dimanche 16 février 2025

Avec son nom écrit dessus


« J'étais une petite graine plantée dans un terrain qui n'était pas du tout prêt à la recevoir. » Avant-guerre, dans les années 30, une petite ville de 7000 habitants comme Montbrison n'avait guère de vie artistique ou musicale, et les parents de Pierre Boulez n'étaient ni l'un ni l'autre musiciens. Son père, très catholique, était un ingénieur directeur d'usine, austère et silencieux, naturellement de droite, et sa mère, issue d'un milieu socialiste, était au contraire fantaisiste et très extravertie. Sa sœur Jeanne, de trois ans son aînée, restera liée à lui jusqu'à la fin, lui étant indispensable, choisissant ses vêtements et lui confectionnant ses menus. Il aura bien d'autres femmes très proches de lui tout au long de sa vie, dont l'indispensable Astrid Schirmer, sa fidèle secrétaire depuis les années Londres. 

J'ignorais que Boulez avait eu lui aussi un petit prédécesseur de cinq ans son aîné. Marcelle Calabre, sa mère, née le 22 avril 1897 à Clermont-Ferrand, et Léon Boulez, son père, plus vieux de six ans, avaient eu comme premier enfant un petit Pierre Boulez mort en bas-âge. Pierre Boulez, le nôtre, apprendra cela très tôt, en voyant une petite sépulture en fer forgé avec son nom inscrit dessus. On ne sait évidemment pas comment il a réagi à cela, mais il a toujours eu un rapport difficile avec la mort, à tel point que le jour où sa sœur Jeanne lui téléphonera pour lui apprendre qu'elle avait pris une concession au cimetière, lui demandant s'il en voulait une pour lui, il lui raccrochera au nez, et qu'il ne voudra jamais entendre parler de ses différentes successions, ni s'en occuper en quelque manière que ce soit. Commentaire de son biographe, Christian Merlin : « Je pense que les parents ne mesuraient pas, à l'époque, combien ça pouvait être choquant de donner à un petit garçon le prénom d'un enfant mort précédemment. » 

On m'a bassiné avec ça durant toute ma jeunesse, et j'avoue que je n'ai jamais vu où était le problème. Mon Jérôme à moi, le jumeau d'Emmanuel, né une dizaine d'années plus tôt, est mort d'une méningite tuberculeuse à l'âge de deux ans. Ce sont mes frères et sœur et mon père qui ont paraît-il insisté pour me donner ce prénom, alors que ma mère s'y opposait. Personnellement, je suis bien content de porter ce nom, qui est également le nom de mon grand-père et un prénom assez porté dans ma famille corse. Choquant ? Pour qui ? Traumatisant ? Pour qui ? Lourd à porter ? Pour qui ? Je trouve toujours parfaitement imbécile d'en vouloir à ses parents pour quelque raison que ce soit, et celle-là ne fait pas exception. Il me paraît évident qu'ils n'ont pas voulu “faire le mal”, ni faire les malins. Je n'ai jamais eu ni la sensation ni la prétention de remplacer celui qui était mort trop tôt, mais, surtout, la hargne (ou la justice) rétrospective me fait horreur. 

Je me rends compte tous les jours qu'il faut repasser sur ce qu'on croit avoir entendu pour l'entendre vraiment, qu'il faut relire pour avoir lu vraiment, qu'il faut aimer à nouveau pour aimer vraiment, qu'il faut revoir pour tout simplement voir. Je suis capable d'écouter trois ou quatre fois de suite une émission qui m'intéresse, et de me rendre compte qu'à chaque nouvelle écoute je suis obligé de constater que je n'avais pas entendu ce que j'entends. C'en est vertigineux. 

Les parents qui aujourd'hui « perdent » des enfants en conçoivent un affreux chagrin, ce qui est bien naturel, mais, au-delà de ce chagrin, en font un cataclysme terrible et indépassable. Il n'est pas question ici de les juger, car je suis certain que je ne ferais pas mieux, mais seulement de s'interroger. À l'époque où la mortalité infantile était bien plus élevée qu'à l'heure actuelle, il n'était pas rare de compter deux, trois, ou même quatre enfants morts en bas-âge dans une famille. Que je sache, cela n'empêchait nullement la famille de se développer normalement et même d'être heureuse. J'ai pourtant vu ma propre mère s'affliger chaque 19 juillet de sa vie, le plus souvent sans un mot d'explication ni la moindre plainte, et « choisir » le 19 juillet comme jour de sa propre mort. Mais en dehors de cette journée si particulière, elle ne parlait quasiment jamais de la mort de Jérôme, et ne semblait pas en être accablée. Peut-être était-ce pudeur, ou autre chose que je ne saurais nommer avec certitude — ni même comprendre. 

Christian Merlin explique le rapport très conflictuel à la mort de Boulez par le fait qu'il porte le prénom de son aîné mort en bas-âge. C'est une possibilité, en effet, mais je ne vois pas bien ce qui peut l'en assurer. Peut-être dispose-t-il de paroles ou d'écrits auxquels je n'ai pas eu accès. Quoi qu'il en soit, je me méfie toujours de ce genre d'explications qui me paraissent trop simples et trop univoques. C'est ce que j'appelle des explications-pour-les-autres, c'est-à-dire de ces choses qu'on dit pour se débarrasser de questions trop complexes ou embarrassantes, ou, plus simplement, auxquelles on n'a pas réellement réfléchi. Tous, nous sommes à des degrés divers de petites graines plantées dans des terrains qui ne sont pas prêts à nous recevoir. C'est ce qui explique que notre « rapport à la mort » soit toujours problématique, quoi qu'on en dise. Personne ne nous attendait, et c'est d'autant plus vrai lorsque, comme moi, on n'a pas été désiré. J'écris cette dernière phrase tout en sachant très bien qu'elle n'a pas grand sens. Le « désir d'enfant » est une invention récente et un peu ridicule. La biologie et la vie se passent très bien du désir des parents — je crois plus volontiers à l'indispensable transmission, qui vient d'un temps où les hommes ne réfléchissaient pas à ces questions : il se trouve que le désir sexuel et la nécessaire filiation se rejoignent en un point obscur et qui restera toujours secret, malgré les déclarations plus ou moins fantaisistes des uns et des autres. Il faut que les noms passent à travers le sang et survivent au déluge des heures, qu'ils inscrivent une trace énigmatique dans les lieux et les moments, qu'ils laissent derrière eux une Figure. « Les fils sont là pour continuer les pères. » Même si l'on ne se fait aucune illusion sur la pérennité de ces figures ou de ces étranges constructions que sont les familles, nous sommes là pour les faire durer le plus possible ; c'était le cas du moins dans les temps civilisés. La vie n'est qu'une enquête plus ou moins fouillée sur notre patronyme et ses reflets. 

Montbrison avait sept mille habitants, en 1930, et je suis né dans une ville qui devait alors en compter trois ou quatre mille, en 1956. Ce n'est pas un village, comme quelqu'un me l'a dit l'autre jour, c'est une petite ville des années 50, mais il est vrai que la vie artistique ou plus largement culturelle n'était pas extrêmement développée. Il y avait un cinéma, une troupe de théâtre, une fanfare, et, un peu plus tard, une école de musique, ce qui est déjà pas mal. C'est bien par la radio, essentiellement, que la culture est venue jusqu'à nous, même si nous avions eu la chance dans notre famille d'avoir un père violoniste et une mère qui avait lu, qui, chacun à sa manière, incarnait un je-ne-sais-quoi nous ouvrant sur autre chose que nous-mêmes. 

Mon père était « naturellement de droite » et ma mère beaucoup plus progressiste, même s'il me serait difficile de parler ici de gauche. D'ailleurs elle était très Pompidou alors que mon père ne jurait que par le Général et considérait son successeur comme un traître — la nuance, vue depuis notre présent, peut sembler dérisoire, mais elle était essentielle, en France à la fin des années 60 et dans le début des années 70. Elle venait d'une famille plus aisée, plus cultivée que celle de mon père, plus généreuse, aussi, et plus gaie. Elle avait beaucoup de mal à comprendre la manière très dure dont mon père avait été élevé par des parents radins et qu'elle jugeait dépourvus d'affection envers leurs enfants (on ne parlait pas d'amour, à ce moment-là). Quand ils sont allés en Corse pour célébrer leur mariage, mes oncles furent effrayés par la maigreur et la faible constitution de leur beau-frère, qu'ils surnommèrent la « Vénus de mille os ». Ma mère me racontait des repas pris chez les Vallet où chaque convive devait se contenter d'une moitié d'œuf au plat, et que mon père devait étudier en cachette la nuit avec une lampe de poche sous ses draps, pour ne pas encourir le reproche de coûter cher à ses parents. 

« La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. » Je ne saurai jamais si ce bref passage du Père Goriot était l'une des raisons pour lesquelles ma mère insistait tant pour que je lise ce roman. Marcher sur le cadavre de ses parents est notre lot commun, mais la démarche que nous adoptons pour les piétiner est tout l'enjeu de notre vie d'hommes. J'ai vu très tôt mon nom inscrit sur une pierre tombale, à côté de celui de mon père. Ça crée des liens, mais il m'aura fallu de longues années pour comprendre ce que je lui devais et quel rapport il pouvait exister entre sa vie et la mienne. D'ailleurs je n'ai même pas assisté à son enterrement. Je me demande comment il faut nommer un frère aîné mort à deux ans. Un « petit grand-frère » ? L'appeler prédécesseur est bien sûr abusif, même s'il nous a évidemment précédé. Mais contrairement aux parents, il me semble que nous ne sommes pas chargés de le continuer. Balzac fait dire à son héros « Mais dites-leur, quand elles seront là, de ne pas me regarder froidement comme elles font », en parlant de ses filles. Je ne connais pas de sentiment plus chagrinant, plus triste que le mépris des enfants pour leurs parents et j'ai toujours du mal à entendre des paroles haineuses à leur endroit, quelles que soient les circonstances. Je pense aux mots de Rhoda Scott pour expliquer le fait qu'elle joue de l'orgue pieds nus : « J'avais un clavier sous les pieds, je ne voulais pas marcher dessus en chaussures ! » Nos parents sont un clavier délicat sur lequel nous improvisons plus ou moins librement et la moindre des choses est d'avoir les pieds propres et souples car ils sont sans défense dans leur tombeaux, tandis que nous posons nos pieds sur leur figures. 

« Je pense que les parents ne mesuraient pas, à l'époque, combien ça pouvait être choquant de donner à un petit garçon le prénom d'un enfant mort précédemment. » Vous n'en savez rien du tout, Christian Merlin ! Même s'il existe des raisons évidentes pour ne pas le faire, il y a tout autant de raisons contraires, et je suis pleinement heureux de porter cette ombre légère sur mes épaules. Je me rappelle avoir beaucoup aimé travailler l'opus 3 de Richard Strauss. Il me semblait y lire, dans la première pièce, dans le déport à l'octave de la mélodie qui semble se dédoubler en s'épanouissant, une merveilleuse manière d'évoquer avec des sons la sensation de vivre une vie qui a déjà été esquissée auparavant, et que l'on fait sienne, dans une grande douceur. Les vies glissent les unes sur les autres et il arrive qu'on éprouve dans un frisson furtif le passage discret de l'une à l'autre : on ne sait jamais si l'on s'appartient vraiment, et c'est dans les échos et les anamorphoses d'une figure inconnue, complexe et pourtant familière qu'on se reconnaît le mieux. C'est au profond des tombeaux et du souvenir que la vie est la plus significative et la plus singulière, au ras de l'inaudible. Faisons attention à ce qui se trouve sous nos pas : c'est souvent nous-mêmes que nous foulons sans y prendre garde. 

On repassera. Quoi qu'il arrive. On a beau avoir le sentiment d'être neuf et original, et unique, on repasse toujours par des chemins empruntés à d'autres que nous, on n'invente rien. C'est pourquoi je crois qu'il est bon d'imiter sans vergogne ceux qui sont plus hauts que nous. De toute façon, nous n'arriverons jamais à faire aussi bien, et c'est donc dans le ratage que nous avons le plus de chance de trouver quelque chose de singulier — par erreur, en quelque sorte, ou par manque d'élan. Quand j'écoute de toute la force de mon âme, j'échoue à entendre, et cet inlassable échec produit un discours que ma naïveté prend pour une invention ; dans l'instant, je crois possible ou même souhaitable d'en informer les autres, jusqu'à ce que la raison me revienne avec la vergogne. 

Je me rappelle les premières fois où j'ai donné des cours de solfège. On parle facilement, en ces commencements là, de la consonance et des notes qui vont se répétant sur toutes les hauteurs, dans toute l'étendue du clavier ou dans l'ambitus d'une voix. On dit que telle note est la même parce qu'elle porte le même nom. Un mi est un mi, qu'il soit grave ou aigu. Mais pour quelqu'un qui n'est pas du tout musicien, qui n'a rien écouté, qui n'est pas habitué à cette référence, c'est complètement faux. Le mi aigu, pour lui, n'est pas la même note que le mi grave. Il sent bien qu'elles ont une proche parenté, certes, mais dire que c'est la même note est un abus de langage que seule l'éducation musicale peut justifier. C'est l'habitude, qui nous fait considérer qu'il s'agit de la même note, c'est un ensemble de références qu'on nomme la Tonalité. Elles portent le même nom et pourtant sont autres. On pourrait parfaitement imaginer des gammes (et un système harmonique) qui n'auraient pas l'octave comme critère absolu (ou indice, je ne sais quel mot convient le mieux), qui commenceraient par un ré et se finiraient par un do. C'est sans doute un besoin de simplification, qui a présidé à ce choix. Évidemment, la musique en serait cent fois plus complexe et bizarre, mais seulement pour nous qui avons été élevés dans le système tonal, que nous prenons pour le seul possible. Si l'on avait parlé du dodécaphonisme à Mozart, il aurait sans doute crié au fou (alors que le dodécaphonisme est mille fois plus simple que le système que j'imagine (peut-être à tort) possible). Il n'est pas non plus fatal d'avoir des gammes de sept notes ou de diviser l'octave en douze parties égales. D'autres cultures que la nôtre procèdent autrement. Bref, on est légitime lorsqu'on se pose la question du même. Tout est une question de dosage et d'échelles, et surtout d'habitudes. Je porte le nom de mon père et je ne suis pas lui, mais peut-être allons-nous, tout au long de notre vie, vers plus de ressemblance avec nos parents, vers moins de singularité, peut-être allons-nous vers un ambitus plus étroit, une voix plus simple. J'y pensais à revoyant mentalement ma mère monter l'escalier de notre maison, à la fin de sa vie : il m'arrive très souvent d'être absolument certain que j'ai exactement la même attitude qu'elle, les mêmes gestes, les mêmes maladresses, la même courbure physique et mentale, comme si vieillir consistait à se déplacer lentement sur une droite qui va finir par rejoindre celle de nos aïeux alors qu'on la pensait parallèle à la leur. Le temps nous amène à renoncer de plus en plus à nous-mêmes. C'est en tout cas comme ça que je vois les choses. Tout ce à quoi nous croyions être farouchement attachés nous paraît moins essentiel, moins constitutif de notre individu. On y tient par orgueil, bien sûr, et parce qu'il nous est désagréable de renoncer, de sembler nous renier, mais on sent bien, au fond de nous, que le cœur n'y est plus, qu'on continue seulement à jouer notre rôle, par habitude et par peur de trouver autre chose que ce qu'on connaît, d'aller vers un inconnu effrayant. Être consonant avec soi-même, voilà toute la pauvre ambition d'une vie humaine. Commencer par un do et finir par un do. Rester au chaud dans l'octave. La contradiction, la dissonance, le changement radical d'échelle et de perspective ne sont envisagés qu'à contrecœur et ne sont le plus souvent que l'indice d'un échec, ou d'un abandon. J'y vois plutôt la chance de découvrir une richesse que peu comprennent, mais dont le soupçon terrorise ceux qu'il effleure, privilège impartageable d'un âge qui nous isole autant de nous-mêmes que des autres. 

Les époques se suivent et se contredisent, sans que jamais que le présent ne trouve la juste distance, ou le recul qui devrait être la moindre des choses, si l'on voulait ne pas tomber dans la caricature grossière et le jugement rétrospectif et absolu qui font tant de mal aujourd'hui. On juge du passé avec les mentalités, la culture et la morale d'aujourd'hui, et tout le monde trouve ça normal, et plus que normal : sain. Pas d'autre voie. Comment se fait-il que le ridicule de cette arrogance ne semble effleurer personne, que la simple prudence soit à ce point dénigrée ou plus simplement oubliée ? Peut-être justement que c'est dans l'oubli de nos pères, que gît le mal. Il y a dans Enoch Arden, le mélodrame de Strauss sur un poème de Tennyson, un passage que j'adore, qui se situe dans la quatrième partie (« Tranquillo ») de l'œuvre, où l'on entend le narrateur dire : « No meaning there : She closed the book and slept » (il faut absolument l'écouter dit par Claude Rains, pour entendre ce dont je parle). « Cela ne lui parut rien : cela ne signifiait rien : elle ferma le Livre et s'endormit. » J'ai toujours cette impression, quand j'observe mes contemporains, qu'ils ont définitivement renoncé à lire le Livre qui leur explique ce qui est en train de se passer, car tout a déjà eu lieu. Ils préfèrent s'endormir, plutôt que de savoir, et ils vont répétant comme des ânes : cela n'a aucune signification, on ne voit rien. Bien sûr qu'ils ne voient rien, puisqu'ils ont décidé qu'il n'y avait rien à voir d'autre qu'eux-mêmes et que le regard n'avait pas besoin d'être construit et éduqué. Comme dans le poème de Tennyson, ils sont « sous le palmier » et ils s'endorment, bercés par la rumeur des infos et du présent. Très informés et complètement abrutis, ils ont des yeux et des oreilles par centaines qui ne leur servent à rien, hormis à réverbérer à l'infini ce qu'on entend partout, cent fois par jour, et qui est produit à plein régime par le Spectacle planétaire. Très malins et très cons à la fois sont les spectres que nous croisons cent fois par jour sur les réseaux numériques. 

Il n'y rien d'autre à faire que de reprendre inlassablement au début, de revenir au commencement, de répéter. Quelqu'un m'a envoyé l'autre jour un extrait filmé de la quatrième étude en ut dièse mineur de Chopin jouée par Richter. Je connaissais déjà ce petit film, mais ce qui est revenu en moi, ici, hormis la furie de Richter, qui à chaque fois m'étonne et m'amuse, c'est le souvenir du travail. Comme j'avais aimé travailler cette étude ! Comme on aime l'accumulation de toutes ces notes qui semblent s'empiler les unes sur les autres, jusqu'à former une montagne, comme on en jouit, très physiquement, dans les progrès qu'on fait très visiblement, jour après jour, du seul fait de la répétition. Comme on est fier de ses doigts, comme on a envie de les remercier de nous permettre cela ! Il y a dans cette étude un effet cumulatif très sensible, presque caricatural. C'est comme si Chopin creusait un trou dans le sol et entassait toutes les notes qu'il en retire à un rythme d'enfer. Ça bouillonne de vie ! Il y a là un feu qui nous ronge le ventre et nous dilate tous les organes. On revient et on revient sans cesse au même geste obsessionnel, euphorique, optimiste, c'est une apologie de la double-croche avec des éclats d'octaves. On la surnomme « étude torrent », cette étude qui est loin d'être la plus difficile des deux cahiers, et Richter est l'un des seuls à être capable de la jouer à la fois très vite (trop vite ?) mais sans donner l'impression de survoler les touches comme c'est généralement le cas dans toutes les versions qui veulent aller trop vite (Lisitsa). Elle dure exactement deux minutes, dans les meilleures versions. Pollini, impérial, solide, souverain, classique, reste à mon sens le meilleur, avec Perahia, plus dramatique, peut-être plus ambitieux, dans les dizaines d'interprétations que j'ai entendues (déçu par Arrau, que j'adore par ailleurs, qui en fait quelque chose d'assez terne, sauf peut-être dans la coda). Il faut de la rage, ici, mais ça ne suffit pas, le sens de la forme et celui de la progression sont essentiels. On doit sentir la mutation progressive mais rapide du corps du pianiste. Chopin traite rarement la main gauche  comme s'il s'agissait d'une deuxième main droite, comme c'est le cas ici, idée qu'il a sans doute empruntée à Bach. Les études de Chopin sont des manifestations absolument fabuleuses du travail sur le motif. Contrairement à ce qu'on pourrait croire de prime abord, ce sont vraiment des chefs-d'œuvre de composition, vingt-quatre petits chefs-d'œuvre parfaits qui touchent au but sans tergiversations. Être capable d'aller aussi loin avec des motifs aussi modestes (en général une difficulté ou une idée par pièce) est vraiment la signature des très grands compositeurs. Avec le minimum, obtenir le maximum. J'en parle souvent, mais la chose qui me manque le plus, maintenant que je ne joue plus de piano, c'est justement la répétition. Cette sensation extraordinaire que connaissent tous les instrumentistes du monde, quand ils se trouvent au pied de la montagne — l'œuvre — et qu'ils entreprennent, jour après jour, de la gravir. Il faut parfois des mois ; combien de semaines, pour la Sonate de Liszt, combien de mois, pour la Sequenza de Berio ? Sentir son corps se transformer, petit à petit, pour s'adapter aux difficultés du terrain, le rendre apte à faire des choses qu'il n'avait pas à son répertoire, c'est une sensation grisante que je ne retrouve pas dans l'écriture, malheureusement. En général, j'écris un texte en quelques heures, une journée, deux au maximum. C'est trop court pour ressentir l'effet dont je parle, et puis, surtout, il ne s'agit pas de la même chose : on a beau dire qu'écrire est une activité physique, ça l'est infiniment moins que de jouer du piano ou de la percussion. On voit rarement des écrivains en sueur, à leur table de travail alors qu'on peut perdre un ou deux kilos durant un concert. Le travail musculaire est une joie dont il est difficile de se priver sans avoir la sensation d'une perte irrémédiable. 

J'avais discuté un peu, il y a une quinzaine d'années, avec Agustin Aniévas, élève d'Edouard Steuerman, l'un des plus célèbres pianistes à avoir enregistré (avec quel éclat !) les études dans les années 60, et j'avais découvert un homme charmant et inspirant. Je me rappelle avoir eu envie de lui composer une étude à ma manière (sur les tierces), à l'époque, mais je n'ai jamais osé passer à l'acte. Je sentais déjà que la composition s'éloignait de moi, même s'il restait quelques désirs bien vivaces que je suis parvenu à asphyxier avec un acharnement méritoire. Mon seul mérite, dans cette vie, aura consisté dans tous ces deuils successifs auxquels je me suis appliqué. Ici, au moins, j'aurai fait preuve de sérieux et de constance. Je me demande si tout cela n'a pas un rapport étroit avec ce qu'on nomme « le succès ». J'ai observé ce phénomène, qui me semblait tout à fait mystérieux, durant de très nombreuses années, et je crois avoir enfin compris comment ça marche. Si vous désirez être célèbre, ou même seulement réussir dans votre domaine, il faut en passer par une étape honteuse qui se révèle aussi indispensable que payante. Il faut oser aller trop loin. J'observe, incrédule, mais fasciné, tous ces gens qui ont du succès, et dont on se dit : « Il ne va tout de même pas oser faire ça ! » Eh bien si, justement. Et c'est précisément parce qu'il ose faire ce qu'on trouverait déshonorant, qu'il a du succès. Il ne connaît pas cette barrière morale, ce surmoi terrible avec lequel il est impossible de transiger. Il y va. Il se montre. Il crie plus fort que les autres. Il montre ses muscles. Il fait la roue. Il attrape par la manche. Tout ce qu'on nous avait appris à mépriser, ou, au moins, à trouver suspect. Je ne cherche pas ici à justifier mes échecs, non, ni encore moins à faire porter sur l'éducation reçue une part de mon impuissance constitutive. Je cherche seulement à comprendre, et je ne peux le faire sans comparer avec ce que j'ai vu autour de moi depuis cinquante ans. J'aurais des dizaines d'exemples précis et concrets à donner mais je le ne ferai pas. Ce sont des « danseurs ». Ils aiment qu'on les regarde bouger. 

Je suis tombé il y a peu sur une vidéo d'Étienne Guéreau, à propos d'un certain Sofiane Pamart. J'aime bien Étienne Guéreau, dont je regarde parfois les vidéos, quand il y est question d'harmonie. Ce jeune homme a un réel métier, et il possède une bonne oreille, ce qui n'est pas si fréquent. Je ne peux pas dire que j'aime sa musique, non, je n'irai pas jusque là, mais j'ai appris des choses en l'écoutant, ce qui n'est pas négligeable. L'harmonie dans le jazz est un continent qui m'a toujours fasciné et que j'aurais aimé connaître mieux. J'ai donc regardé cette vidéo il y a quelques jours, vidéo dont je ne m'infligerai pas une deuxième lecture, même si je devrais, pour le sérieux de ce que je vais écrire ici, mais mon masochisme a des limites. Ce qui m'a beaucoup frappé, en entendant Étienne Guéreau « démolir » le pauvre Pamart, c'est toutes les précautions qu'il croit devoir prendre pour donner son avis, et ses multiples proclamations qui tentent à bien établir préalablement qu'il ne « méprise pas » Sofiane Pamart, ni ce genre de musique, ni ceux qui l'écoutent. Ah, la trop fameuse accusation de mépris… Le mépris de classe, le mépris intellectuel, le mépris culturel… Le snobisme… On peut dire qu'on connaît ça sur le bout des doigts, et depuis plus de cinquante ans. C'est un peu comme ces gens qui commencement toutes leurs phrases par « Je ne suis pas raciste mais… ». Ils ont bien appris la leçon. On ne peut pas parler librement si l'on ne commence pas par établir avec un sérieux de plomb (et un ridicule de singe) et tous les certificats afférents qu'on ne méprise personne, ni aucun genre, que ce soit dans le cinéma, dans la littérature, la musique, ou quoi que ce soit. « Il n'y pas de mauvais genres ! » (ou alors, mais c'est finalement la même chose : le mauvais genre est le seul bon genre). Il se trouve qu'hier j'ai vu passer sur les réseaux une citation de Yann Moix qui disait en substance qu'il méprisait les adultes de plus de vingt-cinq ans qui jouaient au jeux vidéos. Ouh là là ! Il veut se faire crucifier, lui ! Eh bien oui, je lui donne tout à fait raison, et je n'ai même pas honte. Pour revenir à Pamart, et cela, Étienne Guéreau le dit très bien, ce n'est pas qu'il fasse de la soupe, qui est nouveau, nous avons connu Richard Clayderman, André Rieux, Saint-Preux, bien d'autres dans les années 60 et 70, et nous savons très bien ce que cela signifie. Ce qui a changé, en revanche, c'est qu'aujourd'hui, ces gens-là sont pris au sérieux (ils sont invités sur France-Culture ou France-Musique), du moins par une part très importance de la population et des médias, alors qu'au temps de notre jeunesse, ils faisaient rire tout le monde, et qu'il suffisait de quinze secondes d'écoute à n'importe qui pour savoir à quoi s'en tenir. Désormais, il faut qu'un Étienne Guéreau fasse une vidéo de trois quarts d'heure pour nous expliquer en quoi c'est de la merde, en s'entourant de tout un tas de précautions oratoires indispensables. C'est là qu'on voit très concrètement l'effondrement culturel et civilisationnel dans lequel nous crevons à petit feu. Le mépris du mépris est une catastrophe, c'est même le point nodal vers quoi tout converge ou d'où tout provient. Le mépris du mépris, ça donne Sofiane Pamart. À quand une chaire à l'université pour expliquer en quoi la soupe est de la soupe ? Évidemment, quand on a méthodiquement détruit l'oreille, le regard et les sens de toute la population, il faut sans doute en passer par là. Mais ce sera sans moi. Renaud Camus explique très bien ce qui s'est passé depuis quarante ans, je ne vais pas refaire ici sa démonstration en moins bien (ce qu'il appelle le Petit Remplacement), mais j'insiste comme lui sur le fait que la musique (le changement de définition de la musique) a bien été l'indicateur premier du Désastre, l'alerte inaugurale, le Signe, et cela, je peux dire que je l'avais compris il y a très longtemps, quand je fréquentais encore le milieu de la musique. Dès l'enfance, j'ai entendu cette accusation. Un peu de tolérance, tu es trop méprisant ! Je ne sais pas exactement ce qui m'a permis de résister à ces objurgations, mais ce que je sais est que j'ai éprouvé parfois la tentation d'y céder, pour avoir la paix. Qui ne veut pas de la paix ? Il est plus facile d'aimer Pamart que Boulez, du moins c'est ce que je crois comprendre en observant les gens autour de moi. Mais il faut être cohérent. Si un Pamart a doit de cité sur France-Musique, alors il ne faut pas se plaindre de la violence dans les rues et à l'Assemblée nationale. Mes adorables voisins m'ont demandé l'autre jour ce que j'en pensais, de ce pauvre garçon. Je n'ai pas eu besoin de développer, un regard a suffi. Et quand j'entends Étienne Guéreau parler du « Chopin facile », ou quelque chose comme ça, les quelques cheveux qui me restent se dressent sur ma tête. Le rapport avec Chopin, je dois avouer très humblement que je ne le vois pas, ni ne l'entends. Mais c'est sans doute parce que j'ai une moins bonne oreille qu'Étienne Guéreau. Tous les Sofiane Pamart du monde ont écrit sur leur visage et sur leurs biceps : « Musique ». On n'est tout de même pas obligé de les croire sur parole, ces pauvres bougres. Qu'ils aillent se faire tatouer chez les Grecs. Je retourne à mes études de Chopin (par Cortot, qui n'a rien à voir avec Corto Maltese, il faut tout préciser, aujourd'hui). 

J'écris cela sous le regard de Jérôme, le Précédent, si beau dans son berceau, le huitième d'une famille de sept enfants, lui que je n'ai pas connu et qu'il me semble connaître si bien, et si je parle de son regard alors qu'il a les yeux fermés, sous son immense front bombé, c'est que toute la douceur de son être me parvient encore depuis les années 40. 

dimanche 2 février 2025

Un mur au milieu de l'océan

 

Le bateau de Truman Burbank qui crève l'écran (au propre et au figuré), qui atteint les limites du monde, et cette vignette, dans Tintin (est-ce dans le Crabe aux pinces d'or, je ne sais plus, il me semble que c'est sur la page de gauche, mais je ne suis sûr de rien — il y a le capitaine Haddock et Tintin dans une barque sur la mer, une mer déchaînée), cette vignette absolument incompréhensible pour moi, quand j'étais enfant, car ce qu'Hergé représente c'est la mer, ou le ciel, gris foncé, et moi je ne vois pas du tout la mer, je vois un mur, un mur infranchissable qui monte jusqu'au ciel, et je me demande bien ce que peut faire ce mur au milieu de l'océan. Cette berlue a duré des années. Je n'ai pas osé demander autour de moi parce que j'étais certain qu'on me prendrait pour un idiot ; je restais avec cette vignette insensée sur laquelle à chaque fois je m'arrêtais, interdit. J'étais enfermé dans une image, dans l'incapacité d'en sortir, et je savais d'avance, à chaque fois que je relisais cet album de Tintin, que j'allais en arriver là, à ce point obscur, à ce mur infranchissable sur lequel une fois de plus je m'arrêterai et dont je ne parlerai à personne. Je n'avais pas de bateau, moi, pas d'éperon intellectuel ni aucune possibilité de crever l'écran qui se dressait devant moi. L'image se refermait sur elle-même et j'étais à l'intérieur, sans pouvoir communiquer avec le monde, sans mots.

Nous sommes au commencement des Variations opus 31 de Schoenberg. Quatre notes répétées de la harpe (si bémol) sont suivies de quatre notes répétées des contrebasses en harmoniques (sol), qui s'enchaînent avec une oscillation de la clarinette sur le triton (si bémol-mi), trois fois plus vite, elle-même suivie d'une autre oscillation du même triton en sens inverse (mi-si bémol), dans laquelle c'est le basson qui répond. La couleur générale est le gris (le triton est l'intervalle instable par excellence, celui qui tend à abolir la tonalité, donc les couleurs). On assiste à la création du monde à partir d'éléments très simples, quelques notes, qui émergent peu à peu de la brume. C'est un anti big-bang. Aucune explosion. Pas de geste grandiose. Dieu dépose des brins de réel sur la table, et s'amuse à les disposer d'une manière, puis d'une autre. Ça commence donc par une dualité, qui devient très vite une trinité. Puis une oscillation, donc une vibration. À partir de trois éléments fondamentaux (trois notes, trois notations, trois regards sur le monde) qui entrent en vibration les uns sur (par) les autres, le monde s'élabore petit à petit. La Création est une immense variation à partir de trois points. Ces trois notes, mi, sol, si bémol, si on les mélange, si on les dispose verticalement, forment un accord diminué. Le monde commence par une diminution — par une faille. Il va falloir beaucoup enrichir, apporter de la couleur, des formes, des symétries, pour que le monde semble enfin habitable, qu'il acquière un sens audible par l'homme. Mais les choses vont se faire au fil du temps. Dieu n'est pas pressé. Sa semaine durera des millions d'années. 

Truman… Vrai-homme ? Ou seulement figure, personnage ? Lui aussi est enfermé dans une image dont il essaie de s'affranchir. Lui aussi se heurte à l'impossibilité de dialoguer avec les gens qui l'entourent, de se faire comprendre. Entre eux et lui, un mur invisible et infranchissable qui se dresse jusqu'au ciel. Il ne devrait pas y avoir de mur au milieu de l'océan, au milieu des hommes, ou même à l'intérieur de nous, mais c'est pourtant ce que nous voyons. Alors nous tentons de ruser, de le contourner, ce mur, de l'ignorer ou de le détruire, mais il est toujours là et c'est tout à fait comme si nos efforts étaient vains et qu'il ne se trouvait là que pour nous signifier par avance notre impuissance à communiquer et à rejoindre les autres. Alors on danse, on fait de la musique, on écrit des histoires, on peint sur ce mur, on y dessine des ouvertures en trompe-l'œil ou on fait de la politique, ce qui revient au même. Arnold Schoenberg me semble le plus averti des musiciens, le plus conscient du mur infranchissable qui se dresse entre eux et lui, entre nous et eux. Il voudrait croire que la musique est cette force qui va creuser sous le mur et le faire tomber. Mais comme il est intelligent, il voit bien que c'est un échec. Il va même jusqu'à inventer une nouvelle langue musicale (le dodécaphonisme), pour tenter d'ébranler le mur, mais rien n'y fait. Les sept notes de la Tonalité (comme les sept jours de la semaine de la Création) reviennent quoi qu'on fasse, et s'imposent au milieu des douze notes du tohu-bohu chromatique. 

Dans le film de Peter Weir, Truman Burbank est peut-être le seul homme véritable de l'histoire, comme son prénom semble l'indiquer. Mais son patronyme le dément aussitôt. Il n'est qu'une création opportuniste, une marionnette de la banque qui chercher à distraire ses clients, à les occuper ailleurs, pendant qu'elle travaille à l'essentiel, c'est-à-dire au pognon, au Spectacle. Le réalisateur du Truman Show se nomme Christof, lui aussi se prend pour Dieu, et en un sens, il l'est, à son échelle médiocre et ripolinée. C'est un dieu à l'échelle du monde contemporain, c'est-à-dire complètement américanisé, le seul que nous connaissions depuis un demi-siècle et qui a fini par nous sembler « naturel », puisqu'il a éradiqué ou mis sous le boisseau tous les autres mondes. Le monde des écrans et du toc. Le monde du Remplacement, comme l'appelle Renaud Camus. 

Ce n'est bien entendu nullement un hasard si les Variations opus 31 de Schoenberg se terminent sur la citation des quatre notes célèbres : si bémol (la toute première de l'œuvre) – la – do – si bécarre, la signature de BACH. Le triton ondulatoire du début installe un tremblement, le frémissement de quelque chose qui cherche à éclore, qui sort de terre ou qui émerge, et la fin de l'œuvre donne la clef, qui est celle du Grand Organisateur de la musique dans toutes ses dimensions depuis le 31 mars 1685, un dieu parmi les hommes, le compositeur duquel toute la musique a peu ou prou été déduite depuis lors. Schoenberg se situe par-delà les siècles à l'autre bout de la corde vibrante : il est bien conscient d'être important, mais il tient à payer sa dette. Il y a beaucoup de compositeurs qu'on pourrait retrancher de l'histoire de la musique, sans que celle-ci s'effondre, ou perde toute signification. On les regretterait, certes, mais on aurait pu faire sans eux sans que la musique soit tellement différente. Pour Bach, c'est impossible. Si nous le retranchons de l'histoire de la musique, tout s'écroule. C'est ce que veut dire la citation que fait Schoenberg au terme de ses Variations : Sans lui, je n'aurais pas pu écrire ce que j'écris. On comprend qu'il les commence en tremblant… Et quand je lui fais dire « sans Lui », je mets une majuscule à Lui, comme lorsqu'on parle de Dieu. Il n'est pas sans intérêt de noter que les quatre notes de la signature de Bach se prêtent merveilleusement à la musique dodécaphonique ou même atonale, à l'espèce de combinatoire généralisée qui a éclos dans les années qui ont suivi le post-romantisme. Tout semblait possible, alors, et les compositeurs avaient le sentiment d'être des démiurges qui re-composaient la musique à partir de rien, ou plutôt des brins fondamentaux qu'ils trouvaient autour d'eux. Quelle ivresse ! 

« Rien de ce qui n’est pas inaudible ne vaut la peine d’être entendu » écrivait hier Renaud Camus. Comme je comprends ça ! L'inaudible est la seule valeur humaine à défendre aujourd'hui. L'inaudible se découvre (se cherche) au milieu du bruit, de la rumeur, du « on », de la “musique”-qui-rend-fou, du bavardage de ceux qui ne vous écoutent pas, qui parlent fort, qui vous imposent leur présence et leurs modes de vie, leur « son », leur langue, leurs manières. C'est l'inaudible qu'il faut entendre, et donc comprendre. C'est l'invisible qu'il faut voir. C'est l'inouï qu'il faut percevoir. La majorité n'aime pas ce qu'elle ne perçoit pas, ce qu'elle ne voit pas, ce qu'elle ne comprend pas. Schoenberg a voulu produire de l'inaudible et, en un sens, il a réussi à le faire, puisque les musiques qui ont été composées à ce moment-là (dont ces Variations opus 31) sont encore très largement inécoutées par la majorité des mélomanes. On sait que ça existe, mais personne ou presque ne s'en approche, comme si on touchait là au démoniaque. Pourtant, ce qu'on peut dire de Bach, on pourrait le dire de Schoenberg : si sa musique n'avait pas existé, la musique qui se compose aujourd'hui serait différente, même si on fait en sorte de l'oublier le plus possible. Il a laissé une trace et une couleur qui sont toujours là, même dans les productions misérables dont les auteurs ne se doutent même pas qu'ils ont été influencés par le génial Autrichien. Il est d'ailleurs significatif que son gendre, Luigi Nono, ait composé un quatuor à cordes qui d'une certaine manière n'est que le développement ultime de la couleur et de la problématique schoenbergiennes, son merveilleux Fragmente-Stille, an Diotima, une musique qui tend vers (ou tombe dans) le silence. Car ils avaient bien conscience de toujours frôler l'impossible, l'indicible, et la tentation de l'impasse et du silence était au-dessus d'eux comme l'esprit de la Création est au-dessus de la réalité sensible. Schoenberg, dans l'une de ses conférences, disait, en parlant du pouvoir de la majorité : « Loin de moi l'idée de remettre en question les droits de la majorité. Mais une chose est sûre : quelque part, il y a une limite au pouvoir de la majorité. Elle se produit, en effet, partout où le pas essentiel est celui qui ne peut être franchi par tout le monde. » La majorité aime la musique tonale, c'est un fait. Mais la majorité n'a pas tous les droits, elle ne doit pas imposer son goût à ceux qui choisissent librement d'aller vers l'inaudible. Nous sommes tellement abîmés et rendus aveugles par la culture de masse, aujourd'hui, qu'il est devenu très difficile d'éprouver la liberté que procure la recherche et le goût de l'inaudible. 

J'ai revu l'autre jour avec un immense plaisir Mulholland Drive, de David Lynch. En voilà un qui est un véritable artiste, quoi qu'on puisse penser de ses œuvres. Or les réactions à ce film sont toujours du même ordre : on ne comprend rien. Ils veulent tout comprendre, et le résultat très visible et très prévisible est qu'ils ne comprennent rien. Quand on lit un grand livre, surtout quand on le lit jeune, on ne comprend pas grand-chose, on passe souvent à côté de l'essentiel, et pourtant, cette lecture là, à ce moment-là, est peut-être la plus importante de toutes. Il faut comprendre sans comprendre. Il faut oser. Les plus beaux souvenirs de lecture que j'ai sont des lectures faites à un moment où je ne comprenais à peu près rien de ce que j'avais sous les yeux. Je ne comprenais rien, mais je savais pourtant que là se trouvait quelque chose que je devais lire et comprendre, que je ne pouvais pas faire l'économie de cette lecture et de cette incompréhension qui est au fondement même de la sensibilité artistique. Les grandes œuvres sont là pour nous mettre au-dessus de nous-mêmes. Ceux qui exigent de tout comprendre restent indéfiniment au niveau d'eux-mêmes et ne connaitront jamais le « plaisir ambigu de comprendre sans comprendre », comme l'écrit Sartre dans Les Mots. Il faut se jeter dans le grand bain, au risque de se noyer, si l'on veut avoir la chance de rencontrer les grandes œuvres et le grand art. Quelqu'un qui me dirait qu'il comprend l'adagio de la sonate opus 106 de Beethoven provoquerait chez moi un rire inextinguible, alors les protestations de ceux qui nous expliquent avec une véhémence suspecte qu'ils ne comprennent rien à l'art contemporain (ou à la musique contemporaine, pour prendre deux exemples très polémiques) me laissent complètement froid. Tant pis pour eux. ON ne comprend pas grand-chose, de toute manière. Laissons donc les « on » tranquilles, et tranquillement rester des « on », à perte de vue et d'oreille, écouter avec ravissement Marianne Faithfull ou Phil Glass. 

« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Il y a chez Flaubert des phrases et des situations qu'on met cinquante ans à comprendre, et même alors qu'on croit y être parvenu, quelque chose au fond de nous sait qu'il faudra encore y revenir. (Je pourrais dire exactement la même chose de Beethoven.) La scène du fiacre, dans Madame Bovary, est l'une des plus excitantes qui soient, à tous les sens du mot. Quand on sait par où Flaubert est passé, avant d'en arriver au résultat final et publié, on est pris de vertige. On ne voit rien, et on comprend tout, mais pas tout de suite. Ou alors on voit et on ne comprend rien. Il y a tellement de mots sous les mots, enfermés dans la boîte noire du fiacre et dans son emballement de locomotion que se produit en nous comme un éclatement de la langue qui laisse des traces, traces qui perdurent en nous à l'infini. « Et la lourde machine se mit en route. » « Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur. » « Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement. » « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. » « une voiture à stores tendus (…) plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire » « une femme en sortit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête. » Rien. Rien ne sort de la boîte noire, que la femme, quand tout est accompli, avec un peu de sperme dans les cheveux. Tous les mots les plus crûs sont enfermés à double tour. Et l'extraordinaire lapsus calami de Flaubert, dans ses notes : « Visite de Léon à son autel »… (Et tout part de la cathédrale !) Tu parles qu'on avait compris ça, quand on lisait Madame Bovary à dix-huit ans… C'est un peu comme qui écouterait les Danses allemandes de Schubert en croyant entendre des choses insignifiantes et trop simples. Si l'on ne connaît pas le reste, on n'entend rien, mais il faut bien prendre le train en marche… Il n'y pas de plaisir plus grand, en art, que deviner qu'il y a quelque chose qu'on ne comprend pas, sous ce qu'on voit, au-delà de ce qu'on entend, à travers ce qu'on lit. Entre les lignes du texte et de la portée, derrière les figures, sous la peau, dans un fiacre, tout un monde qui ne demande qu'à se manifester aux audacieux et à ceux qui ne craignent pas l'ennui. Voilà la promesse et l'exaltation à double-échappement. Flaubert a d'abord besoin de se monter le bourrichon (« de se faire des harems dans la tête »), dans sa correspondance et dans ses notes (« Ma Bovary est sur le point immédiat d'être baisée »), pour ensuite renverser les phrases, les priver impitoyablement de leur crudité (« Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux »), donner à la chasteté un visage étrange, parce qu'il tient l'érotisme en très haute estime et que là aussi il veut inventer ce qui n'a jamais été fait. Il veut brûler par en-dessous. Il lisait le marquis de Sade… « L’habitude de baiser la rend sensuelle, coup avec Rodolphe, vie du cul, le coup se tire dans la chambre, sur cette causeuse où ils ont tant causé, noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne, après les foutreries va se faire recoiffer, Emma un peu putain, [Léon] prend un gant, regarde ça comme hardi se monte la tête la dessus, faire comprendre qu’il se branle avec ce gant, le passe à sa main et dort la tête posée dessus, sur son oreiller, toilette putain, cul d’une main. Emma rentre à Yonville, dans un état d’âme, de fouteries normales, Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux, manière dont elle l’aimait profondément cochonne, à propos des excitations de cul dont elle prenait au coït journalier de Charles, elle l’aime comme un godemichet, tour à tour putain et chaste selon qu’elle voit que ça lui plaît, - et c’est au moment de tirer un coup qu’Emma lui demande de l’argent. » Il ne s'agit pas du tout de censure, ou d'auto-censure, encore que l'époque ne lui aurait pas permis de publier ce qu'on peut lire dans ces notes, mais d'un procédé génial qui a permis à son texte de délivrer une puissance dérivée par réverbération ou écho, un peu à la manière dont la vie acoustique d'un son lui fait traverser des états différents — l'attaque, l'entretien et la résonance — qui ont des caractéristiques très dissemblables, alors même qu'elles confèrent au son son identité propre, sa signature. 

L'obsession physiologique est une chose que je ne comprends que trop bien (« ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. »), ce qui ne veut pas dire que je sache toujours qu'en faire. La leçon donnée par Flaubert est stupéfiante et très impressionnante. Je me demande si les deux courants essentiels chez lui ne sont pas la Bêtise et le Cul, inextricablement mêlés, dont il fait grâce à un travail de titan une sorte de synthèse géniale. Le mot de synthèse n'est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, mais ces deux thèmes, il les a travaillés comme peut le faire un compositeur dans une sonate. Il y a bien des choses dans la musique qu'on n'entend pas, qu'on n'entend jamais, et qui pourtant sont là — et qui sont essentielles. On les découvre un beau jour en lisant la partition, et on est tout étonné d'être passé si longtemps à côté. C'est le dessous des tables des Compagnons, ces infimes détails qu'ils soignent comme si leur vie en dépendait alors que personne ne les verra. Il a fallu des décennies et même beaucoup plus que ça, pour que les quatuors à cordes de Beethoven soient à peu près entendus dans leur incroyable complexité. La Messe en si de Bach est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Et si l'on remonte à la musique du XVe ou XVIe siècle, c'est sans doute encore plus vrai. Le fond de l'écriture de Flaubert est le retentissement. Sa langue si travaillée a des effets qui se situent loin d'elle-même : l'impact qu'elle a sur nous semble presque indépendant de sa matérialité, d'où une grande efficacité toujours surprenante. Il nous dépasse, il nous double, comme si sa langue allait à côté de nous et beaucoup plus vite. En cela, je le rapprocherais d'un Schubert, dont on ne comprend pas toujours pourquoi sa musique nous fait tant d'effet. Plusieurs strates de sens avancent à des vitesses différentes et nous touchent en des points parfois très éloignés. La volupté n'est pas dans la chose racontée, mais dans la langue ou le son qui lui donne vie. 

Les hommes sont des boîtes noires plus closes que des tombeaux. Il n'y a que les véritables artistes qui soient en mesure de traverser les murs. 

samedi 1 février 2025

Le roman du trombone l'après-midi

 

« La couleur générale de l´auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive. » Le son du trombone dans mes poils de barbe et là-haut au plafond. Elsa est là. Le trombone à coulisse aussi. La brune et la blonde au cinéma, en rouge et noir. Elles pleurent, toutes les deux. Elsa et son trombone à coulisse. Elle s'épile les mollets, assise près de son trombone. On voit sa langue et ses orteils. Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. Le trombone, le trombone, le trombone ! Rien d'autre que le trombone, ici. Ses dents, aussi, très blanches. Petites, coupantes et serrées. Sur cette causeuse où ils ont tant causé. C'est une surprise. Un raccourci vers le rêve. Viens, chérie. Catafalques et cyprès, coucher de soleil. Sa langue et ses aisselles. Cinéma. Elle veut le premier rôle. Elle apprend à jouer du trombone. Prête à tout. En coulisse, elle pleure. Seule en scène. Son trombone à bout de bras. Il faut se lever dans la nuit, dans le froid. Encore une fois. Lent glissando obscène sur les muqueuses. C'est tellement bien, quand on est tous les trois. Thierry Madiot et Sophie Levert, dans le club. Elle est complètement saoule. Ça dure toute la nuit. Il est intarissable sur Benny Sluchin et Chucho Valdes (« avec ses sempiternels bend sur la quinte diminuée »). Je n'entends pas la moitié de ce qu'il dit mais on rit à se décrocher la mâchoire. Sophie est toute rouge, elle se gratte le cuir chevelu et les cuisses. Nous allons au bois de Boulogne à trois heures du matin, avec Elsa et Patricio. Elsa est là. Son trombone dans sa boîte. Sophie est très excitée, parle très vite, de sa voix pointue. Sophie et Elsa, c'est la même chose. Je ne me rappelle plus. Je dois inventer. Enregistrer des bribes de réalité qui passent devant mes yeux fermés par l'angoisse. Plaquer du son sur le vide et retourner me cacher dans les coulisses. Je suis un mauvais acteur qui crache sur des acteurs aphones. Je veux le premier rôle, mais je n'ai aucun scénario. Un souvenir, c'est toute la tendresse de l'impossible. J'avais composé un quintette de trombones (dont un trombone basse) intitulé L'Âge de l'Ange. Beau foutoir hirsute parsemé d'indices que personne ne pouvait comprendre, sauf celle à qui il était dédié. Et encore… Elle ne s'appelait ni Sophie, ni Elsa, ni Betty. Beaux jours d'ivresse. Je parle des jours de la composition. Sa cousine anglaise, incroyable et parfaite, ne connaissant rien à la musique, ravissante et muette, posant à sa manière duvetée sur le canapé marron, profil à la Louise Brooks. On se voyait venir de loin. Elle pleurait presque, toute en tension légère. Tout briser, tout anéantir ? Je l'ai emmenée au jardin du Luxembourg. Premier rôle de la journée pour la petite Anglaise fragile et hiératique. Que lui dire ? Et que ne surtout pas lui dire ? Elle était en noir, en noir et blanc, et, je le redis, elle était parfaite. Les chiens la regardaient. J'étais comme eux. Tout dans le jardin était silencieux, muet, sauf les jets d'eau. Une heure trop brève. J'aurais voulu la retenir, mais où la cacher ? Pieds nus dans l'appartement. « Tu peux mettre de la musique, je dois aller aux toilettes. » J'ai mis les Équales, de Beethoven. « C'est enregistré ! » Anna-Maria n'était pas prête à tout. Moi si. Dieu et le pognon, les tierces en désordre. À l'ombre. Toujours en noir et blanc. « Non c’è più quella grazia fulminante ma il soffio di qualcosa che verrà. » J'aimais tout, alors. Le ciel, la place, ses mains, les regards lents, intraduisibles, la tasse qu'elle tenait et que je voyais dans la glace. La bouche qui était (comme) le sexe. Coulisses. Dans le cœur, un cri de joie étouffé et l'après-midi éternelle alentour. Elsa et Sophie arrivaient, bruyantes et joyeuses. Anna-Maria me chuchotait : « Je ne sais pas pourquoi on a tellement honte de la honte. Ça faisait pourtant un monde joli. » Le trombone sonne et nous sortons tous de l'appartement en courant. Vous me trouvez sentimental ? On ne sait pas qui appelle, quand on débranche le téléphone. Tout cela n'est qu'un enregistrement, je vous le rappelle. Tendez l'oreille. Mieux que ça ! Ôtez la sourdine. Que craignez-vous ? Vous êtes déjà sourds. Elles arrêtaient subitement leurs gestes, les trois garces, bien que les sons et les parfums autour d'elles continuassent à être produits et perçus ; elles se figeaient comme un cliché et la vie continuait comme si de rien n'était. Je n'étais pas au bout de mes surprises. Tout ce qu'on vit a déjà été vécu, vu, noté, enregistré, raconté, par d'autres que nous, c'est ce qu'elles étaient chargées de me faire comprendre. L'ange n'a pas d'âge et il nous observe par le trou de la fourrure. Tu as vu comment ils le tiennent, leur trombone, comment ils nous l'imposent fièrement, leur salace coulissage sonore, cette pénétration de l'instant qui se traduit par une nuit avec le diable ? C'est Glissande et Armando qui se triturent à l'octave, sous les draps vibrants et chauds d'une bourrasque arrêtée en pleine course. Écoute ! Elsa est lasse, elle s'arrondit et s'horizontalise. Comme ça lui va bien ! Nos souffles se croisent à haute altitude. Elle montre ses fesses comme des passeports de chair. — Ça va, non ? Nous nous endormons tous les quatre, sans faire de manières, dans les odeurs et le temps. Ça n'a rien d'une idée. Il faut qu'il n'y ait pas de suite, encore moins de conséquences. Seulement un peu de sueur et un silence inobservable. Dans les cuivres, dans les ors… L'amour au grand trot. Deuxième mouvement de l'Empereur, par Michelangeli et Celibidache avec l'Orchestre national. Sophie dit que c'est le plus beau pianiste du monde, nous sommes tous d'accord. Il faut voir la fin, pendant les saluts, quand Michelangeli se lève et vient serrer la main du chef, et qu'il lui fait comprendre très discrètement avec les yeux et le front qu'il n'est pas satisfait du tout, à sa manière inimitable (ça dure un quart de seconde). Sa merveilleuse lassitude, d'une folle élégance… « Toutes les femmes redeviennent vierges juste après un rapport sexuel. Ceux que ça fait rire n'ont rien compris ni au sexe ni aux femmes. » Sophie est bien sage, mais je me demande un peu le rapport avec Michelangeli. Les mains, peut-être… Ce type a toujours l'air de sortir du paradis où il purgerait une peine de prison incompressible. Si j'avais eu ces mains, je n'aurais pas joué de trombone, tu peux me croire ! Octave Agobert était le seul à qui je pouvais parler de tout ça tranquillement. L´élément brutal est au fond et non à la surface. Elsa, tes aisselles sont à se damner ! Elle le sait. Elle n'est pas lisse comme ces affreux suppositoires à facettes qui se mitraillent en bandes orgasmisées. Roman ne convient pas. Tout le monde parle de roman, tout le monde en écrit, mais je préfère dire que j'écris des trombones à sketchs. C'est moins faux. Pour eux, je ne ferai pas l'effort de traduire. Comment se fait-il que Beethoven soit à ce point indispensable AUJOURD'HUI ? Hein ? Inventer ? Et puis quoi encore… C'est des histoires, tout ça. Le trombone est à la fois lascif et grotesque, lubrique et hautain, vulgaire et royal. La morale d'aujourd'hui est un tyran mal éduqué qui se croit partout chez lui. Comme ces filles qui estiment que leurs gros culs sont un cadeau qu'elles font à la civilisation ou à l'urbanisme. Mettez-vous au trombone, bordel ! Vous pourrez souffler l'air vicié que vous avez dans les nibards, et ça soulagera un peu nos rues et nos alcôves. C'était en quelle année, déjà, que nous étions heureux ? Anna-Maria doit le savoir. Mozart aussi. Se peut-il qu'il existe un bonheur non lascif ? C'est à Anton Bruckner, qu'il faudrait poser la question, lui qui comptait les feuilles des arbres en rêvant aux jeunes filles impubères. « Ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. » Prenons un fiacre, ce sera plus gentil. Le cocher accepte les trombones.