À Charles Adrien Wettach, né le 10 janvier 1880
— Quelle est la bonne méthode pour savoir si quelqu'un est fréquentable ?
— Demande-lui : « Qu'avez-vous lu ? ». S'il te répond : « Homère, Shakespeare, Balzac », l'homme n'est pas fréquentable. Mais s'il te répond : « Qu'entendez-vous par “lire” ? », alors tous les espoirs sont permis.
Entre hier et aujourd'hui, j'ai dû écouter plus de cinquante fois le Capricho arabe, de Tárrega. Ségovia, bien sûr, mon idole, dans plusieurs versions, mais aussi Pepe Romero, Pablo Garibay, Ana Vidovic, Tavi Jinariu, Pablo Sainz Villegas, Thibault Cauvin, Giulia Ballaré, David Russel, Marcin Dylla, José Maria Gallardo Del Rey, Tatyana Ryzhkova, Alexandra Whittingham, Vera Danilina (une folle complètement exaltée qui se croit à l'opéra), Narciso Yepes, Julian Bream, Jason Vieaux, Karmen Stendler, Isabel Martinez, Julio Tampalini, Sharon Isbin, et quelques autres dont je ne donnerai pas les noms, par charité chrétienne. Je n'ai malheureusement pas trouvé d'enregistrement d'Alexandre Lagoya de ce tube parmi les tubes guitaristiques, presque aussi souvent joué que les Recuerdos de la Alhambra, du même Tárrega.
Je dois être un cas à peu près unique au monde (dans le petit monde gigantesque des écrans). Quand je dépose quelque chose sur Twitter (oui, oui, "X", je sais…), je n'ai le plus souvent pas une seule réaction, dans le meilleur des cas, deux ou trois, toujours les mêmes, qui ont un peu pitié de moi sans doute et qui me jettent l'obole de leur laïke comme on donne des sucreries à un enfant pour le faire tenir tranquille. C'est tout à fait comme si je n'existais pas. Je sais que dans le fond du fond ça devrait me faire plaisir, ou conforter mon orgueil (ça ne lui ferait pas de mal, à celui-là), mais ma première réaction, je l'avoue, n'est pas aussi glorieuse. Beaucoup déplorent d'avoir peu de "followers", ou que leurs tweets ne provoquent que peu de réactions, pas suffisamment à leur gré, mais je me demande quelle serait leur réaction s'ils étaient moi. Quand on meurt, il ne faut pas se faire d'illusion, on disparaît très vite des mémoires, même celles de ceux qui nous ont un peu aimé, mais il arrive qu'on meure de son vivant, comme il arrive qu'on soit un exilé en son propre pays… C'est autrement vertigineux.
Je suis un obsessionnel, je sais. Mais apparemment, je n'ai pas tout à fait les mêmes obsessions que ceux qui m'entourent. Ils semblent tous vouloir, et plus que vouloir, exiger, que l'on se détermine par rapport à Gaza, l'Ukraine, Trump or not Trump, Federer ou Djokovic, que l'on choisisse son camp de manière claire, nette et surtout définitive. Ils sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Ne pas vouloir choisir est déjà trop, c'est pour eux la preuve qu'on a choisi en douce ou qu'on est un pleutre. Comme ceux à qui l'on disait, dans les années 70 : « Si tu es ni droite ni gauche, c'est que tu es de droite. » Allez vous faire voir ! Les positions, les choix des uns et des autres ne sont le plus souvent que la manière très-économique qu'ils ont imaginée pour être en paix, pour pouvoir se trouver beaux dans le miroir, pour ne pas déchoir à leurs propres yeux. Ils font l'économie du doute, de la contradiction, de la béance idéologique, de la surprise toujours lancinante devant l'événement réel qui ne se laisse pas garantir, dont le sens est situé toujours plus loin, inaccessible et à double-échappement. Ils sont en mission, derrière leur écran, le cul posé et reposé et l'âme en paix. Téhéran ou Tel Aviv ? Ils ont la solution. Ils ont les clefs. Moi je n'ai que la serrure mais leurs clefs sont trop grosses et trop lourdes pour moi, elles me font mal aux mains. « Prendre le pauvre [le malheureux] sous son aile a toujours été, en politique, le moyen de s'enrichir. » Cet aphorisme de Nicolás Gómez Dávila me semble d'une brûlante actualité, au temps des réseaux sociaux. Ne jamais oublier ce que disait de lui Gabriel Garcia Marquez : « Si je n’étais pas communiste, je penserais en tout et pour tout comme lui. » Quel aveu éclairant ! Le monde numérique est celui dans lequel de parfaits inconnus vous enrôlent dans leur philanthropie monstrueuse et exercent sur vous un chantage que vous ne comprenez pas plus que leurs motifs réels.
Le perroquet est toujours convaincu d'avoir inventé le langage, mais ne lui dites pas car il a le bec pointu et les serres acérées.
Durant les vingt-cinq premières années de ma vie, j'ai dit non. Pendant les vingt-cinq années suivantes, j'ai affirmé (passer pour quelqu'un qui était sûr de lui m'a apaisé un temps, je ne le nie pas). Aujourd'hui, aucune de ces positions ne me semble sérieuse. Il faudrait affirmer ET désaffirmer en même temps. Il le faut, si l'on veut être honnête. (C'est impossible… sauf dans la littérature. C'est pourquoi elle est si précieuse.) C'est impossible peut-être mais cette impossibilité déjouée est la seule chose qui nous préserve du ressassement du perroquet qui se prend pour la Castafiore, ou, pire, pour un Nietzsche de réseau social. Il y a cette expression de « lanceur d'alerte » qui m'a toujours semblé ridicule et je plains ceux qui en sont affublés, parfois à leur corps défendant, même si la plupart du temps ils en sont fiers.
Emma s'est fait jeter du RN car elle a tenu absolument à en parler. Bardella lui a personnellement envoyé sa lettre d'exclusion. Pourtant, parler d'"effets secondaires" en ce qui concerne la vaccination contre le covid est un peu comme parler d'"immigration" en France en 2025. (Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « la covid » ! Est-ce qu'il parlent de « la covid longue », aussi ?) Pourquoi parler de ça ici ? Pour ne pas oublier. J'oublie tout. Le temps presse. Simone veille pour des prunes. Jean-Paul se tait et agite son bocal en signe de protestation. On en fera une chanson, qu'on me dit, mais dans deux heures, plus personne ne saura de quoi on parle.
J'étais dans un énorme autobus aux propriétés surprenantes (nous étions en lévitation ou en apesanteur, ou quelque chose comme ça) conduit par Martina Navrátilová, dans un pays qui aurait pu être le Danemark (je ne suis jamais allé au Danemark). Malgré le confort et les avantages spectaculaires de ce qui ressemblait finalement assez peu à un autocar, j'en suis descendu, et me suis posté dans un virage familier, le virage dans lequel je m'étais brisé le pied, enfant. Ma position est très privilégiée, puisque j'assiste, absolument seul, à un récital d'Arthur Rubinstein. De là où je me tiens, je vois exceptionnellement bien ses mains et le clavier, avec une précision et une définition extraordinaires, ce qui est plus qu'étonnant, puisque je me trouve dans son dos : je vois à travers lui. Je voulus alerter le monde entier de ce qui se tramait ici, mais n'en fis rien. Au lieu de quoi, je me suis réveillé pour aller pisser. Tous ces rêves dont l'épilogue est gâchée par une prostate tyrannique…
Je rêve très souvent de Christine (Sibille), en ce moment. Je me demande s'il lui arrive de rêver de moi, si elle est toujours furieuse contre moi, si sa fille se souvient de moi. Sa mère est la seule Odette que j'aie connue, à part celle de Proust. Je sentais qu'elle ne m'aimait pas beaucoup, mais moi je ne la détestais pas du tout, elle avait de la classe, et j'aimais bien ce qu'elle avait fait de sa jolie maison dans le Lot-et-Garonne.
Sitting Bull passe à la télé. (Je me suis amusé hier à en faire une estampe numérique.) Ici, à ce moment-là, il ne la connaissait pas encore, ou seulement de nom, à travers moi. Il pouvait encore prendre la pose du matador des phrases bien torchées. Il faudrait étudier l'influence du désir sexuel chez les écrivains.
In Walked Bud, joué par les Jazz Messengers d'Art Blakey et Monk lui-même, en mai 1957. Pas de Souchon, à cette époque-là, pas de Bashung, ni de journalistes bipolaires, j'avais un an et pas trop de soucis. Les fins de mois étaient aussi belles que les commencements. Je ne connaissais pas le mot « muqueuses ». Papa me donnait le biberon.
Kµ voulait nous inviter tous les deux à Plieux. I Mean You. La voir dans ses bras, c'est ça qu'aurait été bath. Ma vie manque de fantaisie, depuis quelques années, c'est même d'une tristesse absolue, à mon goût. La dernière jeune femme croisée qui en avait, de la fantaisie, c'est Delphine. Tout le monde se prend au sérieux. Et moi je me ridiculise avec mon Capricho arabe au réveil avec un comprimé de Xanax. Octave, Odette, Ophélie, Odile, tous ces prénoms qui commencent par la lettre O me fascinent. Ce trou à l'origine… Cette bouche ouverte… J'en connais un qui jadis a écrit « L'Ombre gagne », quel dommage que ça n'ait jamais été publié. Ombre qui s'ouvre en nous…
On peut dire que j'ai déconné, avec O, ça c'est sûr. Il faut être fou pour laisser passer une chance pareille. Il faut être moi.
Matton s'est tiré de Facebook. Il a bien raison. Castagno n'aime pas les solos de batterie, il veut les interdire. Je le comprends, c'est souvent très agaçant, mais je ne suis pas d'accord. Surtout lorsqu'il s'agit de Tony Williams. Ron Carter m'a écrit un petit mot de remerciements, j'en suis encore tout ému… Je l'écoute et je l'aime depuis soixante ans, celui-là ; c'est le bassiste le plus élégant, le plus polyvalent, le plus juste. Et il est beau ! Pas pour rien qu'il fut du deuxième quintette de Miles, cet indépassable joyau. Avec qui n'a-t-il pas joué ? Il faut absolument que j'écrive quelque chose sur tous ces bassistes fabuleux, Ron Carter, Scott LaFaro, Mingus, Charlie Haden, Gary Peacock, Eddie Gomez, Paul Chambers, Dave Holland, Oscar Pettiford, Reggie Workman… Ron Carter ne fait jamais le mariole. On le remarque à peine, tant il joue juste dans tous les sens du terme, mais, croyez-moi, il est bien là, et s'il n'était pas là, les chose seraient très différentes.
Loïs Boisson… Rien qu'avec ce nom débile, elle est mal partie, mais en plus elle est moche et inélégante au possible, et bête, cette pauvre fille affublée de ses « voilà » en rafales, dans son ridicule T-shirt LOVE. Quand je serai dictateur, toutes les filles s'appelleront Louise, Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Geneviève, Sophie, Martine, Pauline. Merde à la fin ! Quand est-ce que vous allez arrêter de nous emmerder avec vos prénoms à la con ? Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour affirmer que le Désastre a commencé là, avec cette folie furieuse d'autoriser n'importe quel bricolage onomastique en France.
Écouter durant quelques jours uniquement de la guitare espagnole, c'est comme faire une mono-diète : ça retape l'être. Je vais sans doute aggraver encore mon cas, en affirmant ce goût décadent pour les espagnolades dix-neuvièmistes-attardées et romantiques, surtout lorsqu'elles sont jouées à la guitare, mais c'est un fait, cette musique, ces musiques me troublent à un point inimaginable. Falla, Granados, Albeniz, Tárrega, Joachim Malats, Emilio Pujol, Eduardo Sáinz de la Maza, Agustín Barrios Mangoré, Federico Moreno Torroba et d'autres, j'en ai besoin, régulièrement, leur musique légère et profonde à la fois me réchauffe le cœur, même si ce n'est pas de la musique de génie (exceptions faites évidemment d'Albeniz et de Granados). Oui, je peux pleurer en écoutant Souvenirs de l'Alhambra. À propos de Tárrega, savez-vous que sa « Gran vals » en la majeur est la musique qui a inspiré la célèbre sonnerie des téléphones Nokia ? Elle était entendue 1 800 000 000 fois par jour en 2010. Même le Boléro de Ravel est à la rue… Je me souviens d'un récital (était-ce Zimerman ?) au commencement duquel cette sonnerie avait retenti dans le public, que le pianiste avait reprise au vol. Connaissait-il la valse de Tárrega ?
Depuis que j'ai appris, grâce à Sandra, que j'avais du sang espagnol dans les veines, et pas qu'un peu, je me dis que ce doit être une sorte d'atavisme. Est-ce que mon goût pour le tango et le fado provient aussi de là, je ne sais pas, mais ces dilections m'ont toujours paru mystérieuses, d'autant plus mystérieuses qu'elles sont impérieuses et semblent plonger au plus profond de moi. Mais après tout, je ne suis pas en si mauvaise compagnie, quand on pense que Ravel, Debussy et beaucoup d'autres compositeurs de haut vol ont eux aussi éprouvé pour cette Espagne un peu fantasmée une attirance irrésistible et souvent fructueuse. Louis-Philippe aimait l’art espagnol et Napoléon III s'est marié avec l’andalouse Eugénie de Montijo (une Grenadine qui fut la dernière femme à gouverner la France), qui donnera naissance en 1856 (année de la mort de Schumann) à Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, « Napoléon IV », surnommé « Loulou » : on voit que ça vient de loin.
J'ai éprouvé un étrange sentiment de familiarité, d'ailleurs, quand je suis allé quelques jours en Andalousie avec Raphaële. La langue espagnole est l'une des seules langues que j'aurais aimé parler couramment, et je crois, je suis même sûr que je l'aurais bien parlée. Du temps que je fréquentais Octave, je lui empruntais très souvent sa guitare pour composer un peu pour cet instrument si particulier, cet instrument qu'on tient contre soi, à la différence du piano, ou seulement improviser : j'ai passé des heures et des heures en tête à tête avec elle, qui me semblait un champ d'investigation infini et une compagne souple et séduisante, pas vulgaire pour un sou. Je pense souvent à ce récital d'Alberto Ponce, à la Sainte-Baume, auquel j'avais assisté, très impressionné et très malheureux, parce qu'il avait fait ce soir-là énormément de fausses notes et avait l'air d'en souffrir beaucoup. C'est là que j'ai compris de l'intérieur, physiquement, comme cet instrument est diaboliquement difficile, et qu'il cache bien son jeu. Tout le monde gratouille plus ou moins de la guitare, c'est l'instrument par excellence des musiciens d'un soir, des amateurs, des séducteurs du dimanche, et pourtant c'est l'un des plus difficiles qui soit. Il ne pardonne rien. Et pour avoir écouté ces derniers jours beaucoup de guitaristes de la nouvelle génération, je vois que les choses n'ont pas beaucoup changé.
Vincent m'envoie ce qui suit, qui m'a fait rire :
Amours d’éclats
Sous l’éclat cru d’un néon pâle,
Georges de La Fuly, regard de braise,
Croise Guilaine Depis, entière, animale,
Dans un vertige où le temps s’apaise.
L’acupuncture des désirs les pique,
Aiguilles fines dans leurs peaux en transe.
Une toupie tourne, spirale cynique,
Leur cœur s’emballe, défie la cadence.
Le talc glisse sur leurs corps en sueur,
Poussière douce d’un instant fragile.
L’ammoniaque des mots, âcre vapeur,
Brûle leurs lèvres, rend l’air fébrile.
Un pélican plane, ombre sur l’asphalte,
Témoin muet d’un amour équarri.
Les caries du doute, dans l’âme, s’installent,
Mais leurs baisers les brisent, sans répit.
La tondeuse ronfle, coupe l’herbe rase,
Comme leurs peurs, tranchées sans un cri.
Une tique s’accroche, tenace, à l’extase,
Dans l’aréole d’un instant, ils s’écrivent.
Guilaine Depis, dans sa culotte blanche,
Danse, vibrante, sous la lune qui plie.
Leurs corps s’appellent, flux vaginal, avalanche,
Un poème vivant, où tout s’oublie.
Le fait que le nom d'une intelligence artificielle s'inspire de celui d'un célèbre clown ne devrait-il pas nous alerter ? Un poème vivant où tout s'oublie, voilà ce qu'est l'homme. Je parlais plus haut de la fantaisie, qui me manque tant, depuis quarante ans. La fantaisie, c'est le contraire de la blague et de cet humour si lourd, si attendu, si idéologiquement marqué, si prévisible, qui m'étouffe littéralement. Octave avait de la fantaisie. Delphine aussi. Que ce monde est triste, affaissé sur lui-même et plein de sa présence ! Plus la fantaisie a fui notre monde, plus la brutalité s'est imposée partout. Les caries du doute… Je vais reprendre un peu de vermifuge. Tárrega a transcrit Schumann et Verdi, ce qui prouve qu'il avait beaucoup plus d'humour qu'on pourrait le croire. Les êtres les plus charmants sont ceux qui sont emplis à parts égales de fantaisie et de désespoir. La tondeuse ronfle et la tique s'accroche à l'extase. Qui va là ? La Serenata, de Joachim Malats, ou Guajira, d'Emilio Pujol, ou encore Marieta, de Tárrega, n'est-ce pas merveilleux de charme et de grâce légère ? Comment disait-il, déjà, le poète, dans sa tour ? Pallaksch, Pallaksch ! Moi, c'est « Xanax, Xanax ! ». Dire à la fois oui et non, pour échapper à la terrible emprise du Sérieux. Bouchons-nous les oreilles à tout ce qui n'est pas la Serenata de Joachim Malats, faisons couler de la cire chaude dans nos veines dorées sur tranche. Je tourne les pages et ma tête vers la guitare de ma mère. Moins ils ont de cordes, ces instruments, plus ils sont expressifs et libres : ils méritent notre amour. Tu avais tort, Papa. L'humour est le contraire du bon sens, c'est la chose la moins partagée du monde. Je retrouve ce vieux Kagi (2009, 2010, par là) :
Vapeur, calme, chuintements doux.
Pschhh pschhh schhh…
Luna dort et approuve.
Joachim Malats (1872-1912)
La poésie détruit les images. Elle les terrasse en silence. Il est très possible que la seule poésie envisageable aujourd'hui soit celle écrite par l'Intelligence Artificielle, en dehors de la gesticulation métaphorique, car elle n'est pas (pas encore, mais ça va venir très vite) contaminée par le poétisme apocalyptique qui sévit dans ces milieux. Laurent Firode est tête de gondole de la division blindée de la Droite affaissée sur elle-même. Les divisions blindées aussi pensent sincèrement faire de l'art.
« Ils veulent des stylistes, mais qui pensent comme eux — sans s’aviser que le style, c’est toujours un écart de langage. »
Le 11 avril 1933, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler ayant ouvertement contesté la politique de discrimination raciale en matière d’art, ne reconnaissant d’autre critère en ce domaine que celui de la qualité artistique, Goebbels fait publier dans le Lokal Anzeiger la réponse suivante : « La politique est, elle aussi, un art, peut-être même l’art le plus élevé et le plus large qui existe, et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former à partir de la masse brute, l’image solide et pleine du peuple. »
Retour au Capricho arabe. Allons faire cuire les artichauts.
Le sourd me dit : « T'entends ? »
L'aveugle me dit : « Tu vois ? »
Le crétin me dit : « T'as compris ? »
Le fou me dit : « T'es pas raisonnable ! »
Je reviens de mondes effrayants dont personne n'oserait même entendre parler. J'ai été violé(e), torturé(e), opéré(e), réanimé(e), affamé(e) assoiffé(e) puis abandonné(e) puis torturé(e) opéré(e) réanimé(e) dans des caves bourrées d'enfants et de vieillards perdus et déboussolés, de viande oubliée, purulente, de chairs à vif et puantes, d'excréments séchés, de hurlements étouffés ou assourdissants, de suffocations, de râles, de pleurs, j'ai plusieurs fois mimé la mort pour survivre, on m'a injecté tellement de drogues, d'excitants et d'anesthésiants que c'est miracle si j'ai survécu, des infirmières débutantes m'ont récuré les narines les poumons et tous les orifices avec des gestes tremblants de bouchers avinés, sous la supervision de geôliers adolescents inquiets seulement des morts en trop grand nombre, j'ai rampé dans des boyaux étroits, je ne sentais même pas la douleur causée par les cailloux et les morceaux de fer dépassant des parois, je me suis caché(e) dans les caves de maisons abandonnées ou cambriolées dont les propriétaires avaient fui, j'ai vu des scènes que je n'oserai pas raconter car on me croirait folle, ou fou, je ne sais même pas à quoi peut ressembler mon corps tellement les mutilations incessantes m'ont enlevé toute pensée, il arrive que je ne sache plus si je suis vivant(e) ou mort(e), je flotte dans un entre-deux sans horizon et sans lumière. Quand la vie n'est même plus réduite à l'alternance abrutissante des jours et des nuits, qu'on ne fait plus la différence entre chair putréfiée et saine, entre plaie et muscle, que les heures n'existent plus, que l'enfermement a tout digéré, qu'on habite seulement des minutes ou des secondes interminables, que les souvenirs de ce qu'on nomme « la vie » (quelle vie ?) ont été extirpés sans doute à jamais de l'esprit, dissous par l'acide, que toute douceur est inconnue suspecte irréelle et qu'on n'imagine même pas qu'on puisse se tourner vers un être humain pour lui parler, que chacun de ceux avec qui l'on partage ce cauchemar s'est muré dans ses douleurs indicibles et ses terreurs trop réelles, il ne reste de l'être (l'âme ?) qu'une tumeur informe et rétrécie qui étrangle tout ce qui reste de la conscience. Comment suis-je capable d'écrire ces mots, je ne me l'explique pas à moi-même : tout mon esprit a été aspiré de l'intérieur, durci et démembré par l'horreur. La mort aurait été mille fois préférable mais l'épouvante et la douleur ont instillé en moi un acharnement animal, une persévérance folle dont je ne sais pas me défaire. Le pire qui pourrait m'arriver est qu'on ne me croie pas, mais c'est ce qui arrivera, je n'ai aucun doute là-dessus.
Voilà ce qui arrive quand on s'endort trop confiant, quand on croit que demain sera toujours là comme aujourd'hui. Cantate BWV 129, café. Ciel voilé, comme tous les jours. Pluie, maintenant.
C'est la femme la plus brillante que j'aie jamais rencontrée, mais aussi peut-être la plus meurtrie même si elle a cette élégance d'être très discrète là dessus. Elle reste éternellement nostalgique de son pays d'origine dont elle me parle en abondance. Durant nos longues conversations nous parlons essentiellement de politique et beaucoup de l'Afrique du Sud, son histoire, les moeurs des ethnies, son éducation calviniste au sein d'une société Afrikaner d'une grande rigueur morale, la vie des bêtes sauvages, la littérature Afrikaner. Cette femme a une culture réellement impressionnante, mais elle porte en elle une haine raciale que je n'avais jamais vue chez personne. Son rêve était de diriger des commandos pour traquer des terroristes dans son pays. Difficile de ne pas être fasciné par elle, sa grâce, ses meurtrissures et son intelligence.
Les pianistes ont Chopin, les guitaristes ont Tárrega. Les cordes pincées mordent quelque chose en nous, dans notre chair, leur impact est très différent de celui d'une corde frappée ou frottée par l'archet. On s'en rend compte en écoutant les transcriptions pour la guitare des œuvres de Granados ou d'Albeniz ; il ne s'agit pas seulement d'un changement de timbre. Cet écart de langage est troublant, si l'on est attentif : il nous déporte insensiblement dans un monde inconnu. Et puis il y a ces glissades, ces portamentos et ces vibratos, impossibles à réaliser sur un piano, il y a le jeu près du chevalet, ou au contraire dans la corde, près de la rosace, avec l'ongle ou la pulpe des doigts, toute la palette des timbres chauds ou secs, glacés ou profonds, résonnants ou étranglés, la hauteur des notes qui peut varier légèrement, le charme d'un accord imparfait. Mais le plus important, à mon sens, c'est que la guitare résonne dans le ventre du guitariste, qu'elle met en vibration les organes internes de l'interprète, qu'elle le transforme, pendant qu'il joue. Il ne peut pas s'en séparer, la tenir à distance, la considérer seulement comme un instrument distinct de lui. Se déplacer avec son instrument, jouer exclusivement sur un instrument qu'on connaît intimement, dont on a façonné insensiblement la sonorité qui nous a changé en retour, c'est autre chose que devoir se plier aux caprices d'un piano inconnu et parfois rétif sur lequel tant de mains sont passées avant les nôtres et qui nous aura oublié dès la fin du concert.
Qu'entendez-vous par rêver, exactement ? Si je le savais… Le rêve que j'ai fait ce matin, le cauchemar, plutôt, était si intense, si réel, si douloureux et si terrifiant, que la personne qui en était malgré elle l'héroïne ne pouvait être que moi ; pourtant c'était une femme. On nous dit : « Soyez simple », ce qui veut toujours signifier : « Soyez comme moi, ce sera plus simple. » En effet… Personne ne joue sur le même instrument, on traduit parce qu'il faut bien faire comme si l'on pouvait se comprendre, mais les paroles se croisent dans un monde auquel on n'appartient pas, qu'on a déjà quitté à peine les phrases sont-elles proférées. Les clowns nous font rire parce que nous ne les comprenons pas. Ils échangent un malentendu contre un spasme zygomatique. Rire met en action plus d'une centaine de muscles, davantage qu'un orgasme.