vendredi 30 juin 2023

Bribes retrouvées

Elle avait les ongles des pieds jaunes, on aurait dit qu'elle tenait ses cigarettes entre ses orteils.

« Pas de chance, c'est hier que je n'avais pas de culotte. » 

Maintenant elle parle et se branle avec une belle générosité. 

Il faut absolument que je demande à V. de ne plus utiliser l'expression « derrière » à la place de « après ». 

Autant je trouve le mot popotin ridicule, autant j'aime le mot derrière

Le string est finalement un accessoire de femme mariée. 

Cinq milliards d'oiseaux passent au-dessus de nos têtes indifférentes.

« Mes seins sont tout à vous. »

(Café Beaubourg) Il voulait visiblement savoir si Valérie et moi étions ensemble, mais par qui était-il intéressé ? 

Les vrais magnanimes (par générosité) sont rares. La plupart le sont par bêtise, par manque d'imagination, et, finalement, par égoïsme.

Aller dans le sens de ceux qui nous lisent, c'est bien plus dégoûtant que de dire à une femme qu'on veut mettre dans son lit qu'elle est intelligente. On n'a même pas l'excuse du sexe.

Pour apprendre, il faut savoir déjà ; pour lire, il faut savoir lire ; pour vivre, il faut savoir vivre. C'est pour la mort, que ça m'inquiète.

— Pourquoi ça ne finit jamais ?

— Parce qu'il y a rien plutôt que quelque chose.

Autiste autrice, en piste ! Avec tes roues motrices et tes moues d'artiste, viens poser ta matrice de portraitiste réformatrice et cubiste, viens faire la lectrice nudiste jusqu'en nos tristes solstices impressionnistes. Tu seras la soliste sans cuisses de l'injustice hédoniste, je serai ton saxophoniste factice, et nous danserons le twist, prémisse fataliste d'un caprice de syndicaliste au supplice.

– Et là, il a mis ses doigts dans mon sexe, Commissaire !

– N'importe quoi ! J'y ai pas touché son sexe, genre, j'y ai juste palpé le genre ! Pour voir !

J'ai un con sur le bout de la langue (comme d'autres ont un nom). 

Mais ne te plains pas, ne te plains jamais d'avoir du désir, un vrai désir, pour une femme ! Ce n'est pas donné à tout le monde. 

« Tu veux quoi, qu'on baise pour te permettre de finir ton bouquin ? »

Quand je l'ai rejointe, elle était assise sur un banc de la place du Marché Sainte-Catherine et lisait : Maigrir sans régime, ses lunettes de soleil sur le haut de son crâne. 

Sarah, c'est une question : comment faire tenir ensemble un sucre-d'orge et une plante carnivore. 

La vie commence. Je suis sur un chemin de pierres, et j'ai la passion du tact. 

TGV sous la pluie, quatre heures de l'après-midi, lumière de Pâques. Soulevez une pierre, puis deux : l'odeur vient. Comme une poitrine de femme, tiède, qu'on n'a pas vue depuis quelques jours. Conversation silencieuse à l'intérieur. (Mon cheval noir, entre mes cuisses.) Aller très vite sans un mouvement ; les rails d'ébène, poreux, délicats dans leur fermeté de fruits verts. Les bras comme ceux d'un somnambule, rêve d'oiseau. Petite sérénité douçâtre. Lorsque je me relève du lit, les bruits des autres, revenus comme une soif familière. 

(Je me rasseois à côté d'elle, sur le lit. Elle ronfle doucement…)

Cette nuit-là, tu avais monté l'escalier, dans le noir, disant doucement mon prénom, apeurée. Un instant auparavant, un bruit qui n'existe pas m'avait réveillé : terreur du silence, alors. (Le feu de l'oubli est dans son regard retourné.)

Autour des choses, les choses, dans leur ombre. Tu m'appelles doucement, sans ouvrir les yeux, ton index gratte le drap. Ces petits riens, comme des étincelles de granit posées sur le silence… 

Il y a un conflit violent entre la bouche et le con. On ne peut pas en même temps donner la vie et dire la vérité.

Il arrive que les choses arrivent, mais c'est uniquement pour nous prouver que l'inverse ne pouvait pas arriver.



jeudi 29 juin 2023

[Journal*] mardi 2 juillet 2002

 (Rumilly, cuisine de la Closerie, 8h)

J'ai été interrompu par R., qui est venue dans la chambre de Mère, après que j'aie vu Camus…

Sylvain est venu (vers trois heures, alors qu'il m'avait dit une heure…) ! Francette est passée, vers cinq heures, et elle est repartie aussitôt, Dominique est arrivé à huit heures moins le quart et est reparti à huit heures et quart. 

Le flasque et la pute

« Est-ce qu'on ne pourrait pas dire que les émissions culturelles aident les gens à vivre ? Est-ce que ça ne pourrait pas être une définition [de la culture] ? » Ah ah ah ! C'est du pur France-Culture, ça ! Société du Sympa à fond.

Denche, Duchâteau, Camus, Suzanne, Richard… Trois femmes, deux hommes. 

Mère au téléphone, à l'instant (9h50) : « C'est un supplice ! C'est long ! » Il paraît qu'une aide-soignante (ou infirmière) lisait tranquillement ce qui était écrit sur la carte postale de Nana…

« Est-ce que le Dr Duchâteau est là ? — Oui, ELLE est là ! » me répond la fille à l'accueil des urgences. Et, au cas où je n'aurais pas bien pigé : « C'est une femme ! » Et si je lui dis que je veux voir (le Dr) Suzanne, elle va me répondre que « c'est un homme » ? Bientôt, on ne se comprendra plus nulle part. 

D'ailleurs, Sylvain, à qui j'explique pour la quatrième fois l'hyponatrémie de Mère, me coupe brutalement par ces mots : « Je n'ai pas compris ! »

(Place du Révérend Simon, une heure moins le quart)

Vu Camus hier-soir, donc, puisque Suzanne a fichu le camp alors que nous avions rendez-vous. Lui penche plutôt pour une explication d'ordre endocrinien. Puis R. a frappé (très doucement) à la porte de la chambre. A parlé deux minutes avec Mère puis m'a entraîné vers le bureau. Où, bien entendu, Camus n'a pas manqué de nous prendre la main dans le sac, si j'ose dire, non sans quelques allusions dont je ne suis pas certain d'avoir bien saisi le sens. « Il est bête ! » me dit R., en bafouillant, se rasseyant en face de moi. Il a pu ne pas très bien prendre le fait que je demande à parler à un médecin qui ne travaillait même pas ce jour-là alors qu'il venait à l'instant, lui, de m'accorder une entrevue. 

La Kiné arrive.

Je viens d'appeler R., et Mangin doit me rappeler, c'est pourquoi je suis dehors, en face de l'hôpital, devant la cure. 

R. ne savait pas qu'on avait stoppé la restriction hydrique. Elle a eu l'air surprise. 

« Toutes nos allusions tombent toujours à plat. » (RC, in Du Sens, p. 139) C'est en effet souvent à cette occasion que l'on s'aperçoit du manque de culture de l'autre. Combien de fois Jacques a-t-il dû éprouver ça avec moi !

(14h) Mère a mal chaque fois qu'elle urine ! Y aurait-il en plus un problème urinaire, ou rénal ? Ses mains sont rouges ! Je l'ai signalé à la jolie infirmière dont je ne sais toujours pas le prénom, il y a une demi-heure. 

Ma mère gît, près de moi, à ma droite. Est-ce qu'elle est un peu là, beaucoup là-bas ? Qu'elle soit déjà ailleurs ne fait aucun doute. Mais elle revient sur elle-même, parfois, elle se retourne, et m'aperçoit. Elle se trouve dans cette zone de temps qui sépare tant bien que mal les morts des vivants. Elle semble hésiter. « Je suis avec mes morts » était une phrase qu'elle prononçait déjà souvent, auparavant. Elle préparait le terrain. Maintenant que par instants elle les côtoient vraiment, elle semble plus regretter la vie, sa vie, son être-ici, près de moi, elle semble comprendre que malgré toutes les imperfections et les duretés de l'amour, son prix est inestimable. Juste avant la mort, il doit exister un moment, forcément bref, où l'amour est présent. Où il est ici. En plein. Où il ne fait qu'un avec celui qui le ressent, ou le donne. Durant la vie, il est toujours au-delà, c'est un horizon.

Toujours pas de médecin pour le sang dans les urines. Je vais voir le Dr Denche, qui me “rassure” : C'est certainement d'origine traumatique, il ne faut pas s'inquiéter. — Si, justement, je m'inquiète, et j'aimerais que vous veniez voir… — Vous avez raison de vous inquiéter trop, mais cela ne servirait à rien que je vienne voir, nous allons faire des examens. — Quand ça ? — On va lui mettre une bandelette. » (Elle se trouve à douze mètres de la chambre.) Pendant qu'elle me parle, elle est penchée sur le bureau, debout, ne relevant la tête qu'à des rares moments, avec un sourire crispé. Cette position me permet de voir un beau décolleté, et des seins bronzés. Ma réputation étant déjà faite, et depuis longtemps, je tourne les talons, furieux, ce que je regrette aussitôt. 

Mère me téléphone à huit heures et demie, pour me dire qu'elle a 14-9 de tension. Elle est calme, on n'arrête pas de se dire au-revoir. 


mercredi 28 juin 2023

[Journal*] dimanche 30 juin 2002

 (Hôpital, une heure de l'après-midi)

(37,8°. 17/10. 62 puls./mn)

Je suis sur la chaise, à gauche du lit. Mère s'endort. Elle n'a pas mangé à midi. C'est un peu de ma faute parce que le médecin (Florence Richard) est venue me chercher alors qu'elle venait de commencer. J'ai parlé avec elle une bonne heure. C'était, contrairement à ce que j'imaginais, très instructif et réconfortant. Elle m'a tout d'abord parlé de l'état médical de Mère et elle n'est pas si inquiète que ça. (Par contre, elle m'a confirmé que l'hyponatrémie avait bien été provoquée par le Moduretic, qui est un diurétique… Elle a ajouté qu'avec un taux de 110, comme c'était le cas mardi 18, elle aurait pu convulser !) Et puis surtout, elle m'a fait parler de la situation familiale, et j'ai très nettement vu qu'elle comprenait très bien la situation. J'ai même eu l'impression qu'elle avait dû vivre quelque chose d'approchant, pour sentir les choses avec autant d'acuité. Elle a arrêté le Séropram (l'antidépresseur prescrit par R.) car selon elle il aggrave la confusion (?). Elle ne veut pas lui donner trop de médicaments, par peur des conséquences, et elle a l'air de bien connaître son métier. Elle a confirmé qu'il fallait aller très lentement dans la remontée du sodium, qu'il fallait faire très attention. C'est l'avantage d'un médecin qui a l'habitude des personnages âgées, il sait que leur métabolisme ne se comporte pas comme le nôtre. (Elle est gériatre aux Cèdres, une maison “long séjour” à Rumilly.) Elle a l'air d'avoir l'esprit clair. Plus clair que R., même si elle est beaucoup moins sympathique ! Froide et sèche, complexée, mais bon médecin, ai-je eu l'impression. 

Dans les “délires”, je trouve qu'il faut distinguer deux classes (au moins) : la “petite chanson” (c'est le cas, actuellement) et la plainte douloureuse. L'autre jour, je parlais de ça avec R., lui disant : « Elle souffre ! » Et elle me répondait : « Je ne crois pas, non, c'est une “petite chanson”, de la même manière que les enfants parlent tout seuls, le soir, seuls dans leur chambre, pour se rassurer. » Là, aujourd'hui, à l'instant, je comprends ce qu'elle veut dire, et même je crois bien l'avoir expérimenté : cette espèce de litanie, de mots qu'on laisse sortir, comme un chapelet de sons, articulés, mais finalement pas si importants que cela, et qui soulagent, ou plutôt, qui contribuent à nous inscrire dans le présent — croyons-nous —, quand celui-ci semble nous faire faux bond. C'est une mélopée, douce, tranquille, un peu arythmique, inaccentuée, comme une pommade sonore. Alors que la Douleur, elle, est marquée, accentuée, éminemment rythmique, au contraire. 

Elle s'est rendormie. Entre deux sommes, elle revient toujours à une sorte d'ancre topique : « Je suis sur la place de l'église, et je t'attends, il est onze heures du soir. » De quelle église parle-t-elle ? Rumilly ? Porto-Vecchio ? Zicavo ? Paris ? 

La géographie de ma mère : Porto-Vecchio, Zicavo, Marseille, Grenoble, La Rochette, Rumilly, Jérusalem… 

Pascal : « Quand je lis trop vite, je ne comprends pas. Quand je lis trop lentement, je ne comprends pas non plus. » Comme j'ai ressenti cela, lisant À la Recherche du temps perdu !

Nana nous envoie une carte de Corse : « La maison est merveilleuse, spacieuse, fleurie, ouverte sur le golfe de Lava, à 15 km d'Ajaccio. Le plus appréciable, c'est encore la diversité des parfums dont je sais que tu y es, Mère, très sensible. Je pense à vous. »

(Hôpital, quatre heures de l'après-midi) 

Elle délire à nouveau. « J'ai encore besoin d'aller à la selle, de boire, jusqu'à la fin de mon verre… » Je ne peux pas lui donner à boire !

Les aides-soignantes arrivent, la mettent sur la chaise percée. L'odeur me chasse de la chambre. C'est idiot qu'un détail comme celui-là m'interdise, par exemple, le métier d'infirmier. J'ai beaucoup d'admiration, et même un peu d'envie, pour les gens qui travaillent dans les hôpitaux. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, depuis six mois, n'étaient les souffrances de ma mère, j'ai énormément aimé côtoyer infirmières, aides-soignantes, médecins. J'ai toujours eu un rapport privilégié avec les médecins, et cela se confirme. Le rapport au corps malade est quelque chose qui me passionne. 

Je rentre un instant dans la chambre. Elle est sur le pot, le visage très rouge, marbré, les bras ballants, le long du corps. J'ouvre la fenêtre en grand, j'augmente la puissance du ventilateur. Elle me parle de son « petit ange blond » (Angélique), mais le confond avec quelqu'un qui venait « faire tout le travail au jardin », « comment s'appelle-t-il, déjà, je ne m'en souviens pas ». Je vais sortir, j'ai envie de vomir. « Est-ce que tu as fini ? » « Non, je n'aurai jamais fini ! »

F., avec sa délicatesse habituelle, traduit cela par « Délire pipi-caca et religieux » (sic). Ce n'est pas complètement faux, mais quand elle me dit ça, avec le sourire béat de celui qui fait un bon mot à la fin du repas, j'ai une envie folle de lui coller ma main dans sa face d'astéroïde ramolli. Son fiston est près du lit, il tient la main de ma mère, un peu impressionné tout de même par l'odeur diffuse de la mort. Eh oui, même à l'heure du Tout-Festif, dont il est l'un des représentants les plus significatifs, il existe encore — quel scandale ! — des vieux qui chient devant vous en vous parlant du Christ ! 

Mère : « Pourquoi F. ne venait-elle pas me voir, à Rumilly ? » Un ange passe… Puis le Festif trouve une brèche : « On était en Corse, Mamie ! »

Elle me parle du cimetière : « Ma tombe est toute délabrée, va au cimetière maintenant ! » « Non, je n'en ai pas envie, je reste près de toi, dors ! » « Non, cette nuit, tu ne pourras pas rester près de moi, tu n'en as pas le droit, tu vas devoir aller à la maison, qui est toute délabrée, comme ma tombe ! » « Si tu continues à dire ce genre des bêtise, je vais écrire dans le couloir ! » Je me fâche un peu. Elle s'arrête net. Je lui ai mis un gant humide sur le front. Elle a dormi quatre minutes, puis ça a recommencé. « C'est pas la peine ! » « Je sais que tu vas me dire ça ! » C'est pas la peine est sa phrase fétiche, celle que depuis douze jours j'ai dû entendre au moins trois cents fois. Tout ce qu'on peut lui dire est aussitôt retourné, mis en doute, non, mis en doute n'est pas assez fort, chaque assertion est aussitôt taxée de mensonge. Elle se trouve dans une spirale, ou dans un cylindre dans lequel toutes ses paroles se répercutent contre les parois, en échos renversés et grimaçants. Elle sait, évidemment, que ce qu'elle dit est faux, ou n'a aucun sens, je sais qu'elle le sait, elle m'en a donné la preuve de nombreuses fois, mais c'est plus fort qu'elle, la pente est raide et glissante. Elle se laisse glisser. Peut-être que l'absence de sens est plus douce que le Sens immense et opaque qui approche à toute vitesse ? Sans doute aurai-je la même attitude quand le moment sera venu. Délivrance ? Est-ce que ceux qui la sentent venir désirent tout simplement prendre un peu d'avance ? Est-ce une forme d'impatience ? Dans quelle prison se trouve-t-elle ? Elle me demande sans cesse : « Enlève-moi ce carcan ! Mon chéri, je t'en supplie, ôte-moi ce carcan ! » Les vêtements, le dentier, la couche, les pantoufles, les bas de contention, toutes ces choses deviennent des êtres qui prennent leur autonomie, et en même temps, Mère ne se sent plus constituée que d'eux, elle ferme les yeux continuellement et son monde, ou plutôt son être (les objets de son monde) parle ; il y a moi (« mon chéri »), le dentier, la « protection », les bas (ou les bandes), les pantoufles, nous sommes comme la ceinture d'astéroïdes de Saturne, parfois notre orbite se rapproche de sa conscience, parfois s'en éloigne, mais le mouvement est réglé, on n'échappe pas aux lois de l'Univers. Mais depuis peu, depuis hier, en fait, ou avant-hier, elle a trouvé un moyen d'échapper à cette prison : elle me parle du Démon. Je lui dis par exemple : « Mais non, regarde, cela ne fait que quatre secondes que tu viens de boire ! » et elle me répond : « Non, cela fait quatre années, les secondes ne comptent pas pout Lui ! Il est là… » Et bien que je la contredise immédiatement, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle a sans doute un peu raison. Quelle est cette force qui l'éloigne de sa Foi ? « La confiance dans le Seigneur » était jusque là son talisman, son chant du matin et du soir, son Angelus, et il semble l'avoir abandonnée, pourquoi, sinon devant la présence intense d'un mal, d'un malin ? 

« Ouvre les yeux ! », lui dis-je rudement, « regarde le ciel bleu, il fait jour, il fait beau, ne reste pas dans la nuit, tu entends ma voix, tu entends mon amour, tu n'as pas le droit de rester dans les ténèbres ! » « Non ! C'est une prison » me répond-elle, et je pense qu'il y a une semaine à peine, elle me récitait encore le poème de Verlaine :

La ciel est par-dessus le toit, 

Si bleu, si calme ! (…) 

Et le ciel est bleu, calme, l'air est frais, ce matin, tout est calme, mais je pense que depuis au moins deux heures elle est réveillée, et m'appelle, et pense que je l'abandonne ! 

Hier encore, elle m'a dit : « Toute la nuit je t'ai bercé, j'ai chanté cette vieille chanson, tu sais, pour moi elle parle de toi, tu es sur mon cœur, tu dors, et je chante doucement, mon fils, mon chéri, tu es contre moi, sur mon cœur, mon petit Samuel, mon agneau, si tendre, si sensible, mon grand bonheur, mon poète, fais-moi encore entendre cette prière de Mozart ! »

« Un soir fait de rose et de bleu mystique… »

Je viens de lui parler au téléphone. Elle m'attend. Je me dépêche… À tout l'heure, Journal…

(Hôpital, midi et demie)

J'ai croisé le Dr Suzanne, mais je n'ai aucune envie de lui parler, après ce que j'ai entendu dire de lui. Mère me dit : « Il est vieux, il devrait être depuis longtemps à la retraite ! »

Elle a mangé un peu de purée et du yaourt. Elle a froid, m'a demandé de fermer la fenêtre, d'arrêter le ventilateur, et de lui ajouter une couverture ; ce qui fait que je suis en train de cuire. Mais pour l'instant elle est relativement calme, et somnole légèrement. J'ai réécrit à JM.

Il est tout de même incroyable de constater que dans cet hôpital ils ne se donnent même pas les moyens d'assurer le suivi de leurs prescriptions. Il lui interdisent de boire plus d'un demi litre d'eau par jour, mais personne ne se soucie de savoir si cette prescription est respectée. Deux fois (hier et aujourd'hui) que j'en parle à tous les infirmiers et aides-soignantes que je rencontre, mais à part Régis (qui a collé une étiquette une étiquette sur la carafe d'eau (carafe d'eau qui a été changée, d'ailleurs, ce qui fait que l'étiquette a disparu du même coup…)), tout le monde s'en fout, ou bien « ne voit pas ce qu'on pourrait faire » ! 

Le mal que m'a fait la kinésithérapeute (qui est pourtant fort gentille) en disant, il y a quatre jours, à ma mère qui s'affaissait sur son déambulateur : « Vous avez fait du théâtre, Mme Vallet ? — Non. — Parce que je trouve que vous êtes une bonne comédienne, vous avez des dons ! » Ma pauvre mère était effondrée, terrassée de faiblesse et de découragement, petit morceau de cristal en équilibre instable… 

Je lui lis La Cavale, d'Auguste Barbier. Elle me dit : « Oui, c'est de Victor Hugo. » « Non, ce n'est pas de Victor Hugo, c'est d'Auguste Barbier. » « Non, ce n'est pas… » Etc. 

« Où l'Indécis au Précis se joint. » Là où l'indécis au précis se joint, à ce point-là, en effet, jaillit souvent la vérité. Mais il faut entendre la séquence entière : « Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'Indécis au Précis se joint. » Mère a entonné une chanson grise, depuis deux semaines, où quelques précisions intangibles flottent dans un flot furieux d'indécision. Chaque chose est combattue par son contraire, immédiatement. Elle doit chercher une brèche, un passage… Son salut. Son secret. Sa délivrance. 

À l'instant où j'écris ce mot, elle se réveille et m'attrape la main. « Je te vois, je sais que tu es là. » Je ne réponds rien. Je pose ma main sur son front, qui est frais. (Il est deux heures moins vingt.) Elle se rendort, la bouche ouverte. Ma mère a chanté toute sa vie. Aujourd'hui, la couleur a abandonné son chant. 

Je pense subitement à R. Qui a dû penser à moi durant ces deux jours. Elle ne comprend pas, c'est certain, mais elle n'est pas indifférente. « J'aime beaucoup votre manière de jouer du piano. C'est… sensible ! » Bon… On se contentera de ça. 

L'histoire que m'a raconté Jacques, hier, est vraiment extraordinaire ! Le type va rejoindre sa maîtresse le matin du 11 septembre. Il débranche son portable, baise, puis rebranche son portable après que les Twin Towers, dans lesquelles il a son bureau, se sont effondrées. Sa femme l'appelle sans arrêt, et finit donc par le joindre à ce moment-là : « Mais… Tu es vivant !? Où étais-tu passé ? — Ben quoi, je suis au bureau, là ! » Ils ont divorcé. Quelle ingrate !

[Journal*] samedi 29 juin 2002

 (Rumilly, dix heures moins cinq du matin, cuisine de la Closerie)

Ce que ma mère ne m'avait pas dit, c'est que Marie-Françoise avait appelé le jour où je le lui avais demandé. Mère n'a pas voulu lui parler, hier-soir. Elle faisait sans cesse un geste terrible de la main droite… Et quand j'ai pris le téléphone pour pour dire au-revoir à Marie-Françoise, elle s'est mise à dire, de plus en plus fort : « Arrête ça ! Arrête ça ! » J'ai dû raccrocher précipitamment car elle commençait à s'agiter vraiment. C'était terrible, mais je ne peux pas lui donner complètement tort. 

En revanche, deux de ses amies sont passées, Bernadette Viollet et Germaine Rosset. Elles sont adorables. 

(Hôpital, 19h15)

Le médecin du week-end, le Dr Florence Richard, passe à l'instant à côté de moi, avec un plateau-repas. Pas un sourire, rien qui indique que nous nous sommes parlé il y a trois heures. Elle doit avoir le zygomatique coincé : cette fille est immédiatement antipathique, on sent son agressivité rentrée au premier échange de regard. Elle a peur des autres.

Mais je suis content, ravi, même. Mère, qui était au plus mal à midi, et jusqu'à quatre heures, est adorable, ce soir, souriante, aimante, tendre. Elle m'a beaucoup parlé. Je lui ai donné à manger. (Elle n'avait pas mangé depuis hier matin.) Elle est reposée, calme, la peau fraîche. Quand elle commence à dire du mal de ses enfants, c'est qu'elle va mieux. 

Elle me dit : « Tu sais, j'ai menti à JM. Il me demandait qui je préférais, je lui a répondu que souvent on préfère les aînés et le benjamin. Je n'ai pas osé lui dire que c'est toi que je préfère. » Elle est merveilleuse de tendresse, elle prend ma main, me regarde dans les yeux, en silence, sans ciller, avec un regard plein d'amour, un regard d'une douceur que je n'oublierai jamais. Elle met tout, dans ce regard. Tout ce qu'elle est. Et tout ce qu'elle veut me donner. Et cet immense amour se voit, il est là, palpable, dans une sorte de fraîcheur étonnée, douce et intense à la fois. Je me dis que j'ai une chance incroyable d'avoir été là à ce moment-là — au bon moment. 

mardi 27 juin 2023

[Journal] mardi 25 juin 2002

 (Rumilly, 8h, cuisine)

Dimanche soir, à la télé, La Jeune Fille et la mort, de Polanski (nous avions été le voir au cinéma, Anne-Sophie et moi). Le moment de ce film : celui où Paulina vient d'attacher à une chaise son tortionnaire, le docteur Miranda, et se débarrasse de sa culotte pour la lui glisser dans la bouche, en guise de bâillon. Cette scène est très courte, Paulina se dépêche, elle vient de l'assommer, elle veut finir avant qu'il ne se réveille. Elle a une demi-seconde d'hésitation, un bref moment où elle se pose cette question : où trouver un bâillon, ou plutôt, qu'utiliser comme bâillon ? Ça va très vite, et pourtant on a tout le temps de voir cette question dans son esprit, et, quand elle glisse les mains sous sa jupe pour retirer sa culotte, on n'a pas encore tout à fait compris ce qu'elle fait. Lorsqu'elle lui ouvre la bouche pour y mettre la culotte (la culotte qu'elle portait encore une seconde plus tôt), on pense tout de suite à l'odeur. Empêcher quelqu'un de parler avec le vêtement le plus intime… lui offrir, à lui, son odeur la plus secrète… la lui mettre en bouche… le suffoquer d'intimité… celui qui l'avait violée, cette intimité… « Je veux que tu parles, que tu racontes ce que je n'ai jamais eu la force de raconter, mais, avant, c'est ma propre odeur qui va te clouer le bec. » 

Il a fallu que je voie ce film deux fois pour que cette scène me saute au visage. En principe, ce sont les hommes qui mettent leur odeur dans la bouche de la femme… Pour la faire parler ? Ou pour la faire taire. 

Edwige, sur la scène du Showgirls, fin des années 80. Ses cuisses noires écartées, elle regarde la salle, souriante, elle dévisage lentement chaque spectateur. De sa chatte dépasse un petit bout de tissu blanc, très blanc sous la lumière noire. Je suis en train de me dire : c'est toujours sur moi que tombe ce genre de connerie ! Son regard s'arrête au deuxième rang, j'essaie de continuer à sourire. Puis elle fixe son ventre, on le voit qui se soulève à intervalles réguliers, et ses fesses, un peu écrasées sur le sol de la scène… Elle relève les yeux vers moi, penche la tête sur la gauche, et d'un petit geste, me fait comprendre que c'est moi qui vais devoir venir chercher la culotte. Sans utiliser les mains. Elle est appuyée sur ses coudes, et quand je monte sur scène, je la vois qui regarde les autres hommes dans la salle, d'un regard très calme et panoramique. Je m'approche, on entend l'ouverture de Cosi, et, en faisant claquer ses dents, elle m'indique comment je dois m'y prendre. Je suis obligé de me mettre quasiment à plat-ventre, je pose mes mains sur ses cuisses mouillées de transpiration. « Allez, Chéri, tu ne risques rien ! » Ses larges seins retombent un peu sur les côtés, elle est magnifique, j'oublie tout, le ridicule de la scène dont je suis l'acteur malgré moi, les types derrière moi, soulagés et jaloux, je me concentre sur cette chatte, à dix centimètres de mon nez, je suis envahi d'odeurs, je dois être tout rouge, je ne sais même pas si je bande, mais j'ai tout de même le courage de relever les yeux vers son visage, et de la voir m'encourager avec un sourire qui me paraît tendre. Puis j'y vais : ralenti, arrêt sur image, arrêt sur odeur, le blanc sort du noir, sort du rose, millimètre par millimètre, malgré la musique, j'entends tout de même, ou je l'imagine, le bruit de la culotte passant les lèvres, j'arrive à la portion de tissu qui est mouillée, gorgée d'odeurs fortes, Mon Dieu que c'est bon, je ralentis encore, la pellicule va fondre, je sens que ça s'impatiente derrière moi, j'entends des commentaires dont je ne comprends pas le sens, je me mets à penser au SIDA, j'imagine expliquer la scène à mon médecin : « Mais quel genre de rapport à risques ? — Eh bien… » On ne parle pas la bouche pleine ! On m'applaudit, je retourne m'asseoir, mais auparavant, Edwige m'a embrassé, elle a collé ses lèvres, juste un peu trop longtemps, sur les miennes, et là je sais que j'ai vraiment bandé. Tout le monde l'a vu mais ça m'était complètement égal. 

[Journal*] mercredi 26 juin 2002

Scanner à Annecy prévu à 14h. On lui interdit de boire (et de manger) toute la journée jusqu'à ce qu'on se trouve à Annecy (15h) en face du praticien : « À chaque fois on leur explique ! Mais bien sûr qu'elle peut boire ! »

Journée extrêmement pénible : une des pires pour Mère. Elle hurle pendant deux heures, de retour à Rumilly, jusqu'à ce qu'elle s'endorme. 

— Seropram. Neuleptil. Tiapridal.

(Rumilly, cuisine, 8h)

Elle tremble, elle a peur, elle m'appelle au secours. R. vient lui prendre la tension : 20-12. C'est énorme. Elle lui donne un anxiolytique et un sédatif. Je vais discuter avec elle dans son bureau. Je reste presque une heure.

Ça y est, elle aussi entonne le discours psy ! Ne vous laissez pas bouffer, etc. J'essaie de lui expliquer. Je vois bien que je lui suis sympathique, elle prend toujours énormément de temps pour parler avec moi, elle se renseigne, tout ça l'intrigue, elle me fait, l'air de rien, un peu de charme, ses avant-bras bronzés et assez poilus me plaisent beaucoup. Il faut imaginer : la fille, encore jeune, jolie, déjà médecin à l'hôpital dans une petite ville de province, donc tous les attributs de la réussite sociale, de la sérénité sociale, d'ailleurs ça y est, on parle piano, elle en a fait «  huit ou dix ans », comme tout le monde, elle rêve d'avoir « un queue » !, son regard brille, je suis sûr que ce soir elle va rentrer (bonjour chéri, bonjour chérie) et mettre un disque de Chopin (les scherzos ?) avant d'aller sous la douche… 

(Hôpital de Rumilly, sept heures moins le quart du soir)

Mère est à nouveau folle ! Elle a été insupportable toute la journée, Je suis allé avec elle au scanner, je suis resté près d'elle le plus possible, mais à aucun moment elle ne m'a souri ni ne m'a dit un mot gentil. Tout ce que je fais (je dis « je » mais je devrais dire « on ») est mal, à côté, inutile, ou néfaste. Je l'entends hurler de l'autre bout du couloir, c'est atroce ! Quand je vais vers elle et que je la prends dans mes bras, elle me repousse en me disant : « Ça ne sert à rien ! » Je lui demande : « Tu veux que je parte ? » Elle répond : « Je veux que tu restes ! » « Eh bien alors je reste près de toi. » « ÇA NE SERT À RIEN ! » crie-t-elle. C'est à devenir fou. Elle ajoute même, au cas où je n'aurais pas compris : « Je n'ai pas besoin de ta présence, tu es comme les autres ! »

[Journal*] lundi 24 juin 2002

 (Rumilly, 10h)

Il faut parfois regarder la saloperie en face.

(Deux heures moins vingt, hôpital de Rumilly)

Je suis à côté de Mère, qui ne peut s'arrêter de parler. Elle est perdue. Dès que je ne suis pas là, elle pleure, comme un enfant. Et — pour une fois — elle se plaint, la plainte lui arrive à la bouche, lui arrive trop, même, les mots se pressent, se bousculent, elle en bafouille, elle rit, elle pleure, elle me raconte trois ou quatre histoires à la fois. Elle me dit qu'elle veut dormir, mais ce qu'elle a sur le cœur est trop pressant, trop brûlant, il y a urgence, elle le sent, et je ne le sais que trop… 

Sylvain a appelé, sur ces entrefaites, vers une heure et demie, comme si de rien n'était (« j'ai beaucoup de travail », « enfin, j'aurais pu appeler », « mais elle est délirante ! »). Moi je réponds que non. Le délire, c'est qu'elle dise les choses qu'elle a sur le cœur, que ça sorte, ainsi, sans apprêt, sans précaution… Quoi, notre mère se mettrait-elle à parler ? Tout simplement PARLER ? Elle, la muette ? Celle qui garde ses douleurs enfouies au plus profond. Mais quelle horreur ! Quelle faute de goût ! Et parler de quoi, dites-vous ? D'argent, d'égards, d'abandon, de misère, de grossièreté, de parole sans cesse non respectée ?! Eh ben dis-donc ! C'est gratiné, votre histoire, là. Elle déblatère, en somme ! Hein, c'est bien comme ça qu'ils parlent, les chers fifils et fifille de la pauvre vieille ? Pas étonnant que sa maison soit mal tenue… Qui ne tient pas sa maison ne tient pas sa langue… Ferait mieux de nous léguer notre patrimoine ! Et puis ces histoires de textes sacrés, là, quelle barbe ! Job et Ezéchiel et Abraham et Sarah et Marie-Madeleine, et puis quoi encore ! Le Rolleiflex de Papa c'est qui qui l'a ? Ah, mais moi, quand elle sera plus là, je vais te faire un inventaire, je te dis que ça, ça va saigner, putain ! Je suis pas Job, moi ! Les traites de l'Audi, c'est toi qui va me les payer ? Quel bordel, ces Corses ! Y sont chiants, c'est pas croyable, avec leur Napoléon et leurs histoires de famille à n'en plus finir, quand on n'est même pas foutu d'avoir une villa au bord de la mer, tiens, d'ailleurs, j'ai voté Mamère, si, parce que c'est le seul qui a dit aux Corses qu'ils étaient des cons ! 

Mère manque de sodium donc c'est normal qu'elle déblatère… Remarque, hein, elle a toujours déblatéré ! Ça fait pas une grande différence, et puis elle n'aime pas ses petits enfants, tu te rends compte, déjà qu'elle oublie mon anniversaire et confond nos prénoms ! Et puis elle nous snobe avec son Proust et ses poésies qu'elle nous débite par cœur, et même des qu'on n'a jamais entendu parler, tu te rends compte, la prétention, elle voudrait nous faire honte qu'on n'a pas le bac, tu vois, en fait, elle est méchante. 

Ma mère, à côté de moi, allongée dans sa chemise de nuit blanche à pois roses, qui commence seulement à être un peu rassurée. « Tu es là, petit chéri. Reste un peu. » « Mais oui, je reste tant que tu veux, ne t'inquiète pas, je ne suis là que pour toi. » Elle sourit, et me dit, précipitamment, plusieurs fois, merci, merci, elle s'agite un peu, je l'embrasse sur le front, des larmes lui viennent aux yeux, elle les ferme et pousse un grand soupir. Je ne peux m'empêcher de lui glisser à l'oreille : « Je t'aime. » Elle agrippe mon bras et me répond : « Moi aussi, moi aussi je t'aime, petit agnelet. » Elle se tourne de l'autre côté, le ventilateur m'empêche d'entendre sa respiration, mais je peux voir son ventre bouger, irrégulièrement. Je l'entends qui murmure, les yeux fermés : « Nous sommes seuls. »

Il fait moins chaud, cette après-midi, le ciel est enfin gris, on respire un peu. Je regarde ses pieds nus ; je ne sais pas pourquoi je me mets à penser : les orteils recroquevillés sont le signe de ceux qui ont énormément de scrupules. 

Si Sarah lisait ça, elle serait probablement éberluée. « Pense à toi, ne te laisse pas bouffer, arrête de culpabiliser ! » C'est gentil mais totalement à côté de la plaque. 

Mais oui, le grand ménage commence à porter ses fruits, vous voyez encore des forêts, des montagnes, des mers, des églises, des vaches ? Oui, oui, oui, mais ne clignez pas de l'œil, vous risqueriez de faire apparaître le Grand Hôpital, un hôpital infini, sans bords ni clôture. De la fenêtre de la chambre 105, je vois une salle de classe, ce sont des enfants de huit à dix ans, apparemment, mais il n'y a aucune différence, ils sont déjà des pensionnaires du Grand Hôpital, mais ils ne le savent pas, ils ne le sauront jamais. 

lundi 26 juin 2023

[Journal*] samedi 13 juillet 2002

(TGV pour Aix, dix heures du matin) Voiture 5 (fumeurs) !

Il y a un monde fou. Hier-soir, diné avec Sarah, dans une petit restaurant italien de la rue où se trouve La Boussole… On est passé devant, on a souri, mais pas un mot… Je me suis beaucoup ennuyé. Beaucoup.

« Je ramène tout à moi, c'est ça ? » Oui, pour emprunter un raccourci, c'est exactement ça, Sarah ; sortie du cercle intime, de l'hyper-intime, même, je me rends compte que tu deviens affreusement inintéressante, grossière et mesquine. Ton intelligence n'affleure dans la sphère de l'échange amical, de la conversation, que par une pigmentation extrêmement éparse, dégarnie, pauvre. « Ah, tu vois, ça, ça m'intéresse ! » me dit-elle quand j'essaie de lui dire, avec précaution, ce que je viens d'écrire. Va-t-elle enfin sortir de son igloo de clichés, va-t-elle déposer un instant son habit de lumière ? Las, elle s'engouffre avec une gourmandise désespérante dans une galerie des glaces, dans un tout petit bazar psychanalytique qui n'est pas si éloigné que ça des préoccupations des lofteurs. Elle me raconte une « matinée psy ». « On a fait des collages… » Je m'agrippe à mon verre, ça sent bon, nous sommes au jardin du Luxembourg. Un groupe de filles-femmes-mamans et deux psys… Sarah l'artiste avait voulu amener sa copine « encore vierge à 26 ans » (« tu me la présenteras ? »). « Mais on étouffe dans votre collage, il n'y a pas un espace vide, et cet arbre en l'air, là, ça ressemble à quoi, vous n'avez pas les pieds sur terre, vous, hein, d'ailleurs, voyez, Mesdames, ce nounours, et ces petites menottes de bébé, oui, les menottes, d'accord, font remonter un peu la note, et puis, artistiquement, c'est assez joli, faut r'connaître, m'enfin, vous avez besoin d'affection, mon chou, et un petit lavement ? Non ? Vraiment ? Bref, « c'était super-intéressant, tu vois ?! », oh, que oui, que oui, je vois comme si j'y étais, relaxez-vous, lâchez vos sphincters, la langue prend toute la place dans votre bouche, touchez votre ventre, soyez amies avec votre corps, aimez-vous, acceptez votre plaisir d'être là, laissez votre dos couler dans le sol, vos fesses prendre toute la place qu'elles veulent, votre nombril est en quête de lumière, votre vagin est une fleur qui sent bon, etc. Oh, Satan, tu as pris les traits d'une maman-d'aujourd'hui-bien-dans-sa-peau et de toute cette marmaille beuglante qui saccagent Paris à coup de trottinettes et de rollers. (« Oh, c'est hyper-sympa, la glisse ! ») Ta gueule ! Vos gueules ! Arrêtez cette diarrhée, laissez-nous respirer les dernières roses, laissez-nous DORMIR ! Elle se gratte les ailes du nez, elle se gratte la tête. Me pique une cigarette. « Qui suis-je pour toi ? » Merde. La question la plus con de la soirée ; qu'est-ce qui m'a pris ? Peut-être avais-je peur que mon ennui ne se voit trop ? « Tu es amoureux de moi ? » Je ne réponds pas mais je fais une tête qui ne peut que laisser penser que la réponse est positive. Je lui dis qu'on est en plein malentendu. Elle ne comprend pas de quoi je parle. « Ça te va si on partage le repas ? » 

Je suis pressé de rentrer me coucher. Même pas envie de la baiser. Tout en sachant pourtant qu'il n'y aurait précisément que cela qui pourrait sauver la soirée. Mais je suis fatigué de l'écouter s'écouter. Je débranche mon sonotone et je prends mon air d'idiot, beaucoup ailleurs, déjà provincial. Du coup elle n'a plus envie de s'en aller, alors je ferme mon sac, je pense à la mère qui doit être en train de m'appeler, je souris, alors elle se lève, la bouche un peu serrée, mais pourtant soulagée, et peut-être déçue.

« Tu as des projets ? » Je réponds que mon projet est de ne pas en avoir. Elle croit que je plaisante. 

[Journal*] vendredi 12 juillet 2002

(TGV pour Paris, dix heures du matin)

Il fait beau, nous longeons le lac. Beaucoup de monde dans le train aujourd'hui, et demain, ce sera pire. Ce voyage est un rien stupide, mais il va sans doute me faire du bien. Mère m'a laissé partir avec beaucoup de tristesse, mais assez calmement. J'avais attendu la dernière extrémité pour lui annoncer que je la quittais 32 heures.

« Ne t'inquiète pas !

— Je ne m'inquiète pas, mais ça va être long. Tu me manques…

— Tu me manques déjà aussi… »

Elle n'était pas trop mal, ce matin, mais elle avait rêvé qu'elle s'était levée, et avait « tout préparé elle-même » ! « Mais alors, ce n'est pas vrai ? J'ai rêvé ? » me dit-elle avec un rire affreusement déçu. Et c'est vrai qu'elle

Il ne ferait pas de mal à une moche

Il ne faut pas courir deux lèvres à la fois

[Journal*] jeudi 11 juillet 2002

 (Rumilly, cuisine de la Closerie, 8h)

« Je souffre, j'ai froid, je souffre, j'ai froid… » C'est par ces mots que la journée commence. « Oh, mon pauvre chéri, je t'ai appelé toute la nuit ! » ont été les premières paroles de ma mère, ce matin. Elle avait perdu la moitié de son dentier, et quand j'ai voulu lui donner à boire elle a tout recraché. Rien n'est réglé, apparemment, je crains le pire.

Hier, j'appelai la Closerie (Mon Dieu, je ne dis même plus, quand je fais le 04 50 01 20 75, que j'appelle ma mère), je tombai sur Bourrin-Chef, et j'entendis Marie-Hélène, qui disait à ma mère : « Mami, c'est un détail, ça, c'est pas important ! »

Maladies iatrogènes… Bon titre de roman. 

Liste…

[Journal*] mercredi 10 juillet 2002

(Rumilly, cuisine, huit heures moins vingt du matin)

Parler du pyjama bleu.

Coup de téléphone de Paco, hier-soir, à 21h40. Mère sort aujourd'hui, à une heure. Pierrot et Simone sont venus hier à l'hôpital. Avec Nana à la maison, je n'ai plus le temps d'écrire dans ce journal. 

Hier-soir, avant de partir de l'hôpital, j'ai lu la fin des Bonnes, de Renaud Camus, à Mère. Elle était couchée, la tête tout près de moi, dans un état de ravissement. « C'est merveilleux ! » (« Jeunes filles ! Jeunes filles ! »…)

Jeunes filles, jeunes filles, pourquoi nous avez-vous abandonnés ? La question mérite d'être posée, c'est le moins qu'on puisse dire !

Mon petit texte (La Frénésie du synchrone) sur RC, sur le site de Jacqueline. Pas une seule réaction…

« C'est pas important ! » Nana, dans la chambre 102. « Pépé, c'est pas important ! » Sylvain : « Vieillir, cela devrait être aller vers l'essentiel ! » Etc. 

« Elle a quinze ans, c'te montre ! » (Dominique, tourné vers Nana, et donc tournant le dos à la malade…)

Important, pas important, essentiel, détails, intéressant, pas intéressant, futile, sérieux… Ils sont mono-référencés. Leur grille de lecture ne comporte qu'un seul trou, qu'une seule lucarne, qu'une seule case. Et tout ce qui n'est pas dans l'enfilade — les détails — est à proscrire vaillamment et définitivement. Organismes mono-cellulaires, ils n'admettent pas qu'un autre âge, une autre pensée, une irritation [sic] différente, puissent perturber leur sens unique, et viennent moduler le seul poil qui leur sert de terminaison nerveuse. Mais leur vieille mère, elle, ne vit désormais plus que de détails, de bifurcations imprévues, de culs de sac, de temps superposés. 

L'autre jour, elle avait avancé les aiguilles du réveil… 

[Journal*] dimanche 7 juillet

(Hôpital, une heure et demie de l'après-midi)

La blonde infirmière (celle qui zozotte un peu) m'a dit, avec un petit sourire : « Vous discutez beaucoup avec le Dr Duchâteau, mais elle ne nous dit jamais rien… »

Le string de Hinde…

Hinde, R., Smaël… Je les aime beaucoup toutes les trois. Hinde a toujours un sourire très engageant lorsque je la rencontre, Smaël aussi, mais, elle, elle est infiniment belle ! Elle a un sourire d'une douceur… presque effrayante ! Comment est-il possible que j'aie vu le string de Hinde ? Je n'en sais rien, mais le fait est là. Elle est assez fine, cette petite, pas si bête, en tout cas. Smaël, j'ai toujours envie de la prendre dans mes bras… De mettre ma tête dans le creux de son épaule. 

[Journal*] samedi 6 juillet

 (Hôpital, six heures du soir)

Valentin est venu à midi et demie. Il n'a pas voulu que je le paie. Il a été très bien. Ce type (qui était le copain de JM) en est devenu l'exact contraire. Physiquement, ils se ressemblent. Carrés, massifs, terriens. Jackie plus que JM, néanmoins. Ils sont été militaires tous les deux, Jackie en a gardé la coupe de cheveux et l'autorité, la voix forte, un peu simple. Mais la ressemblance s'arrête là. L'un a l'honnêteté et la droiture chevillées au corps, et ce n'est pas mon frère. L'un est un roc lumineux, l'autre est une pierre sombre. L'un a une parole, l'autre pas. L'un essaie de fourguer des lunettes de marques à des actrices, l'autre tente de soulager les paysans. Du regard bleu de l'un coule la bonté, de celui de l'autre une folie rauque et brutale. 

[Journal*] vendredi 5 juillet 2002

(Rumilly, cuisine de La Closerie, huit heures et quart)

Hier-soir, je suis resté de sept heures à huit heures dans le bureau de R. Je lui avais écrit. Elle a lu la lettre devant moi. J'ai retrouvé ensuite Mère, métamorphosée. Elle était calme, et bien, et lucide. Je suis parti de l'hôpital à huit heures et demie. R. croit que l'hyponatrémie n'est plus en cause dans l'état de Mère ! Je me demande ce que cela signifie. Est-ce seulement parce qu'elle se sent dépassée par cette “maladie” extrêmement complexe dans le diagnostic et son traitement ?

Lu dans le Nouvel Observateur de cette semaine « Les médecines orientales ne soignent pas la maladie, mais un certain malade (…) » Les médecines orientales ne soignent pas la maladie ?! Comme si une médecine quelconque pouvait soigner la maladie ! C'est un non-sens…

Je trouve Jacqueline d'une parfaite muflerie !

Que dire de S., alors ?…

(Hôpital, une heure dix de l'après-midi) Jackie m'a dit qu'il viendrait demain (samedi) à 14h30. R. est d'accord. Le seul hic est Mère. Il ne faudrait pas qu'elle en parle ici ! 

Elle m'a dit que les infirmières la traitaient de Tatie Danielle ! J'ai dit à R. que c'était inadmissible. Je crois qu'elle m'a dit qu'elle était d'accord.

Je ne suis presque pas resté. Je reviens seulement maintenant, il est quatre heures. J'ai apporté de la purée de bananes, et des mouchoirs en papier. 

Le Dr Suzanne (chef de service) veut me rencontrer lundi à 18h30. Cela fait trois semaines (qu'elle est là) ! Il aurait pu s'affoler un peu plus tôt, non ?



[Journal*] jeudi 4 juillet 2002

 (Hôpital, quatre heures et demie de l'après-midi)

Le mot de Mère qui revient le plus souvent est : « Quand-même ! »

Marie Lamarche vient de passer. Elle lui donnera la communion dimanche. « Elle est gentille, Marie ! » Et pourtant, celle-ci m'est apparue comme tout sauf gentille. Le genre qui n'écoute pas, qui “laisse causer”. 

Raphaële ne connaissait pas la signification de l'expression française « Comment allez-vous ? » Comment allez-vous… à la selle. Ça se passe bien, de ce côté-là ? Vous évacuez facilement, avec régularité ? Qu'est-ce qui sort de votre corps ? Cet intérêt était de plus en plus marqué chez Mère, ses descriptions de pipi et de selles de plus en plus nombreuses, et de plus en plus précises et détaillées. Il y a une parenté avec Michelet, et Mozart, dont je tente à l'instant de lui faire entendre l'andante du 24e concerto. Au début, pendant deux minutes, elle est aux anges, chantant en même temps, les yeux clos et les mains jointes, elle a l'air aux anges. Puis, tout à coup, elle serre les mâchoires, plisse les yeux, crispe ses poings, et me dit : « Oh, c'est horrible, ça grince ! »… Elle n'aime plus Mozart, elle n'aime plus le jus de pamplemousse. Elle me dit : « C'est le Diable ! »

Je pense à Clara Haskil, sur la table d'opération, en train d'être trépannée, et jouant un concerto de Mozart pour être certaine de ne pas l'oublier ! 

Maintenant, elle chante une chanson paillarde… 

[Journal*] mercredi 3 juillet 2002

(Cuisine de La Closerie, six heures et demie du matin)

Me suis réveillé (facilement) à cinq heures et demie ce matin. Il fait beau. Si longtemps que je n'avais pas profité du petit matin. Hier, j'ai pensé soudain que j'avais toujours su que Mère mourrait au mois de juillet, à cause de Jérôme. 

Le début de la crise date pour moi du jour où elle a refermé Le Cousin Pons, de Balzac, dans la belle édition d'André Martel (exemplaire 1759). Les derniers mots qu'elle avait lus étaient ce jour-là : « Excusez les fautes du copiste ! Paris, juillet 1846 — mai 1847 », avant de refermer le livre, les larmes aux yeux, et de me dire : « Je n'ai pas faim ! » J'avais tenté de la prendre dans mes bras pour la consoler mais elle m'avait repoussé, presque méchamment, en tout cas j'en avais souffert. 

Risques de démyélinisation osmotique. 

Incidence des complications neurologiques retardées chez des patients avec une hyponatrémie sévère (< 110 mmol/l) en fonction de la vitesse de correction supérieure à 0,5 mmol/l'heure.

Acouphène dans l'oreille droite : j'entends un ré aigu (son sinusoïdal).

« Les Grecs n'avaient qu'un mot pour signe et sépulture. » (Du Sens, p. 146)

Elle n'arrête pas de me parler de deux choses, en les confondant plus ou moins : — ton tombeau (son caveau) — sa maison (sa demeure). « Ils sont délabrés ! » me répète-t-elle sans arrêt. Et bien entendu, je réponds que non, mais j'ai peut-être tort. Sa demeure est ce lieu où je vais persister, après qu'elle sera partie vers son tombeau. Je vais rester dressé, au moins un moment, alors qu'elle sera allongée, gisante. Je serai sa statue, l'érection vivante de sa mémoire. Je demeurerai. Et je l'abandonnerai (sa terreur, en ce moment) autant qu'elle m'abandonnera. 

« Vous serez tous morts lorsque vous assisterez à ma sépulture ! »

« Nous ne sommes que deux… » me dit-elle continuellement. Les deux versants d'une même réalité, le vertical et l'horizontal, le quelqu'un et la personne, l'ici et le là, le naître et le mourir. Chaque jour elle se rappelle ma naissance et la raconte à qui se trouve là, et personne ne comprend ce qu'il y eut d'extraordinaire dans cette naissance qui était aussi connaissance. Personne n'était là, entre nous, j'ai fait seul le chemin du ventre au cœur, vers cinq heures du soir, j'ai su, elle m'a accueilli, nous savions. Nous n'étions que deux.

Hier, elle m'a subitement dit : « Tu connais le secret de ma vie ? » Elle m'a raconté sa fuite à Paris, chez son amie Francette Leschi, le drap déjà tendu devant son lit, à l'hôpital, dans la salle commune, le drap censé cacher l'agonie et la solitude, et sa souffrance. « Mes débuts dans la sexualité… » (Elle avait dû se faire avorter, et dans le secret, bien sûr…) La mort, déjà là, au tout début, donc, et puis, lorsque le septième enfant arrive, à la fin de sa sexualité, le grand soleil de la jouissance. « Tu es né dans le bonheur, toi que je n'attendais pas ! Tu vois, ma première expérience sexuelle a failli me tuer, et la dernière m'a redonné la vie. Et ces deux moments, je les ai vécus seule, l'un sans toi, l'autre avec toi. Tu es le dimanche de ma vie. »


dimanche 25 juin 2023

Fente à l'âme

« Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’Être. »

« Oui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés. »

Ce qui m'a poussé à écrire, ce qui m'a poussé à commencer d'écrire, il y a vingt ans, c'est la volonté de rendre justice, c'est celle de venger celle qui méritait de l'être, c'est la peur panique que personne ne sache jamais, et qu'un jour je me retrouve allongé pour la dernière fois en ayant laissé passer cette occasion que personne d'autre ne saisira. C'est la plus mauvaise et la meilleure des raisons. La guerre contre l'oubli. Cette folie de croire que l'on va rendre justice, envers et contre tout, c'est-à-dire envers et contre ce qui passe et qui sera bientôt passé. Oublié. 

Depuis, je ne cesse de différer. Chaque jour qui passe est une défaite qui creuse en moi un abîme. Moi-même j'oublie. J'oublie d'être, j'oublie ce que je voulais écrire, ce que je voulais dire, et même ce que je voulais ressentir. 

Je cherche, pourtant, et très sincèrement, je le crois ; chaque jour je cherche la manière, la forme, l'allure, la raison — l'attaque. La raison d'écrire. De noter

Mais l'écrit se charge, jour après jour, de me laisser au bord du chemin, sans aucun égard pour ma peine. Commençant une page, je sens bien que je ne devrais pas, qu'elle n'existera que pour me distraire, pour repousser encore et encore le commencement de celle que je devrais écrire. Je suis assis au bord d'un trou. Plus je jette des phrases à l'intérieur de ce trou, plus sa profondeur s'accroît, comme si mes mots étaient des bêches folles maniées par d'invisibles mains. 

J'écoute le quintette à vent et From the Monkey Mountains, le deuxième quatuor à cordes (avec percussion) de Pavel Haas, un compositeur tchèque né le 21 juin 1899 à Brno, dans la province de Moravie, qui fut l'élève de Janáček, se marie en octobre 1935 avec Soňia Jacobsonová, ex épouse de Roman Jakobson, et meurt à Auschwitz le 16 octobre 1944. 

J'ai appris hier que Milan Kundera avait été marié avec Olga Haas, la fille du compositeur qui a donné des cours à l'écrivain dont le père, Ludvík Kundera, était pianiste et musicologue, et recteur de l'Académie Janáček de musique et des arts de la scène de Brno. 

L'écrivain s'arrache un œil pour se voir et voir les autres depuis ailleurs que lui-même. On se pose la question de savoir si l'écrivain se souvient lui-même qu'il fut écrivain. Il est possible que l'œil arraché ait emporté une partie de lui-même mais le moment où l'on arrache cet œil est un moment joyeux, que l'on fait de bon cœur, dans l'enthousiasme — c'est une jouissance. L'œil est posé sur la table, il tourne sur lui-même, il voit tout, c'est un phare dans la nuit, c'est un télescope planté au beau milieu des galaxies ; mais c'est également un pauvre morceau de chair sanguinolent et désastreux. L'œil arraché est au cœur des phrases de l'écrivain, qui lui rappelle qu'il avait jadis un corps et une vie. 

Mon père avait une fascination pour le nom « Brno ». Ces trois consonnes successives, qu'il essayait de prononcer sans y mettre de voyelles le mettaient en joie ; il était fier d'être — selon lui — le seul à savoir prononcer ce mot. 

« Y voir clair », c'est la seule morale. Mais y voir clair ne va pas sans bien entendre. Et bien entendre, en français, c'est comprendre. Il y avait trois choses qui fascinaient mon père. Ces trois choses étaient la prononciation du nom « Brno », le « comma », et l'âme. Qu'est-ce que le comma ? C'est un intervalle minuscule (128/125) qui joue un rôle énorme, dans la musique et dans l'accord des instruments. C'est une espèce d'intervalle fantôme qui permet aux gammes de tenir debout. C'est aussi l'intervalle qui sépare le demi-ton diatonique du demi-ton chromatique (La dièse et Si bémol), c'est la neuvième partie d'un ton entier. Mon père était violoniste ; je suis pianiste. Un pianiste n'a que faire du comma : pour nous, un Mi bémol est la même note (la même hauteur, en tout cas) qu'un  dièse, alors que pour un violoniste, ce sont deux notes différentes, qui permettent une expressivité qui ne nous est pas accessible. Les claviers sont des simplifications. Ils se rattrapent par le nombre, par l'ambitus, énorme.

Bien entendre, c'est percevoir la différence (la nuance, et le différend) entre  dièse et Mi bémol, c'est percevoir le comma qui les distingue et les oppose. Bien entendre, c'est aussi comprendre (sans l'admettre) que l'oubli va tout aplanir. C'est donc tenter de se dresser, une fois encore, pendant qu'il en est encore temps — et même quand il est trop tard —, contre l'inéluctable force qui va confondre les choses et les êtres dans une indistinction morbide. 

Kundera ne croit pas à la réparation, on l'a vu. Mais on peut ne pas croire à la réparation et la vouloir tout de même. On ne croit peut-être pas à la vie éternelle, mais cela ne nous empêche pas de la désirer, ne serait-ce que pour y retrouver ceux que l'oubli a retirés de ce qui fait que nous sommes nous-mêmes : la mémoire. Aujourd'hui, Kundera ne prononce plus que deux mots : Brno et Maman. Olga Haas, qui n'est pas restée longtemps la femme de Kundera, a refusé aux biographes de son ex-mari toute forme de confidences. A-t-elle voulu l'oublier, ou, au contraire, le préserver, le garder, indemne, dans sa mémoire ?

Deux mots restent, seuls. La ville et la mère. L'origine. Deux mots. Deux sonorités.

L'au-delà de l'être, c'est l'oubli. Mais on pourrait tout aussi bien affirmer le contraire. Quand l'être cesse d'être, il ne reste plus qu'une mémoire infinie, sans contours, sans limites, qui englobe tout. Et peut-être que l'Être ne se donne et ne se réalise pleinement qu'après l'existence, quand nous avons tout oublié et que nous entrons dans cette Mémoire qui n'est pas seulement la nôtre, et que nous n'avons fait que traverser, en vivant, n'en ayant que le pressentiment. Au-delà de nous-mêmes, qu'y a-t-il, sinon ce qui nous a précédés ici-bas et qui sera encore là après nous ? Le Vif. Nous nous en approchons, et, au moment de l'étreindre, il nous échappe. 

Écrit-on pour se venger ou pour se pardonner ? Les deux, sans doute. Je ne crois pas beaucoup aux écrits qui se prétendent libérés de ces deux forces. 

Écrit-on pour venger ou pour pardonner ? Il faudrait être capable de faire les deux à la fois. Il faudrait se tenir à la fois dans le Mi bémol et dans le  dièse, dans ce comma, dans cette sorte de neutralité secrète, dans ce différend fécond mais apaisé. 

Celui qui écrit croit être le seul à savoir prononcer les mots qui lui viennent. Hors cette croyance il perd tous ses moyens. C'est seulement parce que personne ne sait prononcer les mots qu'emploie celui qui écrit que celui-ci se sent le droit et le devoir d'écrire.

La guerre contre l'oubli est perdue d'avance. Est-ce une raison pour ne pas la mener ? 

Comme vivre c'est frôler le Vif, écrire, c'est frôler le Sens, et il est encore trop tôt pour l'Être.

Et l'âme ? C'est seulement un petit morceau de bois qui réunit le fond et la table d'harmonie. À quoi sert-elle ? À transmettre les vibrations des cordes (qui sont passées dans le chevalet) au fond de l'instrument, et à permettre à la table de résister à l'importante pression exercée par les cordes par l'intermédiaire du chevalet. Mon instrument a une fente à l'âme. — Léguée par mon père. 

Transmettre les sens qui nous traversent au fond de l'instrument…

N'est-il pas remarquable que le mot ressasser soit un palindrome ? En un sens ou en l'autre, il ressasse son sens, autour du « a » solitaire. La musique de Janáček m'angoisse terriblement. Oublions-la et revenons à Ben Webster et Art Tatum, que je ressasse depuis quarante ans !


samedi 24 juin 2023

Partition



Il ne se passe pas un seul jour où je n'entende dire et raconter l'abolition de la sexualité (donc de la partition humaine), qui est tout de même, je me permets de le rappeler au passage, à l'origine de la vie sur Terre, au moins pour ce qui concerne l'espèce humaine. J'ai vraiment l'impression qu'on ne parle que de ça, en ce moment ! Quand je dis « on », je pense à l'actualité, aux discours, aux conversations, aux situations, aux faits divers, à la Science, et peut-être surtout aux images. Même les réseaux sociaux ne parlent que de ça. Il est difficile de ne pas penser que ce complot contre la sexualité n'est pas un complot contre la vie elle-même. Moi, je le pense. La vie est ce qu'il y a de plus menacé, aujourd'hui — la vie sous toutes ses formes. On veut la remplacer par une autre forme de vie, qui, fatalement, ne sera pas la vie, puisque hors la vie il n'y a pas de vie. De même que pour le cuir ou la viande, la contrefaçon de la vie n'est pas la vie. C'est quelque chose qui y ressemble, qui peut avoir des caractéristiques identiques, des fonctions et des usages semblables, mais ce n'est pas la chose elle-même. Le vivant est toujours mille fois plus complexe, plus savant, plus intelligent, plus puissant, que tous les artifices alternatifs. 

Le syntagme « une autre forme de vie » n'a évidemment pas le moindre sens, du moins dans l'univers qui est le nôtre. La vie est la vie. Les fous (les monstres) qui aujourd'hui ont des ailes qui leur poussent dans le cerveau sont extrêmement prétentieux, mais aussi extrêmement bêtes, malgré leur grandes capacités intellectuelles et leur grande imagination. Leur passion simple est de tout remplacer. Remplacer le bois ou le métal par le plastique n'était pas trop difficile, mais depuis, ils ont fait des progrès gigantesques, et après avoir remplacé des peuples par d'autres peuples, ils ont l'idée de remplacer la vie par autre chose. Nous en avons eu un exemple grandeur nature, à l'échelle du monde, avec la Covidiase, qui propose de remplacer ce qui est au fondement du vivant, le système immunitaire et l'homéostasie, par son équivalent chimique. L'échec sera à la mesure de leur folie, je n'ai pas de doutes là-dessus, mais au prix de combien de victimes ?

mardi 20 juin 2023

Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud [journal]

Ce qui coule, avec les larmes, ce sont les nerfs dissous par la pitié de soi. 

Si nous comprenions vraiment notre vie, le suicide aurait un prestige tel qu'il nous serait impossible d'y avoir recours. 

À chaque fois qu'une femme s'exprime, il faut observer le mouvement de ses seins pour savoir de quoi elle ne parlera sous aucun prétexte. 

» « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud. » «

C'est du silence des organes que sourd la musique de Gurdjieff — et elle revient à notre conscience en parcourant la surface de notre dos. 

Je ne m'aime pas mais j'ai pitié de moi. 

Je bois du thé vert.

Sur la table, devant moi, sont ouverts : La Vie sexuelle, de Freud ; Divagations, de Cioran ; Retour dans la neige, de Robert Walser ; Visions à New York, de Philippe Sollers ; Natacha, de Nabokov ; La Femme couchée par écrit, d'Alain Fleischer ; La Langue d'Anna, de Bernard Noël ; Venises, de Paul Morand ; le Dictionnaire des Citations françaises, de Pierre Oster, aux éditions du Robert ; le deuxième tome (Cir/Ery) du Grand Larousse de la langue française ; la partition des Drei kleine Stücke, pour violoncelle et piano, op. 11, d'Anton Webern ; Air To Water Heat Pump, User Manual ; Cahier de bouillons.



Oui, bonsoir Stéphanie, bon ben si j'suis là ce soir c'est pour essayer qu'on s'remette ensemble et tout et surtout ben j'voudrais que t'essaies de m'pardonner même si c'que j't'ai fait ben ç'a été très dur et tout. Depuis qu'on est séparés ben j'me suis un peu remis pas mal de sujets en question et euh je sais que pour toi Laura ce qu'elle représente et tout et euh j'veux dire je sais pas quel moyen pour que j'revienne dans ton cœur et pour qu'on ressaie de reconstruire quelque chose tous les deux, mais c'est vrai depuis maintenant trois mois que chacun on vit de notre côté ben c'est une histoire assez dure à vivre pour moi et euh, tout ce que tu me demanderais ben je serais capable de le faire. Maintenant, bon ben c'est à toi de choisir et j'te forcerai pas la main si tu décidais de me redonner une chance. C'que j'me rends compte que Laura a autant besoin d'son papa et d'sa maman et euh maintenant le projet que j'ai c'est Stéphanie c'est d'te d'mander en mariage et euh voilà de savoir si tu voudrais m'épouser. C't'un projet qu'on avait parlé et euh j'en ai beaucoup réfléchi et euh c'que j'serais heureux c'est qu'notre petite fille ben elle nous accompagne ben chacun une main dans la sienne et qu'elle voye que ses parents y sont heureux.



Pourquoi du piano, encore ? Ou même, plus simplement, pourquoi de la musique ? 

Nous avons sombré au même temps, tous les deux, lundi de la semaine dernière. 

Quand je vais très mal, j'aime écouter des accords majeurs. 



« Nous voici à aujourd'hui : les chevelures en saule pleureur, le pantalon à pattes d'éléphant dépassant sous le ciré, une robe taillée dans de vieux rideaux balayant la crotte, la sandale, le pied nu, le sac de couchage en bandoulière, le pèlerinage aux sources. C'est l'heure du laisser couler, du “couchons-nous ici, inutile d'aller plus loin”. »



Hauts et bas, mollusques et fontaines, arches et soupiraux, langue et dents, Bataille et Fontaine, clefs et couteaux, bananes et concombres. Il faut que j'aille faire des courses, je n'ai plus rien à manger. 

On peut dire qu'on aura été seul. Ça au moins, c'est réussi. 

dimanche 18 juin 2023

Comme dit l'autre

« L'instant où nous croyons avoir tout compris nous prête l'apparence d'un assassin. » (Cioran)
« Un dictionnaire sans citations est un squelette. » (Voltaire)


Il y a les citateurs, et il y a les citationneurs. Il y a les citations, et il y a les citations

— On se fâche rarement avec un frère jumeau. 
— Oui, mais lui il est parti avec ma petite amie !
— Vous êtes sûr que ce n'est pas avec la sœur jumelle de votre petite amie ?
— …

Faire des citations, aimer faire des citations, et Dieu sait que j'aime ça, c'est partir en voyage de noces avec la sœur jumelle de son frère jumeau, c'est regarder sa main gauche en la prenant pour sa main droite, c'est faire un détour pour mieux rentrer chez soi, c'est mettre un masque avant de se regarder dans le miroir, c'est aller voir à quoi l'on ressemble quand on porte un costume trop grand pour soi. C'est toujours l'occasion de mieux se connaître, et de mesurer la distance qui sépare nos phrases de celles dont nous rêvons. C'est disposer près de nous d'une force de langage et d'une force de sens qui nous attirent dans leurs orbites, ou, au contraire, nous repoussent au loin. C'est en définitive nous donner la chance d'éprouver l'intervalle qui nous sépare de notre désir. Ce « comme dit l'autre » est une source à laquelle nous allons nous abreuver, et dans laquelle nous apercevons notre reflet trouble. Pourquoi telle fleur, pourquoi pas telle autre, cueillie sur le bord du chemin ? Parce que c'est nous qui sommes passés là. Quand j'étais plus jeune, j'avais confectionné un recueil de mes citations favorites. J'ai un peu peur de remettre le nez là-dedans, car ce ne sont pas des citations, que je vais retrouver, mais l'image de celui que je fus. De la même manière que nous sommes toujours anxieux à l'idée de revoir ou de seulement repenser à celles dont nous avons été amoureux jadis. Toute notre vie est là, dans cette « seconde main », dans la reprise de nos choix, dans ce double-mouvement de l'altération et de la désaltération. Nous sommes un autre, des autres, surtout lorsqu'on écrit.

Une des choses les plus déprimantes de Facebook ou de Twitter, ou de n'importe quel réseau social, tient à l'aspect des citations. Personne ne cite bien. Toute la journée, ce ne sont que citations approximatives, mal fagotées, mal coupées, déformées, dans lesquelles les guillemets sont utilisés en dépit du bon sens, et qui démontrent que ceux qui citent ne comprennent pas ce qu'ils lisent, quand ce ne sont pas tout simplement de fausses citations, ou de fausses attributions (l'intelligence artificielle ne va pas arranger ça). Ce matin encore, un ami m'envoyait une copie d'écran qui montrait une citation de Richard Millet : « La beauté sans intelligence n'est que fadeur. » Millet n'est pas en cause, ici, mais celui qui cite, dont la lecture est vulgaire ou sans intérêt. En l'occurrence, on se doute (je ne suis pas allé vérifier) que cette phrase est précédée ou suivie d'autres phrases qui lui ôtent sa platitude, ou au moins l'atténuent, mais la citer telle, en elle-même, démontre seulement qu'on aime les platitudes. Une citation est par définition une coupe opérée dans un texte (et plus que ça, dans l'œuvre d'un auteur). D'où l'importance extrême des limites, du commencement et de la fin de la citation. C'est la manière dont la ou les phrases sont extraites (séparées) du texte, qui compte, c'est ce que la phrase laisse sentir de son avant et de son après. La forme, ici comme ailleurs, est essentielle.

Il est bien sûr parfaitement normal que plus personne ne sache citer, puisque citer implique d'avoir lu, et surtout d'avoir bien lu. Tout se tient. Je ne croise plus, sur les réseaux sociaux, que des gens qui ne savent pas lire, et donc pas écrire, ou plutôt, des gens qui ne savent pas écrire, et donc pas lire. La citation démontre presque toujours avec une précision implacable le degré de savoir lire de celui qui la fait. 

Comme je disais sur Facebook que plus personne ne sait citer, j'ai eu droit à cette réponse : « Les citations sans guillemets, les citations où l'auteur n'est pas donné, pire les citations sans guillemets et sans nom d'auteur pour faire croire à une profondeur de pensée personnelle, les citations tirées de leur contexte dont le sens est parfois complètement différent pour coïncider avec ce que veut dire le citateur ,les citations qui se propagent à longueur d'années sur FB avec ou la même faute d'orthographe ou la même erreur sur l'auteur, les citations d' une page entière d'un livre pour faire croire qu'on l'a lu et tellement récurrentes qu'elles donnent à penser que l'auteur n'a écrit qu'une seule page dans toute sa vie . » Et bien sûr il y a beaucoup de vrai, ici, mais ce que je trouve amusant, c'est que j'aime beaucoup, moi, faire des citations sans donner le nom de l'auteur, car neuf fois sur dix, le nom de l'auteur efface la citation, la neutralise. Il y a déjà très peu de personnes qui lisent vraiment un énoncé avant d'y réagir, mais j'ai remarqué qu'une citation accompagnée du nom de son auteur n'était quasiment jamais lue. Il se passe à peu près la même chose avec la musique. J'ai déposé l'autre jour une vidéo de Vladimir Horowitz dans laquelle on le voit jouer comme une patate. Tout le monde sait quel extraordinaire pianiste il est, sans doute l'un des plus grands de tous les temps, il n'est pas besoin de revenir là-dessus. Mais il lui arrivait parfois de très mal jouer, il a donné des récitals catastrophiques, et il le savait. Dans le court extrait que j'avais déposé, on avait l'impression qu'il avait tout juste déchiffré la partition qu'il était en train de jouer, mais, bien sûr, c'est Horowitz, et un déchiffrage d'Horowitz, c'est déjà quelque chose. N'empêche, même sa femme avait l'air consternée. Ils savaient tous les deux à quoi s'en tenir. Eh bien est arrivé ce qui devait arriver, tout le monde y est allé de son petit cœur. Je suis convaincu que les trois quarts de ceux qui ont liké n'ont même pas pris le temps d'écouter. Horowitz = génie, point-barre, comme ils aiment dire. Et c'est vrai, Horowitz est une sorte de génie, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Ça n'empêche absolument pas qu'il soit capable de très mal jouer. J'ai un souvenir qui, quand j'y pense, me fait rire, mais que je trouve riche d'enseignements. Travaillant la sonate en si mineur de Liszt, je n'avais pas été capable de m'empêcher d'écouter les disques des grands pianistes qui l'avaient enregistrée, alors même qu'Alsina me demandait toujours de ne pas écouter d'enregistrements avant que je joue parfaitement une œuvre. J'étais donc arrivé au cours avec un disque qui m'avait beaucoup impressionné, celui d'Horowitz, que j'avais prêté à mon maître afin qu'il l'écoute. Au cours suivant, il me l'avait rendu, avec ces six seuls mots pour commentaire : « Ça ne vaut pas un clou. » J'étais stupéfait, car je ne m'attendais pas du tout à cette réaction, et j'étais même pour tout dire scandalisé. Aujourd'hui, j'en ris, mais je ne saurais assez remercier Alsina d'avoir eu cette réaction. Peu importe qui joue, peu importe qui est l'auteur de telle ou telle phrase. Lisons, écoutons, et ayons confiance en notre jugement. Personne ne peut juger à notre place. Les livres des grands auteurs (et même des génies) sont remplis de phrases plates et ratées. Ça n'enlève rien à leur génie, je dirais même au contraire ! Parmi les compositeurs que je connais, il n'y guère que chez Jean-Sébastien Bach que j'ai pas encore trouvé (ou si peu) de banalités ou de fautes de goût. Même dans l'œuvre de l'immense Beethoven, il y a du déchet. Et alors ? N'aurait-il composé que les Variations Diabelli ou la Symphonie Héroïque qu'il resterait pour moi tout au sommet de l'art musical.

D'un autre côté, bien sûr, une citation n'est jamais complètement indépendante de son origine, que celle-ci soit le texte ou l'auteur. Les deux lectures sont nécessaires et inséparables. La lecture dans l'absolu, et la lecture relative au contexte et à l'autorité. La même phrase écrite par deux auteurs différents n'aura jamais, quoi qu'on en ait, le même sens. C'est bien pourquoi la citation est un art difficile, car c'est un jeu constant avec des niveaux de sens complémentaires et antagonistes, c'est un jeu subtil qui demande du tact et une certaine culture. Toute citation a trois temps : le fragment (en) lui-même, sa substance ; son extraction, son choix, la coupe, la lecture qu'on en a, ce qu'on y entend ; enfin, sa re-production, la manière dont on l'insère dans sa propre langue. Citer, c'est enfourcher un cheval dont on n'est jamais sûr de savoir le monter, et qui risque à chaque instant de nous mettre bas. Humilité ou orgueil, sagesse ou folie, il est impossible de trancher. 

Et puis il y a le temps. Le temps passe sur les citations comme il passe sur les hommes. Telle sentence sublime au moment de son éclosion peut acquérir avec le temps une patine splendide ou au contraire devenir parfaitement vulgaire. Cela dépendra beaucoup des citateurs, mais pas seulement. Une citation vieillit plus ou moins bien, en fonction d'un contexte culturel, politique, social. Une citation peut devenir un lieu commun ou au contraire se transformer petit à petit en un énoncé que plus personne ne comprend, s'enfoncer dans un splendide isolement, jusqu'à y disparaître. Le fait de faire des citations sans donner le nom de l'auteur (ou même sans utiliser de guillemets) contribue, me semble-t-il, à les rafraichir, à leur redonner vie, en leur permettant de trouver une nouvelle lecture et de nouveaux lecteurs. 

On peut être fâché avec les citations, avec l'art de la citation, avec le citationnisme compulsif, je le comprends très bien. Mais on y revient toujours, et ces retours sont à chaque fois l'occasion de constater qu'il est tout simplement impossible de faire autrement que de citer, c'est-à-dire de forcer à comparaître ceux qui nous ont précédés dans l'aventure du sens. Eux seuls sont capables de donner aux phrases que l'on prétend écrire une dimension réellement singulière. Il n'y pas de premier-mot, comme il n'y a pas de première-phrase. Nous ne pouvons que prendre le train en marche, et même quand la page est entièrement blanche, on sent bien qu'il suffirait de peu pour que de la parole en émerge de toute part. La parole des autres, c'est de l'encre et du sang qui remontent à la surface quand nous nous tenons en silence. Quand je cite, je somme un auteur de paraître (le juge cite le témoin, le matador cite le taureau (citar)), et il s'exécute. J'en fais le témoin de mon désir. Ce n'est pas tout à fait rien. L'intertextualité est partout, même quand nous nous enfermons à double-tour en nous-mêmes. Nous pouvons en avoir peur, nous pouvons nous en défendre et feindre de l'ignorer, mais quoi que nous fassions nous sommes pris dans ses tourbillons. La circulation en tout sens des fragments du Texte (toutes les paroles du monde) ne s'arrêtera jamais. « Toute œuvre est un palimpseste — et si l'œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. » (Julien Gracq) Que l'on cite ou que l'on ne cite pas, il y a ce texte effacé qui agit et nous permet d'écrire. On peut le faire apparaître (plus ou moins) ou le faire disparaître, mais il est toujours là. Citer, c'est une manière d'avouer le crime presque-parfait sur lequel repose toute œuvre, et c'est tout à la fois donner de faux espoirs aux enquêteurs chargés de nous confondre, les conduire là où nous souhaitons qu'ils s'égarent.