vendredi 31 décembre 2021

Voici l'heure


On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. Saigō Takamori eut la tête tranchée le vingt-quatrième jour du neuvième mois de l'année 1877 de l'ère Meiji, sur la colline Shiroyama, tout près du lieu qu'on appelle Kagoshima. Voici l'heure du soir qu'aime P.-J. Toulet. Il parle au seuil de ce livre car il est le dernier à connaître les cérémonies. C'est la lame d'un sabre parfaitement courbé sur toute sa longueur qui lui tranche la tête. Voici l'horizon qui se défait — un grand nuage d'ivoire au couchant et, du zénith au sol, le ciel crépusculaire, la solitude immense… Il parle aussi, comme toujours, pour tromper. La tête ne se détache pas aussitôt du reste du corps. Il a les ongles des pieds et des mains parfaitement coupés. À l'entrée de la maison, une guillotine et une télévision éteinte, et la rumeur de l'océan. Voici l'heure du poète qui distille la vie dans son cœur.

Il entend la sonnerie du téléphone. Il regarde monter la nuit, comme toujours ponctuelle. Il a encore la tête sur les épaules. C'est une cérémonie, de vivre. Sur le sol détrempé par la guerre, les traces de son sang ressemblent à des idéogrammes tracés à l'encre rouge. Déjà le boulevard déferle et resplendit. Voici l'heure du poète qui distille la vie dans son cœur, pour en extraire l'essence secrète, embaumée, empoisonnée. L'héritage des sentiments le guidera toujours. Il n'y a rien d'autre au monde à voir que la vie dans son cœur. 

Le temps fera revenir les sentiments dans la ronde, le temps n'empêchera pas la tête de tomber au sol, car la justice n'est pas l'égalité. 

Il entend la sonnerie du téléphone, comme dans un rêve. On s'en veut quelquefois de sortir de son bain. Il regarde monter la nuit, la tête encore sur les épaules. Voici l'heure de la cérémonie, dans son cœur, qui trace des idéogrammes de sang : essence secrète et empoisonnée. La solitude immense du moment présent, détaché de tous les autres. Poème. Rien n'est égal à rien.

jeudi 30 décembre 2021

Notations (3)

 Ce qui m'étonne le plus, depuis quelques semaines, c'est de voir que certains arrivent à parler de « la pandémie » sans s'étouffer de rire.

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Les hypocondriaques représentaient grosso modo 15% de la population ; désormais, ils sont 85% (en quelques mois, on a appris au peuple français à être fièrement hypocondriaque — c'était très nécessaire aux profits de quelques uns). Quand l'État veut être pédagogue, il le peut.

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Il est à peu près constant que les admirations de nos admirateurs sont terriblement déprimantes.

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Les gens sont d'un optimisme extraordinaire ! Ils continuent à vivre, alors que leurs chances de survie au terrible virus ne sont que 99,98%. Jamais je ne les aurais cru capables de tant de foi et de courage.

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L'une a trop de cheveux, l'autre pas assez. Elles se partagent le clavier, comme deux petites vieilles qui vont faire leurs courses ensemble. Mais c'est Mozart, et pas des poireaux, qu'elles rapportent dans leur cabas.

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Il y avait déjà un moment que les Bouffons avaient pris le pouvoir, nous le sentions bien, mais c'est  grâce au Covidisme que nous en avons eu la preuve.

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Il n'est jamais trop tard pour désapprendre à jouer du piano.

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Je me demande bien ce qu'on attend pour inscrire l'obligation du port du masque dans la Constitution !

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Les goûts musicaux ne laissent rien dans l'ombre. Ils éclairent ceux que nous lisons d'une lumière impitoyable.

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Internet est la forme que les modernes ont imaginée pour se substituer au Tombeau, infréquentable car trop silencieux. La mort était trop étrangère et trop profonde pour ceux dont l'horizon mental ne dépasse pas quelques heures et quelques fugitives affections.

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Les bonnes raisons que nous avons d'écrire sont certainement les pires de toutes.

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J'aimerais savoir écrire comme Clara Haskil joue du piano.

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Tout ce que je réussis me pousse vers le précipice.

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La liste de nos désaccords est si longue que son commencement ne peut que se situer avant ma naissance.

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On peut se fâcher avec tout le monde, sauf avec Georges Bizet.

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Quel dommage que Liszt n'ait pas été mon ami, sur Facebook. Je lui aurais donné quelques conseils sur l'harmonie.

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Je crois vraiment que mon seul talent littéraire, si tant est que j'en aie un, est de "déciter" — je veux dire de prendre la phrase d'un autre pour la re-produire mal, comme si je l'avais mal-entendue.

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Il faut toujours demander conseil mais jamais n'en tenir compte.

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Quand j'écoute le début de la Messe en si de Bach, j'ai l'impression de naître, mais cette naissance me semble si proche de la mort que je dois faire un effort pour continuer à écouter, comme si cette musique aspirait tout le superflu de la vie, la vie même, le temps, l'être-là.

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J'aurais pu avoir le nez de Lipatti et la cravate de Picasso, je n'en aurais pas été moins damné.

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Il nous faudrait quatre ou cinq vies, mais si nous les avions, nous n'en ferions rien. Il faudrait que nous soyons riches pour être  heureux, mais si nous l'étions, nous ne saurions pas l'être. Pour réussir sa vie, il vaut mieux ne pas vivre.

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L'amour non contrarié n'existe pas.

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Il y a tellement de choses que je ne comprends pas, sur Twitter, que j'ai l'impression d'être dans le monde réel.

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Il y a ce mot ("ordures"), que je trouve bien commode, car il désigne à la fois ce qu'on mange et ceux qui nous font manger ce qu'on mange.

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Tout compte fait, je m'aperçois que je regarde plus de recettes de cuisine que de vidéos pornographiques, sur Internet.

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V. m'apprend avec beaucoup de charité que j'ai raté ma vie. Je le savais déjà, mais on n'est jamais trop sûr d'avoir raison.

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S'il n'y avait pas eu les filles, j'aurais consacré ma vie au contrepoint, c'est certain.

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Je suis un bon à rien, la chose est entendue. Même moi je l'entends. La rumeur vient de la pièce qui se joue à côté de la mienne.

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Il est tellement agréable de ne pas se souvenir de ce qu'on pense de soi qu'on serait prêt à aimer son prochain plutôt que de recouvrer la mémoire.

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Tous, nous voudrions que l'amour soit une chose simple, univoque, sans contradiction, mais ce n'est pas le cas, bien sûr, sauf quand, comme Tristan et Isolde, on a bu un philtre qui nous débarrasse de l'encombrant nous-même.

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Jamais l'impuissance ne s'était aussi bien portée. Chaque jour, on nous enlève une fonction, une liberté, une prérogative, un désir, et la masse applaudit, soulagée. L'hémiplégie sera bientôt considérée comme le summum de l'autonomie.

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Il faut relever et se relever. Écrire, c'est relever ce qui est tombé, ce sur quoi nous marchons sans même y prêter attention. Il faut relever pour ne pas tomber en même temps que ce qui en nous tombe et fait le lit de notre tombe.

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— L'auteur qui vous a le plus influencé ?
— Tante Glyne.

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Nous aimons bien être cons, à certains moments. Ça nous donne l'air plus humain.

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La crainte du public féminin est sans doute la plus grande qui soit, parmi les frayeurs de celui qui écrit.

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Il y a des phrases qui gagnent à être séparées du texte qui les a vu naître, et d'autres, au contraire, qui perdent tout éclat, une fois extraites de leur gangue.

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La seule vraie fidélité, c'est l'indispensable trahison que l'on se doit à soi-même.

lundi 27 décembre 2021

dimanche 26 décembre 2021

La vie récusée mène (aussi) à la poésie


« Lorsque Soljenitsyne chassé de Russie s’installe en Suisse et découvre l’Occident, il affirme qu’il ne voit pas là des sociétés tellement désirables : il voit le mensonge ici aussi, sous forme du "politiquement correct", et toutes sortes d’autres ressemblances avec la société communiste. »*


L'obligation du mensonge, dont parle Soljenitsyne, a quelque chose de fascinant. Il n'existe aucune obligation — et c'est précisément cela qui est extraordinaire — mais tout se passe comme si le mensonge s'imposait à tous comme la seule manière possible de rester en vie. Nous sommes aujourd'hui les témoins horrifiés et incrédules du même phénomène, alors que notre société est semble-t-il très différente de la société soviétique. Le mensonge induit le mensonge. Le mensonge crée deux types de mensonge parallèles et complémentaires : le mensonge par adhésion au mensonge, pour avoir la paix, pour vivre comme les autres, et le mensonge renversé, ce qu'on pourrait appeler le mensonge parodique, le contre-mensonge, le mensonge qui crée, par-delà la vie mensongère, une contre-vie, une vie inversée, un espace où il est encore possible de respirer à petit feu, en se réchauffant au souvenir de la vraie vie, le mensonge ironique, en quelque sorte : on ment pour rire du Mensonge qui nous empêche de rire. Cette contre-vie annule le Mensonge obligatoire par un mensonge symétrique, de polarité inverse, c'est du moins ce qu'espèrent ceux qui se sont engagés dans cette voie. Il n'y a pas de troisième voie. Le Mensonge majuscule ou le mensonge minuscule ; le mensonge positif ou le mensonge négatif. C'est la seule alternative. Il semble que nous n'ayons pas le choix. 

La main manque. Le geste manque, et la parole ; ou plutôt, il faut, ils faillent. La pensée même semble nous quitter, ne plus nous appartenir. Ce n'est pas notre pensée, c'est celle de l'Autre, que nous devons enjamber pour arriver à penser encore. Elle est toujours dans nos pattes, elle nous fait trébucher, elle nous prive de mots, et, souvent, nous ne savons plus la distinguer de la nôtre, car elle a substitué ses mots aux nôtres. Cette épreuve schizophrénique est l'une des plus douloureuses que puisse connaître un homme. La pensée doxique et toxique nous poursuit jusque dans nos songes, ne nous laisse jamais en repos, même dans le ricanement. Si nous pensons comme l'on doit penser, nous nous dévaluons nous-même, et si nous pensons contre la pensée obligatoire, nous avons le sentiment d'être la caricature de nous-même, nous nous sentons pris au piège de la réaction. Il semble impossible de trouver sa propre liberté, sa voie singulière, dans cette tenaille diabolique. Nous sommes pris au piège de nous-même, et c'est tout le génie de cette machinerie, qui nous dépossède de notre singularité. On nous a remplacé par une copie inversée de nous-même. C'est ce qui conduit à la folie et/ou aux benzodiazépines : là non plus, l'alternative n'est guère réjouissante. La vie récusée nous empoisonne au sens propre et au sens figuré.

Jadis, on mettait face à face occident et orient, yin et yang, homme et femme, jeune et vieux, bruit et silence, Bien et Mal, liberté et tyrannie, bienfaiteurs et malfaiteurs. Ces vieilles oppositions sont dépassées : l'occident a dépassé l'Union soviétique, et de très loin, qui n'aura été que l'ébauche maladroite d'un totalitarisme bien plus global, bien plus profond, et bien moins visible. Quand nous voulons le désigner, nous nous apercevons que notre main n'a plus d'index. Il y a du mal dans le bien et du bien dans le mal, il y a de la liberté dans la contrainte, et la liberté s'est retournée contre elle-même, s'est dévorée elle-même, ne laissant qu'un petit tas de cendres froides aux consommateurs insatiables désormais incapables de faire la différence entre le vrai et le faux, car ils sont interchangeables à merci, remplaçables à l'infini. Le paradoxe s'est auto-digéré, et personne ne semble s'en apercevoir. Je vais vous dire la cruelle vérité : si vous parvenez à respirer normalement, c'est que vous êtes perdus. 

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J'en connais tout de même qui échappent à ce dilemme. Ce sont les poètes. Ils sont si peu nombreux qu'on peut les compter (pour ma part, j'en ai rencontré deux, dans ma vie) mais ils existent pourtant. Je ne connais pas leur secret et je les jalouse. Autrefois, la poésie servait à embellir le monde ; aujourd'hui elle permet de se sauver du monde : c'est une issue secrète, une porte dérobée. Loués soient les poètes — même s'ils ne nous permettent jamais de les rejoindre, ils nous montrent la voie. Il n'est guère étonnant que la poésie soit l'art le moins aimé et le moins pratiqué aujourd'hui. La poésie se cache, comme la vérité. 


(*) Chantal Delsol — conférence pour le centenaire de Soljenitsyne

dimanche 19 décembre 2021

Elle est venue

Qu'il est difficile de renoncer aux douceurs de la vie ! Qu'il est difficile d'être privé soudain du réconfort, de la tendresse et de l'amour, et même de la caresse. 

Je n'ai pas réalisé. Je n'avais sans doute pas ce qu'il fallait, en moi, pour comprendre ce que tu as éprouvé à la mort de Boris. Je n'ai pas cru, Dieu sait pourquoi, en ton chagrin ! 

Qu'il est difficile de ne plus avoir accès à ce qui est sorti de nous ou à ce qui nous a fait. Toucher. Entendre. Parler.

Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. C'est l'Absence. 

— Une ex-femme délicieuse. — C'est pas trop le mot que j'emploierais. 

On voit son derrière, un beau cul, en vérité, assez rond, moulé dans une jupe courte en tweed. Elle sait marcher. 

Il a la main de la femme dans la sienne, il la porte à ses lèvres, il sourit. Elle a le petit doigt fragile. il doit faire attention. On ne voit pas le visage de la femme. L'homme dit : « Chérie… » Et aussi : « Bonjour… »

Elle est couchée, un chat à ses pieds. Elle regarde le plafond. Elle a mal au ventre. Elle attrape une bouteille, s'asseoit, et boit une longue gorgée d'eau. (Elle dit : « Je sais comment ça marche ! ») Le chat la regarde. Si on m'avait dit que j'épouserais un con… Mais pourquoi est-il mort, ce con ? Elle enfile des chaussettes. Elle frisonne. C'est trop tard !

Il est assis à la table de la cuisine. Devant lui, tout un tas de flacons de pilules. On n'a pas toujours ce qu'il faut en soi pour comprendre la souffrance de l'autre.

« Tu m'apprendras la musique. » Il avait répondu oui, tout en sachant que ça n'arriverait pas, que ça ne voulait rien dire.  Elle est assise à côté de lui, sur le canapé. Ils sont passé du vous au tu, trop vite. 

« Ça te plairait que notre arrangement soit exclusif ? » Oh oui, ça me plairait. Je ne veux pas qu'on te touche, je veux que personne d'autre que moi ne fasse d'observations sur la pilosité de ton pubis ni sur la forme de ton ventre. 

— Je ne savais pas où aller. Je suis venue. 

Trop tard !

Mais non, mais non, il n'est pas trop tard. Il n'est jamais trop tard. Il me reste encore un peu d'alcool de poire, si tu veux. Je peux même en fabriquer. Je peux fabriquer tout ce qui sera nécessaire à l'amour, et même plus. Il y aura trop, mais on s'arrangera avec la miséricorde et le soleil. Les mains me brûlent. Le soleil me transperce de part en part : mon corps ne l'arrête pas. Pas d'ombre, quand tu es là, bien plantée dans la chair des heures. J'ai connu cette présence. Je m'en souviens. Toucher, entendre, parler, ce n'est pas seulement toucher, entendre et parler, c'est traverser le temps et y tenir sa place. Écoutez Eric Dolphy, voyez les angles aigus qu'il dessine avec sa clarinette basse, suivez-les autant que vous le pouvez, et regardez autour de vous, une fois que la musique s'arrête. Vous frissonnez ? C'est normal. Il est trop tard pour reculer. 


mardi 14 décembre 2021

Quelques mesures en urgence (pour une candidature sérieuse)


Comme nous sommes dirigés par une bande de tapettes lymphatiques, je m'en vais leur expliquer ce qu'il convient de faire, à ces pieds nickelés de mes deux.

D'abord, inscrire l'obligation de port du masque dans la Constitution ! C'est la moindre des choses. Et le vaccin, et le vaccin, me direz-vous ? Calmez-vous, on y vient, au vaccin. 

On s'en branle un peu, du vaccin, vous savez. Le vaccin n'était là que pour commencer à détruire les défenses immunitaires de la peuplade primitive que nous administrons, et pour mieux la contrôler. Mais nous avons les moyens d'arriver au même résultat de plusieurs manières ; nous sommes en train de plancher sur d'autres technologies dont vous nous direz des nouvelles. Bon, il est vrai que la vaccin a beaucoup d'avantages, et que c'est encore ce qu'il y a de plus simple à mettre en œuvre pour l'instant. Allons-y pour le vaccination obligatoire dès la gestation, inscrite dans le préambule de la Constitution. De toute façon, nous n'en sommes plus à ça près. Je vous le dis, tout cela est un peu vieillot, mais bon, si ça peut fonctionner sans accroc jusqu'à ce que les nouvelles techniques soient prêtes, pourquoi pas. 

Ensuite, il faudra rendre obligatoire la consommation d'au moins quatre cachets par jour dès la naissance, huit à partir de quarante ans, douze à partir de soixante, vingt-quatre à partir de soixante-six ans, à choisir dans une liste de médicaments édictée par le gouvernement et renouvelée chaque année en fonction des business-plans des grand labos. 

Il faut aussi mettre un peu d'ordre dans la production alimentaire, en concentrant toutes les denrées alimentaires entre les mains de quelques producteurs agréés aux niveau mondial,. Toutes les patates doivent avoir la même forme, le même goût, la même durée de vie, tous les radis doivent avoir le même aspect, enfin, vous voyez l'idée, il faut stopper le bordel infâme qui règne en ce domaine. Un seul élevage de porcs, un seul élevages de bovins, etc., concentration, rationalisation ! Les animaux comestibles seront évidemment vaccinés et standardisés au maximum. Les vaches doivent se ressembler à tel point qu'il devienne impossible de les appeler par leur petit nom, elles doivent avoir la même taille, on gagnera de la place. Il faut également rendre obligatoire la consommation de viande, au moins quatre jours par semaine. 

Il faut que l'élection à la présidence de la République soit soumise elle aussi à la parité sexuelle. Donc, pour la prochaine, et pour toutes celles jusqu'en l'an 2100, ce ne pourra être qu'une femme, histoire de rattraper le temps perdu. Ça tombe bien, ça nous évitera de rendre le vote pour Valérie Pécresse obligatoire. 

J'ai beaucoup d'autres idées intéressantes, mais ma soupe est cuite…

dimanche 12 décembre 2021

Les corps effondrés

L'obésité n'est pas un problème esthétique, c'est un des phénomènes les plus importants de nos sociétés modernes. Ce n'est pas un détail, ce n'est pas un accident. C'est le signe très visible d'un vice profond qui a des conséquences dans beaucoup de domaines.

Pourquoi mange-t-on trop ? Parce qu'on est dénutri. Parce que la nourriture qu'on nous propose aujourd'hui n'est pas nourrissante. Oh, elle nourrit au sens où elle remplit, où elle semble combler les failles affectives, où elle apporte les calories et les macro-nutriments (glucides, protéines, lipides) sur lesquels ces imbéciles de diététiciens ont les yeux rivés depuis la dernière guerre, mais elle n'est absolument pas nutritive. Elle est vide. Dès lors, les organismes ont besoin d'ingurgiter des quantités très  importantes de cette nourriture dégradée, car ils essaient en vain de combler leur manque de micro-nutriments (minéraux, vitamines, oligo-éléments, etc.). Et ne me parlez pas de psychologie ! Je ne dis pas que la psychologie ne joue aucun rôle, mais elle n'est que rarement à l'origine de ces déséquilibres ; elle en serait plutôt une des nombreuses conséquences. 

Nous sommes tous carencés en micro-nutriments (qui en parle ?) parce que notre environnement l'est aussi. Si l'environnement (les sols, par exemple) sont privés de micro-nutriments, depuis l'industrialisation de l'agriculture et la chimie qui l'accompagne, il est évident que les fruits et légumes qui poussent dans cet environnement sont eux-mêmes très pauvres en micro-nutriments. Mais qu'importe, vous disent les médecins et les diététiciens : si vous avez votre compte de protéines, de glucide et de lipides, et surtout de calories, tout va bien… Et c'est ainsi qu'on fabrique des obèses, parce que les organismes de ces gens-là, contrairement aux apparences, ne sont jamais rassasiés ; ce sont des coquilles vides. 

L'industrialisation des cultures, la transformation et les divers procédés de conservation de la nourriture, qui ont cours depuis maintenant un demi-siècle, sont en train de montrer au grand jour leur beau résultat (au sens où nous pouvons voir ses effets, sans avoir besoin d'analyses biologiques et d'appareillage technique). En ce sens, l'obésité n'est que le signe visible de ce désastre : tout le reste (à peu près toutes les pathologies que les contemporains découvrent depuis plus de cinquante ans) est la conséquence de cette alimentation dégénérée, à laquelle il faut ajouter les pollutions diverses (et dans ces pollutions, j'inclus la pharmacopée utilisée de manière intensive — mais les deux phénomènes sont si étroitement liés qu'il est pratiquement impossible de les distinguer (« il existe à l'heure actuelle en France quinze millions de consommateurs permanents [de médicaments], c'est-à-dire souffrant d'affections chroniques (auxquels il faut ajouter les consommateurs occasionnels). Et dans un pays qui fait plutôt figure de privilégié, un Français sur trois représente un malade. »*) ). 

Nous devons dire merci aux obèses, car ils montrent la réalité, ils lui donnent un corps et une forme, et presque une raison sociale. Je me souviens de ces années du siècle précèdent où elle ne sévissait encore qu'aux États-Unis — et nous pensions naïvement qu'il s'agissait d'un problème culturel. Il s'agit bien d'un problème culturel, en un sens, mais ce problème est mondial autant que technique, culturel autant que physiologique, politique autant que moral. Le corps s'effondre, voilà la vérité. Et plus le corps s'effondre, plus il se dilate, plus il s'épaissit, plus il fait signe, désespérément (toutes les pathologies modernes sont des signaux envoyés par un corps abandonné et maltraité, nié). Comment ne pas voir qu'à mesure que la technologie prend plus de place dans nos vies le corps disparaît, se défait, est réduit à l'état d'enveloppe vide et flasque. La vêture suit d'ailleurs étroitement cette évolution, qu'elle expose de manière hystérique. Vous voulez connaître l'état biologique du corps de vos contemporains ? Regardez un défilé de mode. Un index cliqueur, une bouche vorace, un ventre pourri (l'état des intestins de nos contemporains est sans doute l'une des choses les plus effrayantes qui soient), et un cerveau qui se prépare activement à la dégénérescence, c'est à peu près tout ce qu'il reste de l'homme. Il ne faut pas s'étonner que celui-ci ait peur d'un virus et qu'il le considère comme son pire ennemi. Il a sacrifié son terrain ; dès lors la moindre intempérie le blesse et le met en danger. Tout peut lui être fatal. Le SIDA aura été, il y a déjà quatre décennies, le signe précurseur et terrifiant de cet effondrement intérieur des corps. Pour la première fois peut-être, dans l'histoire de l'humanité, des agents microbiens jusque là inoffensifs étaient capables de tuer un jeune adulte. C'est que le système immunitaire de toute une partie de la population n'existait plus qu'à l'état de souvenir. On a voulu croire que cet état de fait était un accident, une anomalie réservée à quelques malchanceux, alors qu'il aurait fallu entendre la détresse immunitaire globale qui se préparait. 

L'homme moderne a troqué le stress violent et dur, mais éphémère, contre le stress chronique et mou, à bas bruit, celui qui use, dévitalise et provoque la dégénérescence et la dépression. Il vit dans un confort permanent qui le prive petit à petit de toutes ses ressources naturelles. C'est un vacciné chronique bardé de défenses extérieures (qui ne lui appartiennent pas) qui a sacrifié toutes ses ressources intérieures à ce qu'on lui vend comme la panacée (la Science te sauvera). Qu'il soit désormais à la merci de ceux qui contrôlent et fabriquent ces étais artificiels n'est en rien étonnant. Il ne peut plus fuir ni combattre, il ne peut que s'abandonner à une technique qui a fait de lui un consommateur captif, un éternel locataire. La déconcertante facilité avec laquelle le monde entier a été mis sous tutelle par les laboratoires pharmaceutiques est révélatrice : l'humain du troisième millénaire a accepté sa dépossession avec une docilité remarquable parce qu'il savait avoir préalablement renoncé à la faculté de se protéger lui-même. 

À côté de l'obésité, un autre marqueur vient dévoiler l'effondrement des corps : la consommation de benzodiazépines et, plus largement, une dépendance quasi générale à la drogue. Les rares qui y échappent ont d'autres béquilles, guère moins délétères, mais la dépendance à tout ce qui entre dans le corps me semble fondamentale : nourriture, médicaments, tranquillisants, excitants, neuroleptiques, anxiolytiques, antidépresseurs, calmants, anti-douleurs, euphorisants, anti-inflammatoires, antibiotiques, bruit, ondes, images aussitôt oubliées, parole vide, sans poids. La pollution est générale. La dépendance est maximale. Ce qu'a montré la pseudo crise sanitaire, c'est que nous sommes nus, les muqueuses à vif. Bien sûr, ce n'est pas complètement vrai, mais tout a été fait pour nous le faire penser. Nous nous sommes laissé dépouiller de tout ce qui nous appartient en propre, à commencer par notre responsabilité. Les maladies sont des fléchettes au curare qu'un dieu irresponsable et capricieux lance au hasard sur ses créatures désarmées. Nous attendons notre tour en baissant la tête. Nous espérons avoir de la chance. Cette croyance est profondément ancrée dans les esprits modernes ; je ne sais si nous en sortirons un jour. Les mots “cancer”, “Alzheimer”, “sclérose en plaques”, “AVC”, “infarctus”, “diabète”, sont des météores furieuses qui sont en orbite au-dessus de nous têtes et peuvent nous viser à chaque instant. Plus personne ne sait qu'il est responsable de sa santé et que son propre corps lui appartient. Ils avalent des choses qui ressemblent à des aliments, ils prennent des substances qui ressemblent à des remèdes, ils consultent des docteurs qui ressemblent à des médecins, ils écoutent des prêtres qui ressemblent à des hommes de science, ils confient leur sécurité à des employés qui ressemblent à des ministres. Quelle dignité leur reste-t-il ? Même le « non » leur est interdit. La souveraineté politique dont on nous rebat les oreilles, ils n'en ont plus la moindre idée, car il y a longtemps qu'ils y ont renoncé, quant à leur être. Leur corps n'est plus qu'un corps social ou statistique, c'est une donnée parmi d'autres, interchangeable, neutre, qu'on peut charger ou débrancher, utiliser ou sacrifier à volonté, et dont on peut disposer comme on le fait de la pièce d'une machine. Elle ne fonctionne plus, elle ne donne plus satisfaction ? On la jette, on la remplace. À l'échelle du monde, puisque c'est désormais ainsi qu'on pense, ce n'est rien — rien qui ne puisse entraver le cours des choses, rien qui ne puisse gêner la circulation des biens et des maux, des marchandises. 

La détresse immunitaire a été fabriquée. C'est ce que je prétends. On parle volontiers des maladies iatrogènes, ces pathologies directement causées par la médecine, mais cette problématique masque habilement les dégâts au long cours, qui peuvent rester longtemps invisibles, ceux des pathologies qui portent des noms trop familiers, nous habituant à les considérer comme à la fois inéluctables et aléatoires. Tout le monde connaît la célèbre formule attribuée à Pasteur : « Le microbe n’est rien, le terrain est tout », mais on oublie toujours de citer la phrase dans son entier : « Béchamp avait raison : le microbe n'est rien, le terrain est tout. » Car c'est seulement à la toute fin de sa vie, qu'il aurait dit cela, et cette phrase contredit largement le pasteurisme, pasteurisme qui continue de guider notre médecine dans son ensemble. Les microbes, les bactéries, les virus ne sont pas ces dangereux hors-la-loi lâchés dans le vivant par une nature folle ou mal organisée. Pour reprendre encore une fois Michel Bounan : « Le rôle des agents infectieux, faux terroristes dont la culpabilité protège de vrais coupables est [si] nécessaire (…) . » Nécessaire à quoi ? Quels vrais coupables protègent-ils ? Je préfère terminer par une question…

Dans mes jeunes années, un terme était très en vogue parmi les commentateurs sportifs de la télévision : le verbe “désunir”. Quand ils disaient d'un athlète qu'il s'était « désuni », nous comprenions que celui-ci était en mauvaise posture, alors qu'il avait l'instant d'avant tous les atouts en main — quelque chose dans son corps ou dans son geste l'avait trahi, l'avait abandonné. La belle réussite de la médecine moderne, alliée contre-nature de l'industrie alimentaire, a été de désunir l'homme de lui-même : elle l'a transformé en son pire ennemi. Il s'est mis à pourchasser la vie en lui tout en croyant que cela lui assurerait l'immortalité. 

(*) Michel Bounan — La vie innommable, 1993)

mardi 7 décembre 2021

La dernière solitude

J'ai peur des fous, j'ai peur des folles. J'ai peur du froid. J'ai peur de ne pas devenir fou assez vite. J'ai peur de ne pas être entendu. J'ai peur d'être compris. J'ai peur d'être aimé pour de mauvaises raisons. J'ai peur des enfants. J'ai peur du vide. J'ai peur de ne pas haïr assez fort. J'ai peur d'étouffer. J'ai peur de l'eau très profonde. J'ai peur de la violence. J'ai peur des coups de pieds dans les tibias. J'ai peur de mes mensonges. J'ai peur des accidents de voiture. J'ai peur de ma bêtise. J'ai peur des fausses notes. J'ai peur de l'oubli. J'ai peur de la dernière solitude. J'ai peur d'avoir été impardonnable. J'ai peur des mots trop précis, qui semblent se justifier par l'ajout de sens qu'ils font au langage. J'ai peur de trop parler, mais aussi de ne pas assez parler. J'ai peur de ne pas trouver mes mots, ou que les mots ne me trouvent plus. J'ai peur que mes phrases soient maladroites, ou trop adroites. J'ai peur de ne pas appartenir à celle que j'aime. J'ai peur d'être lourd. J'ai peur de me tromper. J'ai peur d'être trompé. J'ai peur que mes vœux se réalisent. 

La peur et les peurs accumulées au cours d'une vie, que deviennent-elles, quand nous arrivons au seuil de la mort ? La peur de la mort les fait-elle disparaitre ou au contraire les fait-elle revenir nous frapper à une puissance décuplée ? Ces peurs sont-elles une seule et même peur, la Peur ? 

Il y a quelques années, un de mes amis est mort soudainement d'un cancer foudroyant (comme on dit). Après son décès, quelqu'un m'a appris qu'il s'était conduit avec moi comme une crapule. Je ne sais pas si je préfère le savoir ou si j'aurais préféré l'ignorer. Le rapport qu'on entretient avec les morts est délicat. Apprendre après son décès qu'on a été trompé par un défunt rend la cohabitation avec celui-ci très difficile. Nous ne pouvons pas le haïr, ni lui faire de reproches, il est à l'abri de toute semonce, et c'est précisément cet abri qui rend la paix impossible. 

La relation que nous avons avec les morts est proche de celle que nous entretenons avec les mots. Nous les respectons et nous en avons peur. Nous les aimons et ils nous font horreur. Ils se tiennent à égale distance du sens et du style et ne révèlent rien de leur secret : ils nous laissent faire tout le travail, tout le chemin. Plus nous creusons en eux et plus ils nous démontrent qu'ils sont ailleurs, que jamais nous n'entamerons leur cœur de pierre. Et pourtant, ils sont si fragiles… Nous procédons d'eux, et ils font notre procès, jusqu'à la Peur ultime, jusqu'à nous abandonner à la dernière solitude. 

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Je croyais mettre un point final à ce texte quand je me suis aperçu de ce que j'avais écrit. Nous écrivons toujours pour de mauvaises raisons, ou plutôt, les bonnes raisons que nous avons d'écrire ne se révèlent qu'a posteriori. Mais les bonnes raisons que nous avons d'écrire sont certainement les pires, quand on y réfléchit bien. Toujours est-il que je me suis aperçu après avoir terminé la rédaction de ce texte qu'il parlait d'autre chose que de ce qui m'avait conduit à en entamer l'écriture. Rien de très original, me direz-vous, pour quelqu'un qui, comme moi, ne sait presque jamais de quoi il va parler, et est incapable d'organiser un discours de manière logique et idéelle. Tout de même, je n'avais pas prévu d'écrire que les amoureuses qui ont cessé d'aimer sont des demi-mortes. Mortes, on aimerait qu'elles le fussent ! Mais non, elles restent en vie pour continuer à nous torturer depuis leurs petites existences trop ordinaires. (Non, il ne s'agit pas d'une digression. Ou bien c'est la digression de ma vie, celle en laquelle j'ai élu domicile pour en faire mon tombeau.) Toutes elles nous trahissent, toutes elles nous ont trompés. Et c'est seulement parce qu'il y a un après que nous le savons. C'est la trahison, dont j'ai le plus peur — la mienne comme celle des autres. Au moment de la mort, les mots livreront leur secret, et nous saurons tout. 

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Il faut abandonner les textes que nous écrivons juste avant qu'ils ne se mettent à réellement signifier quelque chose. J'ai peur que mes vœux se réalisent et j'ai peur que mes textes signifient quelque chose. Ils nous trahissent toujours, ces salauds. 

dimanche 5 décembre 2021

Entre les noms, l'abîme


Ce matin, au réveil, je me suis aperçu que j'avais oublié une personne, dans la famille de ma mère. J'avais en tête les quatre garçons, René, François, Marcel, André, et les deux filles, Catherine et Pauline. Et tout à coup j'ai réalisé que les filles étaient trois, et que j'avais complètement oublié la troisième, morte jeune, et que je n'ai pas connue, celle qui jouait du piano, et qui, selon ma mère, avait tous les talents. Est-ce Suzette, qu'elle se prénommait ? Je ne parviens pas à en être certain. C'est sans doute ma promenade dans le beau cimetière de Vézénobres, vendredi dernier, qui a fait revenir en moi cette absente. Ils étaient donc sept, comme nous, et comme les enfants d'Isabelle. Il est probable aussi que la lecture du livre de Jérôme Garcin, "Olivier", qu'Emmanuel m'a envoyé la semaine dernière, et qui traite de la gémellité, n'est pas indifférent à cette anamnèse. 

Je n'avais jamais réalisé que mon frère ait pu souffrir de la mort de son jumeau, Jérôme, à l'âge de deux ans. Deux ans, c'est bien jeune, et deux années, c'est bien court, pour avoir une vie en commun et des souvenirs… Et pourtant, si j'en crois ce qu'il me dit, la blessure est bien là, profonde et tenace, et le sentiment d'incomplétude. Je me croyais le seul à penser à Jérôme, le seul dont la vie avait été informée par ce petit être trop tôt emporté, mais je me rends compte maintenant que nous sommes trois dans cette embarcation, quatre avec Maman : les deux jumeaux séparés, celui auquel on a donné le nom du défunt, et celle qui les a mis au monde. J'ignore de quoi est morte Suzette, si c'est bien Suzette, mais je me demande si elle n'est pas morte de la tuberculose, comme Jérôme

Dans la ronde de ces noms marqués par la mort, il y a bien sûr Jérôme, mais il y a aussi Pauline. Je ne me rappelle plus à quelle occasion j'avais découvert, à sa publication, en 1997, L'Enfant éternel, de Philippe Forest, livre dans lequel le père raconte l'agonie de sa fille de quatre ans, emportée en quelques mois par un cancer. Ce livre a eu beaucoup d'importance dans ma vie. C'est à partir de lui que j'ai pris conscience de ce double enfoui dans les profondeurs de la mémoire maternelle, de ce coin enfoncé entre nous. Ma mère n'en parlait jamais, ou presque jamais, même si le portrait qui ne quittait jamais la commode dans la chambre des mes parents m'était familier, ainsi que cette mèche de cheveux blonds enfermée dans un coffret précieux et parfumé. J'ai conservé et cette commode, et ce portrait, et cette mèche de cheveux, puisque ma mère avait insisté pour me léguer tout ce qui se trouvait dans sa chambre. Les tiroirs de cette commode étaient pour moi l'objet d'une fascination qui ne s'est jamais dissipée. J'avais l'habitude d'aller fouiller ces deux tiroirs, sans savoir ce que j'y cherchais : je sentais confusément qu'ils renfermaient un mystère. Ce mystère, je ne l'ai jamais percé, mais les odeurs et le trouble qui me prenait quand je mettais mes deux mains à l'intérieur me sont restés. Il y a des talismans que toute notre vie nous cherchons en vain. 

Quand Maman est morte, en 2003, à la date anniversaire de la mort de Jérôme, un 19 juillet, à neuf heures du matin, j'ai insisté pour faire graver sur sa tombe son premier prénom (Pauline) quand nous la connaissions tous sous son deuxième prénom : Yvonne. Je crois que cette volonté a choqué, comme si je faisais apparaître une intruse au sein de la famille, et je crois qu'on m'en a voulu. Je ne regrette nullement cette décision, bien au contraire. La mort est le moment où les mémoires se rassemblent, et toutes ne nous appartiennent pas. Je crois que nous devons les accueillir toutes, même celles qui nous paraissent étranges et étrangères. Elles viennent souvent de très loin et se donnent rendez-vous sur la tombe des défunts. Ce beau prénom de Pauline (encore un héritage napoléonien, comme Jérôme), je le trouve infiniment doux et sensuel, et surtout il fait apparaître une autre femme que la mère que j'ai connue, peut-être celle qui me racontait la raison de mon deuxième prénom (Jacques) : un amour platonique de jeunesse — elle l'aura silencieusement porté en elle jusqu'à moi, cet amour…

« Il y a de la violence et du déchirement derrière cette douceur provinciale. » Ainsi parle le commentateur d'un très beau petit film tourné en 1959 sur Marie Noël, l'auteur de Cortège pour l'enfant mort, ce poème qui à chaque fois que je l'entends récité par Madeleine Robinson, me bouleverse à un point inimaginable. Cette poésie si faussement douce, ou si violente dans sa douceur même, me fait trembler des pieds à la tête, et je repense à ma mère et au 19 juillet. Je ne suis le jumeau de personne, et pourtant cette ombre lancinante me poursuit jusque dans les phrases que je lis ou que je tente de faire, elle s'est attachée à moi, elle me porte et je respire souvent son odeur. Quel que puisse être mon trouble, et même cette sorte de douleur suave qui me prend quand je pense à lui, le petit mourant blond au regard si doux dans son berceau, je n'ose pas imaginer la douleur et le désespoir de notre mère durant cet été terrible, je ne peux pas ressentir ce qu'elle a ressenti et ne le pourrai jamais ; en cela elle restera toujours une étrangère, quelle que soit la force de notre amour réciproque. (Elle n'est pas seulement Yvonne, elle est aussi Pauline…) Douceur et déchirement. Proximité et étrangèreté. Sang et souffle. Chair et cendres. Présence et absence… Tu es près de lui, désormais, et j'ignore tout de votre lien éternel. C'est ainsi. 

Il y a de l'oubli en nous, et cet oubli est aussi essentiel que ce dont nous sommes conscients. Cet oubli vient s'ajouter à nos pensées, ou plutôt il les multiplie, il les déforme, il les recompose, il leur donne une direction qui nous indique ce point aveugle que toute notre vie nous avons cherché sans le trouver, ce lieu invisible (peut-être s'agit-il d'un moment ?) qui nous leste d'une inexplicable et formidable pesanteur, ce qu'on appelle l'existence (ou la présence ?). Toujours nous repassons par ce lieu qui semble vide, où l'absence est si intense qu'elle nous fait suffoquer autant que l'excès. 

Je n'ai pas connu le sentiment d'avoir mis au monde, et je ne comprends pas réellement ce que cela peut signifier. Est-ce que les hommes, d'ailleurs, le peuvent ? Je l'ignore. Qu'ils participent à la vie nouvelle, c'est un fait, mais ont-ils jamais la sensation de mettre au monde ? J'en doute fort. C'est trop abstrait, le sperme. Ils ne connaissent pas cette transformation invraisemblable du corps, la dilatation, et ce lien si essentiel à la nourriture, donc à la survie, et surtout la cohabitation avec l'autre ! Les hommes restent seuls quand les femmes savent ce que cela signifie qu'être deux ; c'est ce qui les rapproche des jumeaux. Je ne crois jamais les hommes qui me parlent du mystère de la naissance, de ce miracle, comme du chef-d'œuvre de leur vie. Je crois qu'ils ont besoin de cette croyance pour essayer de se mettre au niveau de la mère, mais c'est peine perdue. Nous sommes trop dissemblables. Un homme sera toujours plus proche de sa mère, quoi qu'il en ait, que de celle qu'il désire et qu'il engrosse. De cette dernière il ne connaît que l'extérieur (ou ce seuil qu'on appelle le sexe), alors qu'il connaît les entrailles de l'autre, mais c'est surtout le fait même qu'il choisisse sa femme, qui l'en éloigne. Les êtres et les choses dont nous sommes les plus proches, nous ne les choisissons pas. La vie choisit pour nous, c'est la vie qui nous choisit, c'est la vie en la mère qui nous donne accès à la vie qui est en nous. 

Allez-vous en ! Allez-vous en ! La sombre heure arrive à présent.

À chaque instant de notre vie, la sombre heure est là, qui nous attend. Elle se confond avec la clarté. Nous la traversons souvent sans nous en rendre compte, ce n'est qu'une ombre fugace qui passe, une note, un accord glacial, et puis un jour la porte s'ouvre et nous nous trouvons de l'autre côté sans avoir eu le temps de comprendre. J'essaie d'être conscient, d'être prêt, de la voir arriver, mais je sais que c'est peine perdue. La musique aide beaucoup, mais elle ne nous guérit pas de notre cécité essentielle. Nous sommes engagés dans une épreuve dont nous ne connaissons pas les règles, mais dont l'issue ne fait aucun doute. Entre les enfants et les vieillards, un même secret circule à l'ombre des mères, et parfois, rarement, il arrive que ce secret prenne corps, et vienne nous parler à l'oreille : l'effroi de la vie et celui de la mort sont faits du même bois. Il peut survenir à tout instant, et toujours s'inscrit dans la ronde des noms propres qui nous rappellent que d'autres corps que le nôtre ont habité la Terre, que d'autres corps que le nôtre vont nous recouvrir de leur noms et de leurs histoires. Nommer un être est une chose terrible… Les prénoms sont des mots de passe, toujours. Ils ouvrent des portes et en ferment d'autres. 

Je n'ai pas connu Suzette. Elle a vécu, pourtant — c'est ma tante, autant que Glyne. Je n'ai pas connu Jérôme. C'est mon frère, pourtant, autant qu'Emmanuel, Jean-Marc, Daniel, Sylvain, Dominique. La connaissance que nous avons des autres n'est rien, ou pas grand-chose, dès lors qu'il s'agit des liens qui nous inscrivent dans la constellation des hommes, qui nous font tenir notre place dans la vie humaine, qui nous font effroyablement singuliers dans la multitude. Je pourrais énumérer tous les noms de ma vie, à l'infini, comme une gamme magique, sans me lasser. Je sais qu'en son sein est inscrite la clef de mon tombeau, et que ce texte-là vaut tous les poèmes. Entre les noms, l'abîme.