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jeudi 29 mai 2025

Autofliction




Il y a des textes impubliables… (Mais qu'on peut publier tout de même…) Non pas parce qu'on y exprimerait des choses indicibles ou scandaleuses, ou qui pourraient nous attirer des ennuis, non, je parle de tout autre chose, des textes dont il est impossible de connaître la valeur, des textes qui nous expulsent de nous-mêmes. À chaque relecture, notre avis change du tout au tout, passe du blanc au noir, du zéro à l'infini (je plaisante !). Je ne plaisante pas sur le fond de l'affaire, en revanche, qui est que quelque chose m'empêche d'avoir le moindre avis stable sur ce que je viens d'écrire. C'est troublant, tout de même, d'être à ce point indécis, incapable de jugement. C'est un très mauvais signe, du moins c'est ce que je pense au moment où j'écris cette phrase. Peut-être que je ne comprends pas ce que j'écris, ce serait le plus probable, et l'explication la plus rationnelle. Ou que je deviens fou ? Dans ces moments-là, une intense paranoïa s'empare de moi. Comment se rassurer, puisque tout le monde ment, c'est connu ? Il ne servirait à rien de demander leur avis à des amis. Alors on clique nerveusement sur le bouton [Publier] (quelle importance, après tout ?), puis on revient une demi-heure plus tard pour supprimer le texte (non, c'est impossible, on ne peut pas laisser lire une telle chose, il en va de notre réputation !), et le cycle se reproduit ainsi durant trois ou quatre heures. Il faudrait une bonne thérapie express, à moins que ce soit la fréquentation d'un maître intraitable — mais qui aime se faire humilier ? Je sais qu'aux yeux de certains je suis un peu masochiste, mais à mon avis c'est complètement faux. Je ne suis pas plus masochiste que paranoïaque. Dans le fond, je me dis qu'il est tout à fait possible qu'il suffise de changer deux mots à mon texte, ou deux phrases, ou d'inverser la place de deux paragraphes, pour que cette situation invivable ne soit plus qu'un mauvais souvenir, qu'un petit cauchemar banal dont on se réveille quoi qu'il arrive si l'on est suffisamment patient. Mais j'ignore quels sont ces deux mots ou phrases, ou paragraphes, ils me narguent, ils se cachent, ces petits salopards qui ont juré de me ridiculiser !

Les odeurs entrent par la porte-fenêtre ouverte du salon. Elles sont tellement puissantes qu'on se demande un instant si elles ne sont pas portées par une femme trop parfumée allongée dans l'herbe. Une femme trop parfumée, c'est-à-dire une femme réelle d'aujourd'hui : elles le sont toutes, depuis trente ans. Je pense aux odeurs parce que je pense à cette soprano à qui j'avais fait la cour, à Aix-en-Provence, en été, lors du concert où étaient données Les Noces de Stravinsky. Son parfum extrêmement lourd et capiteux m'a hanté très longtemps. Je ne l'aimais pas, ce parfum, mais mon désir de le sentir et de le sentir à nouveau était impérieux, vertigineux. 

Il arrive assez souvent que les textes dont je parle plus haut trouvent leur vérité au hasard (semble-t-il) d'un développement qu'on n'a pas vu venir, qui s'est plus ou moins imposé alors qu'on ne l'attendait pas. Anne la Mexicaine de la Sainte-Baume sentait la savonnette bon marché, ah non, je me trompe, c'est Michèle, ma voisine de lit, qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok. 

Alors alors… J'écoute Les Noces… Je cherche (en vain, sur cette cochonnerie de Spotify) la version de Boulez avec l'orchestre de Cleveland, son orchestre préféré. Tant pis, ce sera Bernstein. On voudrait parler avec Marcel Proust, lui parler de Stravinsky, des odeurs et aussi de sexualité. Parle-t-il, dans la Recherche, de l'odeur de Madame de Guermantes ? Je ne souviens pas. Et Odette, comment sentait-elle ? Voilà ce que j'aimerais savoir ce matin. Nous devrions classer nos petites amies selon ce critère-là : leurs odeurs. C'est la seule chose qui reste, après toutes ces années. 

« L'excrément, tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du microcosme ; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et anonyme qu'il exhale. » Mon âme, ce matin, me semble dénudée et puante. Et anonyme, oui. Semblable à n'importe quelle âme humaine, qu'elle se situe à New Dehli ou à New York, qu'elle appartienne à un génie ou à un pauvre hère. Si les yeux traversaient la peau et voyaient l'intérieur du corps humain, il n'y aurait ni histoires d'amour ni chagrins d'amour. 

En lisant Tadié, sur Proust, je comprends mieux ce que j'essaie de construire (construire est bien trop dire, naturellement), plus ou moins consciemment, depuis toutes ces années : ni roman, ni autobiographie, ni mémoires, ni journal, ni essai(s), ni articles de presse, ni soties, ni pamphlets, mais tout cela à la fois et de manière éclatée, fragmentaire, pris espérons-le dans le souffle d'une spirale unifiante et ouverte. J'écris de la sens-fiction… La fragmentation est à la fois indispensable et regrettable. (La fliction, en ce qu'elle pourrait être le contraire de l'affliction, pourrait-elle et devrait-elle s'exprimer ?) Mais regrettable pour qui ? Pour le lecteur, pour ma vanité, oui, c'est possible, mais certainement pas pour le texte. (L'autofliction serait un assez bon mot pour qualifier ces songes imprécis improvisés à la frontière des genres, ces enclaves de réel dans la grande utopie d'un roman en perpétuelle négation, dont l'impossibilité laisse des traces.) Doit-on parler de “texte”, d'ailleurs, comme cela se faisait dans les années 70 ? Je le crois. Et pas seulement par manque d'une meilleure définition. (S'auto-flictionner au gant de crin, c'est mon dada.) C'est bien l'inscription du « je » dans tous les replis de la forme et à tous les stades de son déploiement cutané, qui le rend difficile à cerner et incertain, fragile, mais c'est aussi ce qui l'assure d'une cohérence autre que volontaire, centralisée et protocolaire. (Les peaux mortes, ce qui tombe de soi quand on se frotte à l'autre, ça me connaît. Je n'aime rien tant que m'allonger au crépuscule, me laisser tomber dans les draps, à l'ombre des rougeoyants convaincus en mission, croyant au dernier grand soir. Sombrer…) Ma mère me parlait de l'odeur des brunes (elle était très brune, noir corbeau). Ce problème l'intéressait. Mes chapitres ne se suivent pas, sauf quand je m'étends et que je renonce à tenir la gouverne ou à chevaucher le balai trop raide de la sorcière domestique qui me dicte son ordre du jour. 

Je me suis beaucoup interrogé sur le style et le bien-écrire, et rien ne me convainc vraiment, en ce domaine qui ne charrie la plupart du temps que des lieux communs vite fanés, plaqués sur une réalité sensible qui ne s'en laisse pas compter. « Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée ». Dès qu'on s'en réclame, il nous moque sans pitié. L'art de coudre les mots en phrases et les phrases en paragraphes et les paragraphes en chapitres et les chapitres en volume peut se révéler mensonge éphémère de fabrication enfantine, tomber en poussière dès que le regard s'appesantit et va creusant dans cette matière dont l'élégance passe aussi vite que la mode et les veules caprices du conformisme. S'il s'agit d'éviter tous les inconvénients mécaniques d'un discours mal bâti ou inefficace, cela s'apprend aisément, et l'on peut facilement distinguer les bons artisans des médiocres. Mais la pensée vive ? Où se voit-elle ? Comment informe-t-elle les phrases, comment les anime-t-elle, par quoi leur donne-t-elle un visage qui ne peut exister qu'en un point — celui-là —, dans ce « je » qui sourd des propositions, qui les reformule à la lecture, et va inévitablement choquer celui qui ici s'aventure, l'ennuyer ? Oui, l'ennuyer. Il ne faut pas se faire d'illusions : ce qui est aimable doit divertir et désennuyer, donc ne pas parler, ne pas laisser surgir son être au sein des phrases, s'en retirer afin qu'elles ressemblent le plus possible à des phrases : qu'elles épargnent celui qui en prend connaissance, alors même qu'il croit et désire s'y reconnaître. Ça se lit en creux dans les compliments qu'il arrive qu'on nous fasse. On nous sait gré, toujours, de ne pas affliger, de ne pas infliger une gêne, une douleur, un malaise, de ne pas décevoir, de ne pas ennuyer, aux deux sens de ce mot : susciter de l'ennui et provoquer un ennui, un problème, un incident diplomatique entre le lecteur et lui-même. Le lecteur hurle toujours, avec plus ou moins de force et de conviction : foutez-moi la paix, laissez-moi en dehors de vos conflits, j'ai déjà assez des miens, je ne vous lis que pour m'absenter un moment, les tenir à distance, faites moins de bruit, votre présence me brûle la rétine! Emmanuel ayant offert à Tante Glyne un bouquet de soucis, croyant lui faire plaisir (je le vois dans la pénombre de l'escalier de l'appartement de la place des Vosges), celle-ci avait maugréé : « Tu trouves vraiment que je n'ai pas suffisamment de soucis ? » Le lecteur vous dit la même chose. Vos bouquets de soucis, il les laisse au clou. Il est là pour se débarrasser de lui-même, pas pour s'embarrasser de vous. Il veut bien vous offrir deux flacons de Laroxyl, si vous renoncez à paraître, si vous disparaissez de vos phrases. La parole humaine n'a pas besoin de vous. Elle vomit déjà tous ces squatteurs sans gêne qui s'incrustent en elle. Ton style, c'est ton cul. Le reste, on connaît par cœur. Ça répète infiniment du soir au matin. A quoi bon fréquenter La Fuly ou Albert Duspasme, quand un xylophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde que celui qui déjà nous étouffe à demi. Ce qu'ils nomment « ennui », les lecteurs, c'est l'exagération de la présence, son érection, c'est sa folie perceptible, qui agace les dents et fait tourner les humeurs, porte les chromosomes à ébullition et dépense un argent qu'elle ne possède pas. Vivre dans la vérité, penser comme on vit et parler comme on pense, c'est simple comme une provocation, trop simple et trop paysan pour que cela ne nous soit pas reproché. Nous recevons tous la même lumière des idées, mais les ombres portées sont de longueurs et de profondeurs différentes, selon la qualité et l'intensité de notre écoute. Les voleurs — que sont aussi les lecteurs — sont toujours déçus, car l'habit emprunté n'est jamais à leur taille. (C'est pourquoi je ne m'inquiète jamais de ce qu'on me vole. Laissons-les faire : leurs larcins sont inertes, donc inutilisables.) Tante Glyne aussi était très brune. 

Mais il ne leur arrive jamais de se dire : « Et si je me trompais ? Et si j'avais tort ? Et si je n'avais compris qu'une toute petite portion de la réalité ? Quelles seraient les conséquences de mon erreur ? » Apparemment, non, cette question ne les effleure pas. Ils savent. Ils sont au-delà de l'erreur humaine. Ils ont acquis la vision divine, celle qui transcende les siècles et l'inévitable courbure historique et intime qui déforme toute chose ici-bas. Ils ne sont pas régis par les lois de l'attraction-répulsion qui s'imposent à la matière ; ils ne dépendent de rien d'autre qu'eux-mêmes et leur esprit religieux écrase implacablement le doute et la contradiction qui font trembler les rides à la surface de l'onde, le temps ne déforme pas leurs opinions, qui sont des blocs de granit déposés sur un linceul. Leur certitude est un stigmate de mort mais leur semble le comble de la vie authentique, de ce qu'ils aiment appeler la personnalité, ou, pire encore, la morale. 

La même loi vit partout. On voit distinctement cette bouche ouverte sur le vide, qui semble chercher son souffle et sa raison. Les petits mécanismes bâillent et battent des mains, ils ne s'écoutent pas, la nuit monte du sol comme une vague noire d'effroi qui les submerge et assourdit leur dialogue intime. La grande indistinction recouvre tout, tous les sens se crispent sur des opinions qu'ils croient intemporelles. Ils ne se résignent pas à être semblables à cet eux-même qui ne leur a jamais appartenu en propre. « S'abstenir n'est pas une option », comme on dit sans les films américains.

« On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue. »

Les dimanches sont trop courts. Faisons le mort — il faut s'entraîner. Les heures nous effleurent à peine, leur souffle n'emplit pas complètement l'espace qui les sépare et qui se comble de lettres décachetées, lues en diagonale. On croit ouvrir quelques sentiers neufs mais on entre un peu plus avant dans la vertigineuse paix des ténèbres. Tout est déjà accompli, avant même le terme de la phrase. Mettre un point final est un acte dont la dérision nous mord la face : il vient toujours trop tard. Nous ne faisons que mimer ce qui s'est réalisé sans notre intervention, et nous voulons croire que personne ne verra la supercherie. Les longues résonances des pianos cloches timbres, à la fin du dernier mouvement des Noces… Ça nous entre dans la chair comme des pointes !

Vers six heures du matin, il y a bien cette chose qu'on appelle soleil, et qu'on dit se lever dans ce qu'on pense être le ciel. C'est un moment qu'on attend, censé nous sauver de nous-mêmes. On peut aussi bien écouter les froissements du trombone dans Budo, de Bud Powell, dans le disque Birth Of The Cool, de Miles Davis. On se recroqueville dans le lit. Il en faudrait plus pour nous décider à croire que le jour pourra nous libérer de la nuit qui nous gifle au ralenti, réverbérée et amplifiée, brutale et impersonnelle plus encore que d'habitude. Vengeance ! On a tant souffert en silence… Et le baryton, alors, qui parsème dans le grave ses échardes discrètes et élégantes d'aigu ! Quelle horreur, que ce temps qui jamais ne met un genou à terre… Je crie mais elle ne m'entend pas, bien sûr, tout occupée qu'elle est à être. Elles n'ont aucune pitié pour les hommes d'inaction, mille fois nous l'avons connu. Elles sont en mission. Ah non, ce n'est pas deux flacons, c'est cinq, qu'il nous faudrait avaler. Fais pas l'con ou tu le regretteras ! L'ennui de la chimie est désespérant. Aucun humour n'est à attendre, de ce côté-là…

« Pour ma part, si j’étais poète, j’essaierais de m’inspirer des peintres et demanderais à une jeune femme de poser pour moi, nue. » (Pascal Adam)

Oui, mais voilà, aucune femme ne veut plus poser nue pour moi. C'est d'autant plus surprenant que contrairement aux temps où cela arrivait encore, on n'aurait même pas forcément envie de lui sauter dessus. J'aurai beau lui expliquer qu'il s'agit essentiellement de poésie, elle croira immédiatement qu'il lui faut se sentir désirée, ou matée, qu'il y a nécessairement violence, voire prédation. La binarité fait de nous des pauvres d'esprit. Il est écrit « nue », et ça suffit. (Le « nu » s'oppose non pas à l'habillé, mais au « normal ».) Ça suffit à déclencher des tirs préventifs, des salves salubres, à déployer un dôme de vertu virtuelle qui donne le la des nouvelles turpitudes prévues, envisagées, tolérées, encadrées, circonscrites, déchiffrables, jugées et commentées ad libitum par des troupes toujours plus autorisées à parler à tort et à travers, qui souligne et arrondit les fins de mots et vos pensées imprononçables. Tout est monnayable, sachez-le, dans les prétoires qui s'ouvrent aussi vite que les bordels ferment. Le « si j'étais poète » vaut presque condamnation préventive, la prophylaxie sociale étant devenue aussi automatique que généreuse. Il n'y a que les hommes, je veux dire les mâles, pour se croire poètes ! C'est bien la preuve de leur duplicité congénitale. Il leur manque quelque chose, de toute évidence, sinon pourquoi voudraient-ils toujours voir et constater le manque, l'absence, le néant, le trou — et ce manque qui les obsède les rend dangereux, surtout quand ils se prennent pour des poètes ou des artistes. Quand elles font mine de se laisser voir, c'est pour mieux voir à travers le voyeur, c'est pour retourner ses yeux contre lui, avant de les lui arracher avec les dents. Les hommes sont des fragments de femmes, contrairement à ce qu'on nous a toujours raconté, c'est cela qu'il faut comprendre et répéter ; des fragments branlants qui rachètent et camouflent leur infirmité et leur incohérence par une violence qui les dépasse. Les femmes ont du style : il est donc inévitable qu'elles en soient vengées. En leur matrice, là où elle s'absentent, les âmes s'entremêlent jusqu'au vertige. Nous ne sommes jamais seuls avec elles, même quand elles se donnent sans mots, ce qui en nous met en branle un maelstrom de significations tournant à la vitesse de la lumière. On avait cru entrer en elles comme l'original quand il croise la copie la pourfend, mais on doit se rendre à l'évidence : elles nous éparpillent aussi naturellement qu'elles sont plus vraies que nature dans leur rôle de sacrifiées. Croyez-vous toucher à la vérité, là, tout au fond, et même de manière partielle ? Il vous en coûtera cher de simplement le laisser entendre. La place n'est pas libre, figurez-vous ! Ce que vous prenez pour du vide est autrement plein et solide que vos muscles et votre intelligence. 

Le seul style qui soit grand, c'est celui qui s'oublie, qui manque à l'appel. Un enthousiasme du style serait gênant, comme celui qui chercherait à se faire remarquer. Parler pour dire ? Laisser voir ce qu'on a dans le ventre ? Il le faut bien, même si la conviction qu'on ne fait que répéter ce qui a été proféré mille fois et bien mieux paralyse et rend bête. Croire quelque chose, le croire vraiment (c'est-à-dire penser qu'on est le seul à le croire), expose aux plus grands dangers, et pourtant, c'est bien de là qu'on part nécessairement lorsqu'on entame un texte — lorsque le désir d'écrire s'empare de nous. En réalité, que l'on croie ou non, que notre conviction soit une hypothèse ou une réalité charnelle et névrotique, c'est vers la folie que le texte nous entraîne, car il va en s'appuyant sur les mots les enfoncer de plus en plus profondément dans l'idée, ou enfoncer l'idée en eux, comme les chevilles d'un piano s'enfoncent dans le sommier, les visser à leur matrice, qui paraîtra a posteriori prévue dès l'origine, et la marge de manœuvre dont nous disposerons pour les accorder entre eux sera de plus en plus réduite, nous serons entraînés par le texte lui-même en un territoire que nous n'avions pas choisi ni prévu. C'est d'une relation, qu'il s'agit, une rencontre amoureuse entre l'idée primitive et ses moyens d'expression concrets, vocaux (les instruments que l'on choisit dans l'orchestre à l'état de virtualité), mais cette relation doit tendre vers la simplicité, et ce n'est pas une mince affaire que de se tirer de ce mauvais pas, quand on a affaire à la langue française, qui ne pardonne pas grand-chose. Le style c'est l'ultime provocation. « Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. » Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à cette faille troublante qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours, il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, un rire, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi. Pourtant, c'est là que se noue durablement la séduction profonde.

Ça y est, les réseaux-sociaux ont un nouveau motif à leur disposition. La gifle de Brigitte Macron à son président de mari. Un motif de quoi ? Un motif tout court. Mais c'est sans interruption, que leurs corps bruissent de ces moments d'exaltation, d'indignation, de réjouissance mauvaise, de ces interminables et lassantes communions dans la Rumeur et le Bruit que fait Aktu la divine. Ces signes, ces grumeaux visuels, ces précipités d'image ne sont que des prétextes à interprétations, jugements, condamnations, révélations du Caché, de l'Obscur, du Mal que les internautes vont mettre en lumière, expliciter, traduire, mettre sous le grouin des aveugles que les autres sont forcément, les forçant à laper le lait tourné de la farce avariée qui se joue sur la scène mal-occupée par « les-élites ». La Gifle ! Le corps du roi a été malmené, Suzon ! 

Il y en avait eu une autre, de gifle, il y a quelque temps, donnée par une méchante institutrice à une morveuse braillarde, souvenez-vous. Déjà la France s'était émue, divisée, en avait fait une crise de foi carabinée, avait dressé l'un contre l'autre le Mal et le Bien, appelé à la rescousse la Psychologie, la Morale, le Droit, et presque l'Histoire. À chaque fois, c'est la même décharge viscérale, la même adrénaline qui monte aux lèvres, les mêmes synapses cérébrales en surchauffe, l'air qui manque et le vomi qui se réjouit d'être enfin convoqué à la barre : si on a la nausée, c'est bien qu'il se passe quelque chose ! Pas de curée sans nœuds, mon neveu. Les clics et les claques vont au bal, ça pétarade dans le Nuage, les data-center sont prêts à exploser, le water-cooling ne suffit plus à apaiser la rage qui prend le citoyen numérique en mal d'expression-légitime. Il avait vu, il avait compris, il avait deviné, il avait prévu — on ne l'a pas écouté ! Pour un peu, il giflerait tout ce qui passe à sa portée, l'Extra-lucide qui passe son temps à ALERTER-dans-le-désert. Le Prophétisme explose silencieusement dans l'air du soir, et cent-mille petits prophètes de Prisunic jaillissent de ses flancs déchirés par un Réel inconscient et stupide déguisé en Déesse Aktu. C'est un hoquet, un spasme nerveux qui n'évacue rien du tout, qui est appelé à se répéter à l'identique, pour les siècles des siècles numériques. C'est un Tic, un Toc, un Rictus qui déforme à peine le visage des Branchés en apnée qui compulsent leurs écrans comme si leur vie en dépendait. Qu'on me comprenne bien. Je ne méconnais pas, ni ne les méprise, les graves sujets que certains signes médiatiques recouvrent plus ou moins bien, ou révèlent. Je ne suis pas de Sirius. Ce qui m'exaspère, en revanche, c'est l'automatisme de ces mécanismes, c'est la prévisibilité de la paire signal/réaction, et son autonomie, c'est leur caractère répétitif et réflexique (et non pas réflexif), c'est le besoin masturbatoire qu'en ont très visiblement ceux qui sautent comme des cabris sur chaque événement pour lui faire rendre gorge, qui le pressent comme un adolescent presse les points noirs qu'il a sur le nez, c'est le fait qu'il n'existe aucune possibilité d'échapper à cette espèce de machinerie sociale qui produit à la chaîne ces péripéties semblant n'exister que pour produire en masse du commentaire. On tourne en rond. C'est une forme de pornographie machinale. Le fait de commenter tout, toujours, partout, sans lassitude aucune et sans se rendre compte qu'on répète toujours les mêmes quatre ou cinq motifs, sur le même ton, sur le même mode, de façon pavlovienne, voilà ce qui moi m'exaspère. Ça ne s'arrête jamais. Un clou chasse l'autre de manière caricaturale, robotique, mais rien n'entame leur appétit de commentaire, rien ne minore leur dépendance à la drogue dure du Réseau, à son mimétisme d'airain. Or, le commentaire est un art. Il doit enrichir, élargir, approfondir ou développer, et non pas rétrécir, rabâcher, ressasser ad nauseam les figures éternelles de la rumeur sans leur permettre d'échapper à leur destin de bouillie, car l'ensemble tend vers la Neutralité terminale. Le vrai commentaire diminue le taux de bruit, le faux l'augmente. Il faudrait mettre bout à bout les divers motifs émis en une année médiatique, comme une longue phrase, ceux du moins qui ont déclenché ces orgies de réactions, pour en voir apparaître le sens et le non-sens, la bêtise majuscule du Grand Perroquet disséminé qui veille en chacun des citoyens-numériques. « La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but » écrit Ernest Hello. Oui, la parole, en bien des occasions, n'est là que pour faire taire la pensée, ou, plus modestement, la réflexion. Sur Facebook, c'est très visible et presque systématique : les commentaires sont quasiment toujours une manière de révoquer ce qui est commenté, d'en faire de la pâtée, de l'annuler, ou d'en donner une traduction si ridicule que se complaire dans le silence est la seule solution qui nous reste. « Libérer la parole » est l'une de ces injonctions barbares qu'on aime tant aujourd'hui et qui, de manière extrêmement perverses, avouent et provoquent le contraire de ce qu'elles semblent énoncer. On n'a jamais autant libéré la parole qu'en une époque où le mensonge et le bruit de l'inarticulé recouvrent toute vérité aussitôt qu'émise, et aussi discrètement qu'elle le soit. À peine l'ébauche d'une pensée ou d'une idée se fait-elle jour que la débauche des commentaires l'étouffe dans l'œuf. 

Je suis aussi coupable que les autres, même si de plus discrète manière. Il suffit par exemple que je voie une jolie photographie de ma Haute-Savoie natale ou celle d'un magnétophone de marque Nagra, ou celle de Debussy endormi, ou d'Arnold Schoenberg jouant au tennis avec George Gershwin, pour que j'aie envie d'y apposer un « like ». À quoi sert cette marque d'approbation ? À quoi tient cette décharge symbolique, à quoi me relie-t-elle ? Elle n'a d'autre fonction que me signifier à moi-même : Je suis là, j'existe. J'aime,  je n'aime pas,  je condamne ou j'approuve, peu importe, mais je SUIS là, ici, avec vous, je n'ai pas encore disparu du cercle magique : j'inscris mon nom dans la théorie des noms, dans le générique sans fin qui défile à l'écran. C'est une épitaphe par anticipation, même quand elle semble être une conséquence directe de la vie. Mais à la différence de l'épitaphe gravée sur une pierre tombale, cette marque est envoyée dans le Nuage et fait tourner la Machine, les machines, les puces et les disques durs, accumule, fait flamber la consommation électrique sans que personne jamais ne se sente responsable du désastre qu'elle entraîne. Tout ça pour un like noyé dans la masse… La formidable indifférence du monde numérique digère tout. Je pense que les internautes sont tous obsédés par l'idée (et plus que l'idée, la sensation, la prémonition) de leur disparition. Il font des encoches dans le tronc numérique pour attester de leur présence. Des fois qu'on les oublierait… Des fois qu'on imaginerait qu'ils n'ont pas existé… Ont-ils fait quelque chose d'exceptionnel, ont-ils apporté leur pierre au genre humain, à la science, à l'art, à la pensée ? Non, mais ils sont là. Il faut compter avec eux. Et l'empilement de ces likes monte jusqu'au ciel, rivalisant avec la tour de Babel. Comme les pondeuses, ils veulent pouvoir dire : j'y étais, j'ai participé ! Il y a sans doute également cette illusion (qui n'en est peut-être pas tout à fait une, et c'est ça le pire) : le Nombre. Comme tout le monde, quand des sujets me tiennent à cœur et que je pense qu'ils ne sont pas suffisamment visibles, signalés, je me dis que plus il y a de likes plus ils sont pris en compte. Et je clique. C'est le petit chantage ordinaire aux algorithmes, c'est la bêtise du soumis auquel on a expliqué qu'il n'existait pas d'alternative. Le Très-Haut-Débit, c'est ça, c'est le Nombre qui déboule toute la journée dans votre tête et votre bouche, qui calcule au lieu de penser, qui fait frémir votre index, qui vous emporte, qui vous noie, vous et votre fichue singularité d'un autre temps. Interrogeons-nous : quelle est la valeur d'un signe qui a besoin de l'électricité pour (se) signaler, qui dépend de son bon-vouloir pour exister ? Je ne réponds pas à cette question, n'étant pas assez informé pour cela. Je n'étais pas fait pour vivre dans le monde de l'information qui me semble le plus féroce ennemi de la culture. Pour moi, c'est précisément ce qui a détruit l'École, et plus largement la possibilité de toute transmission : le passage brutal de la connaissance (des disciplines) à l'information. Ah, ça, pour être informés, ils sont informés, nos petits troufions techno-centrés désormais assistés de l'IA qui scrollent en tous sens de Leonard de Vinci à La Fouine en ayant abandonné toute notion de hiérarchie, toute idée de distinction. 

Mais voilà que je tombe là-dessus, écrit il y a plus de dix ans : Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là, d'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme d'une échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Le divorce dont je parle dans ce paragraphe est impossible aujourd'hui : l'adhésion est aussi totale qu'inquestionnée. Ils sont incollables sur l'information et l'actu parce qu'ils ne peuvent pas s'en décoller, que c'est le seul paysage mental qu'ils connaissent ; la création des « chaînes d'info continue », il y a une trentaine d'années, aurait dû nous alerter : déjà, on pouvait voir ce spectacle à la fois cocasse et ubuesque de télévisions qui énonçaient en boucle pendant des heures les mêmes faits, répétaient les mêmes nouvelles (qui n'avaient rien de neuf), montraient les mêmes images. La répétition qui est devenue la reine tyrannique des réseaux sociaux est née à ce moment-là. Mais le monstre est passé à un stade supérieur depuis 2020, quand le délire de la Covidiase nous a littéralement assommés de cette « information » martelée avec une puissance et une virulence inconnues jusque là. L'indignation était jadis une saine rébellion contre ce qui allait trop de soi, mais tout se retourne : elle est aujourd'hui une religion incontestée, elle va de soi. Divorcer de son époque est devenu impossible, ce qui semble paradoxal, puisque chacun se sent livré à lui-même et se revendique tel, mais le paradoxe n'est qu'apparent car les pouvoirs ont changé de nature et d'échelle. Les individus n'ont jamais été aussi fermement surveillés et tenus dans le réseau serré d'un empire qui a su très intelligemment se métamorphoser, troquer sa figure dure et centralisée contre un ensemble de pouvoirs souples et diffus sachant s'adapter en permanence et qui tous passent par la langue — enfin, la pseudo-langue, l'anti-langue, la glu verbale qui se déverse à plein tube 24h sur 24 dans tous les canaux existants. Indignez-vous !, oui, indignez-vous de tout, bien sûr, sauf de ce qui compte vraiment et n'est jamais formulé. Parlez pour ne rien dire. Divorcez de tout, de votre femme, de vos enfants, de votre pays, de vos ancêtres, de votre passé, sauf de la langue qui se parle à travers vous, qui vous parle sans avoir besoin de vous, de votre chair ni de votre mémoire, de la langue autonome et fasciste qui vous tient en son pouvoir avec votre assentiment inconscient. 

« Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. » Ce qu'on constate, c'est que la langue s'est séparée des hommes. Chacun campe sur son territoire, et regarde l'autre comme un ennemi ; au mieux ces deux-là s'ignorent. Pourquoi les Français (pas seulement eux, bien sûr) ont-ils laissé la langue les quitter ? Il y a beaucoup d'explications, beaucoup de causes, et je ne suis pas sûr de parvenir à décrire le processus de manière convaincante, tant il est complexe et ramifié. Le seul point que je voudrais relever ici, et qui me semble fondamental, est que ce divorce spectaculaire est concomitant d'une modification essentielle de la relation qui unissait le peuple français à la littérature, à sa littérature. La France a cessé d'être une patrie littéraire, depuis environ quarante ans (il n'est que de regarder ce que sont devenus les présidents de la République pour s'en convaincre : Mitterrand fut le dernier à lire). Ce que je dis là n'a rien d'original, bien d'autres que moi l'ont vu il y a déjà longtemps, je le sais, mais je trouve qu'on n'insiste jamais assez sur ce phénomène qui a tout changé dans l'esprit français, dans la société française, dans la politique française et même dans les corps français. La littérature est beaucoup plus qu'un art ou un divertissement, c'est une manière d'envisager le monde, la vérité, la mémoire, les rapports entre les êtres, c'est un paysage mental aussi prégnant que le paysage géographique, c'est une substance qui se répand entre les âmes et les corps, les joint et les disjoint, c'est selon, mais toujours les dilate, en donne une version plus large et plus vivante. « Le pain est mauvais, il faut en manger peu, recommandait Céline dans les années où le pain ordinaire était encore bon. Le pain est ambigu, comme toute chose qui a valeur et signification. » Deux phrases comme celles-ci suffisent à faire sentir clairement qu'il est impossible de les entendre si l'on n'a aucune sensibilité littéraire. Et des phrases comme celles-là, il y en a des millions, qui sommeillent au pays des Lettres, et qui risquent bien de sommeiller encore longtemps avant qu'un prince charmant ne les ramène à la vie, dans le monde qui est le mien, le vôtre, ce monde parcouru de nombres et de perroquets se tenant gravement l'émoticône comme un phallus dérisoire qu'ils exhibent piteusement dès qu'on leur demande leurs identités. Les deux phrases que je cite plus haut, et qui sont extraites du Silence du corps, de Guido Ceronetti, fonctionnent par paire. C'est leur assemblage, leur accouplement, qui fait d'elles de la littérature. Solitaires, elles seraient infirmes. Combien de fois avons-nous vérifié que les assemblages n'étaient plus compris, que le sens se devait désormais d'être univoque, unidirectionnel, plat et sans aspérités, sans retour sur lui-même, sans volume, sans inscription dans la temporalité. « Un mot-une chose » est devenu le mot d'ordre du discours contemporain qui ne tolère pas d'autre champ que la littéralité absolue. On nomme “légende” le texte bref qu'on appose (et parfois oppose) à une image, à une photographie. Ce texte peut être soit littéral (tautologique), exprimer avec des mots ce que l'œil a déjà vu, soit complémentaire, codicillaire, s'éloigner de la chose pour en donner un commentaire ou une glose, une note inharmonique, une interprétation ou une extrapolation, voire la contredire. La « légende » nous dit que l'œil ne suffit pas, que les phrases et les mots, même s'ils brodent, même s'ils mentent, ajoutent du sens au sens, le précisent ou l'amplifient, le contrepointent, qu'une certaine dose de récit ou de fiction peut paradoxalement dire plus de vérité que l'image brute, qu'un certain éloignement du sujet peut être bénéfique. C'est dans le rapport entre l'image et le texte que naît le littéraire, cette exagération du réel, cette présence autre, c'est dans les liens que crée l'esprit entre des choses qui n'en ont pas par elles-mêmes qu'une forme d'intelligence s'invite dans l'imagination et la fertilise. 

« Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. » (Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes)

dimanche 2 mars 2025

Influence


La farce (et la force) des réseaux sociaux est que tout un chacun est convaincu qu'il peut et qu'il doit mener une bataille à la fois personnelle et collective, qu'il peut et qu'il doit peser de son un-soixante-dix millionième sur le cours humain des choses, que ces choses soient politiques, sociales, environnementales, civilisationnelles. Tous, ils déclarent, ou prennent position, en étant persuadé que leurs déclarations ou prises de position influent sur la moribonde Chose publique, sur les choix de la Cité, sur le cours des guerres ou des épidémies, sur les choix sociétaux ou esthétiques, et même sur les stratégies des multinationales agro-alimentaires, militaro-industrielles ou pharmaceutiques. On leur dit : « Venez donc, exprimez-vous, donnez votre avis, participez à la vie commune, faites entendre votre voix, faites des choix que vous estimez bons pour la communauté et mettez-les en exergue, appliquez votre index sur la carte des réjouissances. Cette voix et ces avis seront entendus à la mesure très-démocratique du nombre, ils pèseront dans la balance, ne vous soustrayez pas au fleuve commun, c'est avec les petites rivières qu'on fait les grandes catastrophes communes, soyez solidaires, pas solitaires. » Comme ils constatent en sortant de leur longue sieste que leur vote n'a aucun effet réel, depuis des lustres, et peut-être depuis toujours, que la démocratie représentative est un leurre, ou plutôt une idée, une belle idée, ils se disent que là au moins leur voix sera effective, et qu'ils peuvent participer, même d'une manière infime, qu'ils peuvent influencer, si peu que ce soit. Le grand mot est lâché. Qui n'a pas rêvé d'avoir de l'influence, ne serait que sur son voisin, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses collègues, son quartier ? Un citoyen qui n'a aucune influence sur ceux qui le gouvernent en son nom ne peut que devenir un anti-citoyen, c'est-à-dire, en langage moderne, un « influenceur » plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. 

Je me rappelle avec effroi (et l'envie de rire) ce moment, qui a duré deux ou trois années, où l'on découvrait que des jeunes gens bien nés pouvaient envisager avec le plus grand sérieux de se lancer dans la profession d'influenceur. Il a d'abord fallu comprendre et admettre une chose incompréhensible et inadmissible, qui était que l'on pouvait gagner sa vie, et même bien, en exerçant cette profession. Cette vérité a mis du temps à me rentrer dans le crâne. Mais, dans le fond, nous avions déjà connu une forme approchante d'influenceurs, qui en nos temps historiques se nommaient « vedettes », ce que Guy Debord traduisait par « la représentation spectaculaire de l’homme vivant ». Ce qui a changé, avec nos influenceurs, c'est qu'ils sont nés dans le monde du Spectacle, un monde sans contrepartie, sans antagoniste réel, et qu'ils n'ont de ce fait jamais pu envisager autre chose que d'y faire carrière, puisque c'est tout ce que ce monde avait à leur offrir. Ce sont de petits boutiquiers qui ont compris bien mieux que nous ce que Marx désignait par « le fétichisme de la marchandise ». Ces dépossédés essentiels possèdent et accumulent beaucoup, ce sont des esclaves avisés qui règnent sur d'autres esclaves prêts à prendre leur place, car tout se renverse en permanence, pour le grand bonheur de la machine qui fonctionne toute seule, depuis au moins un quart de siècle. De temps à autre, pour relancer l'affaire qui pourrait faire mine de s'endormir, on nous fait croire qu'il y a deux camps, qu'il faut choisir d'appartenir au bon ou au mauvais, on nous somme de prendre parti, et tout continue sans qu'on entrevoie la moindre alternative réelle. Il y aurait des influenceurs moraux et d'autres qui seraient immoraux. Ce serait moins bien de vendre l'eau de son bain que du shampoing aux plantes ou du dentifrice au fluor, des photos de son cul que des vaccins, du nougat que des céréales enrichis aux fibres et au collagène, Sofiane Pamart serait moins pire que Sexion d'assaut, François Bayrou moins catastrophique que Mélenchon. C'est le mouvement perpétuel de la Marchandise qui danse un pas de deux avec l'extinction de la réalité. Si l'on vous dit que La Grande Librairie est une émission littéraire, que France-Culture s'occupe essentiellement de culture, que Gallimard est une maison d'édition, est-ce que vous restez calmes ? Si la réponse est oui, c'est que vous êtes influencés par les forces du Bien. Vous pouvez continuer à jouer. 

Il est significatif que le mot « star » s'applique désormais à n'importe qui. Une « star du porno » (car la pornographie joue évidemment un rôle central, quand il s'agit avant tout d'être intégralement visible, et à toute heure) n'a pas besoin de grand-chose pour être dotée d'une existence réelle, mais ce peut être une star de la télé-réalité, une star des réseaux sociaux, une star de Youtube, une star du foot ou du grand-banditisme, voire du massacre. La starification du commun laisse voir un monde qui n'a plus ni haut ni bas, ni intérieur ni extérieur, ni forme ni fond. C'est le besoin qu'on a d'elle, qui crée la star, pas le talent ni la singularité, mais « la misère du besoin ». Les écrans sont des dispositifs très généreux et très économes (du moins en apparence), qui donnent à tout un chacun la possibilité de parvenir à cet état de star du quotidien sans avoir le moins du monde à franchir les multiples étapes, souvent longues et douloureuses, qui retardaient un peu leur accomplissement et leur reconnaissance, au siècle dernier. Les stars d'autrefois étaient rares et mystérieuses, autant qu'éloignées de nous, et ne choisissaient pas l'image qui les rendait célèbres, car celle-là leur était imposée par d'autres (c'était au temps où existaient encore des tireurs de ficelle). Désormais, la star est une auto-star. Elle définit elle-même le trait ou le fétiche qui va la porter jusqu'à la renommée, lui frayer un chemin hors de l'anonymat : l'eau de son bain, la taille de son sexe, son imbécillité exacerbée, son inculture spectaculaire, sa voix de crécelle, ses prétentions absurdes, ses collections de voitures ou de montres, tout peut faire image, tout peut attirer les neutrinos flaccides de l'univers spectaculaire, qui traversent les distances et la décence d'un coup d'aile, qui sont partout chez eux, qui sont à la fois ici et là, sans contradiction ni états d'âmes. Ce qui étonne le plus, dans ces nouvelles stars des écrans, c'est qu'elles ont la conviction de s'extraire de la vie morne et anonyme, alors qu'elles font tout pour s'y enfoncer jusqu'au délire, car ce qui les rend célèbres devient très rapidement (instantanément, même) ce qui les enfouit dans la boue du vulgaire. La représentation qu'elles se font d'elles-mêmes les étrangle et les fane au moment même où elles pensent en tirer gloire et profit. Quand je dessine, pourquoi y voyez-vous autre chose qu'un dessin, c'est la question qu'elles devraient se poser, ou plus encore, que leurs « fans » devraient se poser. Ceci n'est pas une pipe ? Non, en effet, c'est une fellation sans frontières. Et je m'éclaire à la lumière des vessies que vous me prêtez généreusement. Tous ces jolis influenceurs sont des cadavres dansant sur des cadavres dont ils ont volé la vie sans même le savoir. Qui a besoin d'eux ? Tout le monde, apparemment… Chacun s'observe dans l'écran, courbé comme en présence d'un tabernacle, et se demande à quelle heure il va devenir lui aussi un influenceur. Pendant ce temps, les proies deviennent des prédateurs. 

Un jeune homme venu hier pour m'acheter une paire d'enceintes m'a dit quelque chose comme : « De plus en plus, quand on me parle, j'entends le son des paroles mais je ne fais pas attention à leur sens. » Je n'ai rien répondu, mais je connais bien cette situation. Heureusement, il y a des moments où les deux états se rejoignent, mais c'est très rare. De plus en plus, il faut choisir. Le son ou le sens, la bourse ou la vie, l'image ou l'amour. C'est comme si l'on était jeté hors du paradis et qu'on en avait seulement par instants quelques furtives réminiscences qu'on ne parvenait plus à relier entre elles ni à raccorder à notre vie présente. « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il a fallu attendre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’étude. » 

Il faut écrire l'histoire des nouvelles séductions. Ces séductions qui se trament par écrit sur l'écran, mais un écrit hybride, différé, qui s'insère et s'élabore tant bien que mal dans le monde post-historique, dans ce monde tout d'échos et de duplicité incalculée, dans les réseaux sociaux et leurs répugnants effets de répétition, donc de vulgarité et de lassitude. « Il y a trop à lire sur un visage » et les visages pullulent, dans le Livre des Visages qu'on ouvre sans même y prendre garde et sans savoir qu'il liposuce nos traits en retour. Pour chaque « profil », des dizaines, voire des centaines de visages sont proposés chaque jour à l'observation et à l'analyse, laissés en dépôts au clou de la falsification. Curiosité, contemplation, méditation, spéculation, rêverie, étude, mise à distance provisoire ou au contraire sympathie immédiate, complaisance vertigineuse pour un trait finalement banal, nous passons rapidement par un grand nombre d'états qui affectent plus que nous ne le croyons notre vie psychique et notre imagination, car celle-ci n'a pas ici les bornes que la vie sociale charnelle lui impose immédiatement. Pas un jour sans que je m'émerveille du nom extraordinaire qu'a choisi Mark Zuckerberg : Facebook. On ne pouvait imaginer meilleur raccourci pour exprimer d'un seul mot ce qui fait le fond de l'affaire. Si je ne devais retenir qu'une seule raison au succès phénoménal de ce premier réseau social, son intitulé viendrait immédiatement. Ce « Facebook » est un puits sans fond dans lequel tout le monde tombe la tête la première, y livre sa figure, ses figures, sa face et son revers, son amnésie, y abandonne une part non négligeable de son âme, et, surtout, de sa forme, forme qui reste seule visible en définitive et rassemble les parties et le tout recomposés, pour les voyeurs vus que nous sommes tous. Immense peep-show dont les nudités sont des phrases et les fétiches des visages privés de voix. La parole est partout, mais elle est détimbrée, déchargée de son poids sonore, décolorée, flottant dans un éther sans limites dont les significations circulent à la vitesse de la lumière dans toutes les directions — mais surtout, cette parole est délivrée de la culture, elle a rompu les amarres avec l'ancien monde qui nous avait faits libres, plus ou moins, à mesure même des efforts que nous faisions pour nous extraire de la langue impersonnelle et radoteuse qui nous entoure et nous étouffe de la naissance à la mort. 

Toujours est-il qu'il y a des miracles. Des paroles et des visages qui traversent l'écran, comme s'ils n'existaient que pour nous, qu'ils avaient été inventés il y a quelques secondes seulement dans l'atelier d'un dément qui avait de toute éternité pointé sur nous son télescope sensible. Même s'il arrive qu'ils disparaissent aussi vite qu'apparus, la grâce de telles rencontres (il est possible que ce mot soit abusif mais je n'en vois pas d'autres) contribue à renforcer notre indestructible foi en l'exception, en l'exceptionnalité de la vie elle-même. Moins il y a de raisons pour qu'une chose existe, plus elle a de chances d'être vive, ou tout simplement vivante ; il me semble que c'est l'une des meilleures preuves de l'existence de Dieu, ce coup de pouce qu'il donne toujours à l'hypothétique ou au hasard. 

Par quoi est-on influencé, sinon par un visage qui vient nous chercher, qui vient tirer de nous notre nuit pour la faire flamber un instant au soleil, pour donner une perspective à notre solitude ? C'est la seule instance qui soit en mesure de nous faire quitter provisoirement les froides cavernes dans lesquelles nous sommes retenus prisonniers par l'effroi d'être. Là où tous les discours échouent, un visage peut réussir. Il y a tant à lire

mardi 20 août 2024

Lèche-réseaux (le monde avance)

 

Certains me reprochent de passer trop de temps sur les réseaux sociaux et de m'énerver pour rien

Je suis toujours étonné qu'on ne comprenne pas que les réseaux sociaux sont le seul endroit où il est possible de prendre le pouls du monde, de prendre connaissance de sa langue et de son idéologie, de ses structures narratives, de ses ruses et détours, de ses manies, de son odeur de cadavre, quand, comme moi, on vit parfaitement reclus, et qu'on ne lit pas plus la presse qu'on ne regarde la télévision. 

C'est ici qu'elles font salon, les nouvelles précieuses ridicules (ah, les fabuleux statuts de la Bienheureuse !), pour ne parler que d'elles, mais surtout, c'est ici qu'on comprend dans quel mondimmonde nous sommes plongés, quels en sont les lignes de force et les discours, et comment le récit de la surmodernité post-nationale et post-sexuelle s'édifie et se parle, dans la caisse de résonance numérique de Facebook ou Twitter. Seules vitrines que je lèche. 

Philippe Muray passait énormément de temps à éplucher la Presse quotidienne ou hebdomadaire, les revues et les magazines, et c'est de là qu'il tirait l'essentiel de son inspiration. Je n'ai évidemment pas la prétention de l'imiter, ni dans la forme ni sur le fond, mais il me semble impossible d'ignorer totalement le monde, ce monde qui nous martyrise, nous fait rire à gorge déployée, nous terrorise, nous semble grotesque et absurde, mais dans lequel nous sommes irrémédiablement plongés, qu'on le veuille ou non, et qu'il faut bien décrire, au moins un peu, en passant, si l'on veut faire autre chose que de la poésie-poétique ou de la littérature-contemporaine, c'est-à-dire rien

Chaque jour, je lis avec mille yeux qui me sortent de la tête des “statuts” Facebook, accompagnés de leurs divins “commentaires” (et c'est d'ailleurs souvent là, dans les commentaires, qu'on trouve le nectar, un nectar qui en rajoute encore dans l'absurde, et le contresens, très souvent, et le contresens du contresens, etc.) qui me semblent extrêmement précieux, dans leur vertigineuse épaisseur bathmologique. C'est un mille-feuilles d'une richesse prodigieuse qui, quand on prend le temps de le parcourir un peu chaque jour, parle mieux et plus exactement que n'importe quel discours de spécialiste, qu'il soit sociologue, linguiste, psychologue, philosophe, démographe, ethnologue, ou plombier-zingueur. Et tout cela est gratuit !

Je ne m'énerve pas pour rien. Ce rien, excusez du peu, c'est précisément ce qui nous tue depuis vingt ans, ce qui nous asphyxie, ce qui nous ligote au radiateur, ce qui nous plonge tête la première et mains dans le dos dans la baignoire, ce qui fait que tout ce qu'on trouvait beau dans le monde nous paraît hideux, débile ou révoltant. Je veux bien regarder ailleurs, je ne demande pas mieux, mais l'ailleurs n'existe plus, figurez-vous, l'Autre a pris ses cliques et ses claques et s'est installé à Pétaouchnok sans prévenir, le Divers a tellement décru qu'il faut aller le chercher dans la voie lactée ou dans les poubelles de l'Histoire. Muray écrit dans son journal intime : « Maintenant, en ouvrant les journaux, chaque matin, j'ai honte d'être encore vivant parmi eux. » J'aimerais bien, moi, m'arrêter, et ne rien entendre ni voir, mais le courant est violent, et je ne vois personne, je dis bien personne, autour de moi, qui sache s'en abstraire. Alors si l'on est pris par ce fleuve impérieux de merdasse, autant en profiter pour en parler un peu, pour en sélectionner quelques ravissants débris, au lieu de le subir silencieusement comme un esclave respectueux. 

J'ai essayé de regarder une « entrepreneuse », hier, à l'émission de Guillaume Pley, ce caniche ultra-branché qui colle à son époque comme la merde de chien dans laquelle on a marché à notre semelle. Une merdeuse très prétentieuse assez jolie à la narine gauche étrangement dilatée, insupportable de contentement et d'aisance brailleuse, avec une voix à se flinguer, tellement nasillarde qu'on ne comprend qu'un mot sur quatre, et qui parle à toute vitesse, bien sûr, puisqu'évidemment elle SAIT qu'elle est extrêmement intelligente. Elle « lève » des millards, comme elle dit dans son sabir au silicium. Ah la belle tête-à-claques que voilà ! Un magnifique spécimen très sophistiqué des hannetons qu'on aimerait coller dans un tableau d'art contemporain ou ligoter dans une installation dérangeante. Le monde des startups, voilà encore un beau marécage à peindre, une belle décharge à fiel-ouvert qu'il serait urgent de radiographier ou de passer à l'acide. Le seul moment intéressant, c'est lorsqu'elle a expliqué qu'elle avait de l'eczéma sur tout le corps. Ya quand-même un bon dieu.

Ceux qui nous font le reproche de passer trop de temps sur Facebook sont simplement des gens qui ne voient pas. Quand on ne voit pas, on a toujours l'impression que ceux qui regardent perdent leur temps. Si je suis capable de passer trois fois quatre heures à lire la partition d'un mouvement d'une symphonie de Mahler qui ne dure que quinze minutes, je sais bien que ça ne dira strictement rien à la plupart des gens qui trouveront que c'est du temps perdu. Alors qu'il est si simple d'écouter… Oui, mais quand vous “écoutez”, vous n'entendez à peu près rien. On peut baigner dans le monde et ne rien voir du tout. Regarder, ça s'apprend, comme écouter. On sait bien que la plupart des gens ont besoin qu'on leur tienne la main et qu'on leur dise quoi voir, quoi entendre et quoi aimer. Ce sont des passants. Ils passent. Ils sont déjà passés. Ils sont dans le flux. Tiens, ce serait un bon titre de roman, ça, « Sortir du flux ». Qu'est-ce que tu fais, ce soir ? Je sors du flux. Et toi ? Moi je sors du flouze.

Un type sur Facebook me balance très sérieusement : « Il faut revenir ds la réalité, le monde avance ». Dire que nous partageons le monde avec des cons pareils… Le monde avance vers quoi, Ducon ? Ton monde, tu peux y aller autant que tu veux, mais fous-moi la paix, laisse-moi faire du surplace ! Tout plutôt que d'avancer avec tes semblables ! Je me visse le cul par terre et je bouge plus. Allez-y, avancez, avancez autant que vous voulez, allez tous vous faire enculer dans le Futur et dans votre satanée Réalité qui avance. L'Immobilité est mon havre. IM-MO-BILE !

mardi 6 août 2024

Sourdingueries

 

J'ai une passion pour le mot “sourdingue”, puisqu'en lui se trouvent réunis deux mots qui suffisent à décrire ce que l'on voit autour de soi. Tous ceux qui ont eu des conversations avec des personnes dont le sens de l'ouïe est déficient savent que cette occupation peut très vite rendre fou. Ils nous rendent fous et ils nous semblent fous, tout à la fois, les sourdingues. Nous ne savons plus qui est dingue, d'eux ou de nous. 

Dès que je fais mention publiquement d'un problème de langue, ou d'une scie exaspérante, ou des déplorables manies langagières du temps qui me vrillent la cochlée, arrivent immanquablement, comme une armée anonyme de spermatozoïdes en déroute, les témoignages et commentaires ineptes qui ne démontrent qu'une chose, que ceux qui les font sont à peu près (ou complètement) sourdingues. Il faut absolument que j'arrête d'en parler. Laissons-les barboter dans leur surdité congénitale, dans leur mare putride de perroquets bégayants. Après tout je n'ai pas la prétention de les changer. Ils ne comprennent pas de quoi on parle, et ce constat est constant. Il leur faut au minimum quinze ans pour commencer à entendre un syntagme-qui-prend et se dessèche, qui durcit comme un vieux nougat oublié au fond d'un placard. Tant qu'ils n'ont pas les dents gâtées, ils mâchent avec entrain et philosophie. Ce sont sans doute des la-langue-évoluistes confirmés et pieux : leur religion leur a définitivement durci le tympan, qui ne vibre plus que par décret officiel ou publicitaire dûment estampillé. 

On ne parle pas avec des sourds. On ne montre pas un paysage à un aveugle. On ne parle pas d'amour avec un être au cœur desséché, ou du moins on n'essaie pas de s'en faire aimer. L'oreille, ça se prouve, comme l'Attention, comme l'affection. La musique a cela de merveilleux qu'elle ne laisse rien passer, qu'elle n'excuse rien. Tu me dis que tu entends, mais si tu ne fais pas le bon geste exactement au bon moment et de la bonne manière, c'est que tu n'entends pas. C'est aussi simple que ça ! On peut tricher à peu près dans tous les arts, mais pas dans la musique. Je m'amuse beaucoup à écouter, soir après soir, les invités d'Arnaud Laporte à France-Culture. Il invite beaucoup de ces artistes-qui-n'en-sont-pas, dont on comprend qu'ils ont sa préférence, qu'avec eux il partage des valeurs. Ils commencent par délivrer de longs et très beaux messages pour expliquer ce qu'ils font, ce qu'ils ressentent, comment ils voient les choses, quel est leur rapport à l'art, etc. Puis on écoute leur musique, et là… patatras ! Tout se casse la gueule et le pot-au-rose se révèle dans toute sa ferveur diamantine. Leur musique, ou ce qu'ils nomment ainsi, démontre sans aucune ambiguïté qu'ils n'entendent rien et probablement qu'ils ne ressentent pas grand-chose non plus. Car l'oreille (in)forme le sentiment autant qu'elle est (in)formée par lui. Une fenêtre ne peut pas être à la fois ouverte et fermée. 

Je lui dis : ça ne va pas, ta ponctuation est tout simplement impossible. Elle me répond : Je ne suis pas d'accord. Bien bien bien. Inutile d'insister. Je sens que j'ai touché un nerf à vif, comme le dentiste qui croyait avoir anesthésié le patient avant de charcuter la molaire pourrie. Ils ne sont jamais anesthésiés, surtout quand ils sont perclus de complexes. Avant même d'avoir compris de quoi nous parlons, ils se raidissent et nous lancent dans les dents qu'ils ne sont pas d'accord. Mais pas d'accord avec quoi ? La question ne sera pas posée, ou, si elle l'est, on n'obtiendra jamais une vraie réponse. Et si l'on insiste un peu… « J'ai très bien compris ! » nous rétorquent-ils d'un air offusqué ! Bien. Laissons cela… Regardons ailleurs, si par hasard ailleurs il y a.

La langue et la musique sont des choses très différentes, mais elles ont des points communs extrêmement profonds qui plongent dans les racines immémoriales de l'être, dans ses premières vibrations, les plus essentielles et les plus définitives. Quand on ouvre un dictionnaire, la première chose qui nous saute aux yeux, si l'on ose dire, ce sont des sonorités. Avant les mots, avant les définitions, avant le sens, tout un peuple de sonorités nous entoure : c'est comme un parfum complexe, fait de mille senteurs, qui nous guide infailliblement à travers le sens, c'est un assemblage de sons simples qui s'ordonnent miraculeusement d'une manière singulière pour chacun d'entre nous, créant un paysage sonore à la fois familier et étrange, harmonie changeante et complexe mais d'une précision étonnante. 

Il y a quelques mois, n'y tenant plus, j'avais écrit à Clara pour lui expliquer la manière dont on utilise les guillemets, en français. Elle m'avait répondu très gentiment pour me remercier, ajoutant que j'avais « absolument raison ». Diable, je le sais bien, que j'ai raison. Mais ce n'est pas moi qui ai raison, c'est la règle, c'est l'Imprimerie nationale, c'est la littérature, ce sont les typographes, ou la logique, enfin c'est la langue. J'avoue avoir été un peu soulagé. Je n'aurai plus à voir ces atroces emplâtres dont elle a le secret. Eh bien, que pense-t-on qu'il arrivât ? Rien ne changea. Rien du tout… Clara continua imperturbablement, comme si nous n'avions jamais eu cette conversation, à ne pas savoir utiliser les guillemets. Ici, on se pose des questions. Et ces questions sont vertigineuses. Folie, imbécilité, provocation, surdité totale, handicap mental rédhibitoire, vice, méchanceté, atavisme étrange ? Peu importe les réponses qu'on choisit de donner, on se heurte à un mur infranchissable. Je crois qu'il s'agit avant tout (mais pas seulement) de la très bête et très ordinaire maladie d'orgueil qui empêche de monter sur les épaules d'un autre que soi pour atteindre à une vue meilleure et plus dégagée. On préfère voir toujours le même paysage, car lui, au moins, on le connaît, et l'on veut penser qu'il nous constitue, qu'il définit notre “personnalité”. Il y a les villas « ça m'suffit », comme il y a les êtres « je m'comprends ». Sauf que justement, je ne suis pas certain du tout qu'ils se comprennent. En revanche, il se suffisent, et ils sont suffisants.

Clara démontre toute la journée qu'elle ne comprend pas ce qu'elle écrit. Le comprendrait-elle qu'elle l'écrirait autrement, ou qu'elle ne l'écrirait pas du tout, plutôt. Mais j'ai l'air de m'acharner sur cette pauvre Clara, qui n'en peut mais, alors que les Clara sont légion. Évidemment, elle ne parlerait pas si facilement des « analphabètes », il serait plus facile de lui pardonner d'être illettrée. Nous vivons dans un monde qui nous force à être méchants, car ceux qui sont choisis pour « professer » sont très souvent parmi les plus incultes. Il est donc assez naturel qu'il y ait parfois quelques baffes qui nous échappent, malgré notre légendaire bienveillance.

On part toujours du postulat implicite que celui qui parle comprend ce qu'il dit, mais c'est faux. On peut très bien parler sans comprendre un mot de ce qu'on profère. Ça m'arrive. A posteriori, on se demande ce qui nous a pris ; mais encore faut-il qu'il y ait un a posteriori, que nos oreilles aient un peu de mémoire et d'humilité, qu'on accepte de se voir de l'extérieur. De la même manière qu'un musicien qui travaille son instrument doit posséder une oreille externe, une oreille qu'il détache de ses tripes, au moins durant quelques instants. Ce n'est pas toujours facile, certes, et le recours au magnétophone est souvent indispensable. Le magnétophone est le miroir du musicien, le seul qui nous coupe sans ménagements du pur instant, car le corps est par définition unifié par notre esprit, et il faut toujours des techniques (qu'elles soient externes ou internes) qui permettent de délier momentanément ce qui est inextricablement tissé. 

Puisque je parle de sourdinguerie, il faut que je mentionne ce type, sur Facebook, qui est assez fascinant. Il produit toujours des statuts Facebook laborieux, d'une platitude remarquable — et remarquable surtout parce qu'on sent qu'il est très satisfait de lui —, mais toujours rédigés en un français impeccable dont on voit bien qu'il se rengorge discrètement. D'ailleurs, le pseudonyme qu'il s'est choisi dit beaucoup en un seul mot : Sentence, qu'il a cru devoir affubler d'un prénom encore plus ridicule : Maxime. C'est de cela qu'il s'agit. C'est une machine à produire des maximes sentencieuses qu'il offre généreusement au monde ébahi et reconnaissant des internautes hébétés. Ce personnage est intéressant parce qu'il se situe au point de jonction de deux mondes qu'une illusion d'optique nous fait paraître très éloignés alors qu'ils sont contigus : celui des incultes et celui des lettrés. C'est là sa terre d'élection. Il joue à la charnière de ces deux territoires, faux habile et vrai cuistre dont la petite vertu suffit à abuser le gaga avec une habileté qu'on admire. Il n'est pas sourdingue à proprement parler (lourdingue, oui), mais il joue habilement de la sourdinguerie générale avec un contentement aristocratique. Son truc, c'est de se hisser sur un tabouret de bar haut perché qu'il prend pour une éperon rocheux intellectuel et moral, pour un nid d'aigle. Par un effet de perspective, comme sur ces photos arrangées qui donnent d'un personnage une idée complètement fausse (mais par jeu), il se grossit jusqu'à paraître bœuf, le Bœuf-à-maximes, le Bœuf sur le toit du monde. Si j'étais Jean de La Fontaine, j'écrirais une fable ou un conte à son sujet. Annie Le Brun avait publié en 2000 un ouvrage intitulé Du trop de réalité. Ici, il faudrait parler du « pas assez de réalité », mais c'est tout un art, j'en conviens, et un art d'avenir à n'en pas douter, de ceux qui vous assurent le gîte et le couvert à la grande table des autorisés, des publiés, des invités.

Les incultes et les lettrés sont parfois si proches les uns des autres qu'on peut les confondre, et leur intersection paradoxale délimite une sorte d'enclos singulier et ouaté, un refuge qui accueille les timorés décontenancés par le verbe réel et qui produit une sensation doucereuse, sans danger pour la santé : ici, on confectionne de la littérature sans littérature, du roman sans roman, de l'ivresse sans alcool, de l'alcool sans dépendance, de l'amour sans sexe, du sexe sans humeurs et sans odeurs, de l'éthique décarbonnée et durable, de la gentillesse tamponnée et bien-écrite. En tout bien tout honneur. On ne risque pas grand-chose à fréquenter ce lieu, si ce n'est bâiller à s'en décrocher les amygdales. Il semblerait que ce soit la principale usine à phrases de notre époque, qui produit à la chaîne des livres jetables qui ne font peur à personne. Les éditeurs en raffolent. Ça se vend bien, et il y a un énorme turn-over, ce qui permet de gagner beaucoup d'argent. Aussitôt publié, aussitôt oublié. Au suivant et par ici la monnaie. Comme de toute façon les très rares qui se risquaient à critiquer cela sont morts ou atteints de la maladie d'Alzheimer, ou en prison, ou à l'asile, on ne risque rien. Et puis il y a suffisamment de choses graves ou très-belles, ou même très-très-belles dans l'actualité et le spectacle du jour (demandez à Raphaël Enthoven, si vous êtes à court d'idées) pour ne pas se soucier de ces petites affaires qui n'intéressent que de vieux aigris qui cacardent seuls dans leur coin sombre et puant la pisse. La-liesse-partagée, ces vieux cons ne la digèrent plus, elle leur reste sur l'estomac. Il faut les excuser, leurs tripes ne produisent plus assez d'acide chlorhydrique, sans doute parce que celui-ci a migré dans leur esprit. « Ah, si seulement les Jeux pouvaient durer toujours », écrit avec un à-propos merveilleux la toujours inspirée poupée gonflable qui-dit-oui, oui-oui-oui et re-oui, l'Enthousiaste immaculé Enthoven Premier-du-nom malgré le père. Il devrait se marier avec Bruel, ces deux-là nous feraient de jolis petits enthousiastes sans péché qui-aiment-leur-président. Entre eux et le Temps, pas l'épaisseur d'une feuille de papier-bible. Ça colle du tonnerre de Dieu ! Ils adhèrent à donf. Leur foi collante nous fait envie, à nous les décollés sceptiques. Ça doit être super cool, d'être sympa et lubrifié à ce point. Ils devraient écrire des livres de développement personnel, car on sent bien qu'ils sont au courant de tous les petits secrets qui rendent heureux. Les médailles-d'or, ils naissent avec, ces poissons-volants angéliques, ils sont même hors-concours, dans la discipline du Vertuisme Obligé, ils bandent nuit et jour pour le GAG, le Grand Assentiment Général, ou le sGAGs (le sacré Grand Assentiment Général sucré), qu'ils frottent consciencieusement d'huile bénite afin qu'il brille et manifeste toute sa turgescence dans les ténèbres que nous autres les Négateurs pissant froid nous habitons honteusement. Ce sont gens bien polis, eux, quand nous sommes des malappris, car rien n'est plus impoli que de se désolidariser de l'émotion collective et intransitive qui transfigure le Genre Humain sans-frontièrisé ne se discutant pas plus que les goûts et les couleurs dans les repas de famille. Les Enthoven & Bruel & Associés sont les bedeaux fiévreux et appliqués de la maison “Mêlée dans la Sacristie” qui cote en Bourse au temps de la Love Parade ininterrompue et inclusive qui est notre quotidien entrecoupé seulement de quelques égorgements festifs, pour nous rappeler que nous sommes en France. Un Enthoven ou un Bruel, voyez-vous, ça passe directement du premier au treizième degré sans escales, quand ça parle, c'est ce qui fait qu'ils sont parfois difficiles à suivre, comme tous leurs compagnons de fortune, fact-checkers consacrés par la BA (la Bulle Autorisée), animateurs d'événements culturels incultes, assemblées de fidèles en string opinant en chœur, premiers communiants vaccinés jusqu'à la gueule, influenceurs canonisés dorés à l'or fin, femmes à barbe icônes de mode, rappeurs en chaire investis du Groove céleste, obèses morbides et fières de l'être, toute cette peuplade bariolée et hilare étant désignée sous le nom générique des Consentants. Les Consentants gueulent très fort, ce qui impressionne les quelques fossiles qui ont peur de s'en distinguer si peu que ce soit. Plutôt que de raser les murs, ceux-là choisissent de brailler encore plus fort que leurs beaux modèles, dans une surenchère de pandémonium. On se fait reluire le tambour avant de passer ceinture noire septième dan en Oui-Ouisme transcendantal. C'est la grande partouze des Sourdingueurs forcenés : les divins Acquiesçants couvrent le monde d'une clameur assourdissante qui souffle les derniers et timides contrefeux, leurs dieux se nomment DécibelIntimidation et Rictus. La Sourdinguerie est le vent mauvais du XXIe siècle.

« Tu parles pour le plaisir de dire ce que tu penses et ils vont te renfoncer ce que tu penses dans la gorge ». Que dirait Giono en 2024, c'est-à-dire soixante-dix ans après qu'il a écrit cette phrase dans le Voyage en Italie. Ni lui ni Philippe Muray n'auraient pu imaginer le degré de renfoncement inouï auquel nous sommes arrivés, dans le premier quart de ce siècle, nous qui avons le gosier brûlant à force de renfoncements quotidiens et systématiques. Qui n'a pas connu les rézococios aux temps de la paire de néo-dieux Zuckerman-Gates ne sait pas ce que signifie l'impossibilité de parler et d'être entendu alors qu'on jacte toute la journée. « C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots » écrit Rainer Maria Rilke à une amie vénitienne, mais il est encore bien plus effrayant de penser que les mots n'ont plus de pouvoir, qu'on les a éviscérés, retournés, trépanés, et qu'ils se dessèchent au soleil impitoyable du Virtuel, que les choses ne se font ni ne se défont plus, puisqu'elles aussi ont été répliquées dans un monde parallèle, musée calme et morbide où elles sont plongées dans le coma profond de la Liesse-à-couteaux-tirés. 

samedi 20 juillet 2024

C'est comme moi !


— De quoi désirez-vous parler ?

— Des tunnels et de ceux qui ne lisent pas. (Ceux qui s'expriment par tunnels ne s'entendent pas parler et ne voient pas le regard de l'autre quand ils parlent.)

— Mais vous en parlez constamment !

— Qu'y puis-je, moi, si les autres m'y ramènent sans cesse !

— Bon, bon, très bien, allez-y, puisqu'on ne peut pas vous l'interdire… Vous êtes donc toujours de mauvaise humeur ?

— Il m'arrive d'être de très bonne humeur, et beaucoup plus souvent que vous ne le croyez, mais je ne suis pas assez vilain pour en faire profiter les autres. 

— Vous ne pourriez pas être un peu plus tolérant, un peu plus indulgent, un peu plus sympa ?

— Pourquoi devrais-je l'être ? Pour faire comme tout le monde ? Pour encourager ce que je hais ? Pour ajouter du bruit au bruit ?

— Pour ne pas faire grimper votre taux de cortisol, par exemple.

— Vous savez me prendre par les sentiments, vous. Mais ça ne marche pas comme ça, malheureusement…


***


Il y a peu, un “souvenir Facebook” me remettait en mémoire une entrée (un « post », pour utiliser la vilaine parlure en cours) qui avait donné lieu à des échanges mémorables, et, plus que mémorables, exemplaires — exemplaires au sens de mauvais exemple, bien sûr, puisque la quasi totalité des commentaires qui étaient censés commenter, étaient hors-sujet, mais d'une manière si extrême, si démonstrative, que c'en était comique. On aurait dit qu'ils n'étaient là que pour confirmer jusqu'à la caricature la thèse que je ne cesse de défendre depuis que je fréquente les réseaux sociaux : la parole se débarrasse d'elle-même, personne ne lit, mais tout le monde parle, ce qui produit le bruit caractéristique du cauchemar éveillé, celui qui fait grincer des dents. Je l'ai donc reproduite, cette entrée… Et que croyez-vous qu'il soit advenu ? Eh bien les commentaires sous cette nouvelle entrée, qui ne faisait que citer l'ancienne (pour en montrer la cocasserie), ont été exactement de même nature que ceux de celle-là. Nous étions dans le CQFD en carré, ou au cube. N'y a-t-il pas là quelque chose d'absolument fascinant ! On voit que toute tentative pour sortir du cercle maudit est vouée à l'échec. Même si vous pointez votre lampe torche sur ce qui crève les yeux, même si vous soulignez de rouge l'erreur pourtant manifeste, ils continuent à regarder ailleurs et à parler à coté, imperturbables, sereins. Voudraient-ils absolument nous donner raison qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Ils refusent obstinément de lire avant de prendre la parole. L'important est très visiblement de parler, mais de parler seul. L'autisme gagne le corps social tout entier. Quelqu'un disait très justement, sur Facebook : « Ici, vous êtes nus en quelques phrases. » C'est exactement mon sentiment. Sur l'écran d'un réseau social, les phrases déposées sont de puissants déshabilleurs d'être. Plus les gens imaginent s'en couvrir, plus ils se défont de ce qui les protège du regard d'autrui. Les phrases font apparaître les visages (et ce que le visage recouvre) bien plus sûrement que les photographies ou la présence réelle.

Pourquoi le hors-sujet systématique et insu est-il si douloureux à subir, pourquoi l'incapacité chronique de l'interlocuteur à comprendre de quoi il est question, que ce soit dans un texte ou dans un dialogue, peut-elle rendre fou, littéralement ? Le « tu ne réponds pas à la question », qu'il arrive qu'on n'ose même plus articuler, tellement on voit que l'autre ne l'entend pas, au sens premier, est quelque chose qui nous hante depuis longtemps. On regarde leurs oreilles, leurs yeux, et l'on se demande pourquoi ils ne s'en servent pas, et à quoi ils leurs servent. Quel mystère ! Un organe dont on ne se sert pas s'atrophie, c'est la loi du vivant ; mais il met des générations et des générations à disparaître physiquement. Je crois que dans quelques décennies, peut-être un siècle, les humains n'auront plus d'yeux ni d'oreilles. Ils seront tombés comme des peaux mortes. 

Pour revenir à cette « conversation », sur Facebook, un seul avait osé dire : « Vous êtes certain d'avoir bien lu le sujet ? » Une seule personne, donc, sur des dizaines, avait vu ce qui crevait les yeux, et s'en était ému. Une seule !

Et donc, je disais que j'avais, grâce à la magie des « souvenirs Facebook », reproduit à l'identique cette vieille entrée, il y a quelques jours, pour voir… On aurait pu imaginer que voyant les vieux commentaires et les réactions qu'ils avaient suscités, quelques uns au moins en auraient tiré les leçons. Pas du tout. Tout reprend à l'identique, comme il y a quelques années. Rien n'a bougé. Pas un n'a soulevé une paupière, ni actionné les mécanismes pourtant si sophistiqués de son audition, de son entendement. Les commentaires nouveaux sont aussi hors-sujets que ceux d'antan. Ça recommence, et ce mouvement continu, imperturbable, tranquille, innocent et en quelque sorte paisible, emporte nos dernières illusions. Les murs qui nous séparent sont autant infranchissables qu'invisibles. 

On se moque beaucoup des petites vieilles qui ont des discussions l'après-midi autour d'une tasse de thé, et dont l'incipit favori est : « C'est comme moi ! », qui ne sert qu'à les introduire dans le cercle de la conversation, à prendre la parole, pour ne la lâcher plus que sous la pression d'un autre « c'est comme moi ! » qui viendra interrompre pour un temps son discours, avant que… Personne n'écoute personne. Il n'y a pas de conversation. Il n'y a que des prises de parole successives, qui n'ont d'autres rapports entre elles que l'irruption, ou l'interruption. Chacun des intervenants entre dans la ronde, et essaie de s'y maintenir aussi longtemps que possible, tel un cow-boy sur son taureau furieux. Le taureau furieux, c'est ce qu'ils nomment discussion. Il s'agit de tuer le temps, il s'agit de tuer l'autre, en produisant une anti-parole qui assèche toute intelligence (je n'ose dire « collective »). Je ne sacralise pas du tout la conversation, même si c'est une chose qui m'a beaucoup intéressé et qui continue de m'intéresser (mais la conversation qui m'occupe surtout est une conversation artistique, ou littéraire, ou fantasmée, une conversation qui sert de support ou de prétexte au texte ou à la musique), mais tout de même : on ne peut vivre sans qu'une forme de dialogue s'instaure entre autrui et nous, c'est impossible, ne serait-ce que d'un point de vue pratique et psychologique, et sauf à vivre dans une folie assumée dont bien peu sont capables de supporter les effets. 

J'ai connu une forme particulièrement affolante de non-conversation, avec une femme qui m'a quotidiennement téléphoné, durant des mois, des années, et avec laquelle, très emphatiquement, il était impossible d'avoir un dialogue, qui me posait éternellement les mêmes questions, sans écouter mes réponses. Aurait-elle écouté mes réponses qu'elle n'aurait plus été en mesure de poser les mêmes questions, et j'imagine que c'est précisément le carburant essentiel de cette machine folle, sans que je sache ce qui en est l'origine : la volonté de poser toujours les mêmes questions, ou le refus d'entendre les réponses ? Quoi qu'il en soit, personne n'est capable d'endurer une telle chose indéfiniment sans devenir fou. Pas moi, en tout cas. Très vite, dans un cas comme celui-ci, on en vient à ne plus savoir quoi dire, puisque l'on constate que notre parole n'a aucun effet sur l'autre, qu'elle ne prend pas, qu'elle est nulle et non avenue. Et, bien sûr, cela permet à notre interlocuteur de nous dire : mais, si tu n'as rien à me dire, il ne faut pas me reprocher de parler pour ne rien dire… Dès ce moment, on est pris dans un cercle infernal. La seule question qui se pose est : pourquoi désirer cette absence de dialogue, pourquoi chercher à en reproduire encore et encore les occurrences, pourquoi ne pas en tirer les conclusions qui s'imposent ? Par peur du vide ? Mais c'est précisément le vide, que cette absence manifeste de dialogue met en exergue et qu'elle exacerbe jusqu'au délire ! Le vide réel est bien plus facile à supporter que le vide manifesté par l'impossibilité de dire et d'entendre, de parler et d'être entendu ; il y a entre ces deux formes de vide la même différence qu'entre l'absence de désir et le désir qui ne peut assouvir sa quête, la même différence qu'entre la solitude bénéfique et l'esseulement morbide. 

Ceux qui se gaussent des petites vieilles à demi-sourdes autour d'une tasse de thé devraient mieux s'observer eux-mêmes, avant de les juger, exactement de la même manière que ceux qui parlent d'analphabétisme sur Facebook et qui écrivent comme des sagouins, ponctuent comme des culs-de-jatte asthmatiques et réfléchissent comme les glorieux lauréats du Bac 2024 devraient faire preuve d'un peu de prudence (je ne dis même pas de lucidité, car celle-là demande une distance vis à vis de soi dont ils sont à l'évidence dépourvus).

Je dis plus haut que l'autisme gagne le corps social, mais ce qui est beaucoup plus douloureux et inquiétant, c'est qu'il atteint même les cercles intimes. Oh, bien sûr, il existe des exceptions, mais elles sont si rares qu'elles ne suffisent pas à atténuer l'angoisse qui nous tenaille à l'idée d'entamer quelque dialogue que ce soit. J'ignorais presque complètement cette crainte, il y a encore une vingtaine d'années, sauf avec quelques individus bien repérés. Elle est devenue constante, aujourd'hui. Le malaise s'est répandu et disséminé, et la tendance s'est inversée : ce ne sont plus quelques individus dont il convient de se méfier, ce sont quelques individus seulement dont on peut espérer un dialogue normal. 

Georges Perros écrit, dans ses Papiers collés : « Nous avons cette chance de nous dire, de parler. Chance que n’ont ni les fleurs ni les animaux. Pourtant ils se manifestent avec cohérence. Nous les admirons. » Je me demande s'il est fou ou s'il se moque de nous. Cependant je dois aussi me souvenir. Me rappeler ma jeunesse, où la parole était facile, simple, et sacrée. Non, bien sûr, je divague un peu, elle n'était en réalité ni simple ni facile, mais du moins en usions-nous avec une innocence dont aujourd'hui je rêve avec beaucoup de nostalgie. Nous n'en avions pas peur, nous ne la dépensions pas avec des frayeurs de spectres radins, elle était chaude et amicale, et surtout elle ne recouvrait pas un abîme de malentendus et de folie. Nous étions fleurs parmi les fleurs et animaux parmi les animaux, sans doute, dans nos voix rêvées, avec toutes les limites que cela implique, mais également avec toute la confiance et l'intrépidité que cette nature nous offrait. La cohérence n'était peut-être pas parfaite, mais elle était suffisante pour que nous puissions user d'un crédit en l'autre qui semblait joyeux et illimité. Que s'est-il passé pour que cela ne soit plus, pour que cela, surtout, ne puisse plus être ? Par quelle plaie ouverte s'est-elle enfuie, et qu'est-ce qui l'a convaincue de nous abandonner ? Qu'est-ce qui a rendu les hommes et les femmes si maladroits, dès qu'il s'agit de se donner la réplique ? Manifester de la cohérence, un minimum de cohérence, entre les êtres, est devenu aussi rare qu'un interlocuteur à l'oreille fine. 

Connaissez-vous le bruit des balais qui frottent la peau de la caisse-claire, dans les ballades de jazz ? Ces caresses légères, soyeuses et délicates, je les entends de l'intérieur de mes vieux os, et c'est de ce type de parole que je suis nostalgique. Il semble que plus personne ne me parle ainsi, et j'en suis inconsolable. Il ne suffit pas « d'être d'accord » avec ceux que l'on côtoie. C'est la manière de l'être, qui donne de la douceur aux choses, c'est la voix qu'on laisse entrer en nous, qui nous apprend la confiance ou la défiance, et qui octroie aux gestes qu'on attend cette qualité qui nous apaise et nous incite à nous livrer. Combien semblent en équilibre précaire, constamment au bord d'un gouffre insondable, la bouche entrouverte, sans oser dire, sans oser penser, ignorant ce qu'ils aiment et ce qu'ils refusent, paralysés, ayant toujours besoin du regard des autres et de leur langue et de leurs expressions pour savoir à quoi ils ressemblent, et parmi eux, ces femmes arrivées à ce carrefour sinistre où elles vont devoir laisser derrière elles ce qui jusque là les assurait d'un pouvoir que tout le monde (moi le premier) jugeait infini, se regardant le cul dans le miroir comme on cherche les preuves d'un meurtre dans les entrailles d'un cadavre. Elles aussi auraient bien besoin de cette voix qui jadis en elles parlait justement, sans hystérie et sans crainte, mais il y a longtemps qu'elles l'ont asphyxiée du bruit rauque que font leurs muqueuses pantelantes. Il y a tant de colère refroidie en elles (les complexes rendent agressif, on le sait bien) qu'elles explosent à la moindre étincelle, et ces déflagrations intempestives qui soufflent les racines du mal font fuir leurs prétendants qui n'en demandent pas tant. Elles sont déformées par l'Accident et leur corps rend un son de tôle emboutie. « Il arrive que les gens dorment tout en marchant, c'est ainsi que je te parle et que je dors en même temps... ». Combien de fois ai-je eu l'impression que ces femmes n'étaient pas éveillées, que, pourtant, elles marchaient sur nous avec un aplomb de bêtes sans mémoire, qu'elles enfonçaient dans notre chair leurs talons aigus sans même en avoir conscience et sans entendre nos hurlements. Il ne faut pas leur en vouloir, bien sûr, parce qu'elles sont les premières à souffrir, bien plus que jamais elles ne le diront, mais on a le droit, tout de même, de vouloir s'en prémunir. 

« Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

— Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse. »



— Mais vous disiez : « ceux qui ne lisent pas ». Vous parlez de ceux qui ne lisent pas de livres ? 

—Non, je parle de ceux qui ne savent pas lire, qui répondent sans avoir compris à quoi ils répondent, qui se précipitent, et nous précipitent du même coup dans l'idiotie bégayante. Et puis quand on ne sait pas lire, ça ne sert pas à grand-chose de lire des livres. Nous avons tous en tête de ces gens qui ont lu, manifestement, mais sans que cela leur ait profité.

— Vous visez quelqu'un en particulier ?

— Bien sûr. Mais le particulier est général, désormais, c'est pourquoi j'en parle. Tenez, encore avant-hier sur Facebook. Si l'on pose la question : « Je ne sais ce qu'il y a de plus laid, entre “sur zone” et “en rue” », on peut être assuré d'obtenir des réponses qui vont énumérer par exemple l'ensemble des expressions qui semblent aussi laides ou incorrectes que ces deux-là à ceux qui prennent la parole. Et si jamais vous avez le malheur de leur faire remarquer (nos nerfs ont des limites) qu'ils répondent à côté, immédiatement, le ton monte et ils vous accusent de les agresser. Si c'était exceptionnel, on ne dirait rien, bien sûr, c'est le côté systématique de la chose, qui rend fou.

— Vous n'avez pas l'impression de vous énerver pour rien ?

— Vous le faites exprès ou vous êtes complètement con ? Si vous ne voulez pas que je parle de ça, il ne faut pas m'interroger à ce sujet ! C'est précisément ce dont je voulais parler aujourd'hui, mais si vous ne voyez pas que ce mal est si profond qu'il est en train de nous tuer, je ne peux rien pour vous. J'ai commencé à écrire, il y a vingt-cinq ans, en parlant presque exclusivement de ça : la surdité qui défait le monde. Si le sujet ne vous intéresse pas, allez donc poser vos questions à quelqu'un d'autre. Je l'ai déjà dit souvent, un hors-sujet ou même un contresens peut être le plus délicieux épisode d'une conversation, il peut même la sauver de l'ennui ou de la banalité, il peut en élargir le cours et lui faire prendre une direction imprévue et féconde, mais le contresens obligatoire et le hors-sujet systématique rendent tout échange impossible, de la même manière qu'une dissonance rend la consonance beaucoup plus belle et désirable, alors que la dissonance généralisée rend le discours musical insipide et atone.



« La misère morale commence avec la misère verbale. » Celui qui a écrit cette phrase est mort en 2020. Il avait donc eu largement le temps de voir ce qui est en train de nous anéantir, puisque le Désastre court depuis trente ans environ. Pierre Boutang disait que « la renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel. » Je ne vois pour ma part aucune possibilité de renaissance : le terreau manque. Le chant originel subsiste, certes, mais il n'y a plus personne pour l'entendre, il coule dans des souterrains qui n'ont aucune voie d'accès au monde sensible. Et d'ailleurs Pierre Boutang n'aurait probablement pas dit cela aujourd'hui. Le refus de la laisser dissoudre, c'est une blague. Tout le monde s'en fout, et en tout premier lieu ceux qui sur la place publique se vantent un peu trop d'y prêter attention.

Le même Pierre Boutang, dans un accès délirant d'optimisme, allait jusqu'à écrire qu' « il n’est pas interdit d’imaginer que la langue française ait survécu, selon un cours souterrain, et que l’heure soit proche où, vrai fleuve, elle retrouvera sa vallée sous le ciel, emportant la poussière et la boue qu’ont amassées les dernières décennies ». Soit il était terriblement en retard soit il était très en avance sur la réalité (je fais volontairement l'impasse sur la date à laquelle il a écrit ces phrases). On dira plus simplement qu'il n'était décidément pas de notre temps. Heureux homme qui est mort juste avant que la catastrophe dans laquelle nous croupissons n'atteigne son apogée !

Ça n'arrête jamais. Encore ce matin, un autre épisode, sur Facebook, de commentateurs qui commentent sans avoir lu, ou sans avoir compris ce qu'ils lisent, ou bien qui ont compris (j'ai tout de même de gros doutes) mais qui s'en foutent, assurés de leur bon droit à parler de ce dont ils ont envie de parler, et bien fort, sous nos fenêtres. Le plus drôle est de voir qu'ils se confortent entre eux, l'air de dire : Hein, on a bien le droit de comprendre ce qu'on comprend, t'es d'accord avec moi, Duchemol, je le vois à ton like ! Mais vous avez tous les droits, mes cocos… Ne vous dérangez pas pour nous, surtout ! On s'en voudrait de troubler vos ébats. Il faudrait leur verser de l'huile bouillante sur la tête depuis des mâchicoulis invisibles, de bon matin, quand ils n'ont pas encore bu leur café. Il ne faudrait surtout jamais répondre aux commentaires, sur quelque réseau social que ce soit, et d'ailleurs je me félicite tous les jours que mon blog ne les admette pas. 

Un réseau social est un lieu idéal pour voir se dessiner très clairement la frontière entre bêtise et intelligence, subtilité et balourdise, clairvoyance et aveuglement, esprit et platitude, générosité et mesquinerie, fausseté et authenticité. Les likes, les commentaires, les hors-sujets, les remarques, les contresens continuels, les prises de position, les affirmations péremptoires, les disputes et les invectives, les jeux de mots, la qualité d'humour, les silences, même, éclairent d'une lumière crue ceux qui se risquent à paraître dans le grand Livre des Visages. Je crois vraiment qu'un Flaubert aurait adoré cette fenêtre grande ouverte sur l'âme humaine, ou plutôt sur les visages humains. Castagno me le dit de manière très concise : « Les réseaux sociaux auront été un formidable révélateur de l’idiotie générale. Avant, on ne savait pas que les hommes étaient si bêtes. Chacun le supposait quand il était de mauvaise humeur, mais nous n’en avions pas la preuve. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes à l'intérieur d'elles ? Je connais un triangle dont les côtés se nomment Bach, Miles Davis et Castagno, et dont les angles sont Mozart, Manet et Proust. Je me demande combien de temps passe un homme ordinaire en présence de son sexe, quotidiennement. Nous les hommes nous avons l'habitude d'être en compagnie de notre bite, alors que les femmes, elles, ne regardent presque jamais leur chatte. On ne mesure pas bien tout ce que cela change, et tout ce que cela induit de difficultés, entre nous. Hier m'est revenu en mémoire cet épisode ridicule et pourtant hautement significatif : un pauvre type, il y a quatre ans de cela, avait inondé Facebook de ces phrases, sous toutes les entrées que je publiais : « Montre-nous ta bite ; Jérôme, c'est ce que tu fais de mieux, à défaut d'être spectaculaire ». Et aussi : « Le petit pinceau ridicule de l'artiste protéiforme ». Il avait réitéré une vingtaine de fois au moins ; il intervenait dès que je publiais quelque chose, semblant n'avoir plus d'autre activité que celle-là. Et, à chaque fois, il donnait le lien qui conduisait à un petit livre d'images que j'avais publié dans le temps, au sein duquel se trouvait une photographie que pour ma part j'aime beaucoup, qui montrait mon sexe dressé tenu par la jolie main de Céline, cliché en noir et blanc pris en 1986, au 3, rue des Arquebusiers, à Paris. Ce pauvre type ne pouvait pas imaginer autre chose que ce qu'il avait lui-même dans la tête, c'est-à-dire un mélange de perversion et de culpabilité, de honte, sans doute, et d'effroi, devant une image dont tout indiquait, au contraire, l'innocence et la simple joie du désir, de l'amour et du jeu. Les malades nous accusent toujours de leurs propres maladies, car ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils connaissent. Ils ont de la saleté dans l'esprit, donc ils en supposent en nous. Je n'ai jamais compris et je ne comprendrai jamais ces gens qui ont honte d'une belle photo de sexe, qui pensent qu'elle ne peut se regarder que dans le secret d'une alcôve, ou sous le manteau puant de leur complexes, qu'il renomment pudeur pour se donner le beau rôle. Il y a quatre ans, c'était le moment où je fréquentais la belle Ophélie. Je lui avais raconté l'épisode du pauvre type, ce qui l'avait bien fait rire, et sa réaction spontanée m'avait beaucoup plu : elle m'avait demandé où elle pouvait voir cette photo, qui, disait-elle « l'intéressait beaucoup ». Pas une seconde n'avait flotté entre nous l'ombre de la saleté revancharde et misérable qu'espérait projeter sur moi ce malade, bien au contraire. Le pauvre, s'il avait su… Miles Davis, j'en suis convaincu, devait passer pas mal de temps à considérer son membre. Posons-nous cette question. Nietzsche regardait-il son phallus ? Churchill ? Napoléon ? Freud ? Tchekhov ? Picasso ? Pauvres femmes qui doivent s'installer devant un miroir, ou, aujourd'hui, se servir d'un appareil photo, pour savoir à quoi ressemble leur vulve ! Encore une fois, pourquoi Dieu a-t-il choisi de cacher leur sexe ? La question me semble sacrément importante. Il aurait pu leur coller sur le front, ou dans le dos, ou derrière les mollets. Si c'était le cas, tout le monde trouverait ça tout à fait normal, figurez-vous, et tout le monde trouverait qu'un sexe entre les cuisses serait une drôle d'idée. Ce n'est pas parce que vous n'avez aucune imagination que Dieu est dans votre cas. « Je me regarde le cul dans le miroir. J'ai de la cellulite. Tu aimes bien, toi, la cellulite. Il est pas mal, mon cul. » Pourquoi Dieu a-t-il caché le sexe des femmes, pourquoi Dieu a-t-il caché la bêtise des hommes à l'intérieur, pourquoi Miles Davis joue-t-il de la trompette bouchée ? Pourquoi Dieu a-t-il décidé que les femmes vieilliraient et qu'elles deviendraient bêtes, qu'elles auraient une revanche à prendre, et qu'elles seraient bourrées de complexes ? Clara est-elle devenue complètement cinglée ou l'a-t-elle toujours été ? Est-il vrai que nous aimons la cellulite ? Nous répondrons à toutes ces questions dans un prochain épisode, c'est promis !