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jeudi 13 juillet 2023

Ettie (suite)


Deux jours plus tard, j'eus des remords d'avoir abandonné Ettie à Marseille. Je l'imaginais errant dans les rues, dormant sous les ponts et faisant la manche pour se nourrir. Tout était de ma faute. Je lui écrivis un mail, sans savoir si elle aurait jamais la possibilité de le lire (je ne pouvais pas la joindre sur son portable yankee). Contre toute attente, elle me répondit vingt-quatre heures plus tard. Elle était chez des amis à elle, des amis d'Éric Rohmer, à Saint-Jean-Cap-Férat, ou quelque chose comme ça. Je m'étais inquiété pour rien, gros nigaud que je suis. Toujours est-il que je lui ai proposé de venir la chercher, ce qui fut fait le lendemain, où nous nous sommes retrouvés sur les marches de la gare Saint-Charles. Comme j'avais dans cette ville un vieil ami que je n'avais pas vu depuis longtemps, je proposai à Ettie que nous allions lui rendre visite avant de reprendre la route. Carvallo habitait dans un quartier paumé (le genre de quartiers que personnellement j'évite comme la peste), et nous mîmes un temps infini à trouver son domicile, où nous fûmes fort bien reçus. Un peu trop bien, même. Ettie était absolument ravie de faire la connaissance de Michel et de son épouse (politiquement, il semblait évident qu'ils avaient des atomes crochus), tant et si bien que ceux-ci nous proposèrent de rester pour la nuit. Il y avait ce soir-là un concert du Buena Vista Social Club, et tout le monde semblait très enthousiaste : aucune discussion possible, c'était la chose à faire ! Je fus pris d'une panique dont j'ai le secret. Je me sentais pris au piège, et un piège d'autant plus terrible qu'il s'agissait de faire coexister deux choses que je redoutais autant l'une que l'autre : dormir avec Ettie (car il n'y avait qu'un seul lit d'amis), et assister à ce concert qui me révulsait à l'avance, bien que je n'aie jamais entendu parler de ce groupe — j'ai un sixième sens pour deviner les musiques et les ambiances que je ne vais pas supporter. Je mentis comme un arracheur de dents et prétextai un rendez-vous médical très important le lendemain à l'aube. Ce faisant, je voyais bien que je privais Ettie d'un grand plaisir, car elle semblait s'entendre à merveille avec mes amis, qui, cela va de soi, la trouvaient charmante — et peut-être était-elle également soulagée de ne pas se retrouver immédiatement seule avec moi. Bref, j'étais l'emmerdeur et l'empêcheur de faire la fête en rond. 

Nous avons repris la route et tout semblait bien se passer, jusqu'à ce qu'Ettie me pose une question à propos de Raphaële, question à laquelle je crus devoir répondre avec la plus parfaite franchise… Je pensais avoir été clair, pourtant, et ne rien lui avoir caché jusque là (c'est sans doute mon plus grand tort, dans cette histoire). Au beau milieu de l'autoroute, elle me refit une scène, de plus en plus violente, à tel point qu'au bout de quelques minutes j'arrêtai la voiture sur une aire de repos en lui disant que si elle continuait je la laissais là. Je commençais à en avoir vraiment ma claque de cette folle qui, quelques minutes avant, était tout sourire et tout charme en présence de Michel et Françoise. Je ne sais plus comment j'ai réussi à la calmer, mais nous avons finalement repris la route. Et ma Pauvre Luna, sur le siège arrière, qui ne comprenait rien à ces cris et sentait ma grande tension… Elle ne méritait pas ça, Girlie, comme l'appelait Ettie !

Une fois à la maison, nous avons cohabité tant bien que mal durant une petite semaine, mais à chaque fois que nous discutions, je sentais bien qu'elle était outrée par ce que je disais ou pensais (en réalité, c'était plus que ça : elle était inquiète, comme si ma seule existence mettait en péril la sienne, et peut-être même l'Humanité tout entière). Un soir, au dîner, durant la conversation où il était je crois me souvenir question de religion, elle me dit : « Tu me fais peur ! », en ouvrant de grands yeux tristes au-dessus de sa soupe au pistou. Je voyais dans son regard que j'étais une sorte de monstre, celui qui a mal tourné, alors qu'elle était restée pure et fidèle à ses idéaux de jeunesse. Et je ne peux pas lui donner tort : elle était restée telle que je l'avais connue en 1972, quand elle me faisait écouter Crosby, Stills, Nash & Young et que nous avalions des baklavas en buvant du lait de chèvre. Elle avait seulement quarante ans de plus et un sein en moins. 

Ettie était très introduite dans le monde réel, le monde bien comme il faut, ce monde que je ne connais que par ouï-dire et que je ne fréquente que du bout des doigts, pour survivre. Il était naturel que les retrouvailles avec quelqu'un qui n'avait pas évolué (ou qui justement avait évolué, c'est selon…) se passent mal. L'un des deux a tort, c'est indiscutable ; et il semblerait bien que ce soit moi. Moi qui en étais resté à la Messe en si, et qui n'avais pas encore atteint les rives enchantées du monde souriant et réconcilié dans lequel mon amour de jeunesse s'ébattait paisiblement aux rythmes langoureux du Buena Vista Social Club. Je fais des efforts, pourtant, et à intervalles réguliers je me replonge dans les musiques et les images de ma jeunesse, non sans une certaine nostalgie, je l'avoue. Il me faudra sans doute une deuxième existence pour parvenir enfin au niveau qui permet de vivre en paix avec ses contemporains. J'ai bon espoir. 


« Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien. » (Milan Kundera — L'Ignorance)

mercredi 12 juillet 2023

Ettie

Ettie a eu un grand succès sur Facebook, où j'avais déposé la jolie photographie qu'elle m'avait envoyée de sa Caroline natale, après que nous nous étions séparés, à la fin de l'été 1972. On la voit au violoncelle, avec un drôle de petit chapeau, les cheveux tombant sur ses épaules, souriante, timide, adorable. Au dos du cliché, ces quelques mots en français : « Avec beaucoup d'amour ». Il est vrai qu'elle est craquante. Je me rappelle très bien le jour où j'ai reçu cette photo, à Rumilly. J'étais évidemment flatté, et heureux qu'elle ne m'oublie pas, mais, quant à moi, j'étais déjà passé à autre chose, et autre chose de beaucoup plus sérieux. Il est amusant, d'ailleurs, qu'en déposant ces photos sur les réseaux sociaux, je me sois trompé, en parlant, à propos d'Ettie, de « second amour ». Comment ai-je pu faire cette erreur ! Non, c'est elle, le « premier amour » ; Christine est arrivée ensuite, même si elle a beaucoup plus compté dans ma petite existence (c'est sans doute pour cette raison que le « premier amour » m'est venu spontanément à son propos). Avec Ettie, ce fut trop bref, même si (et peut-être pour cette raison) sans aucun nuage (du moins dans un premier temps). Il n'y a pas eu de passion. La passion, c'est bien avec Christine, que j'en ai connu les premières morsures. 

La rencontre avec Ettie est assez romanesque, et déjà tout entière placée sous le signe du malentendu. Je me trouvais alors seul sur une plage de Mykonos, où j'avais élu domicile, une merveilleuse plage de nudistes où les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Je l'ai vue arriver de très loin, avec son sac à dos et son chapeau, qui marchait droit sur moi. Elle semblait n'avoir aucune hésitation, et, en effet, m'aborda avec ces mots que je n'ai jamais oubliés : « Est-ce que je peux coucher avec toi ? » On imagine ma surprise et ma joie. Bien sûr qu'elle pouvait ! En réalité, en son français approximatif, elle voulait seulement me demander si elle pouvait dormir près de moi, car elle ne voulait pas rester seule, et je devais avoir une bonne tête, suffisamment pour la rassurer, car elle venait de se faire importuner par plus entreprenant que moi. Le reste s'est fait tout naturellement : lorsque les portes sont déjà ouvertes, on n'éprouve pas trop de difficulté à franchir le seuil, et parfois même, on ne sait pas qu'on le franchit. Le lendemain, elle a continué son chemin (elle allait à Athènes), et nous nous y sommes retrouvés quelques jours plus tard. De ce séjour dans la capitale grecque en compagnie d'Ettie, je ne garde que deux souvenirs. Le premier est la Messe en si, de Bach, dirigée par Karl Richter, qu'elle m'avait invité à venir écouter avec elle. Une révélation. Le second est la première nuit que nous avions passée à l'hôtel où elle était descendue avec ses amis américains. Elle m'avait fait venir en douce dans la chambre qu'elle partageait avec la petite fille de Franklin Roosevelt, une ravissante petite blonde, et nous avions dormi tous les trois dans le même lit. On peut dire qu'avec Ettie, on ne perdait pas de temps… 

Ettie se nomme (se nommait, car elle s'est depuis lors mariée) Ettie Minor. Elle est toujours restée une passion mineure, dans ma vie, même si c'est elle qui m'a conduit aux portes du continent féminin. Après la Grèce, nous nous étions retrouvés à Paris, et nous avions passé quelques nuits ensemble rue Lauriston, chez un de mes frères qui m'avait prêté son appartement. J'étais allé la chercher à son hôtel, rue Cujas, et je me rappelle l'avoir attendue dans la salle de réception en jouant sur un piano droit désaccordé qui se trouvait là. Je ne savais pas, alors, qu'elle était violoncelliste. Les promenades dans Paris, main dans la main, avaient été difficiles, pour moi, car j'avais une érection persistante qui, j'en étais persuadé, car je portait un pantalon d'été, très léger, qui résistait mal à la vigueur de ma passion nouvelle, s'étalait à la vue de tout Paris. 

Cette histoire manifestement inachevée a eu des suites. Deux suites, pour être exact. D'abord, en 1986, donc quatorze ans plus tard. Ce jour-là, je rentrais d'un court séjour en Bourgogne (j'avais été très malade, et Anne m'avait gentiment proposé de venir me reposer à la campagne). De retour à Paris, dans mon appartement de la rue des Arquebusiers, j'entends à travers la porte que je n'avais pas encore ouverte la sonnerie du téléphone. Je me précipite, je décroche, et j'entends une voix féminine dotée d'un accent étranger me demander si je suis bien « Jérôme Vallet », le Jérôme Vallet qui se trouvait à Mykonos en 1972. Elle avait fait tous les Jérôme Vallet de l'annuaire avant de me trouver. Ettie était en tournée en France et le soir-même elle fut chez moi. Nous avons passé une excellente soirée (il fut beaucoup question des sonates pour violoncelle et piano de Bach), et je voyais bien qu'elle ne désirait qu'une chose, mais quand j'ai voulu la prendre dans mes bras, elle m'a dit qu'elle était mariée, et nous ne sommes pas allés plus loin que de chastes caresses. J'étais très touché qu'elle ait cherché à me retrouver. Je ne lui pas dit que de mon côté j'avais deux petites amies, et je n'ai pas insisté… Elle est repartie au milieu de la nuit avec un fort sentiment de culpabilité. 

Et puis, cet été-là, pourquoi ai-je eu envie de la revoir ? C'était il y a douze ou treize ans, à peu près, donc presque quarante ans après notre première rencontre, et plus de vingt ans après cette courte nuit à Paris. En tout cas, ce qui est certain, c'est que cette envie n'avait rien, mais alors rien de sexuel ni d'amoureux. J'ai eu un peu de mal à la retrouver car je ne connaissais pas son nom d'épouse, mais j'ai finalement pu reconnaître son visage sur une photographie où elle tenait le violoncelle dans un orchestre américain. Quand je l'ai contactée, elle a répondu très vite, et lorsque je lui ai dit que ça me ferait plaisir de la revoir, elle m'a annoncé immédiatement qu'elle viendrait passer quinze jours chez moi. Ç'aurait dû me mettre la puce à l'oreille…

Nous sommes allé la chercher à l'aéroport de Marseille, Luna et moi. J'étais vraiment très heureux de la revoir, et même si deux cancers l'avaient un peu amochée, elle avait toujours ce merveilleux sourire et cette joie de vivre qui font du bien à ceux qui comme moi en sont un peu dépourvus. Nous sommes arrivés à la maison à la fin de l'après-midi, et, après le dîner, j'ai commencé à préparer le canapé au salon pour y dormir, car j'avais prévu de lui laisser ma chambre. J'avais donc monté ses affaires, et quand elle est redescendue, elle m'a demandé ce que je faisais. « Mais tu vois, je fais mon lit. » Elle a eu l'air surprise : « Mais enfin, non, tu vas dormir avec moi ! » Ici je dois préciser qu'à aucun moment elle ne s'était souciée de savoir si, par exemple, j'avais quelqu'un dans ma vie. J'ai protesté un peu, mais comme je voyais qu'elle était très déçue et que je n'avais pas envie de l'attrister, j'ai obtempéré. Nous avons fait l'amour, très mal, bien sûr, et j'ai essayé de dormir le plus vite possible. Vers deux ou trois heures du matin, le téléphone a sonné. J'avais l'habitude que Raphaële me téléphone en pleine nuit. Je suis descendu, pour ne pas déranger Ettie, qui dormait, et j'ai commencé à parler avec mon amie, jusqu'au moment où elle s'est aperçue, sans doute au ton de ma voix, que je n'étais pas couché. « Pourquoi es-tu en bas, retourne te coucher ! — Je ne peux pas, il y a quelqu'un dans mon lit. — Comment ça, il y a quelqu'un dans ton lit ? » J'ai dû lui expliquer ce qui s'était passé, et c'est à ce moment que j'ai vu Ettie qui avait passé la tête par la porte, et me demandait ce que je faisais là. « Tu vois, je téléphone. — Oui, je vois, mais à qui ? — À mon amie. » Je pensais ne dire que des choses banales, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur le sujet, mais Ettie ne l'entendait pas de cette oreille, visiblement. « À ton amie ??? » Elle avait l'air sincèrement étonnée, et même choquée, d'apprendre que je puisse avoir une amie. Comme si depuis quarante ans, j'aurais dû rester sagement à attendre que Madame revienne dans ma vie. Bref, elle faisait la gueule ! J'ai donc abrégé la conversation avec Raphaële et je suis remonté voir mon Américaine qui était tendue comme un arc électrique. « Demain matin, tu me ramènes à Marseille ! » me dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de répliques. J'ai d'abord essayé de la raisonner, de rester calme. Je ne comprenais rien à cette crise de nerfs. Je lui ai expliqué patiemment, avec toute la patience dont j'étais capable, qu'elle n'avait aucune raison de se mettre en colère, que tout cela était ridicule, et que bien sûr, il était hors de question qu'elle reparte demain matin, et d'abord pour aller où ? Mais elle n'en démordait pas : « Tu me ramènes à Marseille, et je reprends un avion pour le Connecticut. » Mais enfin, tu es folle ou quoi ? Et puis jamais tu ne trouveras une place comme ça, au débotté, ou alors elle te coûtera une fortune ! Nous avons fini par nous recoucher, et j'étais persuadé que la nuit allait la calmer. Mais quand j'ai ouvert les yeux, le lendemain matin, après une nuit ultra-courte, j'étais seul dans le lit. Elle était sur le balcon, en train de faire son yoga en petite culotte. Je suis descendu faire du café, et j'ai attendu qu'elle me rejoigne pour voir à quoi allait ressembler la journée. « Je suis prête », qu'elle me fait. Prête à quoi ? J'ai fait mes bagages, je t'attends. Mais quelle bourrique ! Nous avons recommencé à nous engueuler, j'ai recommencé à essayer de la convaincre, et puis au bout d'un moment, j'en ai eu assez, je suis allé m'habiller, j'ai pris les clefs de la voiture, et je lui ai dit que moi aussi j'étais prêt. Et nous voilà repartis pour Marseille.

Luna était contente, elle adore la voiture. Une heure et demie de route en silence. J'étais fou de rage. À l'aéroport, elle a bien dû admettre que j'avais raison, que jamais elle ne trouverait un avion à un prix décent. « Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait ? Tu te calmes et on rentre à la maison ? » Tu parles ! Butée de chez butée. Là, c'en était vraiment trop pour moi : je lui ai souhaité bonne chance et je l'ai plantée là. 

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté chez Raphaële. Elle m'a fait venir sous la douche pour bien me décrasser des miasmes de l'Américaine, et on a baisé avec passion. Enfin un peu de joie. 

Ce que je ne savais pas, c'est que l'histoire ne s'arrêterait pas là…

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dimanche 24 octobre 2021

Décitation

Le malentendu est au commencement. Surtout de la littérature telle que je la conçois. Je le crois vraiment : mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de déciter — prendre la phrase d'un autre pour la mal re-produire, mal-entendue qu'elle serait. Prendre des vessies pour des lanternes, ou des lanternes pour des vessies, c'est ce que je fais de mieux. J'ai un don, pour ça, qui me donne cet air ahuri qui séduit les licornes. 

Sans malentendu, pas d'amour. Sans malentendu, pas de musique. Sans malentendu, pas de poésie, surtout ! « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. » Depuis que je suis enfant, ce mal-entendre me sauve et me suave. Après tout, qu'est-ce que la littérature, sinon une perpétuelle citation déportée, dévoyée, parfois pour le pire mais toujours pour le meilleur ? Les écrivains ne font que rependre (de travers) ce qu'ils ont lu ou entendu ailleurs. C'est le travers qui crée, et l'ailleurs qui sertit. C'est la déviation et la dévotion qui permettent de faire du neuf, ou d'en donner l'illusion.

La poésie est l'art d'entendre (et de faire entendre) de travers. Un mot pour un autre, un son pour un autre ; un mort pour un autre, un sort pour un autre. Il n'y a pas de traduction. La traduction est un rêve. Il n'y a que des sons, des mots, des verbes, des phrases, des virgules, des images qui ne montrent pas, des substantifs qui perdent toute substance en cours de phrase, ou qui en produisent une autre, improbable. Il n'y a que des vers et des verbes comme des fenêtres ouvertes sur un sens qui fuit dès qu'on l'approche. Il n'y a que des substitutions, des désillusions, des confusions, des précipitations (de sonorités, de syllabes, de rythmes, d'absences), des couleurs qui n'existent pas encore. 

« Démente est la mer de ne pouvoir mourir d'une seule vague. » Cette phrase admirable d'Edmond Jabès, je la trouve dans son ouvrage intitulé Le petit livre de la subversion hors de soupçon. Et aussi : « Écrire c'est affronter un visage inconnu ». Le visage toujours inconnu, comme le soldat toujours inconnu, c'est ce qui doit (se) lever sous une phrase véritablement écrite (c'est-à-dire creusée, évidée). La phrase vraiment écrite fait entendre, sous les mots archi-connus, prononcés et écrits des millions de fois, un sens qui paraît inconnu, qui (s')éveille et se dépose en nous comme la dernière vague, qui fait mine de rendre toutes les autres vagues inutiles, redondantes, mortes avant d'atteindre la terre des hommes. La phrase doit se dérober sous les pieds du lecteur, par son rythme toujours au-delà.

Nombre d'écrivains ne sont pas sensibles à ce qu'on apprend au tout commencement du solfège : l'alternance des temps forts et des temps faibles dans la mesure. Sans temps faibles, pas de temps fort. Il n'existe pas d'égalité. Les temps forts ne peuvent être qu'en infériorité, par rapport aux temps faibles. L'énorme supériorité de la "musique classique" sur la "variété" (ou le rock) est qu'elle économise les temps forts. Qui sait réserver les temps forts aux seuls instants décisifs a gagné la phrase à lui. L'écrivain véritable n'est ni un hyper-tendu, ni un hypo-tendu, la plage dynamique dans laquelle il opère est large et souple ; il passe sereinement du systolique au diastolique et retourne le paysage mental de celui à qui il s'adresse.

Écrire (bien) consiste à délier autant que relier. Rendre les liaisons supportables ou insupportables, selon le sens, voilà la science du rythme. « La menace est illisible » mais éternelle. Créer pour l'instant est déjà bien assez. Avancer, abot aux pieds, semblant danser dans toutes les directions, s'appuyant sur la minuscule connaissance qui se jette dans l'immensité de l'ignorance et du bégaiement.

Le malentendu fait des visages inconnus et inconnaissables une terre sainte. Pourquoi trembles-tu ? Même dans la maîtrise la plus grande, tu n'obtiendras pas l'attention de ton lecteur. Rends-toi insupportable au premier regard et garde tous les livres ouverts, pour que la dernière vague les emporte ainsi, ouverts et dépliés, les entrailles vers le ciel, et pour que les phrases se détachent des pages comme l'impensé se détache du babil. Décitons nos lectures sans crainte, « flux et reflux d'inquiétudes », pour que celles-là nous laissent parler. Figurons-nous à travers les phrases arrachées aux pages des autres.