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vendredi 2 septembre 2022

À la Poorte

La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse. 

Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.) 

Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !

Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge. 

mercredi 22 juin 2022

Bander à Bandol (la chanson)


(…)

Sans l'effroi, le sexe n'est pas grand-chose. C'est une chose qu'on sent bien, quand on écrit, ça. Peut-être aussi quand on n'écrit pas. Mais écrire, c'est décoller l'effroi du désir, ou plutôt l'inverse, c'est les séparer artificiellement à l'aide des mots. Tout le monde ment, oui, mais on peut mentir avec plus ou moins d'intelligence érotique, et le sexe est une caisse de résonance pour les mots. Nous cherchons dans le sexe une autre direction que celle des jours, que celle du mouvement de la vie claire, et il arrive qu'on la trouve, mais cette direction n'a pas d'épaisseur, sans les phrases, elle reste muette et poisseuse. Le monde que Clara me laisse entrevoir est un monde d'où la sexualité a été rejetée aux marges, non pas parce qu'elle serait un péché, ou qu'elle serait immorale, mais plus simplement parce qu'elle a raté son examen d'entrée dans la société-générale de pénurie qui se donne des airs de grandiose sauvetage. Toutes les issues sont condamnées, je crois. On ne rentre plus. On ne sort pas. L'effroi, qui était jusqu'alors une sorte d'arrière-pays très-haut terrifiant que nous pouvions par moment observer, est désormais à l'intérieur de nous, au centre, au fond, il a pris la parole et il ne la lâche plus, il fait même taire tout ce qui n'est pas lui, car c'est une grande gueule infâme. La lenteur, le secret, le silence, la distinction, c'est pas son truc. Pour le dire simplement, l'effroi a changé de signe : de noble, il est devenu ignoble. Encore un pan de l'être qui s'écroule sans que personne ne s'en avise. Tout ce qui les intéresse, c'est la température des pôles, les chiffres, les courbes des ventes et la survie éternelle. Encore une saloperie de mot qui a changé, incognito, l'effroi. C'est plus que le grand chagrin qui boîte, pénible, dans le boucan dégueulasse des minables humoristes. Plutôt la gangrène ! Et le sexe va se planquer, qui titube de honte non bue. Mais qu'on nous rende notre bon vieux cul, merde ! Le monde des chattes bien poilues, bien humides et bien mijotées dans les culottes de coton blanc, du whisky et des ballades jouées par John Coltrane. Au moins celui-là ! Ça devrait pas être si compliqué, non ? Je veux bander encore un peu, moi. J'y ai droit ! 

(…)


File-moi ton obole,

Ma belle Fernande,

Que je me gondole 

Comme une légende

Sur mes pauvres guiboles. 


C'est à Bandol

Que je bande.

C'est une farandole

Au goût d'amande,

Mais je dégringole

Et j'en redemande.


Mets-moi la camisole

Qu'on danse la sarabande,

Et verse tout l'alcool 

Avant que j'en redemande.

(Dans son faux-col

Il se réprimande.)


J'en ai ras le bol

Et je débande !

Il me faudrait deux bémols

Par-dessus la viande

Pour que ça me console

De la sale gourmande.



dimanche 27 mars 2022

Petit portrait en prose (23)

« Puisque nous en sommes là, je peux vous le dire : ma vie n’est vraiment pas ce que j’ai fait de mieux. » 

J'aurais aimé être l'auteur de cette phrase à la fois vertigineuse, drôle et délicate. Qu'a-t-il fait de mieux que sa vie, André Alfano ? Lui. Il fait partie de ces êtres rares (j'en aurai connu seulement deux) dont le chef-d'œuvre premier (et peut-être ultime) est eux-mêmes. Quand bien même ne publierait-il jamais rien, il est déjà un auteur important. C'est pourquoi nous sommes si fortunés, nous qui le côtoyons jour après jour, à qui il arrive, comme aujourd'hui, d'attraper au vol ce qu'il laisse choir de sa bouche ou de son clavier. Comme Octave Agobert (le deuxième, dont je parle plus haut), André Alfano est un poète-né : ces deux-là portent la poésie en eux, comme d'autres portent une belle figure ou un appareil génital. Avant-même qu'une phrase sorte d'eux, la musique et le poème sourdent de leur être, s'il est possible de séparer l'émetteur de la substance qui le justifie. Même mutiques, ils sont vivants et vibrants : une solitude chiffrée les tient hors du monde des assoupis — leur œil n'est jamais éteint, même et surtout dans leurs savantes ivresses.

André Alfano est plus intéressant que sa vie, qui n'est que la vie d'André Alfano en train de vivre. Sa vie n'est que sa vie, après tout, alors que lui, en plus de vivre, est André Alfano. André Alfano est mieux et plus. Qu'a-t-il fait de plus que vivre, André Alfano ? André Alfano est mort à sa propre vie, et vivant dans sa propre mort qui est déjà présente, dans sa vie, qui la fait monter de l'intérieur, comme une pâte qui lève et libère le bouquet des origines. 

Quelque chose en lui est resté vierge, qui est le désordre. On le voit se saisir des brins du chaos pour le composer ou le recomposer, suivant quelques lois qu'il a lui-même trouvées et choisies dans le langage — mais il serait bien le dernier à proclamer que « les mots ont un sens », sauf si quelqu'un les passe à la flamme brûlante du paradoxe. La vie est belle, ici, quand on a de quoi boire en écoutant Rossini ou Chabrier. 

Si la vie d'André Alfano n'est pas ce qu'il a fait de mieux, c'est que la vie n'a pas toujours raison. Elle devrait le régaler de vin et de miel au lieu de le faire exister au milieu des porcs. On n'a rien à gagner, et tout à perdre, à vivre en étant André Alfano. S'il se contentait de vivre, il serait sans doute heureux, mais s'il se contentait de vivre, il ne serait pas André Alfano. 

lundi 1 mars 2021

Vie de Coco




Elle a les marteaux qui collent et les escalopes qui font bravo. Sous sa robe, on est bien bien bien. C'est le matelas des déferlantes sucrées, aux horizons chaotiques. On est dans la carlingue, entre deux nuages comme le jambon dans le sandwich, avec du fromage autour, et des cornichons petits nichons sur le lit mouillé de ses rêves. Avalons dévalons ses vallons ses forêts ses lacs ses névés ses vals fourrés d'ombre et de salive quand le cri qui arrive par l'express en enveloppe ses gencives, Corona ou pas. 

Des voiles elle s'échappe en voix et dans un brouillon de vapeur, quand il lui prend des histoires à dormir accroupie et le cul en l'air, bénissant les satrapes qui la hèlent dans les rues bruxelloises, passant de colorature à cul de basse-fosse, elle lampe à tous les réverbères en psalmodiant son grégorien batard : Grands glissandos verglacés entrecoupés de hoquets flamands. Prévoyante, elle est à califourchon sur sa luge à hydrogène, un néon circulaire autour de ses seins pointant vers le Nord magnétique. 

Elle est complètement dérogée, Coco, sans pitié et sans chocolat, et glisse de tertre en bassin, de charogne en fœtus, toujours relogée peinarde dans son alcôve bullet-proof. Elle vit dans une cosmologie cyclique conforme. Elle nous esquinte les tendons, à force de diagonales poivrées et de fulminantes raclées, mais sa grammaire vitupérante de toute façon nous oblige à la retraite en pantoufles. Dans l'escalier, ça ne parle que d'elle et de Spinoza. 

jeudi 31 mai 2018

La fille Sassi



Dans une petite ville française, à la fin des années soixante, il y avait toujours une belle fille et une fille à la moralité douteuse. Il pouvait arriver que ce soit la même mais c'était rare. Le garçon de douze ou treize ans, dans ces années-là, arpentait volontiers les rues de la ville à la recherche de l'une ou l'autre. Tous s'accordaient à nommer la première, et exprimaient la volonté farouche de la croiser, au moins une fois par jour. Il en allait bien autrement pour la seconde. Prononcer son nom avait le goût du péché. 

La fille Sassi, comme on disait, n'avait pas qu'un nom, elle avait aussi un corps, et ce corps m'était une souffrance. Que cette fille incarne pour moi l'acmé du désir était tout à fait indicible. Mais désir est trop dire, ou pas assez. D'abord je ne savais pas réellement ce que c'est que désirer une femme ; l'émotion violente qui était alors la mienne ne ressemblait à rien, puisque je ne la connaissais pas, et que connaître c'est reconnaître. Et puis, si l'on désire, on désire forcément quelque chose. Or je ne désirais rien, ou seulement la croiser, croiser ce corps, éprouver cette sensation inconnue et légèrement douloureuse. 

Les seuls mots vraiment précieux sont ceux qui se refusent à nous au moment où l'on écrit. 

Son corps était lisse. C'est du moins le caractère qui, cinquante ans plus tard, me semble le plus déterminant. Elle était lisse et pleine – et un peu vulgaire. Blonde, je crois bien, mais peut-être s'agissait-il d'une fausse blondeur. Je ne l'ai jamais entendu parler. De taille moyenne, mais sans doute avec ce qu'aujourd'hui on nomme des formes : je veux dire par là qu'elle était sans aucune sécheresse, qu'elle possédait des seins et des cuisses. L'arrondi était dans sa nature, autant que sa vulgarité était douce, sans arrogance, et presque sans prises. Oh, elle savait pourtant ce qui se disait d'elle, mais elle n'en rajoutait pas. Ce motif ne s'ajoutait pas aux traits indolents qui lui faisaient cortège. Elle acceptait le verdict de nos regards sans paraître s'en offusquer.  Était-ce sa qualité de mère qui apaisait sa démarche, et rendait sa présence parmi nous moins surnaturelle que singulière, je ne sais, mais on aurait dit un poisson qui roulait entre les rues, sans s'effrayer de ne trouver aucune eau qui le soutînt. 

Aurait-elle été si troublante sans le nom qu'elle portait comme un stigmate ? Elle venait d'Italie, sans doute, et son père était entrepreneur. Elle faisait partie de ces gens qu'on ne fréquentait pas. La fille Sassi, c'était un ça qui déambulait ici ou là, sous l'église, dans des rues chauffées et désertes. Elle devait bien sûr avoir des occupations, des choses à faire, un métier, peut-être, mais la voir marcher en ville était toujours de l'ordre du merveilleux et de l'obscène – elle faisait des rues un cimetière où le regard s'alourdissait jusqu'à la folie. Tout à coup, elle était là, et c'était comme si l'on avait rencontré la mort : quelque chose advenait, là, qui clouait le bec aux événements, au cours ordinaire des choses, mais sans tapage, sans annonce.

Je n'ai jamais su son prénom. Cinquante ans après je ne connais toujours pas son prénom, et il y a peu de chance que je l'apprenne un jour. Je me demande comment ces cinquante années ont transformé ce corps, comment elles l'ont conduit dans la vie – ou dans la mort. Ce matin je mange de la brioche beurrée, avec mon café, et je me dis que la fille Sassi, c'était ça, un souvenir de brioche beurrée qui me conduit à la mort en passant pas le désir. Même alors, alors que je découvrais ce que peut le corps d'une femme, elle n'était déjà qu'un souvenir, mais le souvenir de quelque chose que sans doute je ne connaîtrai jamais. La fille Sassi, c'était un double, un de ces multiples doubles qu'on a besoin de s'inventer pour survivre, c'était le double de la femme érotique, l'éternelle femme qui sur son passage provoque l'onde de choc qui nous éveille, le double de la femme que jamais je n'ai rencontrée, qui sera toujours hors du monde que j'habite mais qui en constitue une des bornes. Ces filles-là ne sont pas pour nous, mais elles donnent les dimensions du terrain sur lequel nous évoluons.

Longtemps, j'ai eu son nom sur le bout de la langue. Plus je la voyais, poussant son landau entre l'église et la pharmacie – devant la devanture du coiffeur, à l'angle de la rue des Bugnons et de la rue Charles de Gaulle, près du cinéma (ça sentait le vin, par là, à cause de la proximité des caves Favre) –, moins je pouvais lui adjoindre un nom. Je savais que ce nom était constitué de deux syllabes et que l'une d'elles était vocalisée par le son "a", mais il m'était impossible de retrouver les consonnes qui jointaient tout ça. Ce qu'il reste des gens, longtemps après, ce sont les voyelles, les sons tenus, une note ou deux, et une image, ou moins qu'une image ; pas les consonnes, qui sont en dur, qui sont comme les coups qu'on reçoit dans les tibias. Enfin il me semble. Les coups dans les tibias on les oublie. Ça ne prend pas. Il y avait un pressing qui s'était installé là, en face de la poste. Un pressing, on ne savait même pas à quoi ça servait, à ce moment-là. Et en plus il était tenu par un Arménien.

Le goût des huîtres ne m'est venu que beaucoup plus tard, et je ne parle même pas des escargots. À Rumilly, entre midi et deux, je vous jure qu'il y avait une drôle d'ambiance. Ce n'était pas le Far West, non, c'était beaucoup mieux. S'aventurer là, entre la rue Frédéric Girod et le passage de la Visitation, ça nous donnait des vapeurs, d'autant plus que le père n'était pas loin, qu'il pouvait passer à tout moment, sans prévenir, car il n'avait pas d'horaires, mon père. « Ce qui est est, ce qui existe existe, et ce qui n'existe pas n'existe pas. » C'est Parménide qui a écrit ça. J'aurais aimé la trouver, celle-là. Tout ce que je suis capable de dire, moi, c'est que la fille Sassi a existé, que je n'ai jamais couché avec elle (Grand Dieu !), que je ne connais pas le goût de ses baisers, que je n'ai jamais vu ses nichons, et qu'il pleut au moment où j'écris ces lignes. Papa, est-ce que tu t'es douté de quelque chose ? C'est bien possible. Il était extra-lucide, mon père. Il savait tout, on ne pouvait rien lui cacher. Il ne montrait jamais rien et donc on se faisait toujours avoir. Longtemps après, très longtemps après sa mort, les langues ont commencé à se délier. On aurait dit que tout Rumilly voulait me parler de mon père. Les coiffeurs, les médecins, le marchand de chemises, le Receveur de la poste, le propriétaire du cinéma, le kiné, le plombier, le maire, tous ils avaient des histoires à me raconter. Je leur ai dit : Du calme, les gars, du calme ! On va procéder par ordre. Je ne peux pas tout entendre à la fois.

Tout ça pour dire que la fille Sassi est restée sur le bout de ma langue, jusqu'à aujourd'hui. Maintenant que j'ai retrouvé son nom, sans doute va-t-elle disparaître, et rejoindre les fantômes sur les épaules desquels j'ai grimpé pour apercevoir ce que je vois aujourd'hui, un jardin sous la pluie, au mois de mai. La vie n'est qu'une tautologie inimaginable ! Il faut beaucoup d'imagination pour ne pas imaginer la réalité. Pour voir ce que je vois, là, aujourd'hui, a-t-on besoin de vivre soixante ans, a-t-on besoin d'en passer par toutes ces journées affreuses ou magnifiques, par ces angoisses mortelles, par ces désirs lancinants, par ces échecs cuisants, par ces deuils, par ces douleurs indicibles ? La fille Sassi, on peut me dire que ce n'est rien du tout, juste une blonde quelconque, une de ces filles comme il en existe des milliers dans les villes et les villages de France, mais c'est justement parce qu'elle est quelconque qu'elle a pu venir jusqu'à aujourd'hui,  qu'elle ne m'a jamais quitté, qu'elle a vécu sa vie souterraine en moi durant cinquante ans sans me donner la permission de la congédier, et qu'elle a installé en moi une structure et une vérité dont je ne me déferai jamais. Qu'y avait-il derrière les apparences de la fille Sassi ? Si je l'avais connue, si j'avais couché avec elle, ou même si j'avais été son ami, j'aurais eu l'impression de la connaître, de traverser ces apparences qui sont tout ce que je possède d'elle, mais je serais passé à côté de l'essentiel, et c'est l'essentiel de la fille Sassi qui revient aujourd'hui me hanter. L'essentiel de la fille Sassi, c'est cette image que j'ai sauvée de l'oubli. La fille Sassi n'est rien d'autre que cela, elle n'a pas d'épaisseur, c'est ce manque d'épaisseur qui l'a conservée intacte, simple comme une carte de visite oubliée, glissée dans la poche d'une veste qu'on ne met plus et qu'on retrouve des années après. « Mon âme, qui a glissé sur toutes les pentes, est déchirée et rapiécée comme un fond de vieille culotte » alors que celle de la fille Sassi est restée aussi lisse que son visage et que la peau de ses cuisses.

La fille Sassi aurait dû aller se faire voir ailleurs, dans le monde qui était le mien. C'est peut-être ce qui a précipité mon regard – l'ailleurs en lequel elle était tenue d'être vue et regardée, c'est ce lieu étrange où le désir prend naissance. Elle m'a littéralement dévoyé, perverti, et j'ai aimé cette sortie de route. La fille Sassi, pourtant, était bien réelle, et sans doute est-elle toujours vivante aujourd'hui. Elle serait surprise, je crois, que je parle d'elle en ces termes, que je lui consacre ces quelques heures et ces quelques paragraphes, elle qui vraisemblablement ne m'a même pas remarqué, alors. Des deux personnages du couple (la belle fille et la fille à la moralité douteuse), c'est elle qui aura eu le plus d'incidence sur ma vie.

Quand j'ai commencé à écrire ce texte, je croyais que j'allais être capable d'identifier, ou seulement d'approcher ce qui, chez cette femme, dans sa figure, dans son corps, était tellement "érotique", à mes yeux. J'ai échoué. Je ne peux que constater qu'elle a creusé en moi une cavité, une empreinte, un moule dans lequel toutes les filles que j'ai regardées et désirées dans ma vie sont passées à leur insu, et dans lequel elles ont peut-être ressenti furtivement une gêne presque imperceptible, celle qu'on éprouve quand la place qui nous a été attribuée n'est pas complètement à notre taille. D'ailleurs, le mot "érotisme", en l'occurrence, me met mal à l'aise ; il ne s'agit pas réellement de cela. La fille Sassi me troublait infiniment, ça c'est certain, mais est-ce qu'il est question ici d'érotisme ? Ou alors l'érotisme réside précisément dans cette sensation d'ailleurs irrémédiable, d'étrangeté radicale, comme lorsqu'on se trouve face à un cadavre, à un corps déserté par la vie ? Elle était bien vivante, bien en vie et bien en chair, la fille Sassi, mais elle avait l'air de vivre dans un monde parallèle, un monde dans lequel je ne pourrai jamais pénétrer, sauf à y laisser tout ce qui me constituait. Elle ne nous provoquait pas, je l'ai déjà dit, elle se contentait de passer, de pousser son landau dans les rues de la ville ; et pourtant, le seul fait qu'elle soit là, parmi nous, était une provocation. Peut-être parce que dans son sillage se mouvait un monde qui ne coïncidait pas avec le nôtre, et que ce monde-là créait une distorsion tout à fait perceptible dans notre réalité. C'était une intruse. Elle fracturait notre réalité, mais avec une grande placidité, sans ostentation, sans hystérie.

Les mots précieux se refusent à nous au moment où l'on écrit. Les femmes qui survivent au désir sont celles qui se refusent à nous au moment où l'écrit n'a pas encore commencé à redoubler notre vie, quand le récit n'est pas en mesure de se contrefaire lui-même, de se détacher de ce qui le suscite et le neutralise. La chose la plus difficile au monde est de voir ce qu'on a sous les yeux, la vie sans son double. Les femmes survivent au désir, les hommes non.

lundi 1 mai 2017

Le petit coussin de velours bleu

Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.

La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique. Quand l'oreille est bouchée, quand le corps n'a pas appris depuis l'enfance à laisser passer ce souffle, à lui faire place, au plus profond des organes et des rêves, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, quelque chose qui nous tient éloigné de ces êtres, il y a un-je-ne-sais-quoi dans leur phrasé qui ne correspond pas à notre souffle et à nos aspirations, la pente n'est pas adaptée à la densité de notre chair, la main ne trouve pas la bonne résistance, le bon volume

Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité. Je suis persuadé que ce rapport à l'autorité, précisément, fait une grande différence avec les autres arts, sauf pour ce qui concerne le théâtre (le théâtre de textes)

« Tiens-toi tranquille, ô, ma douleur ! » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question ! À quelle distance de la musique nous trouvons-nous ? Voilà la vraie question. Trop près on brûle, trop loin ce n'est pas la peine. Les violonistes posent l'archet sur la corde, c'est-à-dire le souffle sur le cœur vibrant, on ne pourra jamais faire mieux : soufflent sur la flamme 

mercredi 29 juin 2016

S'exprimer



Existez-vous ? C'est une question de pure forme car si vous me répondez c'est que vous n'existez pas. Avez-vous déjà essayé de vous exprimer, de sortir quelque chose de vous, donc ? L'expression est-elle le contraire de l'impression ?

On pourrait se demander si, pour s'exprimer pleinement, il ne faudrait pas justement ne pas exister. Imaginez la liberté inouïe de qui s'exprimerait sans exister ! La tentative de celui qui existe et qui pourtant veut s'exprimer est vouée à l'échec. Il sera toujours retenu à droite, à gauche, par Untel, par l'amour, par le sentiment de culpabilité, par le passé, par le présent, par le poids des solidarités de classes, professionnelles, raciales, générationnelles, sexuelles, par la peur, par le côté fascisant de la langue commune. Non, croyez-moi, il vaut bien mieux de pas exister. Ou le moins possible.

C'est la raison pour laquelle ceux qui existent ne savent pas s'exprimer, tout occupés qu'ils sont à exister. Quand un écrivain — je veux dire un véritable écrivain — vous donne rendez-vous dans un café parisien, vous pouvez bien entendu vous y rendre, mais il ne faut pas que vous espériez le rencontrer. Celui que vous verrez attablé devant un verre de blanc ne sera au mieux que son double social, son avatar médiatique pâle et stéréotypé, un pauvre type envoyé là en mission et qui ne sait pas pourquoi. Du vide enveloppé de chair, sentant le vin et parlant trop fort. Il vous dira immédiatement combien il existe, combien il est vivant, réel, et cela provoquera en vous comme un haut-le-cœur, comme une envie brutale de vous enfuir et d'aller vomir aux toilettes. Mais vous ne laisserez rien paraître. Vous échangerez avec lui des compliments, des commentaires, des opinions, des critiques feutrées, vous le flatterez, vous lui donnerez l'impression qu'il est là autant que dans ses livres et il fera d'autant plus attention à vous qu'il vous méprisera. Vous remarquerez qu'il a les ongles un peu longs, qu'il a un tic de langage agaçant, vous noterez qu'en vous parlant il jette des regards à la femme assise à gauche, qui, elle, l'ignore complètement. Il vous parlera de son chat. Il vous laissera payer l'addition. Déjà, vous voyez, à ses yeux qui clignent un peu trop, qu'il pense à son prochain rendez-vous et qu'il vous reproche mentalement d'être là. Vous vous en voudrez d'avoir cédé à ce désir idiot, même pas le vôtre, de le rencontrer. Le rencontrer pour quoi ? La chose vous paraît maintenant d'une stupidité rare. À votre âge ! Si au moins il était homosexuel… Mais non, il est banalement hétéro, catholique, un peu fané, un peu gras, la peau luisante. Et voilà qu'en plus il allume une cigarette.

Il vous vient à l'esprit les grandes dégoulinades du scherzo en ut dièse de Chopin. Vous ne savez pas pourquoi elles vous font tout à coup penser à ces rideaux en perles de plastique, aux portes des maisons dans le midi. Mais il est temps de prendre congé. Il retrouve un peu de gaieté, enfin. Vous n'aurez évidemment rien appris d'intéressant sur ses livres, mais vous pourrez raconter une ou deux anecdotes à votre petite amie qui vous a bien sûr poussé à le rencontrer. Au revoir, merci. Vite, le métro. La vraie vie. Alors ? Oh, tu sais, un type banal, en somme. Banal ? Comment ça, banal ? Je le savais, tu n'as pas su le faire parler, lui donner envie de s'exprimer. Mais tu n'avais qu'à y aller, toi, tu aurais sûrement su lui donner envie de s'exprimer ! C'est toi qui voulais que je le rencontre, moi je n'en avais pas envie. Tu m'énerves. Tu gâches toutes tes chances ! Des chances de quoi ? Allez, vas-y, dis-moi, des chances de quoi ? Tu es un raté. Et toi une midinette, une rêveuse, tu aurais dû te mettre avec quelqu'un de célèbre. Tu es un raté et tu me fais chier. Elle va pleurer dans la chambre. Il allume la télé.

Eh bien, en voilà de l'expression ! Voilà comment de vrais gens s'expriment dans la vraie vie. Cette idiote voudrait que leur vie soit un peu plus littéraire, mais elle ne comprend rien à la littérature. Comment peut-on concilier la littérature avec le fait d'aller chier tous les matins après le petit déjeuner, je vous pose la question. Elle lui parle de ressenti, mais elle est constipée. Je me demande d'ailleurs si ceux qui parlent de "ressenti" ne sont pas tous constipés, ce qui expliquerait qu'ils insistent sur ce qu'ils ressentent : ils ont le temps d'y penser. Elle a dit : « Tu me fais chier ! » Mais non, justement. On ne peut pas dire qu'il y réussisse. Il se demande si son amie ne préférerait pas vivre avec un homosexuel. Finalement. Tout bien considéré. Elle existe drôlement, n'empêche ! Elle existe suffisamment pour lui donner envie de ne pas s'exprimer devant elle. À sa manière, lui aussi est constipé. Il passe beaucoup de temps aux toilettes, avec des livres. Quand il est aux toilettes avec un livre, il pense qu'il n'existe pas, et ça le soulage terriblement. Mais il y a toujours un moment où elle vient tambouriner à la porte des toilettes en lui disant : « T'es mort ? » Et ça la fait rire. Il répond oui, machinalement, mais il se dit : « Oh oui, si je pouvais être mort, au moins quelques minutes par jour ! » Quand elle lui a dit qu'il était "un raté", il a pensé que ceux qui réussissent leur vie se laissent mourir à de certains moments, sans que personne ne s'en aperçoive. Lui ne sait pas faire ça. Elle a raison, il rate tout. Quand il veut s'exprimer, c'est un ratage complet, à chaque fois. Même lui ne comprend pas ce qu'il est en train de dire. Surtout lui. Les autres semblent comprendre, ou alors font semblant. Et quand par miracle il trouve les mots exacts pour dire ce qu'il a sur le cœur, tout le monde le regarde avec de gros yeux de poisson mort. La seule personne qui le comprendrait correctement serait son chien s'il en avait un. Il a emménagé avec son amie parce qu'il pensait que ce serait comme d'avoir un chien, mais il se rend compte que ce n'est pas du tout pareil. Ah non, alors, pas du tout ! Les chiens ne vous envoient pas rencontrer un écrivain. Ils vous accompagnent, ça oui, mais ce n'est pas pareil. Les chiens vous permettent de draguer au square et ils ne vous traitent pas de "raté". Ils ne veulent pas d'enfants. Ils ne tiennent pas absolument à partir en vacances. Ils ne vous parlent pas du dernier film qu'ils n'ont d'ailleurs pas vu et surtout ils ne parlent pas de leur ressenti. Ils existent, leur existence réchauffe la vôtre, et c'est tout. 

lundi 28 décembre 2015

Danse avec l'élu — Ballade en la bémol (2)



Variation. Pointes. Soubresaut.

Le la bémol lui était égal, déjà déshabillé. Les yeux écarquillés, il me prenait pour un minus, assis à son bureau. L'orchestre se débrouillait bien. Je les imitais. Nous avions tant à faire. Je me sentais responsable de tout. Pensez ! La musique est plus que "la la la" ! C'était une tâche de longue haleine. Chacun était occupé à reconstruire. Il m'offrait du café, capable d'exprimer les choses de l'âme. C'était la volonté d'oublier. Je me contentais de dévorer de la musique. Un jour, tu feras autrement. Il était en bretelles, inventait toutes sortes de prétextes pour ne pas avoir à me faire travailler, mais on vivait autre chose. Je fus transporté par le spectacle. Je vis le roi de près, je suis tombé amoureux. J'étais paresseux, comme tous les enfants. Il était difficile de ne pas ressentir l'aversion des gens.  C'était une tâche de longue haleine.

Cavanna voulait son T-shirt, et il agitait son bocal d'une manière inquiétante. À tout prix, il le voulait. Chassé. En pointes sur son mât à trois pistons, il donnait de son orgue de barbarie comme un furieux échappé de l'asile. De la muse en cornes jusqu'au tréfonds du la bémol il secouait les brindilles de Jean-Sébastien. Je ne lis pas grand-chose je n'ai pas le temps. Et hop ! Mais on me presse : alors je fais de la musique. C'est un attrape-couillons comme un autre.

Ça trombone en gros coups de cymbales astiquées au mirror. Je n'ai pas le temps. Jean-Baptiste Sartre a perdu trop d'années déjà à pasticher Simone, rien de bien grave, bien sûr. Demi-sangsues, progéniture de l'ombre, page 462, il m'interloque, payé par les Nazis ? Remettez-moi un peu de cornemuse chromatique, à peine sorti de mon cacao. Au bocal, au bocal, au bocal ! Ils chantent tous en même temps, dans mon cul où ils se trouvent. Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent, bourriques à lunettes, il a délivré Paris à bicyclette, les Maures et la mer montent jusques au port. C'est trop, cette obscure clarté qui tombe des étoiles, la prison, l'expiation, le bâton, la morve, l'épouvante les prend à demi descendus, il ne se possède plus, assassin et génial, il fait joujou, à l'accordéon, lattes de cartilage onctueuses et dérapantes, tape sur les clefs, gratte la vocalise, coup de pompes en triolets, il veut commettre l'irréparable. Textuel ! Il court après les épreuves, les vraies épreuves, faux tétard, la maladie d'être maudit, ténia joueur de flûte catapultant l'accord parfait et voulant s'applaudir lui-même de mille raisons foireuses, il mène le diatonisme au blasphème, comme un cancre mou, mouchard mouché de ses mouches à huit-clos sur une tenue à tirettes. La la la, sans oublier la chair, bien sûr, tondue, échevelée, livide, menottée, grandes filles à l'orchestre absolument nues et mortes, ambiance de procès, sang d'hymen, fusil sifflé agité défilé renfilé attifé à la farandole en exil de Londres sur Seine, sous la botte du chef agité 3/4 de trompette débouchée au massacre de barbarie. La bémol à Nuremberg, au poteau le la bémol, écarquillé, comme à son cul torché en exil, tâche de longue haleine que voir le roi de si près sans nausée ni mains sales sul ponticello, hécatombe d’apothéose, l'alchimie a ses lois ! Il était difficile de ne pas ressentir l'aversion des gens. L'orchestre se débrouillait bien, grande partouze des fantômes (en bretelles) à son illustre apogée. Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang, ostinato à glandes, la maladie, l'âme, le tréfonds du stupre, l'horizon écarlate en tierces giclantes, cela ne suffit pas, il faut danser en plus, jeté, pointes, soubresaut, chat au pas, pas cobra du tout, en tutu Simone

dimanche 29 novembre 2015

Comment je suis devenu un sale Français, blanc, hétéro et catholique


Oh et puis zut, vous ne le saurez pas. J'ai autre chose à foutre.

lundi 26 octobre 2015

Sous l'église (1)

Il s'appelait Patrick. Je l'ai revu, il y a quelques années, dans sa pharmacie, celle du haut. À l'époque,  je veux dire, à l'époque de nos enfances, son père en possédait deux. Celle qui se trouvait sous l'église, dans le bas Rumilly, près des deux autres pharmacies, et, coup de génie, celle qu'il avait ouverte dans le haut Rumilly, près du Cheval blanc, partie de la ville où il n'y avait pas d'autres pharmacies. Même si elles étaient modestes, les pharmacies Pellas avaient une clientèle importante, précisément parce qu'il y en avait deux. Je ne me souviens pas du père Pellas mais je souviens du fils. Nous étions dans les mêmes classes, au collège. Son père était le concurrent de mon père. Le troisième pharmacien de la ville, celui de la place Grenette, n'était pas de taille ; sa pharmacie était un peu anecdotique, décorative, folklorique. Comme ma sœur avait repris la pharmacie paternelle et que nous étions fâchés, elle et moi, j'allais dans les autres officines, quand il fallait que j'aille chercher des médicaments pour ma mère. Patrick Pellas tenait donc l'officine du haut, qui se trouvait plus près de la maison, et j'étais allé chez lui, ce jour-là. J'avais complètement oublié Patrick, et je n'avais nullement pensé le revoir en allant dans sa pharmacie, tellement habitué à ce que les pharmaciens, désormais, je parle des propriétaires, ne soient que très rarement dans leurs officines. Je crois bien que c'est mon père qui avait lancé cette mode, lui qui à la fin de sa vie ne passait que peu de temps à la pharmacie. Quand j'ai vu qu'il se tenait derrière le comptoir, j'ai eu un mouvement de recul (allait-il me reconnaître ?), mais je n'ai pas osé tourner les talons. Manque de chance, c'est lui qui a pris mon ordonnance. Nous ne nous sommes pas dit un mot, alors qu'il savait pertinemment qui j'étais, bien sûr. Nous avons fait comme si nous ne nous reconnaissions pas. Il m'a servi très gentiment, et je ne parvenais pas à savoir si l'esquisse de sourire que je voyais sur son visage était ou non un sourire (légèrement) moqueur, un sourire amical (mais retenu), ou seulement le sourire professionnel dont il gratifiait tous ses clients. Et ça m'est revenu.

Patrick était plutôt joli garçon. Je ne sais pas s'il avait du succès, je ne me rappelle pas, et puis nous étions trop jeunes pour que ce genre de question se pose ouvertement, mais il avait indéniablement quelque chose. Un visage fin, comme aiguisé en son centre, et pourtant très doux, comme plié sur lui-même, sur une nervure qu'on sentait frémir doucement. Intelligent et réservé mais ne cherchant pas à s'effacer. Le genre de type qui n'est jamais directement dans l'angle de vision, mais qu'on distingue, peut-être justement parce qu'il sait d'instinct se mettre légèrement en retrait, qu'il n'est pas plein cadre comme le lourdaud qu'on entend toujours un peu trop. 

Enfant, j'étais atteint d'une sorte de mal qui m'a poursuivi jusque dans les commencements de l'âge adulte, une maladie très agréable mais dont je n'ai jamais osé parler à personne. Une sorte de péché véniel, une sorte de gourmandise vibratoire, dont j'avais un peu honte mais dont je chérissais les effets. Certaines personnes, par leur seule présence, me procuraient un plaisir indicible et très prononcé. Il suffisait que je me trouve dans leurs parages immédiats pour tomber subitement dans une sorte d'extase fébrile. Je perdais aussitôt toute notion de ce qu'on me disait, de la raison pour laquelle j'étais là, et tombais en un évanouissement nerveux qui me faisait trembler des pieds à la tête. Ça ne se voyait pas, je continuais ce que j'étais en train de faire (le moins possible, toutefois), tout en prenant bien soin de ne pas briser la membrane ténue qui me retenait à l'intérieur du monde qui venait de m'absorber, je continuais à entendre les paroles de ceux qui étaient présents  avec moi, mais comme au travers d'une gaze légère et invisible. Je sentais les poils de mes bras et jambes frissonner et une absence merveilleuse se loger au bas de ma colonne vertébrale, je ne voulais plus que cela cesse. Peu importât que ceux qui avaient provoqué cet état aient été beaux, moches, de sexe masculin ou féminin, jeunes ou vieux, intelligents ou bêtes, amènes ou rébarbatifs, la chose pouvait arriver n'importe quand et me prenait en général au dépourvu, bien qu'avec le temps, j'eus appris à la prévoir et même à en favoriser l'apparition dans un certain nombre de cas. Je ne sais pas du tout de quoi il s'agissait, je ne l'ai jamais su, mais c'était une des manifestations du plaisir qui m'étaient la plus étrangement familière, et qui, non seulement m'était familière, mais dont j'avais la certitude d'être le seul à la connaître. J'étais toujours le premier surpris de ceux qui avaient l'air de provoquer une telle réaction. Je me souviens en particulier d'un plombier, jeune chef d'entreprise, comme on ne disait pas encore, qui nous avait installé le chauffage central au fuel, grand événement et source inépuisable d'émerveillement, pour moi qui regardais travailler les ouvriers pendant des heures. En général, ces moments survenaient quand je me trouvais en présence de quelqu'un qui était actif, mais dont l'action ne faisait aucune place à la parole. Étais-je l'émetteur, ou seulement le récepteur, ou bien les deux parties étaient-elles autant actives et nécessaires à la survenue de cette stase frémissante, je n'en sais rien. Mon cerveau s'arrêtait de fonctionner, je n'étais plus que vibrations, contemplation, résonance. J'imagine que je devais avoir l'air d'un parfait ahuri, ce qui en somme était l'exacte vérité. C'est aussi, je m'en avise maintenant, ce qui me donnait la faculté de me trouver la plupart du temps très à l'aise avec les paysans. Je pouvais les accompagner dans leur silence actif, très simplement, sans avoir à forcer ma nature. J'ai été un enfant idiot, au sens propre du terme, et pour mon plus grand bonheur. On me disait souvent, quand j'eus atteint l'âge de l'adolescence, que "je savais écouter". En réalité il n'en était rien. Je n'écoutais pas, j'étais traversé de la réalité, d'une toute petite réalité intime et privée qui me mettait en transe et me faisait trembler comme une feuille. J'ai d'ailleurs très longtemps été persuadé que je n'avais aucune oreille, que je n'entendais rien, ou que je ne comprenais pas ce que le sens de l'ouïe me donnait à entendre.

(…)

vendredi 5 juin 2015

Déserteur (temps mort)


Il ne se passe à peu près rien dans ce film, comme dans tous les films que j'aime vraiment. Paul est un déserteur, il quitte le bateau qui le faisait vivre, il est entre deux femmes, Rosa et Elisa, une Portugaise et une Allemande, qu'il aime l'une et l'autre. Lisbonne, la ville blanche, est la ville du temps mort, du désir et de l'absence à soi. Teresa Madruga a trois ans de plus que moi. Quand je l'ai vue sur l'écran d'un cinéma parisien, en 1983, elle avait donc tout juste trente ans. Sa voix m'a bouleversé. Tout son être m'a bouleversé. Ça ne s'explique pas. À cette époque-là, je vivais seul en Bourgogne, dans un minuscule village de quatre-vingts habitants. Je voyais toujours Christine, à Paris, où j'allais deux jours par semaine pour donner des cours de piano. Depuis 1977, on était ensemble, comme on disait alors, mais elle avait refusé de venir s'enterrer avec moi dans ce trou perdu, et son refus avait finalement été une bénédiction pour moi. Nous étions toujours follement amoureux l'un de l'autre, pourtant, enfin, je ne sais pas si nous étions amoureux mais nous avions l'un et l'autre follement besoin du corps de l'autre.  Chaque fois que nous faisions l'amour c'était une véritable frénésie. Je n'ai retrouvé cette violence, ce désir impérieux et ce plaisir (les trois choses mêlées) que longtemps, très longtemps après, avec Sarah. Les femmes qui aiment faire l'amour sont finalement peu nombreuses, Christine était l'une de celles-là. Je ne cesserai ma vie entière de lui rendre hommage pour le cadeau inestimable qu'elle m'a fait. Je ne parle pas de son corps, évidemment. Dans le même temps, je ne cesserai de me demander comment il se fait que si peu de femmes osent (ou parviennent à) se donner, comme l'on disait jadis — et il y a dans cette expression une force et une justesse merveilleuse dont la profondeur me revient aujourd'hui en pleine face.

J'ai revu ce film dans une sorte de transe. J'avais tellement peur d'être déçu, de ne pas retrouver l'émotion, la commotion cérébrale que j'avais éprouvée en 1983… Mais oui, tout est là, rien n'a bougé. J'ai retrouvé le jeune homme que j'étais alors, mêlé de soleil et de désir. Je peux presque dire que j'ai senti l'odeur de ces ruelles, de cette chambre, de la mer et des cuisses de Rosa. Rosa noire, Rosa butée et généreuse, Rosa femme, Rosa encerclée, Rosa modeste, Rosa puissante et odorante, féminine jusqu'au délire et à la perte. Je peux sentir la lavande, les draps, l'odeur de salles fraîches des cafés, celle du poisson sur les marchés, celle du savon bon marché et celle de l'eau de Cologne. Le Temps mort dans la vie c'est le creuset odorant de la Chance, la bénédiction de l'instant, le féminin qui suinte et qui vous parle de vous. J'y étais.

jeudi 14 mai 2015

Attaquer Belkacem

« Il s'était répandu dans tout le camp que l'Empereur était indisposé. »


lundi 6 avril 2015

samedi 4 avril 2015

jeudi 25 septembre 2014

Escales


Regardez les gens qui sortent du métro, le matin. Ils prennent ces longs escalators, ceux qui montent vers la rue. Certains courent, ils sont en retard, d'autres, une fois posés sur une des marches de l'escalator, attendent patiemment ce que celui-ci les dépose au niveau supérieur. 

Ceux qui m'intéressent sont les autres, ceux qui continuent à marcher lentement, comme s'ils se trouvaient dans un escalier habituel, ou qui, de temps en temps, font quelques pas, puis s'arrêtent, puis reprennent leur marche ascendante, en pointillé. Imaginez-les dans un escalier normal. Ils font quelques pas, puis s'arrêtent, puis recommencent à marcher. Bien entendu, la différence avec l'escalier est que, même immobiles, ils s'élèvent. Les quelques pas qu'ils font de temps en temps ne servent qu'à accélérer un peu, à peine, la progression vers le niveau supérieur. Imaginons quelqu'un qui monterait un escalier de cette manière. Trois marches, puis un long arrêt. Deux marches, un autre arrêt. Cinq marches, très lentement, comme en hésitant, puis un arrêt très long… En réalité, les uns et les autres se déplacent, même quand ils sont immobiles. On peut le constater sur un escalator, mais dans un escalier c'est la même chose. L'escalier est une partie du monde, et le monde bouge, sans arrêt, et à très grande vitesse. Non seulement la Terre tourne autour du soleil, mais le soleil se déplace, lui aussi à très grande vitesse. En plus de ça, la Terre "respire" — la surface du sol s'élève et s'abaisse de plusieurs dizaines de centimètres chaque jour, exactement comme un cœur qui bat. 

Avez-vous joué la première des Ballades opus 10 de Brahms, au piano ("Edward") ? Il faut la jouer très lentement, pour sentir, réellement sentir, que nous sommes en mouvement, constamment, que nous le voulions ou non. Il y a dans cette œuvre un immense crescendo, un crescendo qui ne concerne pas le volume sonore, mais qui semble s'appliquer à l'Être, qui se dilate, qui envahit le pianiste, au moment où il joue cette musique. Jamais, je crois, dans aucune autre pièce pour piano, je n'ai ressenti une chose pareille.  Il faut laisser venir à soi la musique qui monte de cette œuvre à travers nous en train de la faire, ne pas la contraindre, lui laisser toute la place qu'elle demande. 

« Le travailleur ne se produit pas lui-même. » L'abondance de la dépossession est un luxe qui devrait rester privé. Les images se changent en êtres réels, grimpent dans la spirale du sens au même titre que le travailleur allant vers la surface, enfoui en son image intériorisée. Comportement hypnotique. J'entends le ré mineur comme une résurgence de l'hypnose sociale. À mesure qu'il monte, l'individu descend en lui-même, croisant son image renversée en un rêve immobile et dur. Il hésite, fait quelques pas, puis s'arrête. Où aller ? L'escalator social n'est pas en panne, contrairement à l'ascenseur, il joue son rôle mieux que jamais. Rester parfaitement immobile même quand on marche ou marcher quand on reste immobile, la vitesse citadine (qui s'est partout généralisée) permet cela. Il est devenu impossible de marcher. Les jambes du promeneur ont été arrachées comme les ailes des mouches le sont par des enfants sadiques. 

Regardez ce jeune homme. Il n'est ni homme ni jeune. Il possède deux jambes, deux bras, et n'a jamais appris à s'en servir. Il a deux yeux et deux oreilles et il ne le sait pas. Il pourrait parler, aussi, mais même cela il l'ignore. En revanche il possède une mobylette qui fait beaucoup de bruit. Il la tient entre ses jambes comme une femme qui hurle nuit et jour, sans raison. Il croit aimer ça simplement parce qu'il ne connaît rien d'autre. Il est parfaitement intégré, normalisé, il s'assimile lui-même, comme il arrive qu'un estomac malade s'auto-digère. 

Chaque fois que nous faisons escale, nous savons que nous allons le regretter. Mais c'est plus fort que nous. La mort se calque sur la vie qui imite la mort, et nous refaisons constamment le trajet  d'un bord à l'autre du miroir, sans cesse persuadés d'en être sortis, d'aller vers la lumière, alors que nous tournons en rond dans la poussière. Le feu et l'eau, et le souffle du divin, comme les souvenirs terrifiants d'une vie vécue. 

Je la vois, dans son lit d'hôpital. Elle me voit ouvrir la porte, doucement. C'est le soir. La mère est là aussi, maussade. Au-dessus du lit les photographies de la famille, enfants, mari. « Maman, tu peux nous laisser, s'il-te-plaît ? » Elle porte la chemise des condamnés à mort. Elle me prend le bras, je l'emmène aux toilettes. Je le regarde et je l'écoute uriner à moitié debout, un jet long, puissant. Elle se recouche. Personne ne doit savoir que je suis là. La mère est partie furieuse. Vais-je la perdre ? D'habitude elle est de l'autre côté, en blouse blanche. Elle a été opérée en urgence. L'hôpital est immense. La vie individuelle… Est-ce que ça existe ?

Passager clandestin, amour fantôme, amant caché, je rôde dans les couloirs. Je viens la nuit. Je repars avant le lever du jour. Notre amour au téléphone, notre amour par sms. Personne ne me connaît. Je n'existe pas. Je n'existerai réellement que le jour où nous nous séparerons. Alors c'est lui ?

L'hôpital, sans doute le lieu que je connais le mieux, avec mon lit… Annecy, Rumilly, Lyon, Paris, Avignon, Marseille… Ma mère, on avait tiré le rideau, sur elle. C'était au temps où les malades étaient dans de grands dortoirs. Tirer le rideau, ça voulait dire : c'est fini. Seule, sans personne. À l'époque, quand on avortait, on risquait sa peau. Elle s'en est tirée. Un miracle pour que je puisse arriver. Ma mère… Hercynienne, comme disait Papa. Indestructible. Oui, mais il ne l'a pas tenue dans ses bras quand elle était frêle comme un fétu de paille. Il ne l'a pas tenue quand elle était aux toilettes. Il ne l'a pas douchée. Il ne l'a pas nourrie. Il ne l'a pas trouvée par terre, restée dans la cave, dans le froid, sur le sol glacé, toute la journée, à appeler au secours. Il n'a jamais su. Il ne l'a pas vu se tordre de douleur, mettre des excréments partout. Il ne s'est pas levé dix fois dans la nuit pour aller voir si tout allait bien. Ils avaient le même âge exactement mais il n'a pas vieilli, lui. Je suis plus vieux que mon père. Il n'a pas su qu'elle pourrait ne pas le reconnaître. Tant de choses qu'il ne sait pas, Papa !

La vie individuelle, rares sont ceux qui en ont seulement conscience. Deux pas en avant, trois pas en arrière, trajet sans escale dans la soute aux bagages. Vous croisez un chien qui aboie, il vous énerve. Il est terrorisé. Pourquoi ? Un lapin en train de mourir dans les vignes, sur le plateau. Vous décidez de l'achever, pour qu'il ne souffre pas. Toutes ces vies, en travers de la vôtre… Ces femmes… Échanges de salive, échanges de souffles, échanges de coups. L'Argent. Le Temps. Le Hasard. Pourquoi le ré mineur ? Pourquoi le si mineur ? Pourquoi se poser la question ? Pourquoi composer ? Monsieur est poète. Quoi ? Vous plaisantez, j'espère ! 

Je me suis donc retrouvé dans la clinique au bord du lac. Avec les dingues. Le psychiatre, un sale con barbu, ami de la famille. Le vieux monde craque de partout. Le matin, petit déjeuner. On entre dans la salle à manger, un par un, on nous donne nos médicaments à l'entrée. Il ne reste plus qu'une place, comme par hasard à côté d'un colosse irascible. On ne pense pas assez à ça, et pour cause, quand on se suicide. Le jardin. Les "activités". « Vous n'allez pas participer ? — Non. » Mauvaise réponse. La chambre avec la fenêtre qui ne s'ouvre pas, la table et la chaise fixée au sol, et la porte qui ne s'ouvre que du dehors, bien sûr. Dans l'après-midi, mon voisin de table a piqué une crise et a balancé la table du réfectoire contre les vitres. Un peu d'animation. Le psychiatre, mais oui, ça me revient maintenant, c'est le mari de la maîtresse de mon frère. Il roule en BMW noire, il me demande ce que j'écoute. Qu'est-ce que ça peut te foutre, connard ? Il note dans mon dossier. « Écoute les sonates de Beethoven, par Maurizio Pollini. Ne veut pas participer aux activités. Arrogant. » Et ta femme, elle participe aux activités ? Il suffit d'une signature et vous vous retrouvez comme ça, du jour au lendemain, privé de liberté, pour votre bien, évidemment. Merveilleuse famille. Merveilleux médecins. Ah, les psys, assistants du Diable. Pauvres gens d'une bêtise insondable. Camisole chimique : si on ne connaît pas ça, on ne connaît pas le Diable. Heureusement, ces imbéciles m'avait laissé mon portable. J'ai remué ciel et terre, j'ai exercé du chantage sur quelques uns, j'ai menacé, et je suis sorti le lendemain. Je ne t'oublierai pas, psychiatre, crois-moi. Saloperie de psychiatres. Sans aucun doute les plus imbéciles exemplaires de la race humaine. Nouvelle petite-bourgeoisie pleine de merde aux souliers. Crapules déculturées. Touristes crapoteux de la citoyenneté mondiale. À pendre par le slip vermineux.

La poésie. Les gémissements poétiques. C'est à l'hôpital qu'il faut les entendre. Entre deux examens, prises de sang, scanner, IRM, infiltrations. Entre deux repas. Promenades en fauteuil. Radiothérapies. Aspiration des voies respiratoires. Toilettes. « Vous pouvez sortir ? » Pas de témoins. Quand les aides-soignantes lisent tranquillement votre journal intime, par exemple, pour se divertir… Quand le chef de service vous prend dans son bureau pour vous dire que vous commencez sérieusement à emmerder le monde. La poésie ? Mais oui, Cher Monsieur, la poésie, j'aime beaucoup ça. Baudelaire, Hugo, Musset. Mais laissez-nous faire notre travail, ça ira beaucoup mieux. Je ne vous dis pas comment jouer Chopin ! Cette salope d'aide-soignante est une vraie sadique, je vais lui mettre une tarte. Non, surtout pas, ça va encore m'attirer des ennuis, mon Geronimo ! Les filles, comme on dit, elles rigolent. Une histoire entre un médecin et le fils d'une patiente, ça leur fait mouiller les babines. C'est qu'elles s'emmerdent grave, les filles, entre yaourt et caca, faut les comprendre. Elles rêvent de prendre l'ascenseur social, elles aussi. Why not ? Je lui ai quand-même dit, à la fille : « Vous savez que vous aussi vous allez être vieille et moche, dans peu de temps, et que vous aussi vous aurez des couches et de la bave aux lèvres, vous le savez, ça ? Vous êtes au courant ? Et qu'il y aura à ce moment-là des salopes encore plus salopes que vous pour s'occuper de vous ? » La poésie.

Elle a eu ce fils, qui ne rentrera jamais dans le rang. Une guerre contre l'autre guerre, en joue. Comment peut-on être aussi intelligent et aussi bête à la fois ? Et tout de suite je me suis trouvé comme chez moi dans la plus malfamée des compagnies. Qui pourrait dire ce que nous fûmes, debout sur ces planches courbes, le corps des femmes ? Être dans la place, au centre, au bas du ventre, comme des clowns dévêtus et débiles, sous les horloges des générations. Personne pour nous expliquer où se met la clef et dans quel sens on la tourne. La poésie dans le sang sans les mots en dépit du bon sens. Les fatigues et les plaisirs à l'ombre de la laideur en marche, au couchant de l'Amérique. Nous croyions être le monde débarrassé de l'histoire, tout nous le laissait penser, alors que le négatif tenait sa cour en secret, derrière les hauts murs de l'adorable insolence. Innocents comme des diables sans fourche qui pensaient faire escale dans le temps, quand le temps était le grand véhicule immobile de leurs vies, nous ne dormions jamais tout à fait. Longtemps après, il a fallu apprendre le sommeil, et les rêves, et l'opacité bénie du vertical. Rien ne nous y avait préparé, sauf peut-être les yeux doux et chauds des vaches, dont les odeurs nous étaient plus familières que celles de la métallurgie et des luttes sociales. 

Alors c'est lui, dans l'escalier ? Il paraît qu'il ne vit pas comme nous. Il lui a donné le cancer. Donné comme ça ? Donné comme ça, parfaitement. Offert, si vous préférez. Il combat les moulins à vent. Il ne fait pas ce pour quoi il est doué. Un type louche qui vit avec sa mère et un chien. Le vieux monde a craqué, en lui. Çe se voit sur sa face, figurez-vous. Il fait deux pas, puis s'arrête. Toujours en escale, entre deux marches, au bord des larmes qui foncent dans le noir. Prétentieux, orgueilleux, silencieux. 

(…)

dimanche 31 août 2014

Carnaval


Alain, dans ses Propos sur le bonheur, note que même un « timbre de voix peut-être impoli ». C'est une chose qu'il est devenu impossible de faire comprendre à nos contemporains. Quoi, nous répondront-ils, que peut celui dont le timbre de voix est déplaisant, est-ce de sa faute ? Il en va de même pour les obèses, les moches, les nains, ils sont comme ça, et il serait bien injuste de leur en tenir rigueur ! Toute la morale moderne se tient là. On est comme on est, nous sommes nés ainsi, et personne n'a le droit de nous en vouloir d'être ce que nous sommes. L'aspect physique devrait échapper au jugement de l'autre, dans un double mouvement de sacralisation et de dénigrement. La figure, l'aspect de la personne sont sacrés, puisqu'ils sont le signe et la preuve de l'individualité ; on n'a pas le droit de porter un jugement sur eux, et pourtant, simultanément et paradoxalement, "le physique" n'a aucune importance, il relève du seul critère de l'être, de l'authenticité, du singulier, du "droit à la différence", et ce n'est pas la peine d'y prêter attention. Le corps est donc invisible parce que sacré. Il doit rester intact, intouché par la volonté, le scrupule, la honte, la gêne, la décence, indemne de toute observation (contraignante par nature), de toute autorité extérieure à celle de l'individu qui ne fait qu'un avec son corps, qui, ne s'en détachant pas, ne peut avoir sur lui le moindre regard donc la moindre exigence, hormis celle qui consiste à le laisser libre d'exprimer ce qu'il est, ce qu'il a toujours été. On aurait donc la responsabilité de ce qu'on fait, et pas de qu'on est.

Pour que cette manière de voir soit légitime, il faudrait que l'être soit une donnée intangible, qui échappe complètement à l'individu — ce qui ferait de lui précisément le contraire d'un individu. Or il est évident qu'on ne naît pas homme, mais qu'on le devient, et que la vie d'un sujet est précisément pour lui cette chance qui lui est donnée de devenir lui-même. Devenir soi-même est un travail, un trajet, une aventure, même, qui change aussi bien l'être que l'étant, pour autant qu'ils ne coïncident pas. On pourrait dire que devenir soi-même consiste à faire que l'être et l'étant se recouvrent exactement, ou le plus exactement possible, qu'ils deviennent un, et c'est bien d'un projet esthétique autant qu'éthique qu'il s'agit : Je ne vois pas très bien comment ce processus pourrait épargner le corps, le visage, le paraître.

Nous n'avançons pas cachés. Chaque individu est tout entier dans ce qu'il offre à voir et à entendre. On ne peut pas s'exprimer avec laideur et être beau. On ne peut pas avoir une voix laide et "bien chanter". On ne peut pas bien jouer du piano (ou du violon) et avoir un "son" laid. Ce que nous laissons ap-paraître ?, mais c'est nous-mêmes, précisément ! Quand on dit qu'on « s'exprime », on entend deux choses qui peut-être n'en sont qu'une, en définitive. On "s'exprime" peut vouloir dire qu'on parle, qu'on émet des signes grâce à un langage commun, compréhensible par autrui. Mais cela signifie également qu'on exprime soi, qu'on met à l'extérieur de soi ce qui se trouve "à l'intérieur", ce qui en nous est nous. On ne peut donc pas séparer ce qui sort de nous d'avec nous-mêmes. C'est ce qu'il faut répondre à ceux qui croient naïvement que "l'essentiel est de se faire comprendre" et que la manière dont on se fait comprendre est indifférente. Même celui qui s'affuble d'un masque se révèle par le choix de ce masque ; on ne peut pas négliger les signes qu'on émet sans se négliger soi-même.

Il ne s'agit pas de savoir si l'on peut nous en vouloir d'être ce que nous sommes, mais simplement de rappeler que nous sommes ce que nous sommes ; rien de plus, rien de moins. Ne nous étonnons donc pas d'être jugés sur ce fait. Il ne sert à rien de dire : « Oui, mais je suis aussi cela. » Si nous sommes "aussi cela", l'autre le sait déjà. À condition bien sûr qu'il soit doté d'une bonne vue, mais nous avons aussi la responsabilité de bien choisir nos amis, et plus encore nos ennemis.



(Pour Madame Sophie Bastide-Foltz)

mardi 29 juillet 2014

À propos de Michelangeli


Alberto Neuman, pouvez-vous nous parler de l’enseignement que vous avez reçu en Argentine ? 

J’adorais mon professeur de piano, Galia Schalman, avec qui je suis resté onze ans. Elle était une élève de Vincenzo Scaramuzza qui représentait l’école dominante en Argentine et à qui j’allais jouer mes programmes lorsqu’ils étaient plus ou moins prêts ; elle avait aussi pris des leçons avec Ricardo Vines qui a longtemps habité en Argentine. Scaramuzza insistait sur la perfection technique. Il donnait des études sur les systèmes d’articulation, sur les muscles. J’aimais beaucoup son toucher. Il jouait parfois pendant les leçons qui pouvaient durer des heures car il les poursuivait jusqu’à ce que le problème auquel il s’était attaqué soit résolu ; on appelait sa salle d’attente « l’agence matrimoniale » ! Galia Schalman était une femme extraordinaire. Elle me menait souvent au zoo pour regarder les animaux. Pour l’étude du legato, il fallait voir comment se déplace le serpent et faire corps avec le clavier comme le serpent avec la terre. Chaque animal, avait une symbolique dans la technique. J'ai travaillé également la composition avec le professeur Giacobbe qui a assisté quotidiennement Michelangeli lorsqu’il fut hospitalisé à l'hôpital italien de Buenos Aires. Giacobbe était le "Léonard da Vinci" de l'Argentine. Il fut compositeur, poète, peintre, philosophe, mathématicien et j'en passe ; il avait dirigé le Teatro Colon et le Conservatoire National pendant la période péroniste. 

Des artistes étrangers venaient-ils alors en Argentine ? 

Il y avait beaucoup d’émigrés qui avaient dû fuir l’Europe à cause de la guerre et j’ai pu étudier l’analyse avec Erwin Leuchter, un élève de Schönberg. Son enseignement m’a marqué pour la vie. Je me rappelle avoir rendu visite à Manuel de Falla avec son dernier biographe, Jaime Pahissa, qui fut mon premier professeur d’harmonie. De Falla habitait, avec sa sœur, à Cordoba, dans les collines très recherchées par les malades du poumon. J’ai aussi suivi pendant quinze jours les leçons que Walter Gieseking était venu donner à l’université de Tucuman. Il avait accepté l’offre de l’université parce qu’il était entomologiste et pouvait aller à la chasse aux papillons à la recherche de spécimens spéciaux. Son enseignement était passionnant ; il se fondait sur la méthode mentale de Leimer : on apprenait les partitions sans l’instrument, puis on allait au clavier sans la partition. 

Qu’est-ce qui vous a décidé à venir étudier en Europe ? 

J’avais un camarade, Zenon Fishbein, qui jouait comme un dieu et qui est ensuite devenu professeur à la Manhattan School of Music à New York. Mon professeur prétendait qu’il n’allait pas au fond de la touche et que son jeu manquait de profondeur, peut-être parce qu’il était élève d’une école rivale de celle de Scaramuzza, mais je le trouvais génial. Fishbein est parti en Italie étudier avec Carlo Zecchi. J’avais acheté des disques 78 tours de Zecchi et je me suis décidé à aller aussi en Italie pour étudier avec lui. Je suis parti pour Rome et j’ai passé le concours d’entrée. Avec Carlo Zecchi, j’ai appris des choses intéressantes d’ordre musical. Il s’occupait très peu de technique et jouait beaucoup pendant les cours, ce qui crée le risque, selon Michelangeli, que l’élève imite le professeur, mais il m’est arrivé d’avoir la sensation du « Nirvana » dans certains cours. 

Avez-vous aussi étudié avec d’autres professeurs en Europe ? 

Après Zecchi, je suis allé suivre un cours de quinze jours donné par Wilhelm Kempff, que je suis ensuite souvent retourné voir à Positano. J’ai également pris six mois de cours avec Renata Borgatti qui était géniale mais apprenait une technique qui ne me convenait pas entièrement ; Kempff enseignait la vraie tradition Beethovénienne, pas encore confrontée, bien sûr, aux théories actuelles sur le noyau thématique et la mélodie guide dont l’origine se trouve dans l’enseignement de Leuchter. Kempff aimait parler de Kant, de Goethe, de Schiller. Il connaissait toute la philosophie de l’époque de Beethoven. De même, lorsque j’ai voulu jouer les Kreisleriana à Claudio Arrau, il m’a dit « non, il faut d’abord avoir lu tous les philosophes que lisait Schumann et notamment Fichte et Schelling ». 

Est-ce ensuite qu’a eu lieu votre rencontre avec Arturo Benedetti Michelangeli

Je l’avais déjà rencontré en Argentine où il était venu donner des concerts et même enregistrer des disques. Je l’ai entendu et ce fut une révélation. Dès qu’il a joué les premières notes, je me suis dit : « jamais on n’a entendu un son pareil sortir du piano ! » Les critiques se sont jetés sur lui comme des loups affamés, à mon avis parce qu’il était jeune, beau, élégant, impassible, prodigieux, infaillible : un désastre. J’ai pu beaucoup jouer pour lui et il m’a donné quelques précieuses indications . Mais j’ignorais alors qu’il enseignait. En Italie, après avoir eu le diplôme à Rome avec Zecchi, je me suis préparé à passer l’audition pour être admis à étudier avec Michelangeli. Le livre que je suis en train d’écrire aura trois parties : l’avant Michelangeli, la période Michelangeli, et l’après Michelangeli. Il y aura aussi un second ouvrage sur sa méthode qui consistait en des exercices d’une extrême simplicité de compréhension mais d’une extrême difficulté d’application. Il ne les donnait pas aux concertistes de peur qu’ils ne les prennent pas au sérieux. Donc, il ne les donnait à personne. 

Comment avez-vous eu connaissance de ces exercices ? 

Par un hasard de circonstances. D’abord, je n’étais « concertiste » qu’à moitié, je crois. Je dînais tous les soirs avec Michelangeli chez mon grand camarade Giuseppe Boccanegra. Michelangeli l’aimait beaucoup. Boccanegra avait été marié à Venise par le nonce apostolique Roncalli qui allait devenir Jean XXIII et qui était un grand ami de Michelangeli qu’il avait beaucoup influencé spirituellement. Un jour, j’arrive chez Boccanegra qui me raconte que Michelangeli lui avait dit la veille : « tu es le pianiste le plus modeste de ma classe ; tu ne veux pas devenir concertiste ; je vais te donner ma méthode secrète que je ne donne à personne car elle est trop simple. » Puis, il lui avait donné les exercices oscillatoires. A la leçon suivante, lorsque Michelangeli me demanda quelles œuvres j’avais apportées, je lui répondis : « Aucune, maître. J’ai eu trop de professeurs, et j’ai un peu de confusion dans mon esprit. Vous savez que Giuseppe Boccanegra est mon grand camarade ; il m’a montré les exercices et c’est cette voie que j’aimerais emprunter. » Nous avons d’abord fait ces exercices sur la base de la méthode de Pischna, puis sur celle de douze études du Gradus ad Parnassum de Clementi. 

Les leçons de Michelangeli étaient-elles différentes selon les élèves ? 

Les leçons s’adaptaient aux élèves selon leurs demandes. Michelangeli suivait les écritures : « A qui me demande, je donne.» Marta Argerich n’a pas eu beaucoup de chance avec Michelangeli, probablement parce qu’elle écoutait souvent les disques de Horowitz. Encore que, avec son talent, elle a pu tout de même en tirer profit. Maurizio Pollini a beaucoup appris de Michelangeli. Il avait écrit une lettre désespérée à Michelangeli pour lui dire qu’il était le seul à pouvoir le sauver, car de l’enseignement de son professeur de Milan, le célebre Carlo Vidusso, lui était resté une certaine rigidité des bras. Michelangeli était très fier de la venue de Pollini, et le jour de son arrivée, il s’est enfermé dans la cuisine. C’était un cuisinier exceptionnel. Lorsque Pollini est arrivé, Michelangeli lui a dit : « je dois préparer le déjeuner, fais ce que tu veux ». Pollini est allé au piano et a commencé à jouer par cœur la tétralogie de Wagner en chantant tous les rôles : une merveille ! Il était très expressif quand il chantait. Par la suite nous avons fait beaucoup de déchiffrage à quatre mains ensemble. Pollini voulait toujours parler de philosophie, de théologie, de mathématiques. C’était un garçon merveilleux. A Pollini, Michelangeli a donné des exercices d’assouplissement, car, d’après mes observations, il est peut-être le seul, après Boccanegra et moi, à avoir bénéficié d’un enseignement élémentaire, alors qu’à ce moment-là il était déjà un grand concertiste. C’était une période extraordinaire, car avec Marthita Argerich on pouvait également discuter de tout sans voir les heures passer. Son intelligence, sa mémoire et la douceur de sa sensibilité m’ont toujours fasciné. 

Après les exercices, quand êtes-vous passé à l’étude du répertoire ? 

Lorsque j’avais dit au début à Michelangeli que si la voie qu’il indiquait était simple, il me semblait impossible de pouvoir être un jour capable de l’appliquer dans les oeuvres, il m’avait répondu à sa manière laconique : « six mois». Il m’a donc ensuite montré comment appliquer son système aux oeuvres, aux respirations de phrases, à la pédale, aux doigtés. Parmi les leçons les plus fascinantes comptaient celles qui portaient sur Debussy. Je jouerai en juin à Paris « La Terrasse des audiences du clair de lune » pour montrer les deux grands systèmes de base d’utilisation de la pédale : la pédale avec la note et la pédale enchaînée que l’on met pour lier. Gieseking était aussi un très grand connaisseur du jeu de pédale. Michelangeli admirait d’ailleurs beaucoup Gieseking, et Kempff... Je lui ai demandé une fois pourquoi il écoutait le disque de Gaspard de la nuit de Ravel enregistré par Gieseking alors que lui-même le jouait si merveilleusement. Il m’a répondu : « le génie est voleur. » 

Comment avez-vous développé vos recherches personnelles après votre rencontre avec Michelangeli ? 

Je lui avais demandé si les élèves devaient lui obéir. Il m’avait répondu que pour le moment, nous devions le faire, car il nous donnait les lois naturelles. « Je vous ouvre les portes et par la suite c’est à vous de parcourir le jardin avec votre imagination et vos propres forces. » Il m’avait donné les clés de sa bibliothèque et m’avait dit : « Tu vas éveiller ta curiosité en regardant l’édition des sonates de Beethoven par Schenker.» Cela rejoignait les analyses que j’avais faites avec Leuchter à Buenos-Aires. C’est maintenant que je mets mes recherches au point, notamment sur Bach. D’ailleurs à mon avis, dans les partitions des premiers romantiques, on voit le travail sur Bach, même si le style a changé. Beethoven fut le premier à jouer le Clavier bien tempéré par cœur. Dans les études de Chopin par exemple, j’utilise la méthode d’analyse de la mélodie originelle et du noyau thématique. C’est un noyau qui donne naissance à l’œuvre, selon ce que je crois comprendre dans mes analyses ; c’est comme un big bang qui vient d’une cellule originaire qui apparaît dans l’imagination du compositeur et fait exploser la galaxie du chef d’œuvre. Michelangeli ne serait peut-être pas d’accord avec mes solutions actuelles mais je crois qu’il le serait avec ma démarche. A l’époque on connaissait déjà la théorie cosmologique du Big Bang et elle avait conforté la lecture des écritures de notre tradition judéo-chrétienne, car le catholicisme ainsi que par la suite le protestantisme se trouvent à la source de notre histoire de la musique.

vendredi 4 juillet 2014

Les Pianistes


Je n'ai de temps pour rien, même aller chez le dentiste est toute une affaire. Par principe, j'ai horreur de travailler. Les difficultés équivalent à des tensions. Pour compenser les méfaits du piano, j'aime bien nager. Quant au mouvement lent du concerto en fa mineur, il me met à chaque fois en transe. Il n'est pas non plus interdit de réfléchir. Je regrette un peu l'époque de la laque-gomme. Un quatrième doigt qui enfonce une touche reste toujours un quatrième doigt. Wanda Landowska et Artur Schnabel se détestaient. J'aime les Lieder de Schubert plus que toute autre musique. Je ne sais combien de notes étaient justes, mais c'était phénoménal. Il était persuadé que pour faire une grande carrière, il fallait vraiment s'aimer beaucoup soi-même, aimer tout en soi : son jeu, ses doigts, tout son corps. Mais je me suis consolé depuis que Rubinstein m'a dit qu'il n'enregistrait pas sur disque les études de Chopin car il n'arrivait justement pas à jouer la deuxième. Au disque, il s'agit de dévoiler la musique : cela ne souffre pas l'improvisation. Il est bien évident qu'il faut organiser ses journées mais s'imposer une discipline est essentiel. Je travaille beaucoup en lisant la partition. J'ai commencé par apprendre le violon et j'ai toujours pensé que c'était là un art à cultiver. « Sans cette liberté de l'avant-bras, le son ne peut pas descendre et reste coincé dans le coude. » À cette époque, Schumann était encore plus vénéré que Chopin. Personnellement, je me méfie des professeurs qui savent exactement à quelle hauteur il faut s'asseoir, et dans quelle position les mains doivent être tenues. Si vous obteniez le même résultat que lui sans modifier le tempo, cela serait tout aussi bien. À Zagreb, j'ai étudié les exercices de Hanon, Pischna et Czerny, mais sans exagération. Je n'ai ensuite pas tardé à arrêter de faire des gammes. Le piano est un instrument neutre ; c'est en cela qu'il est extraordinaire. Je suis absolument contre les arrangements de passages techniques difficiles, comme par exemple le trille à l'octave dans le premier mouvement du concerto en ré mineur de Brahms. Je dois encore citer Alfred Cortot pour son incroyable imagination. Il leur faut dire adieu au travail sur leur personnalité et donc au développement harmonieux de cette dernière. Tout aussi extraordinaire est son sens du rythme, son ostinato qui, parfois, frôle le sadisme. Les claviers des pianos de concert américains ne sont plus en ivoire, mais en plastique. Mais comment la musique peut-elle mûrir si on ne la joue pas ? Lorsque j'étais jeune je déchiffrais très bien. À franchement parler, le seul cours vraiment intéressant que j'aie reçu dans ma vie m'a été donné par un violoniste, un élève de Flesch, qui analysa devant moi un trait que je n'arrivais pas à jouer. Il n'est pas non plus interdit de réfléchir. J'ai surtout appris en écoutant les grands pianistes.

(Martha Argerich, Claudio Arrau, Stefan Askenase, Daniel Barenboim, Alfred Brendel, Robert Casadesus, Clifford Curzon, Maurizio Pollini)

vendredi 4 avril 2014

Mon enfant, ma sœur, songe à la douleur…


Quand je pense à mes parents, je pense au petit coussin de velours bleu confectionné par ma mère afin que mon père le pose sur la mentonnière de ses violons. Je regarde la petite Hilary Hahn interpréter le concerto de Mendelssohn avec Paavo Jarvi, en 2012, en Corée. J'ai parfois peine à croire qu'une aussi frêle jeune femme puisse jouer du violon comme ça. Il y aura toujours dans le violon la voix du père, c'est ainsi. Le phrasé. C'est en le regardant jouer, en l'entendant respirer, surtout, que j'ai compris ce qu'était le phrasé. Je m'avise aujourd'hui seulement que c'est bien là, dans le souffle, que réside le Chant, cette chose si mystérieuse qui nous fait tomber en nous-mêmes, comme si le sol ne constituait plus un socle et une frontière, comme si nous pouvions nous défaire des lois à la fois physiques et temporelles, qui nous assignent à l'ici et au maintenant.

La légèreté, la grâce, la simplicité, la franchise et la pudeur de la musique de Mendelssohn, toutes ces qualités n'excluent pas le chic, une forme d'élégance rare dans la musique. Rien à faire : nous ne pourrons jamais nous entendre avec des gens qui n'entendent pas la musique.

Quand je pense à mon père, je pense à la sonate de Franck ; et quand je pense à la sonate de Franck, je pense à la jeune fille qui crache sur le portrait du père Vinteuil. Et j'ai du mal à me défaire de l'idée que l'homosexualité consiste à cracher sur le portrait de ses parents. Oh, cracher doucement, délicatement, rarement, sans en avertir les foules ni passer à la télé… Mais tout de même. « Ce portrait de mon père qui nous regarde »… Voilà ce que tout musicien qui s'apprête à jouer quelque chose voit, face à lui, sur le pupitre. Que la partition soit là ou pas, il sait que le compositeur le regarde et l'écoute, qu'il joue sous sa direction, sous son autorité

« Sois sage, ô ma Douleur » Je l'ai déjà souvent écrit, la partition sert aussi à cela, à tenir la douleur à distance, à ne pas tomber sans cesse sur soi-même, comme une bougie se consumant jusqu'à la fumée. Préfèrerais-tu être sourd ou aveugle ?, me demandait parfois mon père. Quelle question !

Le phrasé, le geste, la tenue, le souffle, la grâce, la douceur, les mains… du pays qui nous ressemble. La Voix qu'on a dans l'oreille, jusqu'à la fin… Elle est là, sur le pupitre. Il suffit de lire, et de relire.

(…)