles, mais regarde la se déshabiller surtout, n'oublie pas, n'oublie rien, mets-lui ton cierge et les grands tuyaux au fond des yeux. C'est la vie ! Grandes orgues, délices, tout au féminin rougi, brûlé, corde tendue par-dessus le précipice. Où elle est, mais où elle est, bon Dieu, l'Enfuie hurlante, celle qui nous enjambe de sa turbine en colimaçon ? 

Vous êtes au tribunal, tout est vide, ils sont tous partis, vous restez là, comme un con pétrifié, avec vos aveux baveux. Quel procès ? Mais celui de l'espèce, bien sûr. En avant la barcarole, vous êtes le coupable idéal, celui qui ne regrette rien. Un livre et puis ça suffit. On ne va pas imiter les tâcherons à plastrons. Salope !

lundi 14 avril 2014

L'objet le plus intéressant


J'ai trouvé la définition du Beau, — de mon Beau. C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l'on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l'objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à la fois, — mais d'une manière confuse, — de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, — soit une idée contraire, c'est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.

(Charles Baudelaire, Fusées, in Œuvres complètes, p. 657, édition de La Pléiade)