dimanche 2 mars 2025

Influence


La farce (et la force) des réseaux sociaux est que tout un chacun est convaincu qu'il peut et qu'il doit mener une bataille à la fois personnelle et collective, qu'il peut et qu'il doit peser de son un-soixante-dix millionième sur le cours humain des choses, que ces choses soient politiques, sociales, environnementales, civilisationnelles. Tous, ils déclarent, ou prennent position, en étant persuadé que leurs déclarations ou prises de position influent sur la moribonde Chose publique, sur les choix de la Cité, sur le cours des guerres ou des épidémies, sur les choix sociétaux ou esthétiques, et même sur les stratégies des multinationales agro-alimentaires, militaro-industrielles ou pharmaceutiques. On leur dit : « Venez donc, exprimez-vous, donnez votre avis, participez à la vie commune, faites entendre votre voix, faites des choix que vous estimez bons pour la communauté et mettez-les en exergue, appliquez votre index sur la carte des réjouissances. Cette voix et ces avis seront entendus à la mesure très-démocratique du nombre, ils pèseront dans la balance, ne vous soustrayez pas au fleuve commun, c'est avec les petites rivières qu'on fait les grandes catastrophes communes, soyez solidaires, pas solitaires. » Comme ils constatent en sortant de leur longue sieste que leur vote n'a aucun effet réel, depuis des lustres, et peut-être depuis toujours, que la démocratie représentative est un leurre, ou plutôt une idée, une belle idée, ils se disent que là au moins leur voix sera effective, et qu'ils peuvent participer, même d'une manière infime, qu'ils peuvent influencer, si peu que ce soit. Le grand mot est lâché. Qui n'a pas rêvé d'avoir de l'influence, ne serait que sur son voisin, sa femme, ses enfants, ses amis ou ses collègues, son quartier ? Un citoyen qui n'a aucune influence sur ceux qui le gouvernent en son nom ne peut que devenir un anti-citoyen, c'est-à-dire, en langage moderne, un « influenceur » plus ou moins conscient, plus ou moins volontaire. 

Je me rappelle avec effroi (et l'envie de rire) ce moment, qui a duré deux ou trois années, où l'on découvrait que des jeunes gens bien nés pouvaient envisager avec le plus grand sérieux de se lancer dans la profession d'influenceur. Il a d'abord fallu comprendre et admettre une chose incompréhensible et inadmissible, qui était que l'on pouvait gagner sa vie, et même bien, en exerçant cette profession. Cette vérité a mis du temps à me rentrer dans le crâne. Mais, dans le fond, nous avions déjà connu une forme approchante d'influenceurs, qui en nos temps historiques se nommaient « vedettes », ce que Guy Debord traduisait par « la représentation spectaculaire de l’homme vivant ». Ce qui a changé, avec nos influenceurs, c'est qu'ils sont nés dans le monde du Spectacle, un monde sans contrepartie, sans antagoniste réel, et qu'ils n'ont de ce fait jamais pu envisager autre chose que d'y faire carrière, puisque c'est tout ce que ce monde avait à leur offrir. Ce sont de petits boutiquiers qui ont compris bien mieux que nous ce que Marx désignait par « le fétichisme de la marchandise ». Ces dépossédés essentiels possèdent et accumulent beaucoup, ce sont des esclaves avisés qui règnent sur d'autres esclaves prêts à prendre leur place, car tout se renverse en permanence, pour le grand bonheur de la machine qui fonctionne toute seule, depuis au moins un quart de siècle. De temps à autre, pour relancer l'affaire qui pourrait faire mine de s'endormir, on nous fait croire qu'il y a deux camps, qu'il faut choisir d'appartenir au bon ou au mauvais, on nous somme de prendre parti, et tout continue sans qu'on entrevoie la moindre alternative réelle. Il y aurait des influenceurs moraux et d'autres qui seraient immoraux. Ce serait moins bien de vendre l'eau de son bain que du shampoing aux plantes ou du dentifrice au fluor, des photos de son cul que des vaccins, du nougat que des céréales enrichis aux fibres et au collagène, Sofiane Pamart serait moins pire que Sexion d'assaut, François Bayrou moins catastrophique que Mélenchon. C'est le mouvement perpétuel de la Marchandise qui danse un pas de deux avec l'extinction de la réalité. Si l'on vous dit que La Grande Librairie est une émission littéraire, que France-Culture s'occupe essentiellement de culture, que Gallimard est une maison d'édition, est-ce que vous restez calmes ? Si la réponse est oui, c'est que vous êtes influencés par les forces du Bien. Vous pouvez continuer à jouer. 

Il est significatif que le mot « star » s'applique désormais à n'importe qui. Une « star du porno » (car la pornographie joue évidemment un rôle central, quand il s'agit avant tout d'être intégralement visible, et à toute heure) n'a pas besoin de grand-chose pour être dotée d'une existence réelle, mais ce peut être une star de la télé-réalité, une star des réseaux sociaux, une star de Youtube, une star du foot ou du grand-banditisme, voire du massacre. La starification du commun laisse voir un monde qui n'a plus ni haut ni bas, ni intérieur ni extérieur, ni forme ni fond. C'est le besoin qu'on a d'elle, qui crée la star, pas le talent ni la singularité, mais « la misère du besoin ». Les écrans sont des dispositifs très généreux et très économes (du moins en apparence), qui donnent à tout un chacun la possibilité de parvenir à cet état de star du quotidien sans avoir le moins du monde à franchir les multiples étapes, souvent longues et douloureuses, qui retardaient un peu leur accomplissement et leur reconnaissance, au siècle dernier. Les stars d'autrefois étaient rares et mystérieuses, autant qu'éloignées de nous, et ne choisissaient pas l'image qui les rendait célèbres, car celle-là leur était imposée par d'autres (c'était au temps où existaient encore des tireurs de ficelle). Désormais, la star est une auto-star. Elle définit elle-même le trait ou le fétiche qui va la porter jusqu'à la renommée, lui frayer un chemin hors de l'anonymat : l'eau de son bain, la taille de son sexe, son imbécillité exacerbée, son inculture spectaculaire, sa voix de crécelle, ses prétentions absurdes, ses collections de voitures ou de montres, tout peut faire image, tout peut attirer les neutrinos flaccides de l'univers spectaculaire, qui traversent les distances et la décence d'un coup d'aile, qui sont partout chez eux, qui sont à la fois ici et là, sans contradiction ni états d'âmes. Ce qui étonne le plus, dans ces nouvelles stars des écrans, c'est qu'elles ont la conviction de s'extraire de la vie morne et anonyme, alors qu'elles font tout pour s'y enfoncer jusqu'au délire, car ce qui les rend célèbres devient très rapidement (instantanément, même) ce qui les enfouit dans la boue du vulgaire. La représentation qu'elles se font d'elles-mêmes les étrangle et les fane au moment même où elles pensent en tirer gloire et profit. Quand je dessine, pourquoi y voyez-vous autre chose qu'un dessin, c'est la question qu'elles devraient se poser, ou plus encore, que leurs « fans » devraient se poser. Ceci n'est pas une pipe ? Non, en effet, c'est une fellation sans frontières. Et je m'éclaire à la lumière des vessies que vous me prêtez généreusement. Tous ces jolis influenceurs sont des cadavres dansant sur des cadavres dont ils ont volé la vie sans même le savoir. Qui a besoin d'eux ? Tout le monde, apparemment… Chacun s'observe dans l'écran, courbé comme en présence d'un tabernacle, et se demande à quelle heure il va devenir lui aussi un influenceur. Pendant ce temps, les proies deviennent des prédateurs. 

Un jeune homme venu hier pour m'acheter une paire d'enceintes m'a dit quelque chose comme : « De plus en plus, quand on me parle, j'entends le son des paroles mais je ne fais pas attention à leur sens. » Je n'ai rien répondu, mais je connais bien cette situation. Heureusement, il y a des moments où les deux états se rejoignent, mais c'est très rare. De plus en plus, il faut choisir. Le son ou le sens, la bourse ou la vie, l'image ou l'amour. C'est comme si l'on était jeté hors du paradis et qu'on en avait seulement par instants quelques furtives réminiscences qu'on ne parvenait plus à relier entre elles ni à raccorder à notre vie présente. « Quand on songe combien il est naturel et avantageux pour l’homme d’identifier sa langue et la réalité, on devine quel degré de sophistication il a fallu attendre pour les dissocier et faire de chacune un objet d’étude. » 

Il faut écrire l'histoire des nouvelles séductions. Ces séductions qui se trament par écrit sur l'écran, mais un écrit hybride, différé, qui s'insère et s'élabore tant bien que mal dans le monde post-historique, dans ce monde tout d'échos et de duplicité incalculée, dans les réseaux sociaux et leurs répugnants effets de répétition, donc de vulgarité et de lassitude. « Il y a trop à lire sur un visage » et les visages pullulent, dans le Livre des Visages qu'on ouvre sans même y prendre garde et sans savoir qu'il liposuce nos traits en retour. Pour chaque « profil », des dizaines, voire des centaines de visages sont proposés chaque jour à l'observation et à l'analyse, laissés en dépôts au clou de la falsification. Curiosité, contemplation, méditation, spéculation, rêverie, étude, mise à distance provisoire ou au contraire sympathie immédiate, complaisance vertigineuse pour un trait finalement banal, nous passons rapidement par un grand nombre d'états qui affectent plus que nous ne le croyons notre vie psychique et notre imagination, car celle-ci n'a pas ici les bornes que la vie sociale charnelle lui impose immédiatement. Pas un jour sans que je m'émerveille du nom extraordinaire qu'a choisi Mark Zuckerberg : Facebook. On ne pouvait imaginer meilleur raccourci pour exprimer d'un seul mot ce qui fait le fond de l'affaire. Si je ne devais retenir qu'une seule raison au succès phénoménal de ce premier réseau social, son intitulé viendrait immédiatement. Ce « Facebook » est un puits sans fond dans lequel tout le monde tombe la tête la première, y livre sa figure, ses figures, sa face et son revers, son amnésie, y abandonne une part non négligeable de son âme, et, surtout, de sa forme, forme qui reste seule visible en définitive et rassemble les parties et le tout recomposés, pour les voyeurs vus que nous sommes tous. Immense peep-show dont les nudités sont des phrases et les fétiches des visages privés de voix. La parole est partout, mais elle est détimbrée, déchargée de son poids sonore, décolorée, flottant dans un éther sans limites dont les significations circulent à la vitesse de la lumière dans toutes les directions — mais surtout, cette parole est délivrée de la culture, elle a rompu les amarres avec l'ancien monde qui nous avait faits libres, plus ou moins, à mesure même des efforts que nous faisions pour nous extraire de la langue impersonnelle et radoteuse qui nous entoure et nous étouffe de la naissance à la mort. 

Toujours est-il qu'il y a des miracles. Des paroles et des visages qui traversent l'écran, comme s'ils n'existaient que pour nous, qu'ils avaient été inventés il y a quelques secondes seulement dans l'atelier d'un dément qui avait de toute éternité pointé sur nous son télescope sensible. Même s'il arrive qu'ils disparaissent aussi vite qu'apparus, la grâce de telles rencontres (il est possible que ce mot soit abusif mais je n'en vois pas d'autres) contribue à renforcer notre indestructible foi en l'exception, en l'exceptionnalité de la vie elle-même. Moins il y a de raisons pour qu'une chose existe, plus elle a de chances d'être vive, ou tout simplement vivante ; il me semble que c'est l'une des meilleures preuves de l'existence de Dieu, ce coup de pouce qu'il donne toujours à l'hypothétique ou au hasard. 

Par quoi est-on influencé, sinon par un visage qui vient nous chercher, qui vient tirer de nous notre nuit pour la faire flamber un instant au soleil, pour donner une perspective à notre solitude ? C'est la seule instance qui soit en mesure de nous faire quitter provisoirement les froides cavernes dans lesquelles nous sommes retenus prisonniers par l'effroi d'être. Là où tous les discours échouent, un visage peut réussir. Il y a tant à lire