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dimanche 19 novembre 2023

Le dos de Pierre Monteux


« L'entrée de la maison est extraordinaire. Une véritable entrée de bordel. Tentures, moquettes, et un gros cordon de panne rouge servant de main-courante à l'escalier. Dans l'antichambre, une lampe mauresque de bazar, et tout cela feutré, silencieux, d'une discrétion sourde, équivoque et clandestine. » C'est le 21 avril 1913 que François-Paul Alibert (« Le supplice d'une queue ») note ces quelques phrases dans son journal, alors qu'il a rejoint Gide et Henri Ghéon à Rome. « La chambre de Gide donne sur un jardin intérieur, un véritable jardin suspendu, un puits retourné de feuilles et de fleurs, tout à fait surprenant à cette hauteur, et d'un retiré, d'un confiné, d'un mystérieux à vous plonger dans un abîme de rêveries : un véritable jardin de Bethsabée. » 

J'aurais voulu vivre en 1913. Être romain et français. 

Sa première composition s'intitule « le Jeune Faune et la bergère ». Il m'aura fallu attendre un âge mûr pour apprendre et surtout comprendre que les thèmes du Sacre du printemps, que je pensais être des thèmes originaux, sont empruntés (entre autres) au folklore lituanien. La haute création recherche l'obstacle.

« Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du printemps reste inférieur à la réalité. Ce fut comme si la salle avait été secouée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups ! Les mots semblent bénins, lorsqu'on évoque une telle soirée. Le calme reparaissait un peu, quand on donnait soudain la lumière dans la salle. Je ne cacherai pas que notre calme rivière était devenue un torrent tumultueux. On y voyait entre autres Maurice Delage, rouge, grenat, même, vraiment grenat d'indignation, Maurice Ravel, combatif comme un petit coq furieux, Léon-Paul Fargue, vociférant des épithètes vengeresses vers les loges sifflantes. Je me demande comment cette œuvre si difficile pour 1913 put être jouée et dansée jusqu'au bout dans un tel vacarme. On a tout raconté sur ce sujet : les danseurs n'entendant plus la musique, Nijinsky très pâle criant les temps des coulisses, Diaghilev donnant des ordres de sa loge, les horions donnés et reçus. Quant à moi, je ne perdis rien du spectacle qui se passait autant dans la salle que sur la scène. Debout entre les loges centrales, je me sentais très à l'aise au milieu de la tempête, et j'applaudissais avec mes amis. » (C'est Valentine Marie Augustine Hugo, née Gross, qui raconte.)

Le Sacre du printemps ne fut joué à l'époque que cinq fois à Paris, trois fois à Londres… et c'est tout. La carrière de Nijinsky, en Europe, n'aura duré que cinq ans. C'est pourtant encore à l'heure actuelle le danseur le plus connu du monde. 

« Mais il y a dans le Sacre du printemps quelque chose de plus grave encore, un second sens, plus secret, plus hideux. Ce ballet est un ballet biologique. Non pas seulement la danse de l’homme le plus primitif ; c’est encore la danse avant l’homme. Dans son article de Montjoie, Stravinsky nous indique qu’il a voulu peindre la montée du printemps. Mais il ne s’agit pas du printemps auquel nous ont habitués les poètes, avec ses frémissements, ses musiques, son ciel tendre et ses verdures pâles. Non, rien que l’aigreur de la poussée, rien que la terreur “panique” qui accompagne l’ascension de la sève, rien que le travail horrible des cellules. Le printemps vu de l’intérieur, le printemps dans son effort, dans son spasme, dans son partage. On croirait assister à un drame du microscope ; c’est l’histoire de la karyokinèse ; profonde besogne du noyau par quoi il se sépare de lui-même et se reproduit ; division de la naissance ; scissions et retours de la matière inquiète jusque dans sa substance ; larges amas tournants de protoplasme ; plaques germinatives ; zônes, cercles, placentas. Nous sommes plongés dans des royaumes inférieurs ; nous assistons aux mouvements obtus, aux va-et-vient stupides, à tous les tourbillons fortuits par quoi la matière se hausse peu à peu à la vie. » (Jacques Rivière)

« Ce n'est pas là simplement une nouveauté négative. Stravinsky ne s'est pas simplement amusé à prendre le contre-pied de Debussy. S'il a choisi des instruments qui ne frémissent pas, qui ne disent rien de plus que ce qu'ils disent, dont le timbre est sans expansion et qui sont comme des mots abstraits, c'est parce qu'il veut tout énoncer directement, expressément, nommément. Là est sa préoccupation principale. Là est son innovation personnelle dans la musique contemporaine. Plus d'écho, parce que plus rien ne doit être exprimé par simple allusion. Dans le sujet qu'il se propose, il veut qu'il n'y ait aucun détail qui soit atteint par la seule diffusion des ondes sonores, qui soit seulement touché par les franges de l'orchestre. Il s'interdit d'utiliser l'ébranlement. Il ne veut pas compter sur ce que la symphonie entraîne en passant, par une adhérence fortuite et momentanée. Mais il se tourne vers chaque chose et la dit ; il va partout ; il parle partout où il faut, et de la façon la plus exacte, la plus étroite, la plus textuelle. Sa voix se fait pareille à l'objet, elle le consomme, elle le remplace ; au lieu de l'évoquer, elle le prononce. Il ne laisse rien en dehors; au contraire il revient sur les choses : il les trouve, il les saisit, il les ramène. Son mouvement n'est point d'appeler, ni de faire un signe vers les régions extérieures, mais de prendre, et de tenir, et de fixer. Par là Stravinski opère en musique, avec un éclat et une perfection inégalables, la même révolution qui est en train de s'accomplir, plus humblement et plus péniblement, en littérature: il passe du chanté au parlé, de l'invocation au discours, de la poésie au récit. » (JR)

1913, c'est une année avant la naissance de mes parents, une année avant la Grande Guerre, dont l'Europe ne se remettra jamais tout à fait. Concentré de création (et de remous politiques) comme jamais, année miraculeuse et tragique, mouvement prodigieux interrompu brutalement. Danse sur un volcan…

« L'image du dos de Monteux est plus présente aujourd'hui à mon esprit que le spectacle sur scène. Encore maintenant, il me semble incroyable qu'il ait réussi à tenir l'orchestre jusqu'au bout. Quand le vacarme se déchaîna pour de bon — dès le début il y avait de petits bruits — je quittai ma place et me rendis en coulisses pour aller rejoindre Nijinsky côté jardin. Debout sur une chaise, juste hors de la vue du public, il criait des numéros aux danseurs. Je me demandais ce que ces numéros pouvaient avoir affaire avec la musique, car il n'y avait ni 13 ni 17 dans la partition. » (Stravinsky)

Le futurisme de Marinetti est essentiellement contre l'Italie de 1909. L'idéal futuriste est un idéal prométhéen : « La guerre est la seule hygiène du monde. » La vitesse est née là, avec ceux qui avaient les musées et le repos en horreur. La vitesse, chère à Paul Morand…

Et Varèse, et Webern ? Et Nadia Boulanger, amoureuse de Raoul Pugno (éditeur des œuvres de Chopin et Schumann pour les éditions Universal) qui avait joué la Fantaisie pour piano et orchestre de “Mademoiselle”…

L'image du dos de Monteux… On voit la photographie célèbre de Stravinsky, en noir et blanc ; il est assis devant un piano, une partition manuscrite sur le pupitre ; il est tourné sur le côté, le bras gauche posé sur la piano, il ne regarde pas le photographe : très élégant, un front énorme, en deux parties étagées, une fine moustache, de petites lunettes rondes, des sourcils très fins et très dessinés, la bouche à demi-ouverte, un gros nez terrien. J'aurais voulu voir le dos de Monteux. On est à la veille de la Grande Boucherie. Stravinsky touche la terre russe de ses ancêtres. Violence et élégance. Creuset où se sont déversées les pulsions de l'époque. Vieillards et jeunes filles. Ballet ou symphonie ? Ni l'un ni l'autre. La danse est rattrapée par la musique, ô combien. Mais il faut néanmoins regarder la chorégraphie originelle, celle de Nijinsky, à la création, pour comprendre qu'une autre partition s'est à l'époque surimposée à celle de Stravinsky : les pieds des danseurs étaient des instruments de percussion. Ça change tout et depuis que j'ai vu cette chorégraphie, je n'entends plus cette musique de la même oreille.

Stravinsky aurait pu être Premier ministre, ambassadeur, écrivain ; à dix-huit ans, il ne sait pas très bien ce qu'il va devenir. 

Wagner ? « Je dois avouer que je trouve ses créations sans importance. »

Je n'arrête pas de me demander comment il se fait qu'après le Sacre il n'ait plus jamais fait ce genre de musique. Il y est monté très rapidement, au Sacre. En quatre ans et trois ballets. Les marches étaient très hautes. L'Oiseau de feu, encore d'inspiration tchaïkovskienne, puis Petrouchka, qui abandonne tout romantisme, et déjà le Sacre surgit ; de rien, dirait-on. Il a construit ses propres armes et les a utilisées jusqu'à leurs dernières cartouches. Il ne restait plus rien. Est-ce la guerre et ses limitations qui a interdit au compositeur de poursuivre ? La guerre, la révolution… Et puis la rencontre miraculeuse avec Ramuz, bien sûr. L'éloignement. Des mots simples, tranchants, rares. Paris est loin, alors. Et puis, comment dépasser un chef-d'œuvre de l'ampleur du Sacre ? Il faut faire autre chose si l'on ne veut pas péricliter. Quand on écoute Stravinsky, on apprend à écouter aussi bien Beethoven que Mozart que Ravel. Il déshabille la musique. On se met à en voir le squelette, on descend au fond des cellules, on glisse d'un organe à l'autre, des oreilles neuves nous poussent un peu partout sur le corps. Ça râpe et ce n'est pas aussi douillet qu'on l'imaginait. Les combinaisons musicales que nous croyions connaître comme notre poche, il nous les présente sur une table de dissection et nous ne les reconnaissons plus. La grammaire, sa grammaire, est inouïe. Il peut prendre une musique du XVIIIe ou une chanson populaire lituanienne, ça n'a aucune importance, ce sera du Stravinsky. Il s'adapte à tout, même au dodécaphonisme, et il pratique la cure d'amaigrissement. Impossible d'imaginer un Stravinsky ventripotent. La tonalité, bien que transparente, a pris elle aussi un air nouveau : on se met à la regarder autrement, comme si elle venait d'être inventée. Stravinsky a voyagé à l'intérieur de l'histoire de la musique. Il en a effectué un relevé d'apprenti. En quelques années seulement, nous avons tout le paysage, et même le jazz. Et pourtant…

À la même époque se tenaient Debussy et Schoenberg, qui avaient choisi des voies radicalement autres. Le croisement de ces trois-là, en 1913, est l'un de ces carrefours d'où partent toutes les routes que nous arpentons aujourd'hui sans y penser. J'aime imaginer ces trois cerveaux mélangés en un seul : quelle musique aurait pu en sortir ? Sans doute aucune. Il fallait qu'ils empruntent des chemins tout à fait séparés, qu'ils se regardent de très loin, pour qu'ils restent bons amis, ou bons ennemis. Il est impressionné par la « grandeur impassible » du catholicisme. On fait les choses, on les fait bien, et après on passe à autre chose. Il orchestre l'hymne américain. Il se prend très au sérieux. Il est radin. Il habite à Hollywood. Schoenberg aussi. Craft fait le va-et-vient entre les deux compositeurs, mais ils ne se rencontrent pas. Craft montre à Stravinsky les partitions de Webern. Le cabinet de travail du Russe était une pièce extraordinaire (dix mètres sur douze), le bureau le mieux organisé et le mieux installé qu'on puisse imaginer : deux pianos (un piano droit et un piano à queue), deux grandes tables, un petit bureau élégant et une table de dessinateur, deux armoires à rayonnages, contenant des livres, des partitions et du papier à musique. Il y avait en outre plusieurs autres petites tables, dont l'une d'elles était réservé au fumeur, sur laquelle étaient posés de nombreux paquets de cigarettes, de fume-cigarette et de cure-pipe, cinq ou six chaises confortables, et un divan sur lequel il faisait sa sieste. Il va poliment attendre que Schoenberg meure pour écrire de la musique dodécaphonique. Il a besoin de structurer rigoureusement sa pensée, comme son bureau. Il ne finira jamais d'expérimenter, il passe à travers les styles en y laissant sa marque et il déclare que seuls les compositeurs sont de bons chefs d'orchestre : « Richard Strauss, Pierre Boulez et moi ». Aucune technique de direction mais une aura hors du commun… Il était impitoyable avec les chefs qui dirigeaient sa musique, même les meilleurs, comme Ansermet ou Monteux. 

« Les artistes qui représentent des corps ont certaines mesures selon lesquelles ils composent leurs œuvres comme il convient ; ils utilisent leurs instruments pour faire en sorte que l'objet extérieur corresponde le plus exactement possible à cette lumière d'harmonie qu'ils sentent en eux, et que l'œuvre, par la voie des sens, plaise à ce juge intérieur qui contemple les nombres supérieurs. » (Saint Augustin)

Pour ses quatre-vingts ans, il fait un pèlerinage en Russie. Rencontrant Tikhon Khrennikov, le secrétaire général des compositeurs soviétiques nommé par Jdanov en 1948, et alors que celui-ci veut lui serrer la main, Stravinsky refuse et lui tend sa canne, dont l'autre attrape le bout en caoutchouc, faute de mieux. Le vieux avait de la mémoire. 

« Comme la beauté, Nijinsky est un drame. » C'est Cocteau qui parle ainsi. « Tout lui était danse, l'immobilité comme le saut, et le geste, et le regard, et la manière de tourner la tête de droite à gauche et de gauche à droite, et même le salut final, qui était encore un spectacle dont le public ne se lassait pas, le rappelant et l'acclamant, jusqu'à ce que ses aides et son domestique Vassili le douchassent, le frottassent et le soignassent dans la coulisse comme un boxeur après le match. »

Les compositeurs qui comptent ne gardent pas le silence mais sont gardés par le silence, qui fait un écrin profond à leur musique. C'est dans ce silence-écrin que le drame de leur musique peut se déployer sans arrière-pensée. 

« On me dit souvent que la musique moderne n'est pas mélodieuse et qu'il ne saurait y avoir de musique réelle sans mélodie. Quelle sottise ! » « Il m'est difficile de dire lesquels, de mes amis ou de mes adversaires, m'ont fait le plus de mal. » « Le jazz, tant critiqué par les partisans de la musique “sérieuse”, a une importance proprement considérable. Je l'ai devancé dans mes premières œuvres, avant que personne en Europe eût entendu parler du jazz. » 

« Francis Poulenc, voulant s'excuser et excuser les musiciens de son entourage, d'avoir ignoré, négligé et mal compris l'importance d'Arnold Schoenberg, avait dit : “Que voulez-vous, nous étions tous éblouis (aveuglés ?) par le soleil du génie Stravinsky… Le surnaturel ne lui a jamais manqué.” » (Pierre Souvtchinsky)

Les sauts célèbres de Nijinsky, on les entend dans la musique de Stravinsky. C'est peut-être ce qui déplaisait tant à Glenn Gould, qui parlait des « éjaculations sarcastiques » du Sacre. Le Russe n'était pas un puritain, lui. Il ne craignait pas de sortir du cercle, et, en matière de cercle, il en connaissait un rayon. La structure et le dogme lui étaient aussi nécessaires que la géométrie. Sa musique est une (dé)monstration de l'espace plus que du temps. Son partenaire intérieur fixait les distances et les angles, et le compositeur choisissait les couleurs et les textures qui habillaient au mieux ces figures abstraites, leur donnaient une physionomie simple et efficace, dénuée de pathos. « Si je crois en Dieu, Dieu doit croire en moi. » Stravinsky se sépare de lui-même et se reproduit selon des rites précis, élégants et hautains. 

Il ne crée pas de la violence, il la canalise et la maîtrise. Il lui donne un cadre et une forme. Elle est là, même quand elle reste dans les coulisses, comme dans les Symphonies d'instruments à vent. La douceur trompeuse de la consonance, prise non pas dans son sens harmonique, mais plus radicalement de ce qui sonne ensemble, en même temps, de ce qui sort des consonnes qui font vibrer le son, qui lui donnent un point de départ, une origine, qui frappent l'air pour le mettre en mouvement. Il y a chez Stravinsky une qualité percussive (un souvenir ou un écho de la percussion) même dans les sons tenus. C'est ainsi qu'il faut comprendre le titre : « Symphonies d'instruments à vent », la deuxième des œuvres de Stravinsky dédiées à Claude Debussy. « En composant mes Symphonies, je pensai naturellement à celui à qui je voulais les dédier. Je me demandai quelle impression ma musique lui aurait faite, quelles auraient été ses réactions. Et j'avais le sentiment net que mon langage musical l'aurait peut-être déconcerté… Mais cette supposition, je dirais même cette certitude que ma musique ne l'aurait pas atteint, était loin de me décourager. Dans ma pensée, l'hommage que je destinai à la mémoire du grand musicien que j'admirais ne devait en rien être inspiré par la nature même de ses idées musicales ; je tenais au contraire à l'exprimer dans un langage qui fut essentiellement le mien… Je ne comptais pas et je ne pouvais compter sur un succès immédiat de cette œuvre. Elle ne contient pas de ces éléments qui agissent infailliblement sur l'auditeur moyen ou auxquels il est accoutumé. On y chercherait en vain un élément passionnel ou l'éclat dynamique. C'est une cérémonie austère qui se déroule en de courtes litanies entre différentes familles homogènes. Je prévoyais bien que des cantilènes de clarinettes et de flûtes reprenant fréquemment leur dialogue liturgique et les psalmodiant tout doucement n'étaient pas un attrait suffisant pour le public qui, encore tout récemment, venait de me manifester son enthousiasme pour le “révolutionnaire” Sacre du Printemps. » L'œuvre date de 1920 (à l'époque de sa liaison avec Coco Chanel) et lui a été commandée par la Revue Musicale. Elle est créée à Londres le 10 juin 1921. Plus d'éjaculations sarcastiques, ici, plus de déchainements cataclysmiques, mais une tonalité douce-amère et astringente qui nous plonge dans un état second. Les timbres frôlent nos nerfs et les litanies placides des instruments à vent nous portent au bord d'une sorte de tétanie qui contraste avec le calme apparent de la musique — calme qui ne contredit pas l'âpreté, puisqu'il n'existe pas de transitions, dans cette musique austère : les sections s'enchaînent directement ou plutôt ne s'enchaînent pas, elles sont juxtaposées les une aux autres, par blocs. Ces sections hiératiques ne s'influencent pas les unes les autres, elles restent de marbre, ou presque ; identiques à elles-mêmes, elles constituent des moments, au sens où Stockhausen a employé ce terme plus tard. Mais si l'on oublie un peu cette forme nouvelle, et peut-être choquante, le caractère qui prédomine est celui du rituel

Pour en revenir au Sacre (autre rituel, si l'on veut), et donc à l'année 1913, il faut absolument citer Stravinsky lui-même : « Dans le Prélude, avant le lever de rideau, j'ai confié à mon orchestre cette grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance, s'élargissant dans tout l'orchestre. C'est la sensation obscure et immense que toutes les choses ont à l'heure où la nature renouvelle ses formes ; c'est le trouble vague et profond de la puberté universelle. » Tout est dit, et magnifiquement dit, il me semble. On peut voir une analogie avec cette année 1913, où toutes les choses renouvellent leurs formes. Et Stravinsky n'était pas le seul à y concourir, même si sa musique a eu le retentissement le plus considérable. La crainte est donc inscrite au cœur de la création de Stravinsky, et cette crainte nous met par contagion en état d'alerte : le mystère sonore parle une langue dont les accents incongrus et imprévisibles viennent agacer notre identité étale, nous nous sentons pris par une métamorphose incessante dont nous sentons bien que nous ne sommes pas seulement les spectateurs, qui ronge notre moi de l'intérieur. À la même époque, James Joyce écrivait : « Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela. » Stravinsky est tout cela, quand il compose le Sacre : il fait confiance à son oreille qui retient tout ce qui vient à elle, et il dispose ensuite ces éléments hétérogènes dans un cercle magique qui les tient ensemble en une ronde sacrée et extatique ; c'est par le rythme et la répétition qu'il administre la forme. Son développement à lui, c'est la variation des figures au sein d'un tissu orchestral fait d'accumulations successives et de superpositions stratifiées. La puberté universelle… Ça pousse, là-dessous ! Prendretenirfixer, disait Jacques Rivière. À l'heure où tout change, où tout se transforme, il faut fixer et tenir, prendre appui sur le sol, revenir à la terre, mettre ses pas dans ceux de la nature, et également de la tradition, celle de la liturgie orthodoxe byzantine, audible entre autres dans les Symphonies d'instruments à vent. En étudiant le Sacre du printemps, on s'aperçoit que beaucoup de choses qu'on prenait pour des fulgurances de la modernité étaient plutôt des archaïsmes. En cela, Stravinsky n'est pas si éloigné qu'on pourrait le penser d'un Béla Bartók, son exact contemporain, qui lui aussi a beaucoup puisé dans le folklore de son pays pour élaborer un vocabulaire neuf. 

1913 est une année décisive dans la vie de Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, puisque les éditions du Mercure de France éditent Alcools, somme de son travail poétique depuis 1898, premier recueil de la poésie lyrique moderne — recueil dans lequel Apollinaire avait supprimé toute ponctuation (même si la décision de ne pas ponctuer doit beaucoup au hasard, puisqu'elle est due en partie aux épreuves que le poète avait reçues, qui étaient involontairement dénuées de ponctuation : « C'est pas la peine de la mettre, ça ira très bien comme ça »). Apollinaire, lui aussi faux (ou vrai) moderne…

En 1913, Bartok a 32 ans, comme Picasso. Il compose de la musique pour piano, sa Danse orientale Sz 54, Mondrian a 41 ans et peint sa Composition XIV, Webern a 30 ans. Debussy a 51 ans, cette année-là, un cancer du rectum le fait beaucoup souffrir mais il part tout de même en tournée à Saint-Pétersbourg, où il rencontre son amour de jeunesse, Sonia von Meck, devenue la princesse Galitzine, qui lui dit : « Il semble que nous avons beaucoup changé. » À quoi Debussy répond : « Oh non, Madame, nous n'avons pas changé, c'est le temps qui a changé. » L'année précédente il a composé Jeux, un ballet commandé par Diaghilev, qui sera créé le 15 mai au théâtre du Châtelet deux semaines avant le Sacre. Sa musique, extraordinaire, prophétique et d'une finesse inouïe (beaucoup moins tapageuse que celle de Stravinsky) est accueillie froidement. Assez réticent quant à la chorégraphie de Nijinsky (« Il paraît que cela s’appelle la “stylisation du geste”… C’est vilain ! c’est même Dalcrozien »), il écrit un texte très drôle : « Je ne suis pas homme de science ; je suis donc mal préparé à parler de danse, puisque aujourd'hui on ne saurait rien dire de cette chose légère et frivole sans prendre des airs de docteur. Avant d’écrire un ballet, je ne savais pas ce que c’était qu’un chorégraphe. Maintenant, je le sais : c’est un monsieur très fort en arithmétique ; je ne suis pas encore très érudit, mais j’ai retenu pourtant quelques leçons… celle-ci par exemple : un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; un, deux, trois ; un, deux, trois (un peu plus vite), et puis on fait le total. Ça n’a l’air de rien, mais c’est parfaitement émotionnant, surtout quand ce problème est posé par l’incomparable Nijinsky. Pourquoi je me suis lancé, étant un homme tranquille, dans une aventure aussi lourde de conséquences ? Parce qu’il faut bien déjeuner, et parce que, un jour, j’ai déjeuné avec Monsieur Serge de Diaghilev, homme terrible et charmant qui ferait danser les pierres. Il me parla d’un scénario imaginé par Nijinsky, scénario fait de ce “rien du tout” subtil dont j’estime que doit se composer un poème de ballet : il y avait là un parc, un tennis, la rencontre fortuite de deux jeunes filles et d’un jeune homme à la poursuite d’une balle perdue, un paysage nocturne, mystérieux, avec ce je ne sais quoi d’un peu méchant qu’amène l’ombre ; des bonds, des tours, des passages capricieux dans les pas, tout ce qu’il faut pour faire naître le rythme dans une atmosphère musicale. D’ailleurs, il faut bien que je l’avoue, les spectacles des “Russes” m’ont si souvent ravi par ce qu’ils ont de sans cesse inattendu, la spontanéité naturelle ou acquise de Nijinsky m’a si souvent touché, que j’attends comme un enfant bien sage à qui on a promis le théâtre, la représentation de Jeux dans la bonne Maison de l’avenue Montaigne — qui est la Maison de la Musique. Il me semble que les “Russes” ont ouvert, dans notre triste salle d’études où le maître est si sévère, une fenêtre qui donne sur la campagne. Et puis, pour qui l’admire comme moi-même, n’est-ce point un charme que d’avoir Tamar Karsavina, cette fleur doucement infléchie, pour interprète et de la voir avec l’exquise Ludmila Schollar jouer ingénument avec l’ombre de la nuit ?… » Mais aussi : « Le génie pervers de Nijinsky s’est ingénié à de spéciales mathématiques ! Cet homme additionne les triples croches avec ses pieds, fait la preuve avec ses bras, puis subitement frappé d’hémiplégie, il regarde passer la musique d’un œil mauvais. »

Quatre chefs-d'œuvre de cette époque (Jeux, de Debussy, le Sacre, de Stravinsky, le Prince de bois, de Bartok, et les Six Bagatelles pour quatuor à cordes d'Anton Webern) pourraient suffire à en faire la plus passionnante de toutes (Ravel décrira ce temps comme le plus heureux de sa vie), mais il faut encore y ajouter tant de créations et tant d'esprits incomparables, tant de subtilité et d'espérance, et la grande ombre de Proust… Lorsque nous nous penchons rétrospectivement sur l'année 1913, il nous semble que toute l'intelligence, tout l'esprit, tout le raffinement d'une civilisation s'étaient donné rendez-vous en ce point de l'espace et du temps. Cent-dix années se sont écoulées depuis lors, et ces cent-dix années nous semblent, avec la Grande Guerre qui les a ouvertes, les portes du Désastre mondialisé et déculturé au fond duquel nous suffoquons. Nos aïeux côtoyaient des génies, nous côtoyons des larves. Ils vivaient au printemps, nous vivons au fin fond de l'hiver. En août de cette année-là, Guillaume Apollinaire, déprimé, qui venait de se séparer de Marie Laurencin (il a « le vin trop mauvais »), fit un séjour à la villa Printania, à La Baule, au 27, avenue de Chateaubriand. « Chère petite Marie, je suis parti pour La Baule au lendemain de mon arrivée à Paris, Achète-toi le chapeau de feutre, je te rembourserai en rentrant. (…) Il paraît qu'il y a un monde fou, mais comme la plage a douze kilomètres de long, on dirait qu'il n'y a personne. (…) Soigne-toi, Coco chérie. Je te baise partout et pense à toi sans cesse. C'est toi mon souvenir et c'est toi ma richesse. » Marie Laurencin, qu'Apollinaire surnommera Tristouse Ballerinette, morte en 1956, se fera enterrer, vêtue de blanc, avec les lettres du poète sur son cœur.

André Gide, dans son journal, à la date du 26 juin 1913 : « Il me semble parfois que je n'ai rien écrit de sérieux jusqu'ici, que je n'ai présenté qu'ironiquement ma pensée, et que si je disparaissais aujourd'hui je ne laisserais de moi qu'une image d'après laquelle mon ange même ne pourrait me reconnaître. (…) Peut-être après tout cette croyance en l'œuvre d'art et ce culte que je lui voue empêchent-ils cette parfaite sincérité que je voudrais obtenir de moi-même. Qu'ai-je à faire de la limpidité qui n'est qu'une qualité de style ? » 

« Le particulier importe plus que l'essentiel. » C'est Gide, encore, qui note cela dans son journal, le 21 mai 1913. « Ce soir mon encre est bourbeuse et ma plume émoussée. Avant d'écrire le premier mot de ma phrase, j'attends qu'elle soit toute formée dans ma tête. Déplorable… Plutôt l'incorrection ! » Le particulier importe plus que l'essentiel… Voilà qui fait une belle devise pour qui veut noter ce qui passe. Ne pas attendre que la phrase soit formée pour entamer son écriture, la prendre au saut du littéraire. Oser écrire. Écrire plus et penser moins. Oser, tout simplement, comme on ose avec une femme. 

Journal de Roger Martin du Gard, ami d'enfance de Gaston Gallimard, 9 avril 1913. Il trouve un brouillon de lettre, dans les papiers d'Hélène, sa femme : « Le passé ne me donne que du regret, et je n'attends plus rien de l'avenir, alors quelquefois je n'ai plus aucun courage. » Cette lettre lui a sauté au visage car il croyait son épouse heureuse au sein de leur ménage. « Tout un commerce à mon insu. [Une lettre] écrite [à qui ?] depuis que nous sommes ici, certainement. Et c'est ça qui m'affole. Depuis que nous sommes ici, Hélène paraît gaie et heureuse. Elle me dit même souvent combien elle est tranquille et combien elle aime cette villa. Et je découvre à quel point elle dissimule son désenchantement, à quel point elle me dupe en jouant le calme bonheur. C'est effroyable. (…) Nous avons l'air non seulement d'un ménage heureux, mais même d'un ménage très uni et très tendre, et voilà les abîmes que recouvre un pareil ménage. Hélène est malheureuse, atrocement déçue par la vie, et pourtant, quand je pense à toutes les concessions que j'ai faites, je ne peux pas croire que j'aurais pu la rendre plus heureuse. (…) Le physique, pour elle, n'existe pas. C'est la chair. C'est le péché. » L'effroi ressenti par Roger Martin du Gard le fait littéralement sortir de la paix, et ce qu'il découvre par hasard c'est un monde inconnu, insoupçonné et inquiétant. Je vois l'année 1913 comme la dernière (bien sûr, il s'agit en partie d'une illusion) d'un monde heureux et d'une civilisation en paix avec elle-même. Nous ne pouvons, comme Hélène, que regretter les heures heureuses, même si elles furent tumultueuses et parfois obscures, et, comme elle, nous ne pouvons pas en parler ; il nous faut sans cesse imiter la béatitude tranquille de ceux qui adorent le présent comme on adore un dieu possessif : leur torpeur est un sauf-conduit dont le prix est trop élevé pour nous. Nous n'avons pas changé, non, c'est le temps qui a changé, comme le dit Claude-de-France. 

« Juillet. Dimanche 27. Vite, avant le déjeuner, je trouve un moment pour m'isoler un peu et épancher mon cœur. Tout le monde est en bas. Maman et Simone sont en bas avec Mme Bohé et Mlle Marguerite Jeay. Elles organisent la course de mardi. Grand-mère est partie dans le village pour chercher du champagne. On espère que cela fera du bien à la pauvre Marie-France qui, étendue dans la chambre de Maman, ne peut plus respirer. Son état est toujours tellement épouvantable qu'on ne sait qu'y faire. Il lui faut un calme extraordinaire. Au moindre mouvement, elle pleure, et tout à l'heure j'ai été remballée de la belle façon ! » « J'ai très bien goûté et puis Odette et moi avons causé. Simone a merveilleusement chanté. Papa a joué la Sonate au clair de lune de Beethoven. Ensuite il a joué une symphonie de Beethoven à quatre mains avec Maman. Puis nous avons dîné. À table, on a dit beaucoup de mal des sports. » (Une jeune fille de treize ans tient son journal.) Il existe un livre qui recueille des lettres et des écrits plus ou moins anonymes de l'année 1913. « J'ai dit à Nadia que je n'épouserai qu'un homme capable de me porter dans ses bras. » « Chère Coco, c'est jeudi ta première communion, je suis content et je penserai à toi ce jour-là. D'ailleurs j'y pense tous les jours. Le jour du grand événement, je serai sans doute à cheval dans les champs. Prie bien le bon dieu pour ton papa et ta maman. Ton grand-frère qui t'aime bien. » Il suffit de lire ces gens et de les écouter parler pour avoir les larmes aux yeux. La banalité ici est à la fois salvatrice et déchirante. 

Devant nous, le dos tourné de Pierre Monteux, imperturbable, muet, indéchiffrable. À côté de nous, (et parfois en nous) le vacarme, les cris et les coups, les discours et le ressassement ; les guerres en cours ou qui approchent (comme en 1913). Loin en arrière, et tout proche, un siècle où les gens s'écrivaient, au deux sens du verbe. Ça ne cliquait pas encore. Ça ne scrollait pas non plus. Ça n'était pas branché en permanence sur le monde planétaire et ses soubresauts inarticulés. Je rêve, sans doute, mais les heures de ce temps-là me semblent des heures véritables, au sein desquelles chaque seconde était à la fois vécue et rêvée, révélée : le printemps vu de l'intérieur, le printemps de la poésie la plus réelle, la plus exigeante — la fragilité et l'intense beauté de la vie révélées par l'art. 

L'année 1913 a vu naître le réfrigérateur et le soutien-gorge, les meetings aériens, ou encore le travail à la chaîne : la Modernité fait son entrée dans les foyers, accompagnée de l'individualisme. La modernité, c'est bien, quand on est à son commencement. C'est nettement moins bien quand on se trouve à son dénouement et qu'on aperçoit tout le meurtre qu'elle portait en elle. Aller au cinéma, posséder une voiture, se saouler de publicité grisait. Tant que la nouveauté n'est pas émoussée, tant qu'on a la sensation d'être libre, tant que ce mode de vie parvient à cacher les chaînes qu'il apporte avec lui, il y a une euphorie indiscutable à épouser la dynamique d'une époque. L'année 1913 est l'année du surgissement du présent : le sentiment exaltant de pouvoir en découdre avec ce qui contraint, dans la société, avec ce qui ralentit, avec ce qui pèse. On sort de l'hiver, la sève jaillit, les individus se sentent partie prenante d'un mouvement général, d'une accélération générale. L'Avant-garde, tout le monde veut en être. 

Bien sûr, le présent porte sa perte en lui-même, mais cette perte est d'abord souterraine, asymptomatique. Seuls les visionnaires ou les poètes savent ce qu'on perd en gagnant. Seuls les véritables modernes connaissent le danger de la modernité (ici, pensons à la « grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance » de Stravinsky), et donc s'y opposent de toute leur âme, même et surtout quand ils sont en avance sur les autres. L'attitude d'un Schoenberg est à cet égard édifiante, lui qui, dans ses œuvres les plus audacieuses (je pense en particulier à la suite pour piano opus 25, déjà pleinement dodécaphonique), ne cesse de revenir à des formes anciennes strictement codifiées (ici, la suite de danse baroque, avec ses préludes, gavottes, musettes, menuets, gigues). On ne peut pas mettre au même moment ses deux pieds dans la modernité sans risquer le déséquilibre qui conduit à la chute. La conscience de ce qui se perd est essentielle, quand on prétend innover, ou découvrir, ce qui n'est pas tout à fait synonyme. La conscience de ce qui se perd est aujourd'hui perdue. « La modernité, ce n'est pas l'illusion progressiste », dira, beaucoup plus tard, Antoine Compagnon. 

Il faut relire la déclaration de Hugo Ball et Richard Huelsenbeck, du Manifeste littéraire, à Berlin, seulement deux années après 1913, qui se prétendaient « négativistes » : « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. Nous voulons être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires. » C'est à partir de cette déclaration que s'élabore le Dadaïsme. Le Futurisme naît en Italie autour du poète Filippo Tommaso Marinetti (Manifeste du futurisme, 1909). Auteurs de deux manifestes en 1910, les premiers peintres du mouvement, Giacomo Balla, Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Gino Severini, Luigi Russolo, empruntent à la technique divisionniste et au cubisme pour faire interférer formes, rythmes, couleurs et lumières afin d'exprimer une « sensation dynamique/énergique », une simultanéité des états d'âme et des structures multiples du monde visible. Comme Rabindranath Tagore, avec sa diplopie, les hommes de ce temps-là voient et entendent double, mais aussi triple, quadruple, ils sont à la fois dans plusieurs états, dans plusieurs perspectives, dans plusieurs langages, c'est le monde sensible qui s'ouvre, dans toutes ses dimensions simultanées. Ils ne croient pas dans le progrès, ils sont le progrès, et, comme tels, n'ont que faire du progressisme. Ces mystiques du détail, ces clairvoyants ont les yeux et les oreilles grand ouverts, ils se situent entre l'invention du magnétophone, en 1877, et celle du microscope électronique, en 1931 : ils ont pleinement intégré l'importance des dispositifs techniques (radio, photographie, enregistrement) dans notre perception du monde (« Nouvelle Vision »). 

Futurisme (1910), Cubisme (1911), Dadaïsme (1916), Neues Sehen, en Allemagne (1920) et… en 1913, proclamation d'indépendance du Tibet vis-à-vis de la Chine, le 23 janvier, coup d'état à Constantinople, le 17 janvier, Raymond Poincaré est élu président de la République française, arrestation du révolutionnaire Joseph Staline, le 23 février à Saint-Pétersbourg, le 4 mars, victoire des Grecs sur les Ottomans à la bataille de Bizani, le 13 avril, attentat anarchiste contre le roi Alphonse XIII à Madrid, le 11 juin, les femmes obtiennent de droit de vote en Norvège, le 7 juillet, création du ministère de l'Instruction publique au Portugal, le 26 octobre, le Kaiser annonce à son chancelier Berchtold que « la guerre entre l’Est et l’Ouest sera inévitable à la longue », le 25 novembre, en Irlande, création de la milice des Irish Volunteers pour l’application du “Home Rule”, le prix Nobel de littérature est décerné à Rabindranath Tagore (« le lion du soleil ») dont les poèmes inspireront à Alexander von Zemlinsky (qui a tellement influencé Arnold Schoenberg (et Alban Berg, dans sa Suite lyrique, de 1926)) sa Symphonie lyrique, composée en 1922. En cette même année 1913 naissent Richard Nixon, Witold Lutosławski, Rosa Parks, René Leibowitz, Paul Ricœur, René Clément, Jacqueline de Romilly, Irène Joachim, Charles Trenet, Maurice Ohana, Aimé Césaire, Gérald Ford, Roger Garaudy, Madame Soleil, Menahem Begin, Jesse Owens, Félicien Marceau, Gilbert Cesbron, Claude Simon, Robert Capa, Klaus Barbie, Burt Lancaster, Albert Camus, Lon Nol, Benjamin Britten, Willy Brandt. 

Voici l'incipit du premier chant de la Symphonie lyrique de Zemlinsky, que j'aurais pu utiliser comme épigraphe : « Je n'ai pas la paix, je suis assoiffé de choses lointaines ». Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du printemps reste inférieur à la réalité, disait Valentine Hugo. Tout ce qu'on pourrait écrire sur 1913 reste bien en deçà de la réalité, cela va de soi, et je ne prétends pas résumer ce qu'il faut en retenir — seulement donner mon sentiment quant à ce qu'il m'en est parvenu. Notre époque nous semble riche et agitée ? Comme je la trouve plate et ennuyeuse, comparée à 1913 ! Comme je la trouve paresseuse, léthargique, anémiée, même dans sa violence la plus tapageuse ! Si 1913 était l'acmé de la civilisation, 2023 en est la sortie patibulaire, bête, bornée et brutale. Dans la forêt des corps trébuchants et dévitalisés qui m'entourent, je cherche vainement le dos imperturbable d'un Pierre Monteux et les sauts émancipés d'un Nijinsky. 

« Échangerais vacarme de 2023 contre tumulte de 1913. Stop. »

jeudi 2 juillet 2020

Provocation


Tu as voulu guider ton troupeau vers les cimes,
Vers le glacier que nul vivant n'avait foulé;
Les éléphants tremblaient sur le bord des abîmes,
Où, tandis qu'ils tondaient un maigre serpolet,

Tu prenais des poses sublimes.


Musique juste, à tous égards. Il n'y a rien de trop, dans cette musique, rien d'inutile, pas la moindre hystérie, rien qui cherche à aller au-delà de la forme. Une perfection, mais une perfection simple, sans adverbes. La pâte sonore est limpide mais pleine, encore toute informée du quatuor haydnien, qui lui confère fraicheur et légèreté, mais c'est l'équilibre qui, ici, impressionne au premier chef : la légèreté n'est pas légère, elle est grave parce qu'elle est à sa propre mesure. 

J'aime ces musiques dont on se dit, les entendant, c'est exactement ce que je dois écouter maintenant — rien d'autre. Elles vous prennent toujours au moment juste. On les attendait. 

Ce quatuor, l'opus 18 n°3, de Beethoven, c'est X, sur Facebook, qui l'a déposé ce matin. Cette jeune fille est un mystère. On se dit qu'elle n'existe pas, qu'il s'agit d'une rémanence. Il est impossible qu'une telle jeune fille existe, en 2020, en France. Allez sur sa page Facebook, si vous ne me croyez pas, et vous comprendrez de quoi je parle. 

Elle lit Nietzsche, Schopenhauer, Henri Barbusse, Proust, Céline, Artaud, Balzac, Cioran, Dante, saint Augustin, Rousseau, Chardonne, Tzara, Berlioz, Kierkegaard, Pessoa, Martin Buber, Sénèque, Bloy, Drieu La Rochelle, Charles Cros, Verlaine, Freud, Hugo, Houellebecq, Apollinaire, Léautaud, Tristan Derème, Stefan Zweig, Albert Cohen, Nabokov, Breton. On pourrait se dire que c'est le bagage presque ordinaire d'une étudiante raisonnablement cultivée qui n'a pas été élevée par des parents de gauche : c'est rare, sans doute, mais ce n'est pas invraisemblable. Là où les choses deviennent vraiment significatives, c'est quand on regarde ce qu'elle écoute. 

Je l'ai écrit souvent, le critère discriminant, en terme de culture, est la musique, pas la littérature. Faites cette expérience très simple. Demandez à vos amis, du moins ceux que vous estimez raisonnablement cultivés, qu'ils dressent deux listes. La première liste sera celle de leurs lectures, des auteurs qu'ils fréquentent, ou qu'ils aiment, des livres qui ont compté pour eux. Pour la deuxième liste, demandez-leur ce qu'ils écoutent, quelles sont les musiques qui les accompagnent régulièrement. Le résultat est très intéressant. Du côté de la littérature, vous obtiendrez une belle théorie de noms et de titres, tout à fait conforme à ce que l'on est en droit d'attendre de la part d'une personne cultivée. Il y aura bien quelques variations, qualitativement, mais, dans l'ensemble, vous ne serez pas surpris. En revanche, du côté de la musique, les choses seront bien différentes, et vous vous rendrez compte qu'on peut très bien être quelqu'un de cultivé (au sens littéraire, et du point de vue de la culture générale) et être complètement inculte. Les mêmes qui vous parleront de Pascal, de Montaigne, de Chateaubriand, de Proust et de Joyce, seront intarissables sur la différence entre le rock progressif et le hard rock, et vous parleront de la salsa ou du twist avec des sanglots dans la voix, sans oublier Gainsbourg et Nougaro, Brassens ou Bashung. De musique il ne sera pas question.

Or, voici ce qu'écoute Mlle X : Mozart, Beethoven, Schubert, Richard Strauss, Varèse, Franck, Mendelssohn, Schumann, Monk, Berlioz, Brahms, Chausson, Penderecki, Tchaikovsky, Debussy, Poulenc, Bach, Massenet, Lully, Albeniz, Mahler, Chopin, Ravel… Je pourrais ajouter les noms des interprètes, ce qui n'est pas du tout indifférent.

Quand on sait, en plus, qu'elle est d'une effrayante beauté, on ne peut qu'être convaincu d'une chose : cette jeune femme n'existe pas. Un esprit malin l'a inventée de toutes pièces, afin de nous faire espérer un monde idéal qui n'existe que dans les romans. Facebook, c'est en principe tout l'inverse : un lieu où tout est fait, et cent fois par jour, pour nous convaincre que le Désastre est non seulement général mais sans exceptions. Or qu'une exception prenne ces traits-là ressemble furieusement à une provocation. 


samedi 19 mai 2012

Culture



À la radio — France-Culture, chaîne nationale du "service public" français —, Laurent Goumarre, hier à sept heures du soir, nous apprit "la disparition de deux grands chanteurs". Il commença par parler de Warda (…) puis évoqua brièvement "Diétriche Ficheur Diésco [sic], le baryton".

Ou comment, dans une même phrase, et en un temps record, on comprend que nos chers amis hyper-branchés du Rendez-Vous n'ont aucune idée de qui est Dietrich Fischer-Dieskau. Non pas que nous en soyons surpris, évidemment, ni qu'ils le mettent sur le même plan qu'une "Warda", au moins dans la manière d'annoncer la "disparition" de ces deux "chanteurs", mais la prononciation, comme très souvent dans la langue telle qu'elle se parle, suffit à remettre les pendules à l'heure. Une des caractéristiques les plus saillantes de cette émission et de ses animateurs est de parler de la culture vue depuis le monde d'après. Et en effet, vue depuis le monde d'après, Warda est une figure aussi importante (sinon plus) que Diétriche Ficheur Diésco. Ces "journalistes" (Laurent Goumarre, Matthieu Conquet, Manou Farine, Benoît Lagane) sont très forts pour donner l'impression fascinante qu'ils connaissent tout sur tout, que pas un pan de ce qu'ils nomment "la culture" ne leur est étranger, ce qui est vrai, en un sens. Par leur aptitude sans égal à mettre sur le même plan, à aplanir le paysage artistique, à le rendre hyper-démocratique, conforme aux souhaits de la société hyper-festive, ils sont la pointe avancée du journalisme en cette époque où la culture est précisément ce qui est en train de tuer l'art, ou, en tout cas, de le rendre inoffensif, gentil, avenant, plaisant, pédagogique, moral, enfin, pour tout dire et pour employer leur adjectif favori : citoyen. Le grand talent de Laurent Goumarre et de ses amis, je l'ai déjà écrit maintes fois, est d'être capables d'inviter dans une même émission, disons par exemple Leif Ove Andsnes et un tagueur analphabète, et de mettre tout le monde en situation de sembler parler tout à fait naturellement le même langage, et plus fort encore, de parler de la même chose, de dire la même chose, avec cette belle fluidité et ce merveilleux effet d'ensemble qui caractérise les plus belles réalisations de Cordicopolis. Laurent Goumarre et ses amis sont des citoyens exemplaires qui, à ce titre, pourraient tout à fait prétendre, au train où vont les choses, à se retrouver bien vite dans l'un de ces nombreux ministères aux intitulés délicieusement orwelliens qui fleurissent aujourd'hui en France. Ministère de l'Horizontalité citoyenne, ministère du Conflit désamorcé, ministère de la Transparence infinie (avec son annexe, le secrétariat à l'Écran total), ministère du Réel reporté à une date ultérieure, ministère de l'Avenir de l'homme, ministère des Tâches ménagères équitablement réparties, ministère du Respect, ministère de l'Égalité des civilisations, ministère des Non-Races, ministère du Lien social, ministère du Genre choisi, ministère de la Transformation continue, ministère du Changement ininterrompu (ces deux-là ont quelques points communs, mais on nous assure que les personnels sont jalousement divers, bien qu'ils maintiennent une cohérence gouvernementale au-dessus de tout soupçon), ministère de la Créativité générale, ministère du Ressenti partagé (avec son secrétariat aux blogs), ministère du Commentaire encouragé, ministère de la Différence, ministère de l'Autre (un des plus importants, avec le ministère de l'Extérieur), ministère du Remords béat et de l'Outremer, ministère du Tourisme obligatoire, etc. L'"audiovisuel" mène à tout, surtout aux plus hautes fonctions, en régime post-culturel. (Quand je dis "post-culturel", il faut bien entendu comprendre que ce régime est le régime culturel par excellence, comme si la culture n'avait eu d'autre désir que de se "dépasser" elle-même, un peu comme la modernité. Le temps des ministères de la Culture correspond exactement au temps où celle-ci s'est retournée bathmologiquement en son exact contraire, comme ces cellules malignes qui prolifèrent pour mieux se détruire. Pas besoin de sortir de revolver : la Culture s'est elle-même suicidée, par un mouvement préventif d'une exquise politesse. On n'a pas assez remarqué, me semble-t-il, la chronologie significative qui a fait succéder André Malraux à Marthe Richard : l'aviatrice espionne a "fermé les maisons closes" (tout de même un exploit sémantique remarquable qui pourrait en remontrer aux enfoncements de portes ouvertes de l'art contemporain !) alors que le fumeur d'opium a ouvert des maisons dont le nom même allait contribuer à effacer durablement de la mémoire des Français ce dont elles étaient censées être les demeures. Dans l'un et l'autre cas (les dieux sont facétieux !), il y a comme un goût de magie noire et ironique : en voulant cacher les prostituées on les a exposées dans la rue, et en voulant montrer et démocratiser la culture on l'a reléguée dans les catacombes, à destination de quinze personnes.) Bref, Laurent Goumarre et Frédéric Martel sont les grands oubliés du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, mais je ne me fais pas beaucoup de souci pour eux, les remaniements ne sont pas faits pour les chiens, et au jeu des chaises musicales, les radio-mutins de Panurge ne sont évidemment pas les plus mauvais.

J'ai un peu honte de le faire maintenant, après ce qui précède, mais j'ai tout de même envie de dire un mot de la mort du "baryton" de Laurent Goumarre. La nouvelle de son décès m'est parvenue alors que j'étais en voiture, hier, au début de l'après-midi. On se trouve toujours un peu ridicule en proclamant que la mort d'un grand artiste nous peine et atteint en nous quelque chose de profond, et j'ai personnellement toujours un peu de mal à le croire, quand j'entends autrui me faire part de ce genre de sentiments. Et pourtant. La mort de Fischer-Dieskau m'a angoissé, en plus de me toucher au cœur. J'ai physiquement senti le doigt de la mort (j'ai eu l'impression que je comprenais de quoi il était question). Il était un modèle pour moi, quelque chose comme un père lointain, un père qu'on s'est choisi, après mûre réflexion. (Je me souviens encore de ma colère, il y a plus de trente ans, quand j'avais lu son nom sous la plume de Roland Barthes. J'étais rentré à la maison scandalisé et j'avais lu le passage à mon amie, en lui disant que Barthes ferait mieux de se taire, et (je me souviens encore de ce trait) qu'il se conduisait comme tous les amateurs (je crains d'avoir employé des mots plus brutaux) qui ne comprennent pas de quoi il s'agit, quand ils parlent de musique. J'avoue qu'à l'époque je ne connaissais pas du tout Panzéra, et qu'il m'est arrivé plus d'une fois d'avoir honte, par la suite, en pensant à ma fureur d'alors. Pourtant, je continue de croire que Roland Barthes avait tort.) L'angoisse dont je parle vient peut-être du fait qu'un des derniers musiciens (au sens où j'entends ce mot) m'a quitté (je ne dis pas "nous" a quittés, car je me fiche éperduement qu'il ait quitté le reste du monde), je ne sais pas, mais le fait est que c'est comme si j'avais alors contracté une maladie incurable. Je me suis senti affaibli, fragilisé, vulnérable, je veux dire beaucoup plus vulnérable qu'auparavant, et j'ai failli garer la voiture sur le bord de la route, afin d'encaisser le coup. Pas réellement triste, mais vraiment atteint, et un peu en colère, comme lorsque les très proches nous font comprendre qu'ils ne tiennent plus vraiment à la vie, malgré qu'on soit là à les supplier de "rester pour nous". Je connais son Schwanengesang et son Winterreise par cœur (je parle de ceux qu'il a enregistrés avec Gérald Moore), et j'entends encore mon maître Alsina me demander d'imiter la voix de Fischer-Dieskau, dans tel ou tel passage de piano que je ne parvenais pas à rendre comme il le souhaitait. Ce musicien-là a été si important, pour ma génération, qu'on ne sait pas quoi en dire réellement, tellement il a innervé et nourri (tenu, à distance) notre travail de chaque jour. Il restera pour moi associé à Elisabeth Schwarzkopf ; c'était les deux modèles indépassables, ceux en tout cas qui m'auront fait comprendre, et sentir, que la musique est bien plus que du son, bien plus que du plaisir, et infiniment plus que la maîtrise d'un instrument, même s'ils étaient paradoxalement tout entiers du côté de la maîtrise instrumentale. Il faut l'avoir vu faire travailler sa femme, la magnifique Julia Varady, pour comprendre sa morale d'homme et de musicien, et pour savoir qu'avec lui, qu'avec eux (je parle de l'espèce de couple symbolique qu'il formait avec son aînée, Schwarzkopf) un monde a péri à jamais. À force, on ne se rend même plus compte qu'on est un étranger sur Terre et dans son propre pays, quand ruines et tombes sont devenues les seules choses réelles. L'Absence est devenue le mode d'être "par défaut", comme on dit sur Internet.

Schwarzkopf d'un côté, Warda de l'autre, et au milieu, un baryton disparu… Ce n'est pas de la nostalgie que je ressens aujourd'hui, c'est de l'effroi

vendredi 18 mai 2012

Délivrance




"Soyez un homme de votre temps, achetez votre mauvaise conscience !" Mais pas n'importe laquelle, s'il vous plaît ! Achetez la Mauvaise conscience de Georges, achetez de la mauvaise conscience de qualité ! Durable, équitable, ne polluant que ceux qui l'ont mérité, elle est fabriquée selon les normes les plus exigeantes, par de vieux héritiers blancs ayant eu de la famille dans le gouvernement du maréchal Pétain et qui vont à Canossa sur les genoux en passant par Damas. Nos stocks ne sont pas inépuisables, la machine tourne à plein régime, les prix vont grimper, ils grimpent déjà !

À propos de conscience, Georges annonce officiellement qu'il augmente de trois cent trente pour cent son propre salaire mensuel, à compter d'aujourd'hui. Le but avoué de cette manœuvre est d'être plus riche que Cécile Duflot. Sans doute alors voudra-t-elle bien considérer la proposition de Georges de la prendre en levrette, la fenêtre ouverte sur les lavandes et le seringa. Alors, tandis qu'elle jouira bruyamment en affolant les vaches alentour, il lui récitera du Pindare en la fessant violemment. L'Orgasme de Fessenheim, rien de moins, cœur fondu et réactions en chaîne : les digues vont lâcher, les dogues se lâcher, le grand orgue en introduction, le philharmonique avant le dessert, et, en trou normand, un coup de bugle dans le vestibule. Il faut donner l'exemple, Cécile ! L'hémisphère sud qui l'exige le mérite amplement. 

Georges demande en outre à Ségolène d'arrêter d'appeler. Elle occupe la ligne alors qu'on attend des coups de téléphone importants. Sois raisonnable, Ségolène ! Il y a un temps pour tout ! Concentre-toi dès aujourd'hui sur 2017, tu verras qu'ainsi tu penseras moins à Georges. Ça passera, ça passera, comme tout finit par passer. Tante Glyne me le disait il y a déjà longtemps : "On se lasse de tout, mon Fifi, même des meilleures choses !" Ségolène, je te le dis tout net : à mon âge, on ne court pas deux lièvres à la fois, et au tien on doit manger de la viande. C'est ta dernière ligne droite avant la sortie de route, ne gâche pas tes chances pour la France pour un coup de chalumeau de trop ! Il a réussi ; pourquoi pas toi ? Tu ne me remercieras pas mais j'ai le sens du devoir et l'instinct des affaissements. 

"Feu !", lâche le Vice-Consul. "La France se doit", en effet. Elle se doit à tous, à tout, et surtout à toutes, à commencer par elle-même, cette vieille garce dégen(é)rée, la poitrine au vent et le cœur sur la main. Feu sur qui, Monsieur ? Mais là, tu ne vois pas, celles-zet-ceux, dans les collines, dans les campagnes, dans les vignes, dans les chemins creux du maquis ? Elles-zet-ils s'incrustent, elles-zet-ils se croient encore chez eux, elles-zet-ils ne savent pas que la France se doit. Elles-zet-ils veulent en découdre, nous allons leur donner de la piqure et du point de côté. Feu, feu, feu, sur ces trous de balle à blanc, tu auras tout le temps de réfléchir après, après le devoir, après la récitation et le spasme. Feu, foutre dieu, ou je t'envoie accompagner Fabius à Calcutta, tu feras moins le malin, les pieds nus dans la crotte ! 

Le directeur de cabinets tire la chasse plusieurs fois par heure, préventivement, non, pédagogiquement. Il faut habituer les tuyaux à faire circuler l'information étronique. C'est lorsqu'on n'a rien à dire qu'elle circule le mieux, avec une fluidité de bon aloi qui réjouit les curés laïques et les enfants constipés, derrière leurs écrans nacrés. Comme la France, le Canal laqué + de la Bonne Parole se doit de n'être jamais bouché. Lieux de traverse tous les deux, au hasard du GPS (passant la frontière, le Coyotte annonce une zone de danger de mille kilomètres et invite à ralentir fortement, et plus si affinités, car les radars de Maman Cordicopole guettent). Tous ceux qui ont été nourris au sein de l'égagalité du vieil incontinent vous le diront : se frapper le cardon et faire son auto-critique plusieurs fois par jour n'est qu'un préalable, ça ne suffit pas. Ce qu'il faut, c'est anticiper, être dans l'après avant même le maintenant. Barak l'a dit, François le fera. Et l'on nous répétera que ça n'a pas grande importance, que c'est du festif écclésial de toute manière déjà advenu. Mais je vais pour cette fois éviter le dérapage homophobe et reprendre quelques fibres optiques. Je dois encore travailler mon redressement productif, m'a fait comprendre Arnaud, tandis que George m'assure que je peux encore progresser en réussite éducative. L'informe étron, c'est maintenant, Georges ! Tu n'auras pas de seconde chance !

La seule nouvelle vraiment étonnante dans la semaine que nous venons de vivre est que Frédéric Martel n'ait pas été nommé ministre de la Culture. Je ressens cette anomalie comme une faute de goût, et peut-être même un péché. Lui seul aurait été à sa vraie place. (Non, j'exagère un peu, Kader Arif aux Anciens Combattants me semble parfaitement à sa place.) Le progressiste Hollande a encore un peu froid aux yeux, sans doute, mais soyons optimiste : à force de fouler des tapis rouges guidé par la main ferme de Maman, ses pas vont s'affermir et leur direction prendra tout son sens, qui est de nous amener à considérer l'abîme avec la joie soulagée de l'étron qui se dirige vers la sortie. Enfin !, semblent se dire tous ces gens. Après cinq années de constipation chronique, les Français se lâchent. Il restait encore quelques anachroniques grumeaux de francité, plantés ici ou là, qui empêchaient (si peu, pourtant) la circulation du désir océanique et horizontal, il était plus que temps qu'on ouvre les vannes en grand. En selles, citoyen de l'Hexagone, ton heure de glaire est venue. La France se doit !

mardi 27 mars 2012

Et pourtant ils parlent !



« Quelques animaux, dont un illettré. » (Max Ernst)


J'aimerais oser parler du silence des bêtes, pour reprendre ce magnifique titre d'Elisabeth de Fontenay. Ce silence tellement fascinant, tellement "humain d'inhumanité", tellement reposant, tellement intimidant. Ma vie, malheureusement, me conduit aux endroits où la noise ne laisse que peu de place à une si bienheureuse absence. Plus je me retire du monde réel, plus j'entends son fracas inepte et furieux. J'en viens à croire que l'île déserte n'a été inventée qu'à la seule fin de représenter la pointe toujours absente d'un désir aussi vain que commun, qu'elle n'est que la reproduction un peu décolorée d'une réclame désuète mais pourtant indépassable.

Disons les choses un peu brutalement. En-deçà d'un certain seuil d'intelligence, ou au-delà d'un certain niveau de sottise, il devient impossible de se faire comprendre de ces bestiaux-là (les "ils" qui pourtant parlent). Plus on essaie, plus on fait l'effort de traduction nécessaire à cette entreprise grandiose qui est de parler à l'Homme, et plus vite la sanction tombe, majestueuse dans sa simplicité indifférente : on ne passe pas. On tintine, on gringotte, on gruine, on rougnonne, on roume, on baronne, on grillotte, on chicotte, on trinsotte, on pulpette, on croasse, on frigulote, on pipie, comme dirait l'abbé de Marolle, mais on ne passe pas ! Je ne peux même pas dire, comme le spectateur des Mariés de la Tour Eiffel : « Si j'avais su que c'était si bête, j'aurais amené les enfants. » D'abord je n'ai pas d'enfants, Dieu merci, et surtout je n'aurais pas su les amener. Quels sont ces lieux où les hommes croient pouvoir se comporter plus mal que des hyènes, quelle carte géographique aurait le culot et l'impudeur d'en indiquer les coordonnées ? Là se trouvent les véritables déserts, ceux qu'on n'ose pas même nommer de peur d'y être aspiré par une force maléfique et sans volonté. Et puis les animaux, les vrais, ceux qui ont une âme, n'aiment pas ces trous noirs maudits où l'indéchiffrable destinée humaine se consume sur elle-même. Ils les fuient comme la Peste qu'ils sont en vérité, la peste d'une langue qui se mord la queue et avale ses propres enfants, où les âmes sont dispersées aux quatre coins de l'univers par un typhon placide. L'ennui est qu'on manque de mots, ou plus exactement de catégories. Si l'on veut caractériser la langue qui se parle, là, la chose qui se dit, le geste qui se fait, l'action dont on est le témoin, il nous vient par habitude et paresse les qualificatifs qu'on applique d'ordinaire aux bêtes, aux animaux, aux êtres sauvages, incivilisés, incultes, inurbains qui peuplaient la Terre avant nous. Se nourrir et se reproduire était leur seule morale, et personne ne saurait leur reprocher cette stricte adaptation aux besoins sans tomber dans la fable ou la légende. Pas de plus heureuse cohérence que celle qui fait persister à être.

Mais ce n'est pas ça. Il faut oser se ridiculiser en affirmant que la pire des bêtes est moins inhumaine que les humains qu'on rencontre dans ces lieux qui prétendent figurer le sommet du triangle de la civilisation : je parle des lieux culturels. Nul besoin de GPS pour trouver "les lieux culturels" ! Suivez votre instinct : là où la goujaterie le dispute à la muflerie, là où la grossièreté est la règle d'or, là où la stupidité atteint son comble et fait fuir les reliquats timides de ce qu'on nommait jadis la Beauté, là se trouve désormais la Culture. Là elle a fait son nid, de là elle diffuse, là elle attire tout ce que les cités comportent de déchets, de papiers gras et collants, d'êtres fétides et patibulaires, dans un mouvement à la fois centripète et centrifuge, car non contente d'attirer en son sein l'humanité désœuvrée et radio-passive, elle la renvoie ensuite infecter la cité. Elle est la nouvelle religion, la religion de ces humains dont le progressisme emphatique et hystérique cache mal un conservatisme désespéré et flatulent, qui ne fait que ressasser (depuis quarante ans) indéfiniment les reliefs désarticulés d'une sous-culture décadente. Les petits robots lobotomisés et tristes qui fréquentent (comme on le disait autrefois pour les relations sexuelles des jeunes gens), vont par la ville, ressort remonté par une main invisible, infatigables soldats de la Cause. La Bonne Cause. Plus ils sont vitrifiés, lubrifiés, programmés à faire leur éternel petit sermon bancal en nov'langue, plus ils ont de succès. La Cause les remercie, leur trouve des filles, des places, des emplois, des statuts. Ils sont les notables d'aujourd'hui, sans la culture et les lectures de ceux de naguère. Leurs sorties (car ils sortent beaucoup) ressemblent à s'y méprendre aux allers et venues des bigots d'autrefois. Ils ont des abonnements de toutes sortes, comme leurs ancêtres allaient à toutes les messes, ils vont à toutes les "manifestations", ils sont de tous les "événements". Comme on reconnaissait leurs pères à leur vêture et à leur parlure, on les reconnaît à ce qu'ils ne s'habillent jamais ni ne savent parler. Ils viennent comme ils sont, et c'est déjà énorme, et c'est déjà tout. S'ils sont musiciens, ils ne saluent pas le public, ils veulent en tout point lui ressembler : et comme celui-ci ressemble à tout, c'est-à-dire à rien, plus rien ne distingue le musicien de son public, ce qui ma foi me semble tout à fait dans l'ordre des choses, puisque ni les uns ni les autres n'ont à leur disposition quelque chose qui ressemblerait à un savoir, à une connaissance, à une technique, disons-le d'un mot, à un art. La dette est exclue une fois pour toutes du circuit symbolique qui réunit le producteur du consommateur ; je ne vous dois rien, vous ne me devez rien, nous sommes à égalité. Dès lors en effet que "l'artiste" n'a à sa disposition aucune réelle expertise, aucun langage propre, aucune langue travaillée jusqu'à la corde (c'est-à-dire jusqu'au cœur), comment pourrait-il se différencier du vulgaire venu "participer" à la messe dont le vin est mauvais et le pain rance d'avoir tant servi ? Le postulat étant : « je ne suis pas plus artiste que vous », comment pourrait-il y avoir quelque chose, ne serait-ce qu'un je ne sais quoi, qui passe de l'un à l'autre ? Comment donner lorsqu'on on n'a rien à donner ? La chose, ou l'absence de chose, passe de main en main comme un furet visqueux et réfléchissant où chacun ne fait que se regarder et se trouver tout à fait comme il faut. En général, à ce type de production correspond très naturellement le verdict : sympa. Comment pourrait-il en être autrement ? "Sympa", cela signifie qu'on est ensemble, que c'est convivial (comme si l'art pouvait être convivial !), qu'on va passer une bonne soirée (ah, comme on l'entend, ça, le fameux « bonne soirée » !), et cela signifie surtout et en fin de compte qu'il se produit du "on". La Culture (celle qui a remplacé l'art), désormais, sert avant tout à produire du "on". Le "nous" n'existe plus dans la société et le "je" n'existe plus dans l'art, ou plus exactement le "je" est naturellement exclu d'une société dont l'art a été chassé, et remplacé par La-Culture, sans que personne ne voit la moindre différence là où pourtant il n'y a qu'une grossière contrefaçon, du genre des photos retouchées du Stalinisme anté-Photoshop. Il y aurait beaucoup à dire, d'ailleurs, de la chronicité qui a pu produire le goulag et le Numérique, la manipulation sans fin des symboles et des vivants, la mise au même niveau du simulacre et de la production réelle. Comme si la "démocratie radicale" n'était que la fille naturelle du communisme et de la Technique. Il aura fallu des siècles et des siècles pour que l'homme s'aperçoive que la Terre était ronde, qu'elle était en mouvement, mais il aura suffi de quelques décennies pour la rendre plate à nouveau. Notre prodigieuse époque a réalisé l'exploit de faire que la Terre ne tourne plus, l'a arrêtée dans sa course ; il est toujours midi, désormais, où qu'on soit, quelque langue qu'on parle. Midi, l'heure où le soleil est à la perpendiculaire de l'homme couché dans son tombeau, où les ombres s'enfuient avec la mémoire, où tout est aplati par la lumière impitoyable du présent indépassable… Il y a deux sortes de morts : la mort qui est associée à la nuit, à la disparition, à l'ombre, au vide, au manque, à la perte, au froid, à l'unique, celle qu'on n'ose plus nommer ; et il y a la mort moderne, enchâssée dans la reproductibilité sans fin de la Technique, la mort en plein soleil, sans pourriture, sans hurlements, sans larmes, cette mort bien plus terrible, qui n'ôte rien, qui ne referme pas la phrase d'une vraie ponctuation, cette mort qui se signe des trois points (bref arrêt sur image) n'appelant qu'un remplacement, que l'image d'un autre corps, d'un autre être, pas plus vivant que le précédent, dans la grande horizontalité morne du présent arrêté.

Francus était là. Il est traducteur. Il me dit qu'il doit traduire des textes qui, n'ayant pas le moindre sens dans la langue dans laquelle ils ont été rédigés, doivent être inventés de toute pièce. Bien sûr, personne ne s'aperçoit de rien, ce qui est bien naturel, puisque le scripteur lui-même ne sait pas ce qu'il a voulu écrire. Cet "écrivant" produit donc des textes dont il attend (peut-être) un sens par le biais de la traduction. Il y a là quelque chose qui nous plonge dans une sombre angoisse métaphysique. Mais à la réflexion, il n'y a pas de raison. La traduction est désormais le fait des machines. Les machines ne pensant pas, elles peuvent en toute bonne foi inventer un sens qui n'était pas là, qui n'a jamais été là. Leur absence de scrupules les délivre du doute, et du désir qui fait qu'un homme veut toujours s'approcher d'un autre homme, quitte à le tuer. Dans une des pièces de mon disque ("Double silence plein la bouche"), intitulée « Richard Travaille ! », je raconte "la journée d'un compositeur". On l'entend qui tape à la machine (oui, les compositeurs utilisent des machines, dorénavant), après avoir écouté des enregistrements de voix qui parlent. Il traduit. Seulement, il traduit des langues qui n'existent pas, des mots qui n'ont pas le moindre sens. Ce sont des robots qui parlent, et l'homme est donc là pour donner un sens à ce qui n'a aucun sens. On pourrait penser, à première vue, qu'il s'agit bien là du travail du compositeur, puisqu'il est censé inventer une langue. C'est tout le malentendu. Un vrai compositeur, me semble-t-il, doit traduire ce qu'il entend intérieurement, ce qui le traverse. Il n'invente rien, au sens où l'on entend ordinairement ce terme. Il n'y a que les sourds qui ont besoin d'inventer. Depuis que tout le monde est artiste, les sourds ont envahi le monde des compositeurs, on s'en doute. Ceux-là (les sourds) n'ont de cesse d'"inventer", d'"avoir des idées", de produire des concepts (ou de s'y adosser). Le même phénomène exactement est à l'œuvre en littérature. Depuis ce moment-là, on entend les mêmes connasses qui prennent la pose et vous disent, parlant d'un livre : « C'est bien écrit. » Bien écrit ? J'aimerais bien un jour qu'on m'explique ce que cela signifie, exactement. Quand j'entends ce syntagme figé, j'ai toujours dans l'oreille les mots d'Albert Cohen, dans le Livre de ma mère : « Ce rouge, comme il est sensuel ! — Et ta sœur, elle est sensuelle ? » Tous ces livres sans le moindre style qui sont paraît-il "bien écrits", toutes ces musiques sans musique qui seraient paraît-il bien écrites ? Foutaises ! Oh, je sais bien que je parle de moi aussi, soyez sans crainte. Depuis que je suis enfant, j'ai la conscience très développée de la nullité absolue de ce qui n'est que médiocre. En art, la médiocrité est plus mortelle encore que la nullité, je le sais depuis toujours. Mon père m'a au moins transmis cela. Il y a bien longtemps que les artistes médiocres ont cessé de se suicider, et c'est sans doute cette absence de suicides qui a fait le plus de mal à l'art. Désormais, nos non-suicidés sont "intermittents". Ceux qui se suicident aujourd'hui sont gardiens de prison ou "profs". On les comprend. Combien de fois me suis-je dit que me suicider me priverait de Bach, de Strauss ? Ces pauvres "profs" n'aiment de toute façon ni Bach, ni Strauss, que leur reste-t-il alors à regretter ? Vont-ils réellement regretter le RAP ? Quand-même pas.

Je ne sais plus qui disait : « Pour maîtriser une langue, il faut en parler au moins deux. » À l'heure où plus personne ne parle une seule langue, on ne s'étonnera guère que la maîtrise d'un langage (d'une techne) soit devenu aussi courant que la courtoisie et la délicatesse de sentiments. Si l'on mesure ces aptitudes à l'aide d'un thermomètre, je pense qu'on approche du zéro absolu, qu'on devrait atteindre, au train où vont les choses, avant même que je sois en terre. De même que l'homme a mis des siècles à comprendre (partiellement) où il avait l'honneur d'avoir pris racine, il a mis des siècles à se séparer de la sauvagerie qui était naturellement en lui. Je crois qu'aujourd'hui, et cela en quelques années, s'est opéré un retournement spectaculaire : l'homme est désormais à l'écoute de la bête, dont le silence nous interroge plus que jamais sur ce qui fait (ou défait) notre humanité. La gratitude n'est pas le propre de l'homme, on le sait, alors que les animaux nous disent sans cesse "merci !". J'ai la chance de vivre auprès d'un être qui sait me dire "merci" en toutes les langues, et cela cinquante fois par jour. Cela me console un peu de la sauvagerie fruste des humains que j'ai croisés durant les quelques jours où j'ai dû sortir de ma demeure. Ma chienne n'est jamais grossière. C'est un privilège dont je mesure le prix à chaque instant.

Comment en est-on arrivé là ? L'autre jour, presqu'innocemment, je dis à l'un de mes amis que le site d'une connaissance commune est à mes yeux insupportable. Pourquoi insupportable ? Insupportable de prétention, gonflé d'une boursouflure à la fois naïve et retorse, bardé de citations mal comprises — mal comprises dans le meilleur des cas. Je dois prononcer ces mots : « Tout ce que je déteste ». Que n'avais-je pas dit là ! Interruption instantanée de l'image et du son, pour une grosse semaine, alors que nous nous écrivions quotidiennement, d'ordinaire. Réponse du genre : « Je me fiche de ce qu'il écrit ; je l'aime ! » [C'est moi qui rétablis la ponctuation et les signes syntaxiques.] Il faut donc comprendre que ce que l'on écrit n'a aucune importance, que ce n'est écrit que pour… Pour quoi, en définitive ? Comme on choisit une cravate, une paire de chaussettes, un slip ? Comme un chien marque son territoire en pissant sur le trottoir ? Oui, je pense que la comparaison n'est pas si mauvaise. D'ailleurs combien de gens disent "c'est marqué", pour "c'est écrit" ?! Allons-y pour Levinas, Deleuze (non, pas possible ???), et toute la caravane habituelle… Il y a des philosophes-écrivains, comme ça, qu'on peut acheter en gros au marché aux puces de la "pensée", semble-t-il. « Tiens, je vais vous prendre un kilo de Derrida, cette semaine, je vais beaucoup sortir. Allez, mettez-moi cinq cents grammes de Foucault, ça peut toujours servir, je vais dans le XIIe. Ah mais je vois que le Barthes est en soldes ? On peut avoir un prix de gros ? J'me fais un site, vous comprenez ! » Aucune importance, ce qu'on écrit, ce qu'on dit, et en prime, il est interdit d'avoir la moindre discussion sur ce qu'on avance. Après une entrée en matière pareille, on se demande un peu de quoi est faite l'amitié en question, haut proclamée. Si au moins ils baisaient ensemble, mais non, ce sont juste des "amis". Cette peur panique de la discussion, ou le mépris en lequel elle est tenue, si ce n'est pas un signe de la barbarie, alors je ne comprends plus rien à rien.

Et de fait, je peux, quelques jours seulement après cette non-explication, prendre toute la mesure du non-prix de la Parole, écrite ou donnée. Le "musicien" en question, ayant beaucoup insisté pour jouer avec nous, alors qu'il n'en était pas question au départ, décide de ne pas avoir à donner la moindre explication, le jour-même du concert prévu depuis six mois, quand il décide d'être malade et donc de ne pas se présenter pour le concert. Je sais, la chose paraît tellement invraisemblable qu'il faut que je la relate dans le détail. Le matin du concert, comme cela se fait fréquemment, je téléphone à la personne qui organise la chose, pour "prendre la température" et incidemment lui dire que tout est normal, de mon côté. Ce gentil garçon me dit que le percussionniste en question est "malade". Je reçois l'information sans trop d'émoi, je l'avoue. En effet, en quarante ans de "carrière", j'ai eu le temps d'en voir, des musiciens malades (y compris moi). Je dis deux mots, du genre : « Ah, c'est dommage, il ne sera pas en forme. » Mais j'appelle tout de même le troisième larron. Là, j'apprends que la "maladie" du percussionniste (que j'ai croisé à mon vernissage l'avant-veille, et qui m'avait l'air tout ce qu'il y a de plus en forme) va « l'empêcher de jouer ». On s'attend, vous vous attendez tous, j'imagine, à ce que la maladie en question l'ait cloué sur une table d'opération, ou qu'il soit à l'article de la mort… Las, il s'agit d'une "grippe", nous dit-on. J'avoue que je vois rouge. Jamais, je dis bien jamais, pas une seule fois, je n'ai vu un musicien ne pas jouer parce qu'il avait de la fièvre. Tous ceux qui sont montés sur scène vous le diront : le meilleur médicament est encore la décharge d'adrénaline qu'on reçoit quand on doit se produire en public. Ce médicament n'est que provisoire, certes, car c'est pire après, mais il est incroyablement efficace. On n'imagine pas le nombre de concerts qui devraient être annulés si l'adrénaline n'existait pas ! Bon, on n'a jamais vu ça, mais après tout, il faut bien un début à tout, et la Haute-Savoie semble-t-il est généreuse en surprises en tout genre. Je fais donc contre mauvaise fortune bon cœur, et m'étonne simplement que personne n'ait songé a remplacé le grand malade, ce qui, encore une fois, se fait, dans ces cas-là. A-t-on jamais vu un siège vide, dans un quatuor, même en cas de mort subite ? Mais l'affaire ne s'arrête pas là. J'apprends, dans la même conversation, et là je dois dire que la bile commence à envahir dangereusement mon cerveau, que le grand-malade en question, à qui l'on disait gentiment : « Tu pourrais quand-même téléphoner [à quelques heures du concert] pour dire que tu ne peux pas jouer ce soir » répond tout benoîtement : « Ils vont bien s'en apercevoir, que je ne suis pas là ! » Je ne sais pas si vous entendez bien la phrase que je viens d'écrire, alors je vais la recopier : « Ils vont bien s'apercevoir que je ne suis pas là. » "S'apercevoir", verbe pronominal du troisième groupe. Genre : « Ben quoi, chuis malade, c'est comme ça ! » Je suis comme je suis, il faut me prendre comme je suis, je viens (ou je ne viens pas) comme je suis, etc. On a là une forme particulièrement aboutie du soi-mêmisme contemporain, le soi-mêmisme dans toute sa splendeur, presqu'un diamant, dans le genre. Non seulement la parole donnée n'a aucune, mais alors aucune importance, mais en plus il n'y a même pas besoin de s'excuser d'y manquer, ce qui est somme toute très logique, pour une parole tellement dévaluée. Rien à fout', comme dirait Papa. « J'ai oublié j'ai oublié ! » me répondait la secrétaire d'une petite entrepreprise qui venait de manquer gravement à sa parole – me mettant dans une situation très ennuyeuse —, voulant sans aucun doute me signifier par là qu'on n'allait quand-même pas en faire un fromage, quoi ! Je n'allais tout de même pas avoir le mauvais goût de lui faire le moindre reproche, à cette brave dame, et tant pis si les vingt-cinq tableaux commandés (et payés…) n'étaient pas prêts à temps pour l'exposition ! J'ai oublié j'ai oublié… Chuis malade chuis malade… Voilà… Il vous faut comprendre que si vous persistez à trouver cela anormal, c'est que VOUS êtes anormal, que VOUS êtes un chieur, que VOUS êtes trop "à cheval sur les principes". Dégagez, y a rien à voir. En résumé, si l'on vous manque de respect, c'est que vous êtes, vous à qui on a manqué de respect, dans votre tort. Si l'on manque à la plus élémentaire politesse, je dirais même à la plus élémentaire décence, il faut traduire ça par : à la bonne franquette, j'veux dire. Tu voulais un percussionniste, t'en n'as pas, c'est comme ça et pis c'est tout. On peut tirer de cette petite mésaventure une autre conclusion, parmi beaucoup d'autres, toutes aussi édifiantes : le type qui se gargarise de Levinas sur son site est capable de se comporter de cette façon-là. Levinas, le philosophe qui, parlant de l'impératif de la politesse, nous dit qu'il s'agit de dire "après vous", de toujours en quelque sorte faire passer l'autre AVANT SOI. On peut donc à la fois citer Levinas à tour de bras et se comporter comme le dernier des mufles, comme le plus minable des "racailles" de banlieue. Cet "à la fois" est vraiment très intéressant. Cela ne peut pas ne pas signifier que la parole n'a effectivement plus aucune valeur, et plus encore, que le principe de non-contradiction est désormais aboli une bonne fois pour toutes. Il n'est même pas question de chercher à se justifier. Le "c'est comme ça" est une clef qui coupe court à toute discussion, à toute justification, à tout remords, à toute vergogne, à tout souci (de l'autre, mais aussi de soi). On conçoit qu'avec de tels humains il ne soit guère facile de "faire de la musique", et je dois donc m'estimer heureux de cette maladie inopinée et providentielle. Je ne m'étonne donc pas non plus que la prose d'un type pareil soit absolument imbitable, sans queue ni tête, sans aucun respect pour la langue qui nous constitue et participe de notre être le plus profond. Ces gens-là n'ayant aucun respect pour eux-même, comment pourraient-ils en avoir pour la langue ? En revanche, ce sont bien les mêmes qui vous feront des leçons de morale à tout propos, vous expliquant qu'ils sont des résistants-par-nature, eux, et qu'en conséquence ils ne sauraient que se trouver toujours et à jamais du bon côté de la barrière ! Les Justes sont déliés par nature de toute justification à apporter à leurs actes… puisque justes ils sont ! Ils n'hésiteront pas, ces courageux hommes de bien, à dénoncer (ils adorent dénoncer) les méchants coupables d'antan, les Karajan, les Furtwängler, les Schwarzkopf, tous ces horribles et sombres personnages qui ont fait, bien sûr, le malheur de l'humanité, pendant que nos doux bambins ne songeaient, eux, qu'à nous rendre la vie douce et facile, nous berçant de leur sublime musique et de leurs bons conseils d'hommes du Bien. Ces Gentils-par-nature auraient été des héros pendant la guerre, des résistants à toutes les oppressions, et ils ont, nous le constatons chaque jour, grandement œuvré à faire de l'art contemporain la sublime et passionnante chose qu'elle est devenue. Rendons grâce, mes frères, à ces artistes hors pair ! Sans eux, je n'ose même pas imaginer dans quel monde nous vivrions… Ils ont vaincu, c'est un fait. La langue est par terre, la syntaxe est détruite, la ponctuation est sens dessus dessous, plus personne ne se comprend (ce qui devrait tout de même les alerter un peu, s'il leur restait un fond d'intelligence), l'art est ridiculisé chaque jour, le RAP est l'égal de Wagner (que dis-je, il lui est bien supérieur !), nous nous débrouillons avec quelques dizaines de pauvres mots défigurés, mais le Grand Bénéfice est atteint : il n'y a plus ni frontières ni genres ni styles ni catégories ni hiérarchies. Hourra ! Hosanna ! Tout le monde voit bien, tout le monde peut constater que le bénéfice est immense, sans commune mesure avec les sacrifices auxquels il a fallu consentir ; "On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs", disait-on déjà du temps où nous étions tous éperdus d'admiration pour le Grand Timonier ou les sympathiques progressistes amis du genre humain, au pouvoir en URSS. Les œufs, ce sont la beauté, l'honnêteté, le travail, l'artisanat, le savoir-faire, la lente maturation d'un langage original qui se cherche durant une vie entière, le respect de ceux à qui l'on s'adresse, le Surmoi (le Surmoi étant "déconstruit", ne reste que le Moi, le tout puissant Moi du Soi-mêmisme…). L'omelette, je n'ai pas besoin de la décrire, vous en mangez chaque jour…

Marguerite Yourcenar disait que « la musique est discrète, elle ne se plaint pas, et quand elle se plaint, elle ne dit pas pourquoi ». J'ai déjà écrit à plusieurs reprises que « la musique a peur », et qu'elle se cache. Je voudrais que la musique se plaigne, qu'elle ose se plaindre, qu'elle puisse dire pourquoi elle se plaint, mais je sais que Yourcenar a raison, qu'elle ne le fera jamais, car telle n'est pas sa fonction, telle n'est pas sa morale. La pudeur est encore un de ses attributs véritables. Au moins se cache-t-elle, et j'espère de tout mon cœur qu'elle restera cachée jusqu'à des temps meilleurs, si le Temps lui-même ne décide pas de se dérober sous nos pas de rhinocéros.

Comme Chantecler, le coq d'Edmond Rostand qui croit que c'est lui qui fait lever le soleil grâce à son chant matinal, les animaux de cette basse-cour moderne se payent de mots, et croient qu'on peut convoquer l'art à coups de cris vermeils lancés d'une trompette éraillée. Dans cette même pièce, le chien Patou dit de lui-même qu'il n'est qu'un bâtard, un horrible mélange, mais il tire gloire de cette condition, et lance : « Mon âme est une meute assise en rond, qui songe ! »

Total respect !

(Texte du 26 avril 2009 ressuscité par décret princier pour cause de crachat dans l'oreille)

vendredi 9 septembre 2011

Démocratiser la déculture




Ce matin, nous avons reçu M. le ministre de la Déculture, venu nous remettre le Grand Prix de la Déculture 2011, et le très généreux chèque de onze euros qui l'accompagne. Nous en avons profité pour lui faire visiter les ateliers où sont assemblées les nouvelles Machines à déculturer, dont l'efficacité est bien plus importante que celles que nous fabriquions jusqu'à présent. Les nouvelles machines à déculturer agissent dorénavant sur l'ensemble d'une génération, avec une marge d'erreur quasiment négligeable.

Parmi nos réalisations récentes, une a particulièrement retenu l'attention du ministre : la machine à provoquer les chocs de décivilisations. Nous en sommes très fiers. Entre nous, nous la surnommons Samuel, mais officiellement, elle porte le nom de son inventeur : Kevina. Nous avons tous eu une pensée émue pour nos deux premières machines, la machine à débloguer, celle qui nous fit connaître il y a quatre ans déjà, ainsi que la machine à mesurer le vide. Comme le temps passe !

Nous avons également pu faire part au ministre de nos ambitieux projets, dont l'un tout particulièrement, déjà bien avancé, nous tient à cœur : la machine à augmenter l'oubli. Sans tout révéler, nous pouvons dire qu'elle agit en plusieurs étapes. D'abord une diminution drastique des dénivelés, préalable nécessaire, puis un flou gaussien de très fort coefficient appliqué aux repères historiques (dates, événements, personnages), et enfin une mise à plat des différentes strates temporelles, qui paraissent dès lors tout à fait interchangeables, sinon identiques. (J'omets volontairement un des éléments, le plus important, car nos concurrents ne dorment jamais.) Le tout ne prend que quelques heures, et ne laisse quasiment pas de traces. Nous avons bon espoir que cette nouvelle réalisation sera opérationnelle dès 2012.