dimanche 14 décembre 2025

Le Riesling de Noël

449 semaines. Les absences se creusent toutes seules, sans qu’on ait besoin de les remplir de nous-mêmes. Mais ça, on l’ignore.

Ce qui se passe avec la dermatose nodulaire et la paysannerie française est exactement la même chose que ce qui s’est passé en 2020 avec la Covidiase. Chaque fois un peu plus loin… On creuse dans la montagne, qui va finir par s’écrouler. La seule consolation est qu’elle emportera tout le monde, y compris les creuseurs-fous. 

Jesus meine Freude. BWV 227. Peut-on écouter ça tranquillement, aujourd’hui, en voyant les images qu’on voit sur Internet ? Oui, on le peut, et même on le doit. Mais ne le dites à personne. 

Le nous qui remplit l’absence malgré nous est le plus précieux des nous. C’est de ce nous-là que la fibre profonde se nourrit, jour après jour ; elle croît, à l’abri des regards, et va bientôt traverser notre peau, nous rendre infréquentable. C’est le prix à payer.

Dans les contradictions, dans les plis que provoque en nous la fréquentation des autres et leur absence, un dépôt, un reste indicible et paradoxal qui nous mène par le bout du nez. L’incompréhensible, le non-dit.

Une fois de plus confronté à une perte brutale des fichiers (textes, etc.) sur lesquels je travaille depuis des années. Leçon, à chaque fois. Non pas leçon technique, mais leçon morale

Il est toujours difficile de comprendre les raisons qui font que nous n’intéressons pas X ou Y, mais surtout X. Il nous semble que… Mais on n’y peut rien. 

La Révolution n’est pas terminée. Ou peut-être que la Révolution est un concept qui ne peut plus prendre, dans le monde sur-informé dans lequel nous prenons place sans la trouver. La place est déjà occupée, c’est comme dormir à deux dans un lit à une place. Chacun de nous a son double à l’autre bout du monde, qui parle plus fort que lui et lui renvoie une image déformée de lui-même. 

Tous essaient de nous expliquer ce qu’on doit voir. Chacun y va de son interprétation, qui exclut les autres interprétations, chacun proteste de sa bonne foi : ma théorie n’est pas une théorie. Elle est au-dessus, à côté, en deçà, derrière. Ou alors, c’est une super-théorie qui les résume ou les subsume toutes.

Ils disent « sans filtre », et l’expression, très agaçante, signifie bien autre chose que ce qu’ils croient y mettre. La source de toutes les scies langagières serait l’Évangile, qui signifie « bonne nouvelle ». La bonne nouvelle est que la langue parle toute seule. Donc elle vient d’ailleurs, de plus loin que nous. « Buvez à la santé de Jésus et de Francis Heaulme », m’écrit-il. Les cors se déploient en bandes larges et tranquilles, comme des loups sur la steppe qui savent où ils vont.

Un simple smiley peut provoquer des drames. Je ne sais pas si vous le savez. Il peut conduire au suicide. Ne dites pas de mal du suicide, s’il vous plaît. Pas devant moi. 

Il vaut mieux lire Cioran que Lear. C’est moins désespérant. Pauvre Cordelia, qui croyait pouvoir dire les choses simplement. Par là elle déchaîne les passions, les jalousies, les vengeances, la folie. Simplement parce qu’elle a voulu parler simplement. Le Simple est une bombe à retardement. Le fou prend de la distance avec la distance, personne n’y comprend rien. Lui aussi il a des mimiques, des smileys. Il pleure, il grimace, il rit, il s’apitoie, il est en colère, il chante. Le roi l’observe, l’écoute, ou pas du tout. À quoi ça tient ? Personne ne le sait.

C’est un vin blanc exceptionnel, comme sans doute je n’en ai jamais bu. Drôle d’idée de m’en faire cadeau, à moi qui ne connais rien aux vins. Mais idée est précieuse pour cela-même qu’elle est mystérieuse. Les cadeaux sont des questions autant que des réponses.

« Un artiste, c’est la conscience du membre absent. » Il faut se faire médecin-légiste pour lire, pour voir, pour entendre, ne pas avoir peur du sang et des larmes encloses dans les tumeurs fragiles, dans les bourses prêtes à éclater que nous allons traverser sans égards pour le cadavre encore chaud, arrachant ça et là des pages, des bouts de nerfs, et crevant les souvenirs qu’il n’avait même pas. 

La littérature légale est l’égale de la somme de toutes les paroles reprises ici et là, qui ne disent plus rien, qui refont la révolution à l’abri de l’écran, qui psalmodient la loi du plus grand nombre, qui font de la clameur une rumeur amplifiée de ses redites, chacune précédée de l’annonce de la Bonne Nouvelle. 

Avoir du talent ou ne pas en avoir est tout à fait secondaire. Personne ne parle d’argent. C’est louche. Je regarde parler Patrick Bruel qui parle de ma cousine Rose-Lilla. Il est sympathique et puant, les deux à la fois. Il n’est pas bête et il est stupide, mais ce n’est pas de sa faute. Ce qui parle à travers lui, il ne le sait pas, c’est l’argent. Il ne peut pas s’en rendre compte. C’est tout au fond, recouvert par milles choses, mille masques, mille désirs-écran, mille sublimations oubliées qui n’ont rien du tout de sublime. On en a connu, des comme ça. Ils se ressemblent tous. C’est une grande famille qui parle beaucoup sans dire ce qui les consume, mais voilà, ils ont pris la place vacante, et ils trouvent tout à fait normal de l’occuper. Ils ont dû se battre pour arriver là et ça impressionne beaucoup ceux qui auraient voulu occuper la même place. Rose-Lilla est intrépide, autoritaire, audacieuse, mondaine et très efficace. Elle n’a pas volé sa place. Elle parle volontiers de « Julien », pour Julien Clerc. Elle doit sans doute parler de « Patrick », j’imagine. Moi je préférais nettement sa jeune sœur, Françoise la petite dernière, la preneuse de son de Pivot, dont j’étais tombé subitement amoureux à l’enterrement d’André, son père, à Zicavo. C’est le seul coup de foudre véritable de toute ma vie. Des yeux magnifiques, des jambes un peu courtes, mais qu’importe. Cousins germains ? Oui, oui, bon, ça va… Laissez-nous tranquilles.

Il m’écrit : « Anne-Sophie avait un corps magnifique » et je ne sais s’il parle de la mienne ou de la sienne. Oui, Anne-Sophie avait un corps magnifique, on s’en souvient. Elle était tout sauf une Cordelia, mais ici aussi, qu’importe. Les absences s’ajoutent aux absences, et finissent par créer un monde souterrain immense, où les voix résonnent en échos, se croisent, se défient les unes les autres du regard. Nous sommes vides de ce trop-plein. Il faudrait pouvoir enregistrer tout ça avec un magnétophone spécial et diffuser le résultat à plein volume. Quel paysage étonnant, charnu et gorgé d’érotisme, quelles odeurs oubliées ou insoupçonnables ! Faire battre le cœur de nos grands-pères n’est pas un objectif ridicule. 

Qu’est-ce qui nous a manqué, qu’est-ce qui nous manque pour y arriver ? La faculté de ne pas être nous-mêmes toute la journée, de repasser les plats avec conviction et naturel, la gouaille, la décontraction, l’ordinaire en costume, le grand-apparat contemporain au carré, la similitude simulée plus vraie que nature, le magnéto-automatique. Jesus meine Freudevaut moins qu’une chanson qui fait onduler un parterre de femmes de cinquante ans, car elles eurent vingt ans, elles aussi, et ce souvenir les travaille au corps. Elles sont pleines de mots et d’airs qui reviennent les visiter la nuit ou dans leur bain.

Qu’est-ce qu’un motet ? « Aux XIIIe et XIVe siècles, composition harmonique vocale, religieuse ou non, à deux, trois ou quatre voix, ayant généralement pour ténor un fragment de plain-chant, les autres voix, librement ornées, étant composées soit sur des textes liturgiques soit sur des poèmes profanes en langue vulgaire. » Motet vient de mot, un petit mot, un petit mot, qui, harmonisé, va se répandre verticalement et horizontalement. « L'orgue se trouvait isolé et presque au centre du vaisseau, ce qui doublait la sonorité et l'effet des voix quand nous chantions des choeurs ou des motets aux grandes fêtes. » L’effet des voix sur l’homme est immense, mais pour que le mot et le motet soit efficients, il faut un motif, il faut un ténor qui guide l’assemblée vers le sens ou la prière, vers la communauté des sens, qui l’élève, le dresse, et rassemble les brebis qu’on risque de perdre de vue dans l’obscurité des phrases. 

Zusslin. Miroir en miroir. Blanc d’Alsace. Froid. Septième symphonie de Sibelius. Soleil. Les paysans sur les autoroutes, hors de leurs champs. Faut-il plaire aux vaches ? Ruminer au bord du silence. Il faut avoir à l’esprit que lorsque Sibelius compose sa septième symphonie, le monde connaît Debussy, Wagner, Scriabine, Stravinsky, Mahler, et même Schoenberg. On peut préférer les oppositions marquées, les contrastes, la forme sonate qui n’existe que par l’opposition, la ligne claire, les dessins aux limites précises, mais on peut aussi aimer le flou, la brume, l’indistinct, la transition infinie, la lenteur des métamorphoses et l’abandon provisoire de la dialectique, et même de la modulation, qui est l’un des moteurs les plus puissants de la composition musicale. Les motifs sont ouverts, semblent dépourvus de forme bien définie. Les huit premières mesures sont déjà très épouvantes pour les nerfs, qui nous perdent complètement en chemin, beaucoup plus même que la symphonie de chambre opus 9 de Schoenberg, qu’il connaissait bien et qu’il devait admirer. Un des processus favoris de Sibelius est de faire se chevaucher (ou se croiser) les débuts et les fins de sections, ce qui apporte encore plus d’ambiguïté à cette musique. Vous croyez être arrivés quelque part, mais en réalité vous êtes encore ailleurs, et dans le même temps : n’est-ce pas ainsi que la vie procède, qui nous fait habiter simultanément des temporalités inconciliables, qui nous empêche constamment de savoir précisément à quel temps nous nous vouons, et quel est le sens essentiel du récit intérieur. Franchement, écouter cette musique attentivement, la partition sous les yeux, est une expérience vraiment étrange. On a le sentiment d’avoir affaire à un fou. Ces harmonies sont si peu harmoniques qu’on les dirait jetées au hasard par un esprit détraqué, mais sans aucun coup d’éclat, sans aspérités notables, sans aucune provocation ni aucun sarcasme, ce qui les rend encore plus inquiétantes. Tout se passe lentement, à découvert, sans que rien ne soit caché, et pourtant le paysage est indiciblement angoissant, dans son apparente simplicité : un diatonisme qui parle une langue inconnue, comme les vieux qui utilisent des mots de tous les jours pour exprimer un effroi qu’on devine inexprimable. Quand il devient difficile de séparer la forme de l’informe, on perd pied, on chancelle ; c’est comme s’il manquait quelque chose, une clef, un élément absent qui donnerait un sens au récit. C’est la conscience rendue sensible du membre absent. Et pourtant tout est là… Ce n’est pas un jeu de piste, pas une énigme. C’est autre chose. C’est ailleurs. 

Tout est possible. Il suffit d’oser. C’est souvent le manque de courage ou d’imagination qui rend les artistes médiocres. Ce qu’ils n’ont jamais vu n’existe pas pour eux, n’existera jamais. Et ce n’est pas une question de confiance en soi, non, c’est vraiment une question de courage. 

C’est ainsi pour ce qui est de la beauté. La beauté existe, on la croit inaltérable, dans ses multiples définitions, et puis un jour quelqu’un laisse voir un corps auquel jamais nous n’aurions pensé associer ce mot, et ce corps est plus beau que tous les autres, dans sa nouvelle définition, dans sa forme inconnue. Il y a eu un déplacement, parfois infime, une nouvelle architecture impensée qui a suffi à nous faire voir le monde autrement, et, très souvent, nous n’osons pas nous identifier à ces nouvelles prérogatives, les accepter nous paraît contrevenir à une loi antérieure. On s’accroche à ce qu’on a connu, qui nous interdit de voir le présent qui lui n’a cure de nos souvenirs. La perte seule permet de reconstruire, de se renforcer, d’agrandir son territoire, la perte des repères, des croyances, et même parfois du goût qu’on croyait si personnel, si indépendant et si singulier. 

« C’est un filtre ! » me dit-elle. Ah ? C’est de l’IA, me dit-elle ! Ah ? C’est un homme, me dit-elle ! Ah ? C’est la chirurgie esthétique, me dit elle ! Ah ? Ils semblent tous avoir oublié ce que nous savions, dans les années 70, ce que nous avions constaté de nos yeux, avant que l’IA existe, avant que la chirurgie  esthétique existe, avant que les « transitions » existent : que les êtres étranges et exceptionnels existent, ont toujours existé et existeront toujours, jusqu’à l’absurde et l’extraordinaire. Nous avions vu de nos yeux les « nageuses de l’est », par exemple, et aussi des visages de femmes très masculins et des visages d’homme très efféminés. Ça faisait partie du paysage, nous étions habitués à ces bizarreries assez fréquentes. Mais maintenant que l’IA existe, c’est forcément elle, maintenant que la chirurgie est banale, c’est toujours elle, maintenant que les sinistres transitions se multiplient, il ne peut être bien sûr question que de cela. Un dogme chasse l’autre. Un œil remplace l’autre. Ce qui ne change pas, c’est le conformisme, c’est la répétition, c’est le général qui ne supporte pas le singulier, la règle qui vomit l’exception. Il ne peuvent admettre que des réalités différentes coexistent, au même moment, qu’il faille encore et toujours distinguer, qu’on ne puisse jamais se reposer sur des vérités simples et univoques, qui vont toutes dans le même sens à la même vitesse. Ce qui ne change jamais, c’est le besoin de croire, et de croire avec. Pas tout seul. D’avoir les cartes en mains, et la carte du territoire, d’être constamment sous bonne garde, d’être relié à la matrice et de communier avec le Contemporain. Comme dirait le Prisonnier : L’Époque et moi, c’est du sérieux.

Je crois que je vais revenir sagement à la cinquième symphonie de Sibelius, beaucoup plus simple, plus aimable, plus exaltante que la septième. J’ai déjà assez de soucis comme ça. Il faut que je retourne palabrer avec ChatGPT pour limiter la casse. Et puis elle est divisée en trois mouvements, elle, au moins ! On n’est pas obligé d’avaler le breuvage cul-sec. On peut aller pisser entre deux mouvements. Les compositeurs doivent penser à la prostate de leurs clients et au taux de cortisol qui grimpe en flèche, alors même que la température de la maison reste désespérément basse, quel que soit le temps qu’il fait et les promesses vicieuses de la Météo ou des climato-purulents.

J’ai essayé de dire les choses simplement. Je me prends pour Cordelia, mais je n’ai pas sa grâce, faut croire. On me dit toujours : Non, pas comme ça. On n’y comprend rien ! Et puis c’est trop long. Soit clair et précis, concis et circoncis, épilé du clavier. Sans filtre… Ils croient toujours que j’utilise des filtres pour rendre les choses incompréhensibles : le filtre GdLF à 87 %. Il paraît que ça finit mal, quoi qu’on fasse. L’entropie est à son maximum. Vous pouvez toujours gueuler dans le désert. Le plus proche voisin est à 53 années-lumière. 

Après ça, Sibelius s’est tu. Incapable d’aller plus loin. Beigbeder demande toujours, à la fin de ses interviews : « Continueriez-vous à écrire, si vous étiez très riche ? » Et bien sûr, ils répondent tous : Mais oui, évidemment ! Moi je crois que j’arrêterai du jour au lendemain. La Culture et moi, ce n’est pas (du) sérieux. Ça tue le temps, c’t’affaire ! On s’y croit. On écrit Paludisme et puis voilà. C’est histoire de boire du café, d’arriver au dimanche, le jour où l’on est censé se reposer, de se dire : encore une, encore une semaine prise sur la mort. Jesus meine Freude, ça valait le coup ? Pas de réponse… Il y a longtemps que je n’ai pas ouvert les Évangiles. Je suis un paysan dans son champ, je refuse d’en sortir, mais le champ est remplacé par un supermarché depuis un bout de temps, Papet, tu n’as pas vu ? Non, non, je parle tout seul, et quand je parle tout seul, le champ est toujours là. Ça vaut le coup, non ? Et ça ne coûte rien. 

(Ça ne rapporte rien non plus.)

samedi 13 décembre 2025

La Bëte

 


La folie, l’ingratitude, l’aveuglement, la nature et la sauvagerie, le pouvoir, la légitimité, le néant, la justice, le langage et le silence. Le hurlement muet. La jalousie. Les fratries. Quelle mixture ! Quelle noirceur ! Cette lecture me fait mieux comprendre le Théâtre de Sabbath, évidemment, mais elle me le gâche un peu aussi. J’étais tout prêt à prendre fait et cause pour Sabbath, par évidente solidarité d’obsédé, et voici que l’hypothèse de l’ironie ou de la satire pointe son nez. Lire Lear n’était peut-être pas une si bonne idée que ça. J’ai un peu la sensation d’avoir fouillé dans les tiroirs de Roth. Goneril, Regan, Cordelia, Kent, Edmond, Edgar, Oswald, Gloucester, Albany, Cornwall, le fou pouvaient bien dormir encore un peu entre des culottes parfumées et des photos érotiques oubliées. Cornwall arrache les yeux de Gloucester, qu’il écrase de son pied (« Dehors, gelée immonde ! Où est ton éclat maintenant ? »). Sa mort ne rachètera rien. C’est la brutalité politique à l’état pur, qui sème le désastre après lui en y prenant plaisir. C’est le bras armé de la nouvelle génération qui dévore l’ancienne. Ça ne vous rappelle rien ? 

dimanche 7 décembre 2025

L'humour et l'humeur (la mauvaise)


Il y a les choses qu’on dit et il y a les choses qu’on ne dit pas. Il y a les choses qu’on fait et celles qu’on ne fait pas. Il y a les choses qu’on sent et celles qu’on ne sent pas du tout. Il y a les choses qu’on écoute mais qu’on n’entend pas et il y a les choses qu’on entend mais qu’on n’écoute pas. Il y a les gestes qu’on aurait pu faire et ceux dont on sera toujours incapable. Il y a les vérités qu’on cache alors qu’on veut se confier et les mensonges qu’on laisse sortir de nous, même quand on a horreur du mensonge. Il y a la mort, et il y a les seins de Lexy. 

Et il y a l’humour.

C’est là que ça se gâte. Il y a deux choses qui, dans la vie, nous séparent des autres de manière radicale et parfois douloureuse. La musique et l’humour. Oui, oui, je sais, il y a un petit malin qui va lever le doigt en me parlant du cassoulet ou des poutres apparentes, voire de la diététique ou de l’Ukraine. Mais je suis sérieux, moi. Et je suis en train de prendre en grippe l’humour et ses dérivés, globalement ; il n’y a pas de mots pour ça. C’est une guerre. J’ai cherché, je n’ai pas trouvé. Ne me parlez pas des agélastes, s’il vous plaît ! C’est justement ça. C’est là, à ce point précis, que se trouve le problème. En 2003, Kundera faisait paraître L’Ignorance. Au même moment, il était en train d’écrire Le Rideau, dans lequel il parle de « l’affectation de gravité » qui ravage le monde. Rabelais a forgé le néologisme « agélaste », pour parler de ceux qui ne savent pas rire, et dont il a horreur. On pourrait croire, on a pu croire, que cette position, que cette éthique, n’ayons pas peur des grands mots, serait éternelle, qu’il n’y avait pas à revenir là-dessus : Il faut savoir rire, si l’on veut être sage. C’est la pierre fondatrice de la philosophie moderne, du moins de cette chose dont on nous assure qu’elle est notre éternelle contemporaine, qu’elle pense, qu’elle prend position, qu’elle parle — qu’elle est là, et bien là, en somme — qu’on ne peut éviter, qu’on embrasse à pleine bouche, sous peine de se retrouver au fond du ravin, chez les cons et les connes, chez les péquenauds tristes. Or, on peut avoir horreur de ceux qui ne savent pas rire ET presque autant, ou plus encore, de ceux qui rient de tout. Disons-le autrement, on peut avoir horreur de ceux qui manquent d’humour ET qui en tartinent nos journées sans lassitude. On peut avoir horreur de la musique justement parce qu’on l’aime trop, ou seulement parce qu’on l’aime et qu’on la connaît un peu. 

Kundera écrit aussi : « Il y a des gens dont j’admire l’intelligence, estime l’honnêteté, mais avec lesquels je me sens mal à l’aise : je censure mes propos pour ne pas être mal compris, pour ne pas paraître cynique, pour ne pas les blesser par un mot trop léger. Ils ne vivent pas en paix avec le comique. » J’imagine que je devrais me sentir visé. Mais en réalité, non, il n’est pas question de cela. Il est question d’époque, et de ponctualité, de rendez-vous avec le contemporain, avec la Certitude qui n’a pas à s’expliquer, celle qu’on fuit comme la peste qu’elle est, et masque du vide. Et c’est bien cela, qu’on ne parvient pas à faire comprendre à ceux qui pensent qu’il s’agit d’un manque d’humour. « Chaque concept esthétique (et l’agélastie en est un) ouvre une problématique sans fin. » Je suis bien d’accord avec Kundera. Justement ! Le mot « humour » n’est pas très traduisible en dehors du contexte lafulyen. Si on essaie de le traduire, il se retourne contre le traducteur et le mord jusqu’aux sangs. Bien fait ! Il n’empêche que je parle le plus sérieusement du monde, ce que les gens sans humour pourraient me reprocher. Je crois, pour dire les choses simplement, que les mots ne sont plus les mots, ni les choses, et que donner des définitions en veux-tu en voilà n’arrangerait pas du tout notre affaire. Ce serait même tout le contraire. Autant l’avouer sans détour, je ne suis pas en paix avec le comique, moi non plus. Il m’énerve. Il m’agace. Il me fatigue. J’entends dans ses manifestations devenues obligatoires et spasmodiques un essoufflement, un besoin impérieux autant que désespéré de sauver la face, de faire le malin, mais, surtout, de faire comme tout le monde. Depuis quarante ans, mettons, ou peut-être un peu moins, mais surtout depuis le début du siècle et les réseaux sociaux, le gag, la farce, l’ironie, le second degré, le sourire en coin, le persiflage à jet continu, le rire de l’idiot qui se moque de l’idiot, le bégaiement sinistre du cocu qui croit faire cocue la terre entière, la face goguenarde de smiley rigolard du citoyen consciencieux qui ne s’en laisse pas compter, qui sait de quoi il retourne, à qui on ne la fait pas, ou pas deux fois, sont devenus les masques inattaquables et terriblement répétitifs, jusqu’au gâtisme, d’une sorte de raison d’État d’un nouveau genre, la raison d’État du non-État transversal et généralisé. Il court il court, le furet triste qui rit sans interruption, qui ne peut faire autrement que de rire de tout et à tout moment. Quelle plaie ! Quel sinistre retournement ! Quel ennui ! On se dit que le Diable est derrière tout cela, grimaçant. Un diable qui a juré de rendre l’Humanité plus bête qu’elle n’est, toujours plus bête, toujours plus vulgaire. Milan Kundera parle de « légèreté ». Comment donc la légèreté a-t-elle fait pour se transformer en lourdeur sans que personne ne l’insulte, cette légèreté béatifiée ? Est-ce le cas de toute chose ?

Je crois qu’il a existé un moment, à la fin du siècle dernier, où en effet, Kundera avait raison, le rire était encore (ça venait de loin !) un pansement et une trouvaille ingénieuse qui servait à déverrouiller les menottes idéologiques que des États encore figés dans leur verticalité historique avaient passées autoritairement aux poignets de leurs sujets. C’était l’époque où le Totalitarisme avait un visage, une structure, une théorie, des lois facilement repérables, où il n’était pas encore un ange qui veille sur nous nuit et jour, c’était l’époque où l’on penchait d’un côté ou de l’autre, où l’on reconnaissait ses amis et ses ennemis du premier coup d’œil, quitte parfois à en changer en cours de route. Tout s’est modifié, depuis, mais le tournant est difficile à prendre quand on se croit sur une ligne droite ; et les hommes ont en eux une terrible inertie. Ils sont capables de continuer quarante ans durant à croire vivante une chose morte, ils végètent sur les principes et les lois du passé, toujours, ils ne voient pas le présent, avoir une ou plusieurs guerres de retard sur l’Événement est un principe intangible. Pour voir le présent, il faut être soit mort soit criminel. Ne parlons même pas de le dire, de le décrire…

Si je devais donner un exemple qui explique mieux que je ne saurais le faire en quel cul-de-basse-fosse est tombé « l’humour », je parlerai de la mésaventure récente qui m’est arrivée sur Facebook. Ayant déposé une phrase merveilleusement profonde et retorse de Philip Roth (« À qui aime la plaisanterie, le suicide est indispensable »), j’ai dû faire appel de sa suppression pure et simple par l’Ange totalitaire (comme l’appelle V) qui veille sur nous. J’ai donc rempli les formulaires ad hoc, mais bien sûr, je ne trouvai nulle part, dans les cases à cocher (cases de l’Oncle Méta à coucher avec le diable) la raison, la vraie raison pour laquelle il me semblait insupportable d’être ainsi censuré — ou plutôt, que Philip Roth le soit par mon innocente et naïve entremise. Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions sur les chances que j’avais d’être entendu, et, en désespoir de cause, j’ai coché la case : « C’est une plaisanterie ». Ça, ils connaissent, ou feignent de connaître. Ils en ont entendu parler, en tout cas. L’humour est une Grande Cause nationale, comme le cancer du sein ou la vaccination. Il faut sauver le soldat Humour ! Bref, mon appel a été entendu, les robots ont plié un genou devant la déesse Plaisanterie, et je suis revenu d’entre les morts, j’ai retrouvé de justesse mon statut de « Mainteneur de standards élevés de la Communauté ». J’ai eu droit à un magnifique diplôme vert et jaune qui m’encourage à « Continuer à ne commettre aucune infraction ». Je rentre dans le rang des honnêtes exécuteurs de la Loi privée des GAFAMs, non écrite mais universelle, planétaire et impitoyable avec les fauteurs de trouble de mon acabit : c’est-à-dire encore quelque peu littéraire.

Quand j’étais enfant, j’ouvrais en cachette tous les livres qui passaient à ma portée pour chercher les passages érotiques, ou même seulement un mot, deux mots, qui allaient suffire à mon bonheur lexico-sensuel ; merveilleux instants secrets où le vocabulaire se mettait à palpiter, rien que pour soi, où les mots sortaient des phrases et venaient battre dans mon ventre et lancer des éclairs noirs dans ma tête. Beaucoup plus tard, on cherchait avec la même volupté privée l’humour qui chez Proust ou ailleurs nous révélait une autre vie, une autre forme d’intelligence, un esprit d’une richesse qu’on n’avait pas soupçonnée jusque là, car le tout est de creuser le monde qui nous entoure, de lui faire rendre gorge de sa folle complexité, de défaire un à un tous ses liens et de l’amener par des détours plus ou moins innocents à se confier à nous, d’en pénétrer chaque strate, depuis la phrase jusqu’au trognon de l’indicible. C’est l’anti-bavardage qui nous repose tant de la nécessaire platitude. Jamais je n’aurais cru, alors, que la découverte émerveillée de l’humour allait se muer en quelques décennies en répulsion : une purée indigeste, un plâtre étouffant, une glu bon marché qui scelle tous les espaces de liberté, les fixe, les colmate, et leur donne cette face haïssable entre toutes : la Grimace figée, la Répétition. Pornographie de la plaisanterie, obscénité du rire qui ne sait plus pourquoi il est là, sinon qu’il remplit le vide de la pensée et cache l’absence d’esprit. L’humour, en 2025, est suffocant, il aspire le peu d’oxygène qui nous reste. De plus en plus souvent, je me surprends à effacer les commentaires que je viens de rédiger sur un réseau social, car moi aussi je tombe évidemment dans ce travers, et, à peine écrite, la bêtise de la chose me fait honte. C’est couche après couche, que l’humour contemporain (il faudrait trouver un autre nom à la chose ; mais non, justement !) se dépose à la surface des paroles et les recouvre d’un emplâtre suiffeux – à chaque retour, on se dit : Encore ? N’est-on pas déjà rempli jusqu’à la gueule, jusqu’à la crise de foi ? La débordance des corps renvoie à la débordance de la plaisanterie, obésité qui ne se cache plus, qui matraque sans discernement, à l’aveugle. 

Vous qui entrez ici, laissez à l’entrée toutes vos blagues, comme un homme se découvre en entrant dans une église. La vieille grotte de Georges de La Fuly est fragile, elle succomberait sous les pluies acides de l’humour du XXIe siècle. Je sais, c’est une religion à laquelle il ne fait pas bon résister, et je plaide coupable. Traitez-moi donc d’agélaste si vous y tenez, je l’accepte à l’avance. Il s’agit d’un désaccord esthétique, je n’ai pas peur de l’affirmer. Et l’esthétique est plus fondamentale encore que l’éthique. Pourquoi croyez-vous qu’on admire Bach et Mozart, qu’on les place au sommet de toute la création artistique, au-delà de la Vérité ou de la Morale ? Les vérités changent, les morales aussi. Bach demeure, du moins dans le monde qui est le mien. Et, par pitié, ne venez pas me dire que Mozart adorait faire des blagues, ou me parler du Quodlibet des Variations Goldberg, ce qui serait démontrer que vous m’avez mal lu. Parlons-en, justement, du quodlibet. Le mot signifie à l’origine : ce qui plaît. Et ce qui plaît, ça change au cours des siècles, car la langue change, qui porte les temps et l’esprit des hommes avec elle. Les mots portent la trace de tous les retournements de sens, de goût, toutes les contradictions qu’elle a absorbés, qui l’ont enrichie et épaissie. D’ailleurs, le fameux quodlibet de Bach, juste avant la reprise de l’aria da capo final, est un contrepoint mêlant deux chansons populaires de l’époque (« Il y a si longtemps que je ne suis plus auprès de toi, rapproche-toi, rapproche-toi » et « Choux et raves m’ont fait fuir, Si ma mère avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps »). Pensez-vous vraiment que ce qui faisait rire Bach et ses contemporains nous réjouirait aujourd’hui ? Demandez leur avis à Éric-et-Ramzy… Aucune importance, la musique est bien au-delà de la blague. Celle-ci est morte, celle-là est plus vive que jamais. 

Kundera écrit, dans Le Rideau : « Il y a une incompatibilité infranchissable entre le comique et le sacré et on peut seulement se demander où le sacré commence et où il finit. » Bonne question. Le rire obligatoire est le seul véritable Sacré de notre époque. D’ailleurs, il n’est que de regarder quelques instants tous ces comiques absolument consternants qui viennent tour à tour peupler nos écrans. Ils sont vénérés. Ce sont des célébrants qui psalmodient le Dogme, qui a fui les églises et les synagogues et s’est réfugié derrière les écrans. Leur langue et leurs formules se sont répandues dans la population, on les cite comme on citait jadis les Évangiles. Ils font la langue. L’outrage, lui aussi, s’est grimé, et s’est réfugié ailleurs, laissant place à un outrage-bis, un pseudo-outrage qui n’outrage et pourchasse que le véritable outrage, c’est-à-dire l’esprit. « Qui est donc le plus fou, le fou qui fait l’éloge du lucide ou le lucide qui croit à l’éloge du fou ? » La « grande invention de l’époque moderne » (selon Octavio Paz) a vécu. C’est aujourd’hui une vieille fille ridicule qui relit inlassablement ses carnets d’où toute magie s’est depuis longtemps enfuie. Elle ressasse doctement, sous les applaudissements de la foule, personne ne semblant voir que son masque craquelé cache une affreuse tristesse. 

« L’humour n’est pas une étincelle qui jaillit brièvement au dénouement comique d’une situation ou d’un récit pour nous faire rire. Sa lumière discrète s’étend sur tout le vaste paysage de la vie. » Sa lumière discrète s’est muée en projecteurs de mille watts qui éclairent a giorno des placards remplis d’une épaisse bêtise. Là aussi, ça déborde, et les remugles qui montent à nos narines sont tout sauf réjouissants. On leur préfère et de loin l’odeur de la soupe aux choux qui a inspiré Jean-Sébastien Bach pour sa dernière variation.

L’humour est finesse ou n’est pas, et ce ne sont pas les films de Laurent Firode qui nous consoleront de sa mise en bière, bien au contraire. Il nous semble que tous nos ironistes ont trente ans de retard. Personne ne semble s’être remis de Philippe Muray, de Kundera, de Philip Roth, qui ont laissé derrière eux des cratères immenses dans lesquels tous se précipitent comme des moutons poursuivis par des loups imaginaires, essayant d’esquiver les nids-de-poule et les buissons d’orties d’une gauche il est vrai d’une débilité trop démonstrative. La plaisanterie et l’ironie dans la Tchécoslovaquie de Kundera pouvaient mener en prison, c’est leur absence, aujourd’hui qui vous conduit au poteau du ce-qui-parle-tout-seul et toute la journée, le Ronron qui est à la subversion ce qu’Ovidie est à l’érotisme ou à la pensée, la France contemporaine au pays-des-Lumières et de la Liberté. C’est parce qu’on aime la fantaisie qu’on déteste l’humour, aujourd’hui, c’est parce qu’on aime la langue qu’on se méfie des jeux-de-mots sortis des cabinets des psychanalystes ou des cabinets tout court, c’est parce qu’on aime les mots qu’on hait le bon-mot perpétuel, c’est parce qu’on aime l’esprit qu’on est las du mot-d’esprit réglementaire et pour ainsi dire officiel.

On le voit bien tous les jours, pourtant, que les mots changent de sens, ce n’est pas une découverte. Fascisme, communisme, libéralisme, religion, pornographie, sexe, Lettres, Science, Médecine, Français, musique, un vent violent passe sans cesse sur le vocabulaire et retourne les vocables comme des crêpes, n’en déplaise aux dictionnaires et aux souvenirs. Ce n’est pas tant notre latin, que nous en perdons, que nos réflexes et nos repères, et parfois le Nord. Mais il n’y pas d’autre solution que d’ouvrir les yeux et les oreilles, que d’être sans cesse en alerte, car il n’y pas de repos entre les étapes du sens qui galope. On se demande souvent : mais pourquoi donc nos contemporains, nos compatriotes, tous les con-s que vous voulez, se croient-ils obligés d’être en retard ou en avance sur le Réel, jamais à l’heure. Il serait pourtant inconvenant de ne pas admettre que nous sommes faits du même bois qu’eux. Hier, toute la journée, je me suis cru vendredi. C’est France-Musique qui m’a déniaisé, quand j’ai entendu par hasard la voix de Philippe Cassard à la place de celle de Lionel Esparza. J’ai eu la sensation de perdre un peu la tête, et de m’être fait voler vingt-quatre heures, sentiment très désagréable. Je perds suffisamment de temps volontairement, pour que l’involontaire ne vienne pas en rajouter. 

« Si on m'avait dit, quand j'étais enfant : “Un jour ton pays sera rayé de la carte”, j'aurais pris ça pour une absurdité, c'était inimaginable. » C’est Kundera qui s’adresse à Philip Roth, dans les années 80. Si on m’avait dit, quand j’étais enfant, que la France ne serait bientôt plus la France, et si on m’avait dit, quand j’étais enfant, ou jeune adulte, que l’humour ne serait bientôt plus drôle, j’aurais pris ça pour une absurdité, pour un non-sens. En tout cas, je n’aurais pas compris de quoi on me parlait, je ne l’aurais pas “imaginé”. On naît avec le sentiment que le monde qui nous entoure est là depuis toujours et sera là pour toujours. On naît avec des mots qui semblent éternels. Et puis, un jour, le rideau se déchire (le soldat de l’Histoire du Soldat comprend que ce n’était pas « trois jours », mais « trois ans » !). Les dictionnaires s’ouvrent, et tous les mots en sortent et se mettent à danser une gigue folle, variation avariée, quodlibet déglingué, et quand ils ont fini de danser, ils retournent dans les pages, mais les places sont interverties, et le plus drôle est que personne ne dise rien, que personne ne semble s’apercevoir de rien. La danse n’a duré que quelques instants, mais les hommes continuent de faire ce qu’ils étaient en train de faire l’instant d’avant, avec le même sérieux, la même application, parfois la même dévotion touchante. Sérieux/blague, sérieux/blague, sérieux/blague, ce sont les deux faces interchangeables du même scotch qui leur barre les yeux et la bouche, et parfois le cœur. 

Nous avons de plus en plus la sensation d’habiter des cimetières. Cimetière de la langue, cimetière de la musique, cimetière de la patrie, cimetière des amours et des corps, le nôtre et ceux que nous avons désirés et chéris. Il faut un sens de l’humour très développé pour supporter cette vie entre les tombes, dans cet hiver qui semble ne pas vouloir finir, dans cette grisaille illimitée, dans ce grand pourrissoir des renoncements successifs et des abolitions à la chaîne. (Tiens, c’est curieux, ce mot semble ne plus exister, du moins dans la langue du XXIe siècle. Encore un fantôme… Encore un souvenir qui ne tient à rien, impartageable…) Finalement, l’ignorance, c’est ça, c’est la traversée de la vie les oreilles bouchées, indifférent aux changements, aux glissements progressifs, au recyclage incessant des choses et des mots, croyant habiter l’éternité, croyant dur comme fer en l’incroyance et au sérieux, le sérieux qui fait de l’humour comme on fait ses courses, le samedi, entre deux rangées de consommateurs abrutis de jingles et de réclames. « L’orage rajeunit les fleurs » écrit Baudelaire. L’humour que j’aime et dont je regrette la disparition est un orage qui rajeunit, alors que celui qui nous accable quotidiennement nous conduit au cimetière. À la fin des fins, l’humour contemporain me semble surtout une manifestation secondaire de la peur panique qui saisit l’homme d’aujourd’hui quand il prend conscience de son incapacité à jouer avec sa langue maternelle. 


À Jean Quatremaille

dimanche 30 novembre 2025

Les tiroirs de Georges de La Fuly

 

Je ne comprends pas les écrivains en panne. Il suffit d’ouvrir un livre, n’importe lequel, pour trouver matière à écrire. « Rien de ce qui est idiot ne manque d’intérêt à mes yeux. » D’après Bernard Tapie, dormir huit heures par nuit, c’est « perdre un tiers de sa vie ». C’est complètement idiot ! La vie nous offre des situations, quelques odeurs, des couleurs, mais les idées et ce qui les fait germer en nous, ou plutôt fleurir, c’est dans les livres, que ça se trouve, c’est de la théorie, ou du récit avec un peu de grammaire. Les phrases viennent des phrases, et l’existence arrimée aux heures ne fait souvent que retarder l’idée, la mettre en couveuse, ou l’envoyer sur de fausses pistes, entre deux congères. Banalité est une cheffe de gare sourcilleuse. L’inspiration ne vient à l’homme que s’il s’en sert. L’inspiration, c’est le sommeil, le somme, l’absence préméditée à l’Événement, le soleil qui ne se lève plus, l’attention précise aux pages qui s’ouvrent et aux nuages qui se referment, aux draps froissés, au temps qui prend son temps en dépit de la réalité et du décor général des corps. La lecture est interrompue par la lecture ; et ça recommence. Ouvrir le livre, même sans lire, c’est vivre, c’est se coucher entre deux belles phrases dodues, encore chaudes, dans une chambre d’hôtel à Athènes, dont on perçoit la respiration, lourde ou ténue, tranquille ou affolée, qu’on a déshabillées par inadvertance ou par désespoir, qu’on va faire saigner en les ouvrant par le milieu. L’inspiration c’est le vol, le viol, la grivèlerie en ondes alpha, la main dans la culotte des Lettres. Et la mort qui insiste appuie sur l’absence, en fait sortir des idées qui ne nous appartiennent pas. Tant pis, tant mieux ! Beautés vieillissantes qui remuent dans leur tombeau aromal, comme dirait l’autre, celui qui a la clef et qui tient les livres de comptes. Prenez votre ticket. Tout est là. N’allez pas mendier l’imagination. Ouvrez vos yeux et vos oreilles, ça suffit. C’est chez les autres, qu’on respire, soyez l’ami-de-la-fente. Du pli, de la pliure. De la sueur. Du soleil sur la peau. 

Fais-moi encore la lecture, s’il te plaît. Vas-tu me dénoncer ? Vais-je te dénoncer post-mortem ? Je n’ai pas encore ouvert tes cahiers, tu écrivais si petit, c’est si difficile à déchiffrer, et il y en a tellement. Tu dors depuis longtemps, plus de vingt ans déjà, c’est mon rêve, de dormir si longtemps. Oserai-je te réveiller ? Tu te rappelles qu’on avait froid, dans la grande maison. Tu lisais tout ce que je te rapportais de Paris, même des choses, vraiment, j’ai un peu honte de t’avoir fait lire ça. Mais non. Tu t’en es remise, finalement… Ah, vous dirai-je maman !

À chaque fois que je me demande ce que c’est que l’inspiration, je pense à la sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy, mais je pense aussi, eh oui, à Michel Portal l’ondiniste, qui vient de fêter ses 90 ans, le même jour qu’Helmut Lachenmann. En 1972, à Châteauvallon, le Michel Portal Unit nous donnait une éclatante définition de l’inspiration, une définition que personne alors n’était sans doute en mesure de comprendre, mais qui prenait l’aspect de la virulence, virulence d’une extrême séduction. Ça a laissé des traces. Des échos. 90 ans !!! Comment est-ce possible ? On en est là, vraiment ? Né le lendemain du 26, comme l’autre, qui m’a envoyé un mail d’une froideur antarctique. Je vais l’encadrer : « Bises. » Comment font tous ces vieux qui font semblant de trouver le monde beau, ou même seulement normal, qui parlent cette langue qui nous donnent envie de les faire cuire à gros bouillons avec un bouquet garni. Comment y arrivent-ils ? Ils la mettent où, la morale, exactement ? Dans quelle pièce de la maison ? Les chiottes, la buanderie, la cave, ils la collent entre le placo et le tableau de Picabia ? Ça a de la ressource, quand-même, dans le grand âge ! La frousse d’être seul, isolé, renié, oui, certainement ; mais il n’y a pas que ça. « Toi, tu es un voyou magnifique ! » disait Boulez à Portal. Le réchauffement-personnel, vous connaissez ? Je peux coacher, pour les affamés de fuel ou de thune. Huit ans d’expérience. Trucs & astuces de La Fuly, des caleçons à la douche froide. Aus der Tiefe, rufe ich, Herr, zu dir ! Aspirateur en main. 

« On ne prend pas plus de place que ça. On peut nous ranger comme des chaussures, ou nous expédier comme des salades. » Si vous voulez mon avis, ils feraient mieux d’anticiper un peu, les ravis de la cloche. Tout a commencé par un spectacle obscène et tout finit par un frigidaire débranché. Même les salades sont mieux traitées que nous. Ce que je voulais dire, c’est que la plupart des gens n’imaginent pas le courage qu’il faut pour mépriser (ou haïr) de manière conséquente (je ne veux pas dire “importante”, hein !). Faire du mal (voire le mal), ce n’est pas donné à tout le monde. Sur le moment, dans la chaleur de l’action ou de la réaction, chacun se sent capable d’enfoncer une épée dans le premier ventre mou qui passe dans la chambre, mais c’est juste après, que l’histoire véritable commence. On se dit toujours qu’on aura le temps de ne pas y penser, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Dejarme solo ! Oui, mais c’est pas possible, ça… 99,99 % des gens manquent du courage d’un Francis Heaulme ou d’un Fourniret. Il faut avoir le métabolisme qui soutient le mal, qui lui permet de durer, de remplir les espaces intracellulaires, il faut croire autrement, et ce n’est pas anodin. Il faut fabriquer une réalité alternative, il faut de l’imagination, et peut-être même des dons de poète, allez savoir. Vivre en anaérobie, ça demande des poumons et des reins d’athlète, on supporte la ville, au-dessus de soi, avec ses squares, ses balançoires et ses bordels, avec ses clubs de sport et ses logements sociaux, avec les défilés de la LFI et les éborgnés, entre deux bulletins météo et trois discours présidentiels, le pays les yeux bandés, et Julien Grok qui déblatère à tout va sans que personne le contredise. On se retourne, si on est assez souple, on aperçoit l’année 95, par exemple, et on a une crise de larmes comme une ado contrariée qui ne sait pas pourquoi elle saigne. Les histoires de tueurs en série, c’était le bon temps : de la littérature à l’estomac populaire. Le Brady était encore un cinéma porno, le plus fascinant de tous, le plus glauque. C’était avant la chute de la maison Vallet. 

Il paraît que j’ai des obsessions et que je saute d’une idée à l’autre comme un dément. C’est ça, qui fait un bide. Ça et autre chose. Je démens. C’est donc interdit, d’inventer, contrairement à ce qu'on nous serine toute la journée, c’est interdit de vouloir inventer de nouvelles formes, de faire autre chose, de ne pas refaire ? Il faut qu’on y croie, il faut que le lecteur se sente impliqué dans l’histoire, que ça le prenne aux tripes, qu’il tourne les pages, il est là pour ça, le lecteur, il a payé, enfin, pas toujours, et de moins en moins, j’en sais quelque chose, puisque je lis des romans que je n’ai pas achetés, et peut-être même des romans que personne n’a écrits. Ils en ont après ce qu’ils nomment « l’expérimentation littéraire », les lèvres leur en tombent, ils voient ça comme un déchet de vieux crétins attardés qui n’ont pas pris le bon tournant ; ils n’utilisent pas Waze. Non, non, non, donnez-nous des histoires ! Ça doit concurrencer Fentlix sinon à quoi bon ? Entre Wikipedia et Grok, vous avez tout ; sinon, c’qui faut, c’est ressusciter Balzac ou Flaubert, remettre la Machine en route, oublier le sinistre XXe siècle, franchir les gouffres sombres à pas de géant, le bonheur numérique n’attendra pas éternellement. La littérature sera augmentée ou ne sera pas. Attention ! À gauche, le cratère Roth, à droite, le cratère Muray, ça canarde sec, et tout le monde est plus ou moins estropié, c’est les grandes orgues de Joseph qui sonnent l’Apocalypse, une apocalypse en do majeur tout hérissée de bons sentiments qui collent aux doigts. « Bises ! ». « Bisous ! » « Coucou ! » 

Regardez-moi, bordel, je suis gentil, j’ai de l’humour, je ne ferais pas de mal à un trans, je dis bonjour aux dames, j’ai même passé mon Contrôle Technique avec succès, qu’est-ce qu’il vous faut de plus, que je téléphone à Augustin, que je like Nabe, que je transitionne, que je dénonce ma grande sœur, que je parte à Gaza ? Mes obsessions ? Qui vous a parlé de ça ? C’est moi ? Ah, oui, c’est possible, j’ai oublié. J’oublie beaucoup, c’est mon nouveau dada. « Cœur avec les doigts ! » « Love ! » Je ne ferai pas de mal à une bouche, vous le savez bien, pourtant. Plus assez d’énergie pour ça, pas assez de foi en soi, de confiance en l’avenir, d’étourderie, comme on disait au collège. « Votre fils est très dissipé ! » Pourtant pas méchant, plutôt bon élève jusqu’ à la quatrième, où le choc avec la Femme, les filles (mixité chérie), l’a complètement sorti de ses gonds, l’a dévergondé à donf. Il a eu du mal à s’en remettre, le poussin à sa maman. 

En panne de quoi ? D’idées, de sujets, de forme(s), de personnages, de situations ? D’angoisse ? De titre ? Je suis en train de lire ma propre vie dans un livre non publié, ça fait drôle. C’est un livre qui raconte la panne. La panne des pannes. Le coup de la panne généralisée. La panne élevée au rang de bijoux de famille. Il était normal que je finisse par là où j’ai commencé ; comme tout le monde, vous me direz. Mais pour l’instant, la panne, devant l’écran ou la feuille, je ne vois pas du tout à quoi elle pourrait ressembler. Ne plus bander ? Vous me parlez chinois. C’est un livre tu sors de lui des chapelets de nichons et de culs, vue imprenable. C’est déjà ça. Ramuz voyait ça autrement, mais l’histoire du violon qui guérit est bien vue. C’est la vérité vraie. J’ai péché. Là aussi, comme tout le monde, mais la différence, c’est que moi j’aimais et j’aimerais me confesser. Oh oui ! La disparition des confessionnaux est l’un de ces événements capitaux de l’histoire humaine dont personne ne parle, étrangement. Les répercussions de cette abolition sont énormes, gigantesques, mais chut, pas un mot là-dessus. C’est ailleurs qu’il faut regarder. Les sociologues sont formels. Aucun intérêt. On se guérit avec du Xanax ou du Brintellix, désormais, le violon a fini sa course dans un supermarché sur la rocade est d’Alès, près du rayon toiles cirées. Je vous dis tout. Même ce que vous n’espérez pas. N’importe quel livre ouvert vous plonge dans le péché et la volupté d’un super-monde inconnu. C’est chimique. Vous ne le savez pas, mais ça va remonter le long de votre système lymphatique, le son va se propager dans vos organes, les faire vibrer, les tenir en alerte, va échauffer la viande, et tout ce monde souterrain va se mettre à parler dans la-langue-qui-n’existe-pas, celle d’avant les mots et la syntaxe, un rythme ni binaire ni ternaire ni lunaire, un rythme impossible à dire, à faire entrer dans une mesure, mais un rythme tellement essentiel qu’il communique avec celui de la Terre et du Temps. La grande histoire du Corps ne vous a pas encore été racontée. C’est le dégel de la Vérité, il faut vous préparer. Elle vous mordra les fesses comme les cochons corses rencontrés sur une plage de nudistes. Ça va prendre du temps, mais vous saurez tout. C’est le Camp des seins qui entonne son hymne à la joie, ça coule de source, ça gicle comme du volcan qui s’éveille. Ô mamelons, aréoles et glandes, vous n’êtes que la partie émergée de la grande distribution de nourriture aux sans-abris en hypothermie que nous sommes, hypermarché planétaire et féminin qui joue sur la corde de sol et nous fait pleurer de reconnaissance. Le Nichon bénit ses sujets avec tranquillité et noblesse. Nous, les bégayeurs obsédés, nous ouvrons grand nos babines pour recevoir le nectar nourricier, cette musique laiteuse que plus personne n’espérait depuis la Dixième symphonie de Gustav Mahler ou le Miserere d’Allegri. Se confesser sur les seins d’une femme, vous l’avez oublié, vous êtes programmé pour l’oublier, mais vous en rêvez chaque nuit depuis cinquante ans. Tout le monde confond aréole et auréole. C’est normal. C’est un petit chapeau qui tient chaud quand on perdu ses cheveux. Sorte de kippa d’avant les lamentations. Bien avant ! Une cible où pointent toutes nos flèches, un coussin doux où nos prunelles se reposent du désir éternel, un vitrail qui rétablit dans leur dignité les spaghetti trop cuits abandonnés aux pieds de la Déesse. Elles nous rangent comme des salades dans le bac à légumes. Nous aurions voulu être Sade, nous ne sommes que des légumes d’hiver entre leurs cuisses. Carottes, salsifis, céleris électriques, ampoules qui n’éclairent que les entrailles, trompettes bouchées, bourrasques obsolescentes qui hurlent dans les cavernes glaciales. Elles riraient, si elles savaient. Elles savent, oui, je sais bien. Mais on est bien élevé, on fait comme si, elles et nous. Comme si la panne était impossible. Comme si l’inspiration était un combustible d’origine non-fossile, atomique, cosmique. Le mouvement perpétuel, la Grâce sans origine ni fin, sans raison humaine. Calmez-vous, ça va aller. 

Les cinémas porno sont désormais dans la chambre à coucher, ou même au poignet de Monsieur et Madame. Le confort, toujours ! Le confort nous a tués et va nous surtuer ! L’homme n’a pas été construit pour vivre à 20°, il n’est pas fait pour se faire livrer la nourriture à domicile, pour porter des baskets et des joggings toute l’année, pour scroller de A à Z en écoutant Jean Le Gall parler de littérature, pour dialoguer avec des influenceurs, il n’est pas fait pour aimer tout le monde, pour choisir sur catalogue le genre de nichons qu’il veut tripoter, c’est de la folie, il lui faut planter, chasser, guerroyer, se confesser, prendre, voler, rêver et cueillir. Mais c’est pisser dans un violon que de rappeler ça, je sais. Mes Obsessions… « À quel moment de cette journée animée et difficile Sabbath avait-il oublié la présence de la petite culotte dans sa poche ? » Je me souviens que tout avait commencé par là. J’avais demandé sur Facebook aux femmes qui passaient par là de me dire ce qu’il y avait dans leurs tiroirs, c’était il y a dix ans, ou presque. Quel succès ! Je n’aurais pas cru ça si facile. Elles sont venues boire à l’oasis, à tour de rôle, un peu méfiantes d’abord, puis de plus en plus confiantes, il y a même eu de la concurrence. Les tiroirs de Georges de La Fuly… Inventaire avant décharge. Surprises et consternations garanties. Hoquets des familles. Perplexité offusquée. Épouvante ? Je pourrais écrire une encyclopédie de la petite culotte féminine. Un de mes sujets de prédilection. Après la mort des gens, il faudrait récrire leur vie en fonction de ce qu’on trouve dans leurs tiroirs, une vie à rebrousse-poil, une vie amorale, mais bien réelle, sans tous les ornements entassés soigneusement par le défunt du temps de sa splendeur. Un contre-catalogue, une manufacture secrète et déployée au grand jour, plis sur plis, enveloppes ouvertes et récits secondaires dans les contre-allées de l’exiguïté. Une sorte d’autopsie matérielle, pas tellement moins dégoûtante que l’autre, mais tout de même plus drôle, sorte de contrepoint qui se révèle comme l’encre sympathique le fait d’un message sur un papier vierge. 

« Elle n’est pas pensée, car elle mélange tout, saute des étapes, ressasse au contraire, noue, colle, s’amuse à des fulgurances comme à d’interminables sur-place et à des récurrences gâteuses. » On dirait Isabelle qui parle de ce que j’écris. Et ce fut écrit avant-hier. Comme c’est amusant ! On emprunte aux autres des phrases, des phases, des sentiments, des désirs, des visages, des gestes, des portions de corps ou d’histoires, et on reconstruit ailleurs, dans un ordre différent, dans une langue autre, dans un autre plan, une autre végétation, d’autres “valeurs”, et le monde continue de tourner, les nuages passent, s’effilochent comme ils l’ont toujours fait, les canons de beauté se contredisent allégrement, les modes succèdent aux modes, il n’y a que la mort pour être fidèlement au rendez-vous, toujours semblable, toujours jeune. J’aime les secrétaires à cause de leurs tiroirs ; on peut même y ranger des phrases, des odeurs, des choses dont on a oublié à quoi elles avaient servi, et dans lesquels d’autres que nous rangeront d’autres objets, d’autres lettres, d’autres signes et indices qu’ils oublieront aussi. Celui que m’a offert Tante Glyne m’est très précieux. Je pense souvent que la maison est organisée autour de lui. Petite caverne de bois précieux fermée qui se montre sans qu’on la voie, car on ne voit que l’enveloppe, le meuble, comme la peau de la femme cache et rassemble ses organes et ses pensées. 

J’allais vous parler de Gérard Marais et de Jacques Rondreux, de Jeff Sicard et de Michel Gladieux, et aussi du Dharma Quintet mais quelque chose me dit que tout le monde s’en fout. Vous avez tort, mais je n’y peux rien. C’est vous les plus forts. Je vais aller refermer mes tiroirs et boire un peu de bouillon d’os pour me réchauffer. 

dimanche 23 novembre 2025

Flonflon


Écrire, c’est dépenser un argent qu’on n’a pas. Cette phrase m’a réveillé à trois heures du matin. Est-ce qu’on pourrait dormir tranquille, bordel ? Sans être emmerdé par des phrases, des idées à la con, des choses ridicules dont la cervelle facilement impressionnable se dit immédiatement : Ça, il-faut-le-noter. Le noter ? Pour quoi faire, Albert ? Pour s’en débarrasser, Roger. Ces pensées m’encombrent ! Une fois écrites, je peux les oublier. 

56 cantates composées à Leipzig sur des mélodies de chorals luthériens. 19 concerts sur six ans. Ça vient de Genève, donc de l’enfance. Gli Angeli, les anges… L’âge de l’ange. Ce quintette m’encombre. Céline-inouïe, Thérèse-oubliée, Benny Sluchin, Thierry Madiot, Sophie-à-la-fenêtre, rendre clair, dit Patrice Jean, c’est tout ce qui compte. On en apprend tous les jours, Seymour. Ils savent. Nous pas. À quand la délivrance, Constance ? Il faudrait toujours écrire en compagnie de Bach, ça calme les ardeurs créatrices, les fièvres géniales qui poussent comme des furoncles à trois heures du matin et nous empêchent de nous asseoir à plat sur notre cul. Dès qu’on a la sensation d’inventer quelque chose, on sent la figure de Jean-Sébastien qui nous regarde depuis l’ombre profonde avec un sourire apitoyé. Il ne se moque même pas. Il est d’une patience vertigineuse. Il en a tellement entendu, depuis 1750. J’ai presque terminé mon recueil de poésie, j’attends une postface. Près de 500 pages de poésie ! Au fou ! Je pourrai en vendre dix-neuf exemplaires, peut-être. De quoi est morte sa première femme ?

De toute façon, l’argent, on n’en a pas. On n’en a jamais vraiment eu. Sauf, peut-être, très brièvement, quand on s’est installé ici en 2006. Il aurait fallu s’arrêter et réfléchir, se poser un instant, mais on a cru qu’on était dans une descente, et qu’il fallait courir le plus vite possible pour ne pas se casser la figure. On avait au cou une pancarte qui disait très clairement : VIE DE MERDE, mais de là où on était il était impossible de lire ce qui était inscrit sur le carton d’invitation. Tout le monde le voyait, sauf nous. C’est ça, les drôles de gueules qu’ils tiraient, et qu’on ne comprenait pas, bien sûr. C’est toujours cette même scène où on est sur un terrain de rugby avec un short prince-de-galles. Ou alors quand on arrive à Saint-Michel, interne en troisième. On ne comprend pas du tout les règles du jeu, alors ça les fait marrer, bien sûr. Ils sont tous au courant, sauf moi. Me surnomment Flonflon ! Ils savent tous de qui il s’agit, sauf moi. Je n’ai jamais entendu parler de ça. Même aujourd’hui je ne sais pas à quoi ressemblait ce Flonflon télévisuel. Interne ! Ah, les salauds ! J’avais sacrément déconné en quatrième à Rumilly, pour que mes parents m’infligent ça. Je n’aurais jamais cru. Du dimanche soir au samedi à midi chez les curés, dans des dortoirs à quarante, ou plus, quel changement, quelle merveilleuse punition ! Le collège était très nettement divisé en deux mondes, au bout d’Annecy, vers le cimetière de Loverchy, du côté des jardins ouvriers. Les Grands et les Petits. La troisième, c’est chez les Petits. Comme je suis resté deux ans là-bas, j’ai connu le régime des Grands. Et là, tout a changé. De Gaulle est mort, le Père aussi, enfin tout est parti en testicule. La France nous disait adieu, mais on n’entendait pas, tout occupé qu’on était à se branler dans les collines. Elle parlait bas, la France. La seconde, c’était l’Amérique. L’Autodiscipline… Bonjour Stephan MacLeod ! Bonjour Mark Eaton, Philippe Gaucher, Jimi Hendrix, Alfred Jarry, Goethe. Les petites culottes et les soutien-gorge des filles, surtout. Interne ! Je n’en reviens toujours pas, de Saint-Michel, j’y suis encore. Mais où vont-ils chercher toutes leurs histoires de « maltraitance sexuelle » chez-les-cathos ? Pas une seule fois je n’ai, de près ou de loin, eu connaissance de ce genre de choses, là où je me trouvais. La seule maltraitance que j’ai connue, c’est le réfectoire. Tout le monde avait l’air de trouver plus ou moins normal d’avaler cette nourriture infecte. Là aussi il a fallu faire semblant, mais on avait quand-même l’air un peu paumé. Joue-nous du piano, Flonflon. Mais non, vous êtes fous, ou quoi ! 

J’en ai rencontré, des anges. Comme tous les cons, je n’ai pas fait attention. Je les ai laissés glisser sur moi, autour de moi, j’ai senti leur frôlement, j’ai souri d’aise, mais je n’ai pas compris, je n’ai pas fait attention. C’était presque banal, pour des andouilles de mon genre. Je devrais les citer, donner leurs noms, mais personne ne me croirait, je passerais encore pour un dingue un peu neuneu, boomer jouisseur germé dès l’adolescence. Christine m’avait dit ça, très tôt, alors qu’elle me caressait les cheveux dans la voiture : « Tu es un jouisseur. » J’avais pris ça pour un compliment. Les caresses, je ne voyais pas ce qu’il pouvait exister de mieux, dans la vie. Faire attention, c’est la seule morale. Je préfère nettement l’attention à la volonté. Évidemment, ce n’est pas très rentable, mais on ne s’en rend compte qu’à la toute fin de sa vie. Caresser, être caressé, agrandir le temps, le développer, comme on développe une pellicule photographique, comme on fait le point sur un détail que personne n’a remarqué, qui n’existe que pour nous. Le détail, l’exception à la règle, la contradiction, l’interpolation infinie en échos qui nous plonge dans la présence jusqu’au vertige. Mes trois Christine du commencement ont été des anges, chacune bien spécialisée dans le lancement de la fusée sexuelle à post-combustion. Il faudra que je leur édifie un tombeau à chacune, c’est bien le moins. 

Les très longues séances dans la 2CV, vers le Pont-des-Îles, dans la clandestinité, avec une femme plus âgée qui me montrait le mystère en acte(s). La gentillesse, la bonne humeur, et un peu de perversion, aucun homme ne résiste à ça. Ni à une belle chatte offerte en tout bien tout déshonneur. Le joli dévergondage savant, à poils et à sueur. Aucune maltraitance, bande de cons, bien au contraire. L’entrée dans la chair et dans le roman, mais ils ne peuvent pas comprendre. On parle à des sourds. Le contenu des tiroirs, plus tard des sacs-à-main. Les secrets. Les images. Les odeurs. Les pleurs. Et la douleur, la douleur qui très vite nous prévient qu’on touche à quelque chose de sacré et d’incompréhensible. Elle est là, entre nous, on doit passer par-dessus pour se toucher, pour se renifler, c’est elle qui donne des couleurs à la scène, aux baisers, aux caresses, c’est elle qu’on sent, quand on reprend son souffle, c’est elle qui rend l’échange précieux et indéchiffrable, et c’est elle encore qui reviendra nous mordre quand tout sera oublié, ou qu’on pensera pouvoir mépriser ces émois de jeunesse, ces heures lentes, marécageuses et grandioses, ces heures écarquillées, ouvertes. Ce qui me frappe, maintenant que j’y pense, c’est le temps, le temps infini, sans limites, qu’on prenait, alors, pour se découvrir, se parler, se toucher. On faisait de la Parole et du Regard une cathédrale, en Savoie ou ailleurs, Paris et province. Je ne sais pas si on s’aimait, mais on faisait attention. On regardait, on sentait, on lisait, on écoutait, avec une sorte de terreur sacrée, on était toujours plus bas que l’objet aimé ou désiré, qui se tenait dans une lumière inviolable. Ceux qui, aujourd’hui, interprètent le monde avec deux ou trois idées simples (l’emprise, etc.), qui jugent du passé avec les normes du présent, nous font rire, mais c’est un rire amer, car on est incapable de leur expliquer de quoi il retourne, de quel monde on vient. Notre impuissance répond à leur impuissance. On ne se comprend plus. Plus du tout. Opposition de phase et de phrases. Ils siègent dans une cour qui juge de tout comme si le temps n’existait pas, n’avait jamais existé, comme s’ils se situaient en un point absolu, hors les siècles, ils ont perdu tout sens du relatif, de l’éternelle transformation, des cycles, des retours, des reprises et de la complémentarité, ils ne savent plus que l’on ne pense pas seul, jamais, que penser, c’est mettre en mouvement la relation qu’on a avec l’autre, l’autre dans toutes ses dimensions, humaine, temporelle, historique, charnelle, intellectuelle, générationnelle, que c’est entretenir un dialogue avec ses propres limites, avec le doute, avec l’inconnaissable et l’immaîtrisable, donc avec la mort comme variation sans commencement ni fin. « Pour juger du passé, il aurait fallu y vivre ; pour le condamner, il faudrait ne rien lui devoir. » Je lui dois tout, à ce passé. Vous entendez, bande de sourdingues ? Tout. 

« Liebster Gott, wenn werd ich sterben ? » Quand, comment ? Où irai-je, après ? « Où sont les autres ? — Ils sont là. — Non, reprit Sabbath une fois seul. Ils se sont tous enfuis. » Je vois bien que je suis seul, ne me racontez pas d’histoires ! À ma gauche, la nuit, à ma droite, la nuit, la nuit devant, la nuit derrière, au-dessus et au-dessous, la nuit infinie. J’entends très distinctement les vingt-quatre notes répétées de la flûte, glas rapide, clou précis, oiseau posé sur la branche de l’éternité, qui creuse un puits sans fond en moi. Aïe ! Laisse-moi n’être que moi, je n’ai pas plus d’ambition ; l’Éternité me fait frémir. Pourquoi me crucifier, moi qui ne suis rien ? Je monte et je descends dans les arpèges de la chair pourrissante : aucune issue visible. Les portes se ferment les unes après les autres. Je crie mais personne n’entend. Je me déguise. Il me voit tout de même, me reconnaît malgré mes grimaces et mes changements de costume. Mentir est toujours possible, bien sûr, mais ça ne prend pas, et l’on comprend trop tard que c’était ainsi depuis l’origine. On a cru berner, mais on restait à visage découvert, ou pire, nu comme un vers de mirliton crié par-dessus les éoliennes. Jésus est d’une patience, tout de même…

De toute façon, l’existence est à découvert, quoi qu’on fasse. On a dilapidé le peu qu’on possédait, très tôt, très vite. Ça nous brûlait les doigts. « Le moment venu, il s’occuperait des tiroirs et des placards. » Angoisse, vanité, effroi, remords, jalousie, la mémoire place les affects dans des boîtes désordonnées qu’on ouvre dans le sommeil et les rêves, qu’on referme précipitamment, au réveil, c’est sournois, c’est merveilleux, c’est effrayant. Les doigts nous brûlent comme si on avait touché les parois brûlantes de notre prison. Je plains beaucoup ceux qui ne sont jamais entrés dans un confessionnal ou dans un bordel. On tremble… 

Je reporte à plus tard. Des semaines et des semaines que je n’écris pas ce que je dois écrire. Que je parle d’autre chose. C’est une méthode ? C’est la peur ? La folie ? Comment savoir… Plus confiance en moi. « Ils étaient assis à la table de la cuisine, une belle table, grands carreaux ivoire de faïence italienne, avec une bordure de carreaux ornés de fruits et de légumes peints à la main. Michelle, la femme de Norman, dormait dans leur chambre à coucher, et les deux vieux amis, assis l'un en face de l'autre, parlaient à voix basse de la nuit où… » Ça parle du trésor des rêves déjà satisfaits. C’est un trésor, ça ? On peut l’amasser, ce trésor, on peut le garder avec soi ? Vraiment ? Il aurait fallu m’apprendre à faire ça, Maman. Tu ne m’as pas appris. Maintenant que j’y pense, c’est vrai, il existe de ces gens qui le montrent, qui l’exposent, ce trésor, soit sur leur corps soit chez eux, là où ils disposent d’un temps qui n’appartient qu’à eux, ils ont cette allure qui dit : Regardez comme je suis riche de tout ce que j’ai amassé, que j’ai su conserver et faire fructifier. Ils habitent dans un verger, et leur seule présence nous désigne de beaux arbres pleins de fruits que nous voudrions goûter, mais on sait bien que c’est interdit. Leurs yeux nous le rappellent, au cas où une tentation naïve nous entraînerait trop loin. Les vieux amis… Je n’ai pas de vieux amis. Il fallait planter plus tôt. Il fallait prévoir. Il fallait une méthode. Une stratégie. Sortir un instant de l’enchantement présent. Arrêter de lui bouffer la chatte, par exemple. Mais nous avions la tête pleine de sanglots et de caresses pas digérées. La nuit où… Il y en a eu, de ces nuits où… D’où provenait cette confiance aveugle en la vie ? Jouant la fugue en mi bémol mineur du premier livre du Clavier bien tempéré, on mettait nos pas dans ses pas, et on croyait qu’il n’y avait pas à s’en faire. Ça avançait tout seul. Le calcul avait été fait par un autre que nous, et bien mieux que nous ne saurions jamais ! C’est peut-être ça, qu’on appelle prier. Ces nuits où deux corps prennent le temps de prier ensemble, où voie et voix se confondent. C’était un trésor, ça aussi, mais un trésor qui ne s’amasse pas, qui ne reste pas, qui ne s’amoncelle pas comme un tas de charbon, ou à la banque. Les sons s’évanouissent, comme les gestes, comme la présence… Ce n’est pas par hasard qu’on appelle ça “une fugue”. Faire une fugue, c’était à la mode, dans mon enfance, mais je ne l’ai jamais fait, contrairement à mon frère Emmanuel, qui était parti à Paris, très jeune, avec la guitare qu’il avait fauché à sa mère, et avait dormi dans la rue, jusqu’à ce qu’une pute le recueille. J’ai envié cette vie. Je l’ai vaguement copiée. Mal. 

Elle me disait : « Aie confiance ! ». Même si je ricanais, pour avoir l’air d’un dur à cuire, je faisais confiance, oui, sans m’en vanter, dans son dos. J’avais la musique, et je croyais que c’était suffisant. Tout le monde cherche un rempart suffisamment solide pour contenir le flot des larmes qui n’attend qu’un moment d’inattention pour tout submerger, pour tout emporter, pour effacer les quelques traces qu’on a cru laisser dans le sable. Alors on écrit, pour se venger, pour amasser d’une autre manière. Mais la parole s’enfuit, elle aussi, on la cherche, dans les coins sombres, dans les retards, dans les contrejours, elle nous file entre les doigts, elle nous trompe avec le premier venu, cette salope, c’est sa nature, il ne sert à rien de lui faire des reproches. Elle nous demande d’avoir confiance et nous trahit immédiatement, sans aucune gêne. Comme une femme mariée qui reproche à son amant de la tromper alors qu’elle trompe son mari sans même sembler s’en souvenir. 

Rendre clair, qu’il dit, l’autre… Il dit aussi, j’ai cru l’entendre, que faire des aphorismes, c’est facile. Si tu le dis, mon Kiki… Ils commencent sérieusement à me faire suer, tous ces gens qui nous expliquent ce que doit être la littérature aujourd’hui. À droite, à gauche, au centre et aux-extrêmes, les clans s’affrontent et se méprisent, ils « flinguent » habile, « snipeurs » intelligents dont chacun sait où il « se situe », chacun portant le drapeau qui convient, chacun « dénonçant », personne ne semblant se rendre compte qu’il ne fait que répéter comme un perroquet les « bonnes idées », jouer du gros tambour qu’ils se partagent à tour de rôle comme on se partage une soupe chaude et réconfortante autour d’une table de cuisine. Mais laissons à la sympathie le temps de revenir parmi nous. Il se pourrait qu’elle nous laisse entrevoir d’autres idées, d’autres manières, ou d’autres postures. Les deux vieux amis sont assis face à face, à la cuisine, pendant que l’épouse dort. L’un d’eux est un raté. L’autre un réussisseur. L’un d’eux est un rateur, l’autre un réussi. Échanges… Économie… Passage et repassage des anges… Des accords et désaccords… 

J’ai de plus en plus de mal avec les croyants qui se croient incroyants. Les athées, par exemple, me semblent des rêveurs inconsistants, et surtout d’incroyables croyants qui s’ignorent, sans doute les plus fervents, les plus acharnés et les plus intolérants. Je ne crois pas à un monde sans religion, ça n’existe pas. Dès qu’une religion s’efface, une autre prend la place, je ne suis pas le premier à le dire, et nous sommes aux premières loges pour le vérifier, ici et maintenant. C’est comme ça, l’Humain. Chacun veut être « fidèle à lui-même », c’est-à-dire à la croyance qu’il pense, seul dans son coin, pour la première fois (qu’il invente la pensée, en quelque sorte), qu’il ne croit pas, alors qu’il s’effondre sur lui-même, littéralement, dès que la pensée, le goût et l’opinion des autres font défaut, cessent de le relier au bon discours, nourriture plus essentielle que l’oxygène qu’il respire. Parler, seulement parler, est devenu une activité presque impossible. Suspecte. Chaque parole étant prise dans un discours pris lui-même dans un pouvoir qui essaie d’annuler celui d’en face, de le réduire, d’en faire de la charpie idéologique, de l’exterminer par le rire ou le sarcasme, par le savoir, qui, aujourd’hui, est très souvent nommé Science, bien ridiculement. J’en parlais l’autre jour avec ChatGPT qui a reconnu bien volontiers (il suffit de lui poser les bonnes questions) que les affirmations souvent péremptoires des IA ne valent pas tripette, et que, la plupart du temps, quand elles ne savent pas, elles inventent, tout simplement. Savoir dire : « Je ne sais pas » n’est pas inscrit dans le patrimoine génétique de ces mille-feuilles pensants. Dans ce domaine, Grok est un champion, pris maintes fois la main dans le pot de confiture, et sur des sujets ou en des domaines où l’incertitude n’est pas permise. En cela, elles sont, les intelligences artificielles, très semblables aux humains qui les ont conçues, ce qui n’est guère surprenant. Tout plutôt que d’avouer qu’on ne sait pas, qu’on doute, qu’on n’a pas d’opinion (le plâtre de l’opinion, qui colmate les trous, qui reporte les angoisses (et la liberté) à une date ultérieure). Elles aussi dépensent un argent qu’elles ne possèdent pas ; elles écrivent au kilomètre. Tout est remis en circulation, les couches s’empilent sur les couches, se mélangent, et plus rien n’est distinguable, plus rien n’est premier. Les discours ne répondent plus aux discours, ils sont devenus indiscernables, leurs contours sont si plastiques qu’ils peuvent épouser toutes les vérités simultanément, tellement qu’il semble devenu impossible de distinguer ce qu’on appelait autrefois premier et second degrés, et tous les autres degrés à la suite évidemment (d’où, sans doute, l’apparition de ces misérables smileys, grimaces rassurantes qui ne résolvent rien du tout, qui ne font qu’ajouter du malentendu au malentendu). Un discours n’est plus qu’une information parmi d’autres informations. Que faut-il faire ? S’y résoudre et épouser les nouvelles formes, ou résister (croire résister) et parler l’ancienne langue ? Je choisis de ne pas choisir, de tenter, sans doute vainement, de n’être nulle part, de ne pas laisser prendre la Vérité, avec son grand V de Voleuse, mais, ce faisant, je me condamne certainement à ne pas être compris, et donc à souffrir — et aussi à encourir des reproches pas toujours immérités mais toujours pénibles en ce qu’ils révèlent une lecture pauvre, aplatie, couillonne. Le sens s’est depuis longtemps métastasé, nous sommes obligés d’en convenir. Il attaque tous les organes de la parole à la fois, d’où une certaine panique, quand on essaie de savoir de quoi l’on parle — et à qui. Le fantoche a pris du galon, et souvent, parlant avec un interlocuteur, on a la sensation de parler avec un autre que lui-même qui répond à un autre que nous-mêmes. Quel est ce langage, se dit-on à part soi ? Ça ressemble à la langue qu’on nous a apprise, on reconnaît les mots, mais quelque chose nous dit que c’en est une autre, qui se fait passer pour elle, qui la singe. Doit-on poursuivre, faire comme si de rien n’était ? Tirer la sonnette d’alarme  et sauter du train ? Se barbouiller à plaisir du jus qui coule d’entre les mots ? Coupez-la moi, si vous en êtes capable ! « Non. Non. N'attendons pas. Je ne suis pas éternel. J'aurai soixante-dix ans après-demain. Et tu auras laissé passer ta chance de nous montrer combien tu es courageuse. Coupe-la-moi. Coupe-la moi, Roseanna. Choisis une nuit, n'importe laquelle. Coupe-la-moi. Si tu en es capable. » Arrête de faire tous ces gestes en parlant, tu as l’air d’une youtubeuse ! Vas-y, prends le couteau, et bouge tes mains pour quelque chose de tangible, enfin. Comme dans l’Empire des sens, tu te souviens ?

Où trouve-t-on encore des fêtes galantes ? Dans quel pays, dans quel ordre du monde ces choses existent-elles encore ? Vous le savez, vous ? Où ai-je mis la description que j’avais rédigée il y a vingt-cinq ans, je m’en souviens parfaitement, du contenu du sac de Sarah ? C’était la seule chose à faire, je l’avais bien compris, alors, il fallait seulement noter ce qu’on voyait, sans plus, sans faire des phrases. Sabbath cherche des photos, des culottes, des bas, tout ce qui a touché, cerné ou laissé voir ce corps, l’a épousé, ce qui peut le faire bander, c’est-à-dire exister encore un peu. Il sait, lui, il a compris, que c’est la seule chose véritablement innocente. Après, « Terminado, comme disaient les putes dans leur langage lapidaire en vous basculant sur le lit dans la demi-seconde qui suivait l'éjaculation. » Ça ne va pas plus loin. On sait à quoi s’en tenir. Quelques expériences et puis c’est tout… Chaque homme a déjà entendu au moins une fois cette phrase dite avec mépris par une femme : « Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite. » On ne prétend pas le contraire, Cocotte. Est-ce si idiot, de penser avec sa bite ? Tu es perdu ? Pas du tout ! Tu as un GPS entre les cuisses. Il faut bien quelque chose qui indique le Nord, et j’ai l’impression que cette chose ne se trompe pas souvent. C’est seulement qu’il ne faut pas lui demander des considérations sur la caverne de Platon ou la cuisson à la vapeur douce. « Vous êtes arrivé dans… 293 poils. » Être pendu par la bite devant les bureaux d’une association féministe va bientôt devenir un motif de fierté qu’on pourra revendiquer dans l’Au-delà, j’en suis convaincu. Il suffit d’attendre un peu. « Qui aurait cru que le vieil homme ait encore tant de sang en lui ? » 

Je suis un gros tas de merde !, pourrait s’écrier tout écribouilleur, même sanctifié par le malheur, assis sur son texte frémissant de cadavres puants. Je dépense. Je repense. Je trépense. Je viole tout ce qui passe à ma portée, tout ce que je touche, tout ce qui sort de moi est saturé d’excréments violentés, c’est la vérité. Je voulais écrire « je vole », mais j’ai écrit violer, et c’est mieux. Au moins quand on viole, on s’intéresse à nous. Violet comme un mauvais roman. Ah non, c’est vrai, ça je n’y touche pas, c’est pour les vrais écrivains, ceux qui inventent. Violée comme une mauvaise romance dans laquelle Gabin est remplacé par Jean-Paul Rouve. 

Le Promenoir des deux amants. Si j’avais le choix, je supprimerais tout le reste d’un trait de plume et je me tiendrais là, avec eux, « auprès de cette grotte sombre », car « je tremble en voyant [son] visage ». Ah, ça vous étonne, hein ! Le vieux sentimental n’a pas dit son dernier mot. De l’opus 2 à l’opus 111, on en voit, du pays ! On en verse, des larmes. On en comprend, des choses… 

« Pendant que son bain coulait dans la jolie salle de bains de jeune fille, tout en rose et blanc, contiguë à la chambre de Deborah, Sabbath s'intéressa au contenu, en désordre, des deux tiroirs placés sous le lavabo – lotions, laits, pilules, poudres, pots de chez Body Shop, solution pour lentilles de contact, tampons, vernis à ongles, dissolvant... Même en fouillant dans tout ce qui traînait au fond de chacun des tiroirs, il ne trouva pas la moindre photo – ni même de cachette renfermant un trésor –, du genre de celles que Drenka avait trouvées parmi les affaires de Silvija au cours de l'avant-dernier été de sa vie. Seul élément un peu prometteur, un tube de lubrifiant vaginal entièrement replié sur lui-même et presque vide. Il enleva le capuchon pour déposer dans la paume de sa main une petite noisette de cette pommade qu'il écrasa entre le pouce et le majeur, et pendant qu'il l'étalait entre ses doigts, il se remémora toutes sortes de choses qui concernaient Drenka. Il revissa le capuchon et déposa le tube sur la tablette carrelée du lavabo afin de procéder plus tard à quelques expériences. »

Ce qu’il y a de bien, avec Yohann, c’est que je peux lui envoyer des photos des seins de Lexy. Il comprend. Pas besoin de s’expliquer. « Une petite poignée d’années dans un conte de fées, et le reste un pur gâchis. » Je ne suis plus dans le conte de fées, lui oui. Mais nous voyons des choses que les autres ne voient pas. Je le sens. Olivier Causte a écrit cette très belle phrase, qui me hante : « Ce monde défiguré, c'est tout ce qu'il nous reste pour nous souvenir, pour concevoir les lieux où sont passés nos pères. » Ce ne sont pas seulement nos pères, qui sont passés par là, mais nos mères et nos petites amies, nos cousins, nos oncles et leurs amis, les grands-parents, les chiens. Il est plus jeune que moi, mais moi aussi je dois faire un effort pour regarder ce que j’ai manqué, pour le voir, plutôt, pour le voir avec des yeux vivants, pour voir la vie qui a laissé des traces sur des photographies ou dans des histoires racontées, ou même seulement devinées, des histoires qu’on n’a pas eu besoin de nous raconter, des histoires ou de l’histoire qui se lisaient sur les traits de ceux qu’on côtoyait lors d’un repas ou d’une après-midi au jardin, qui portaient tout un monde qu’on croyait disparu, englouti, parfois nié, replié sur lui-même, mais dont on sentait, sans y penser, toute la substance et les reflets se déposer entre eux et nous, comme un voile discret. 

Le plus drôle, quand on écrit, c’est de partir loin, très loin du sujet, sans qu’il soit possible de prévoir comment on va revenir ; si même c’est envisageable. Plus la distance est grande, plus la jouissance augmente. « Tristesse, lumière, prostate. » C’est même plus que s’éloigner du sujet, le sujet, c’est de le pulvériser, c’est de faire comme s’il n’avait jamais existé, c’est prendre le texte par le milieu au lieu de le prendre par le début, c’est de rebrousser chemin tout en avançant, c’est ça, que je trouve excitant. Mais le lecteur ? Tu y penses, au lecteur ? Le serial-lecteur qui va demander des comptes. N’as-tu pas passé un contrat avec ce malade, avec le clochard vindicatif qui met sa casquette sous ton nez en faisant tinter les pièces de monnaie qu’il attend de toi. La Vérité. Tu lui a promis la Vérité ! Et l’Invention ! Et la Fantaisie ! Et la Confidence ! Et la Forme ! Et la Nouveauté ! Et la déesse Imagination, alors, tu l’oublies ? Fais gaffe, mon Vieux, il a peut-être un couteau dans la poche de son veston en laine polaire ! Tu n’es pas libre, mon Coco ! Pas du tout ! Foutaise, que tout cela… Tu dois t’inscrire dans le grand Fleuve des Lettres, Patrice Jean l’a dit, gardant un œil sur les compteurs de la Morale et du gaz, de la République et du Vivr’Ensemble, de la Phrase déposée à Sèvres et passée au Contrôle Technique. Tu dépenses ? Tu payes ! La littérature c’est du commerce porté à ébullition, chauffé à blanc par la Séduction et l’Anti-Réalité. Roman, roman, Roman, Histoire, histoire, Histoire, faut croire à tout ça, communier et se repentir, appeler Untel, lui rappeler que tu existes, lui parler de ta bonne volonté légendaire, de ton Enthousiasme. Laisse tomber les sous-vêtements de Deborah ou d’Isabelle, ça ne te mènera à rien. Pioche dans le Tableau des Éléments littéraires que tout le monde connaît par cœur, ne dérive pas, ne lâche pas la bride, fais confiance au mouvement, prends position, pas de faute de carre, tu peux hurler, si tu en as envie, mais hurler avec la meute, pas tout seul ; c’est très impoli de hurler tout seul dans son coin, et ça ne sert à rien. Tu effraies les dames et puis c’est tout. Fais-toi couler un bain chaud et lis tes contemporains. Prends exemple. Regarde le travail. Le métier. Les sujets, on y revient. Poutine, Salaud ! Tu as regardé Zemmour-Glucksmann ? Dis-nous ce qu’il faut en penser. Et du Renflement brun aussi, tu peux parler, c’est bien, ça. Le Glucksmann, on l’a connu quand il avait deux mois, dans son berceau, à Savoisy, en Bourgogne. Sa mère, Fanfan, le couvait du regard, elle savait déjà qu’il passerait à la télé. Avec le père on parlait de Wagner et on jouait au ping-pong. Tout ira bien. Tout n’est qu’innocence, enfantillage et pureté. Le seul souci, c’est de parvenir à dompter sa bite et de bien parler aux IA, les IAnonymes. De se faire comprendre. Vincent, dans son mirador, est encore plus sexy que Fanfan. Nous avons échoué parce que nous ne sommes pas allés assez loin. Aller trop loin, c’est la seule manière de réussir. L’humilité est une lâcheté. Le scrupule est un handicap impitoyable. Espèce d’enculé de scrupule ! Le four de la cuisine se met en marche tout seul. Les casseroles dansent. L’alarme en panne depuis trois ans joue la Marche nuptiale de Mendelssohn. Je cuisine au gaz comme d’autres cuisinent au beurre. À huit heures moins quatre, j’imagine Renaud Camus dans la salle des pierres qui demande à Pierre de tourner le bouton, pas de jazz le dimanche matin, merde ! Le plus drôle est que je fais la même chose au même moment. Corinne, tu nous emmerdes ! Ça repartait. Ça reparlait. Les appels de tous les continents, de tous les incontinents, mes frères, mes cousins, mes voisins. Arthrose et amertume. Froid et noirceur. Repasser sous les quinze degrés est toujours un moment difficile, chaque année en automne. Mais on s’y fait. Cette année, c’est vite tombé à onze, dans la chambre, comme ça, au moins, pas d’hésitation, la caillante est officielle et c’est elle qui fait la loi, hiver ou pas hiver. Flonflon s’harnache, comme disait ma mère. On va passer le col, fémur et utérus se tirent la bourre. Encore un, depuis 56. Avec Bach et ses fugues. Avec toutes les sonates de Beethoven écoutées dans la journée, grand bol de soupe tenant au corps, bouillon de larmes bien gras. Le couvert est dressé. À table !

Il a l’œil ! Il les voit ! Pour ça, on l’admire. Voir ceux qui voient. On n’est pas nombreux. Sa Fanfan est magnifique. Sexy comme on n’avait pas vu depuis une éternité. Il y a les femmes qu’on est fier de montrer aux autres, qu’on sort, qui nous augmentent socialement et narcissiquement, un peu bêtement, puis il y a l’autre catégorie de femmes, celles qu’on rentre, celles de la chambre, celles dont on voit immédiatement ce qui brûle en elles, ce qui va nous brûler. Ça ne se discute pas. Ce parfum puissant qui leur sort des tripes, même en photo, on le reconnaît immédiatement. J’ai toujours préféré celles-là. Voir l’animal, en elles. Moi aussi, j’ai su voir ça, je crois bien ; j’en suis même sûr. Le plus beau, dans une femme, c’est son corps. Je parle du corps qu’elle porte sur sa figure, celui qu’elle ne peut pas cacher, nue même quand elle habillée. C’est le premier véhicule. Celui de la race, en quelque sorte. Celui de la biologie, je ne sais pas. Le corps chimique. Celui qui se résume dans la chatte, dans la chaudière, au centre de la Terre, qui monte aux extrémités ; sa propriétaire ne peut rien contre ça, elle ne peut pas arrêter cette lave. Ça peut se déposer n’importe où, ça luit dans la nuit. C’est radioactif. Ça fait peur, aussi… Alors on dit, ouais, elle est pas terrible, elle a des défauts mais elle a du charme. Tu parles ! Défauts de quoi ? Je me souviens de cette femme, qui était ma dernière élève du mardi, le soir, au conservatoire, en banlieue. J’avais bien vu, qu’elle était amoureuse de moi, impossible de l’ignorer. À partir d’une certaine heure, c’était l’horreur, parce qu’il n’y avait plus qu’un train toutes les heures, pour rentrer à Paris. Donc je faisais très attention à ne pas trop faire durer le cours. Ce soir-là, évidemment, je suis arrivé trop tard à la gare, même si elle m’y avait conduit en voiture. Alors, plutôt que me laisser seul comme un con sur ce quai de gare sinistre, elle m’a invité chez elle. J’ai tout de suite compris de quoi il retournait, bien sûr, mais ma hantise de rester seul dans le froid m’a incité à accepter son invitation. Il y avait une grande poupée au plein milieu du lit, dans sa chambre, comme ça se faisait parfois à l’époque, dans certains milieux. Il a fallu choisir. En fait, je me la serais volontiers tapée, elle était très sexy, très mon genre, d’une certaine manière entre les draps, ça bouillonnait entre ses cuisses et ça lui remontait aux tempes en gros silences poisseux. Mais elle n’était pas jolie. Je veux dire pas jolie à montrer aux amis, pas jolie pour le regard périphérique, pour ce regard qu’on partage avec les siens. Un peu grosse, un peu lourde. Un peu vulgaire. Oui. Je suis resté sur la pointe des pieds, sur le bord d’une fesse, pendant trois-quarts d’heure, et elle n’a pas osé me sauter dessus. Je m’en suis toujours voulu. Je me suis trouvé très con. Ce n’est pas moi, qui ne la désirais pas, c’est mon surmoi social, c’est ma petite vanité à la con qui se serait trouvée malmenée par le regard de mes proches. Tant pis pour moi ; elle avait manifestement des trésors desquels je me suis privé bêtement. Elle n’aurait pas été désirée par les autres, soit. Peut-être. On aurait peut-être souri, autour de moi, j’aurais vu ce sourire, bien sûr, mais ce que j’ai manqué était beaucoup plus précieux, si vous voulez mon avis. Le désir est impartageable, toujours, quand il est vrai. Il y a les femmes dont on a immédiatement envie de leur bouffer la chatte, et il y a les femmes qu’on a envie de montrer aux autres. C’est comme ça. On passe sa vie à avoir le cul entre deux weltanschauung(s), et un beau jour, on se dit immanquablement qu’on a tout foiré. Tout ! Tout, oui, parce que c’est pareil en art, figurez-vous ! On n’a pas osé aller trop loin. On se sentait surveillé, jugé, catalogué. Là, c’est plutôt le regard familial, qui est en cause, mais c’est la même chose, finalement. Le bon goût. « Elle a du chien, cette femme ! » Oui, oui, d’accord, mais je préfère qu’elle soit une chienne, à tout prendre. Ce qui se passe dans la chambre à coucher est mille fois plus important que ce qui se passe quand on franchit ces murs, et le fait qu’on ne puisse expliquer ça à personne est une preuve supplémentaire que c’est bien ça qui compte. À partir du moment où vous êtes capables d’expliquer aux autres ce qui vous attire chez une femme, vous partagez ce qui vous attire en elle avec le commun, et ce désir est un désir de second ordre, car le commun grignote vos pulsions, les arrondit, les rend acceptables, dicibles. Pardon, René Girard, je vous admire beaucoup, mais votre théorie a des limites. La tyrannie du désir est une des choses les plus merveilleuses qui soient. C’est contre elle qu’on édifie tout ce qu’on fait dans une vie, c’est parce qu’elle est indépassable qu’on tente de se dépasser, encore et encore, jusqu’à la panne finale. Vous, les mecs, vous pensez avec votre bite… Et vous, Mesdames, avec quoi pensez-vous que vous pensez ? Avec votre intelligence ? Avec votre sensibilité ? Avec votre éducation ? Avec votre bonté ? Vous pouvez me le redire sans rire, en me regardant dans les yeux ? Tout le monde oublie, ou feint d’oublier, qu’il pense avec son corps, avec sa chimie, avec ses organes, qu’il ne peut pas se dissocier de cette chose qui a sa vie propre, ses raisons, ses lois, dont la vie insatiable ne nous a pas attendus, sera toujours devant nous, plus loin, à la fois inaccessible et première. Chose, oui, parfaitement… « Chose » car on ne sait pas de quoi on parle. Pour savoir, il faudrait être capable de s’en séparer. Même un quart d’heure. 

Flonflon n’a jamais su, on doit l’admettre. Il se console en avouant ses péchés. Il regrette beaucoup les confessionnaux. Se séparer de lui-même, pourtant, il essaie souvent. Pas trop du genre à se complaire en sa propre compagnie, non. Il n’aime rien tant que de s’abandonner contre les flancs tièdes d’un corps désiré et si possible désirant, une autre que lui. Ce sont ses anges, à qui il se confie volontiers, et même trop, sans doute. Il n’aime pas du tout être abandonné, ça non, mais il aime s’abandonner, ça oui. Rien de plus voluptueux que l’abandon, rien de plus doux. « J’ai toujours été intact de Dieu », dit Prévert. Quel bel imbécile ! Quelle somptueuse prétention ! Comment ces gens-là savent-ils de quoi il retourne ? Avec qui dialoguent-ils au juste ? Avec eux-mêmes ? Hier, j’écoutais Carrère chez Finkielkraut, et, malgré leur intelligence, leur culture, leur esprit, malgré le fait qu’ils m’ont intéressé, beaucoup, et qu’ils ont du talent, je les ai trouvés très-bêtes, car ils savent. Ils se meuvent à l’intérieur d’un cercle dont ils ne sortent pas, et toute leur intelligence, toute leur culture, tous leurs talents ne leur permettent pas, ou plus, de sortir de ce cercle dont ils n’aperçoivent pas les murailles. C’est étrange. Face à eux, il est à peu près certain que je ne trouverais pas les mots qui conviennent, qu’ils m’écraseraient de leur savoir, même sans le vouloir, même gentiment… mais je ne suis pas convaincu, mais alors pas du tout. Ils croient qu’on peut ne pas croire. Ils croient qu’on croit après, alors qu’on croit avant. Ils croient que le monde est déchiffrable sans croyance, et cette croyance les aveugle. Ils sont à l’intérieur (comme nous tous) et se croient à l’extérieur. Et tout à coup, il arrive qu’on se dise : Mais, si tout repose sur une erreur d’interprétation, ou de perspective, aussi fondamentale que celle-ci, que vaut le reste ? Même pour voir un brin d’herbe, il faut commencer par croire qu’on le voit. Même pour désirer, il faut croire au désir. Même quand, comme moi, on y croit très fort, rien ne vient nous assurer de la réalité de ce désir. Si je n’écrivais pas ces phrases, aimerais-je seulement les femmes, leurs seins, leurs culs et leurs chattes plus que la blanquette de veau et le sommeil ? Pourquoi celle-ci plutôt que celle-là ? Pourquoi est-ce que je me crois obligé d’affirmer que j’aime telle odeur alors que je déteste cette autre ? Je le sais bien, pourtant, que les choses écrites cessent d’être vraies — que la vérité n’est pas ponctuelle, ou plutôt qu’elle n’est pas à l’heure de notre vie. Elle sont vraies sur le papier, oui, dans la pensée, oui, mais elles ont perdu la vie, elles sont arrêtées. Stoppées. Crues. Séparées de leur enveloppe vitale, parce que la vie nous traverse — nous ne sommes pas à son origine.

Ces pensées m’encombrent. Maintenant, elles sont ici. On espère toujours se débarrasser, comme j’aimerais me débarrasser de mes encombrants, comme ils disent à la mairie. Bois, feuilles, machins, papiers, sentiments, ronces, envies, douleurs, talons de chèques. Tout sauf les souvenirs et quelques phrases. Les voix qui les ont prononcées… Les anges… Et ma couverture chauffante. Personne ne dort dans ma chambre. Ni Drenka, ni personne.