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dimanche 22 décembre 2024

Les mauvaises fréquentations

 

Parfois je suis pris de vertige devant tous ces gens qui se passionnent pour la politique, qui ont des références politiques, des souvenirs politiques, des théories, des rêves, des amitiés politiques, des rendez-vous, des bibliothèques politiques, des agendas politiques, des pronostics politiques, des blagues et des chansons politiques, un inconscient politique, et même une déco politique, dans leur trois pièces cuisine de la banlieue de Lyon ou de Nice. 

Quand j'avais dix-huit ans, j'ai accompagné un chanteur occitan (engagé, donc) pour une tournée et un disque, durant quelques semaines. J'avais à cette occasion rencontré des militants, la plupart communistes, dont beaucoup étaient charmants, mais qui avaient envers moi une méfiance instinctive, presque animale. J'étais l'irresponsable du groupe. Et moi, de mon côté, je ne pouvais pas ne pas les regarder comme s'ils souffraient d'une maladie incurable. Je les trouvais gentils, intéressants, fraternels, souvent même admirables, mais c'est comme s'ils avaient été atteints d'une maladie de peau et qu'ils sentaient un peu fort.

Jo était chanteuse. Son mari était son mari, en plus d'être communiste. Jo était folle, mais très sympathique. C'était la sœur du guitariste, ils habitaient à Albi. Elle faisait penser à une albinos, tellement elle était blonde. Tout son corps était translucide. Un bocal de blancheur. Elle était amoureuse de moi. C'était assez gênant. Elle était entre nous, les musiciens, et son mari communiste, qui nous observait sans tendresse. Elle aussi l'était, communiste, mais on sentait bien qu'elle n'aurait demandé que ça, de ne plus l'être, au moins pour un moment. Pendant cette tournée, elle a senti son corps se décoller de la responsabilité collectiviste, mais ça n'a duré que trois ou quatre semaines. Elle a dû rentrer chez elle. Elle a seulement frôlé des irresponsables, et ça a mis le feu à son esprit. 

Je me rappelle la barbe du mari de Jo. La barbe, en ce temps-là, ce n'était pas du tout la barbe qu'on connaît aujourd'hui. Pas du tout. Je me rappelle encore l'implantation des poils dans ses joues, autour de la bouche, je la vois très nettement. C'était une implantation politique. Ça ne le rendait pas plus beau, au contraire. Mais, être beau, il n'en avait rien à battre, le mari de Jo. Être beau, c'était irresponsable, léger, inconscient. Au mieux, c'était petit-bourgeois. Ou bourgeois. Enfin, je ne sais pas exactement, mais ce n'était pas bien. Ces gens-là avaient une responsabilité. On la sentait bien, elle était apparente, comme une poutre, ou un sac de charbon. Elle appuyait sur leurs épaules, leur responsabilité. Ils portaient une partie du monde sur leur dos. Alors que nous, les musicos, nous étions légers, instables, limite on aurait pu s'envoler. Évidemment, ça plaisait aux filles. Et je comprends, rétrospectivement, que les maris des gonzesses, ça devait les rendre fous. 

Dans la main des communistes il y avait le monde et ses problèmes. Dans nos mains à nous il y avait les nichons des femmes des communistes. Ça fait une sacrée différence ! Je dis ça mais j'imagine que les communistes aussi pelotent les seins de leurs femmes communistes. Mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça ne se voit pas tellement. Les nibards de leurs femmes ne laissent pas de trace sur leurs visages. Peut-être parce que les maris communistes ont trop de pensées dans leurs têtes ? Ils pensent trop fort au monde ? Au prolétariat ? À la lutte des classes ? À l'Armée rouge ? À Léon Trotski ? Non, je pense que dans leur tête, il y avait surtout une idée du bonheur. C'est ça qui faisait la différence. Ils savaient, eux, à quoi ça devait ressembler, le bonheur. Tandis que nous on n'en avait pas la moindre idée. Le bonheur, pour nous, c'était uniquement un beau cul, une belle bouche, une nana qui nous regardait avec des yeux de braise, un soutien-gorge par terre. C'était ça, le bonheur. On n'était pas trop exigeant, c'est sûr.

Quand on se retourne sur son passé, comme je viens de le faire là, on est un peu complexé. On se dit : merde, je suis passé à côté des grandes questions sans même les apercevoir. Ou, si je les ai aperçues, j'ai jugé qu'elles ne me concernaient pas vraiment. C'est un peu la honte, mais il est bien trop tard pour se flageller. Par exemple, ce soir où on avait joué en première partie de Paco Ibanez dans une ville du Tarn-et-Garonne, on aurait pu partager les frissons des nanas qui étaient là, je parle des frissons politico-sexuels. On aurait dû. Le climat s'y prêtait. Et en plus il était sympa, Paco. Mais non, tout ce qu'on a vu, c'est trois ou quatre filles qui étaient baisables et baisantes, parfaitement tièdes et même tendres. Enfin, j'exagère, on a quand-même communié, hein, faut pas non plus croire qu'on était des monstres, mais tout ça était tout de même assez connoté (comme on disait) par la gymnastique lente qui allait conclure la soirée. Notre idéal politique était tout empreint d'un réalisme charnel dicté par l'impératif de la reproduction de l'espèce. S'il n'y avait pas eu la pilule, à ce moment-là, le monde serait aujourd'hui très différent, et moi-même, je ne serais peut-être pas aussi préoccupé par ces histoires sordides de maltraitance dans les EHPAD. 

Quand est-ce que ça a commencé ? En quatrième, en cours d'anglais. La quatrième, ça a été le début des emmerdes. Le début du paradis, aussi. Jusque là, on était entre mecs. Ces deux mondes-là, les filles et les garçons, étaient séparés par tout un tas de choses qui nous protégeaient sans qu'on le sache. Et tout à coup, vlan, on se retrouve avec des filles, et à l'âge où leurs nichons commencent à grossir. Évidemment, c'est une révolution comme on en connaît peu dans une vie. Une vraie révolution, sans théoriciens mais avec de vrais martyrs. 

À défaut de lui peloter les nichons, je tirais sur l'élastique de son soutien-gorge. J'étais assis juste derrière Évelyne, qui était au premier rang. La prof, Simone Desrobert (je vous jure que c'est son vrai nom) en avait une bonne paire aussi, et des lunettes, mais elle n'était vraiment pas belle. En plus elle avait une verrue énorme sur le menton qui me dégoûtait un peu. Elle m'aimait pas, Simone. J'étais un fils de bourgeois, ce qui, pour elle qui en pinçait pour la classe ouvrière, était un sérieux handicap. À l'époque je ne savais même pas ce que ça pouvait bien vouloir dire, être de gauche ou de droite. Les classes sociales, j'en avais eu un vague pressentiment le jour où l'un de mes frères aînés avait dit à ma mère : « Jérôme a de mauvaises fréquentations. » Mais ça restait très abstrait et je ne voyais pas bien ce qu'on pouvait me reprocher. C'est en quelque sorte à cause des seins de mes petites camarades de quatrième que j'ai découvert la lutte des classes. Simone m'a engueulé très durement devant tout le monde, à cause de mon obsession trop visible pour les bosses sous les pulls, et j'aurais dû lui en vouloir beaucoup. Au lieu de ça, je lui ai un jour rendu une sorte d'article journalistique dans lequel je racontais un concert de jazz auquel j'avais assisté au Poulet à Gogo, ce qui l'a mise dans une position délicate. Elle avait beaucoup aimé mon compte rendu, mais je restais tout de même un fils de bourgeois obsédé par les roberts. Simone, elle avait défrayé la chronique du lycée, parce qu'elle avait couché avec un membre d'un groupe anglais très célèbre à l'époque, qui s'appelait Soft Machine. (C'est exactement ça, une femme, quand on a quinze ans, c'est une machine molle. On n'y comprend pas grand-chose, mais la mollesse de la bestiole nous hypnotise.) Quand elle a vu que je faisais la même chose que Mike Ratledge sur un orgue Hammond, avec une pédale wah-wah, elle a été bluffée et m'a regardé d'un œil différent. Le monde est compliqué, c'est sûr. N'empêche, Simone portait toujours des pulls moulants, ça je m'en souviens très bien. Ça respirait fort, là-dessous. Il y avait une vie sous les tissus, dans les glandes, une vie bien plus palpitante que la liste des faux-amis. Lutte des classes ou pas. 

C'est marrant, parce que mon autre professeur de langue, la prof d'allemand, Fraulein Saulnier, comme on disait, elle aussi avait de gros seins. J'étais piteusement amoureux d'elle. Et, logiquement, j'étais le meilleur en allemand. Faut dire aussi qu'elle avait inventé une méthode qui nous plaisait beaucoup. Par exemple, pour nous faire retenir les prépositions, elle avait toute une batterie de gestes destinés à les graver définitivement dans nos esprits d'obsédés sexuels. Elle était nettement plus classe que Simone, Fraulein Saulnier. Elle se tenait bien droite, ce qui faisait encore ressortir sa poitrine, et elle nous vouvoyait, alors que la Desrobert nous tutoyait. Donc, pour nous aider à retenir que la préposition “entre se disait “zwischen”, elle collait sa longue main effilée, impeccable, bien droite, verticale, entre ses deux seins qu'on imaginait parfaits, à la fois ronds et lourds, tendres et terriblement arrogants. Tu parles qu'on n'a jamais oublié ça. Ma mère était venue la voir, pour lui dire que je l'aimais beaucoup. J'ai engueulé ma mère. Mais je ne lui pas raconté comment se disait "entre", en allemand. La question de la lutte des classes se posait beaucoup moins en allemand, même si c'est à ce moment là qu'Alain Dubois m'a parlé de Stirner qui, entre parenthèses, est mort la même année que Schumann. Le verbe "entrer" est entré dans ma vie par la porte grammaticale des choses, ce qui est une bonne manière de faire une poussée vers l'inconscient, encore aujourd'hui je n'en démords pas. Il fallait se colleter à la réalité, et celle-là se présentait sous son aspect le moins désagréable, le décolleté d'une prof de quarante ans, quand on en a quatorze. 

Une idée du bonheur ? J'avoue que je ne vois pas du tout de quoi il peut bien être question, surtout en ces temps dégueulasses de « fête de Noël ». Bordel, qu'est-ce que je déteste Noël ! Quelle immonde saloperie, cette fête ! Je voudrais que tous les sapins d'Occident prennent feu, que toutes leurs horribles boules multicolores se mettent à fondre lamentablement en dégageant l'odeur pestilentielle qu'elles emprisonnent hypocritement, que tout ce plastic et ce bariolage sinistre révèlent enfin leur vraie nature de crépuscule niaiseux adossé à un consumérisme brutal et égoïste. Petites étoiles de merde que Jésus Christ piétinerait de rage froide, sans un mot, je n'ai aucun doute là-dessus. Le crépuscule des idoles, des idiots, celui des dieux et des lieux, celui des amitiés si fragiles, la tragédie les fait rire, dans le fond, tout cela est égal, je me perds dans mes phrases après avoir avalé trop de benzodiazépines, mais cette perte est la bienvenue, car elle m'évite de hurler comme un possédé. J'ai déjà assez mauvais genre comme ça. Tous, ils voient loin, très loin, au-delà de l'horizon, leurs yeux très moraux plongent dans les grands conflits mondiaux, dans les grands drames télévisuels, dans les affrontements bloc à bloc qu'on leur a appris à dessiner, à chérir, même, leur regard en cloche ne voit pas ce qu'ils ont sous leurs yeux, c'est trop banal pour eux ; c'est de la balistique sentimentale, Noël, c'est du sucre fondu au noir et qui sent la mandarine. Ils se prennent tous pour des rois mages chargés de cadeaux pour les enfants qu'ils ne savent pas être. Il ne faudrait jamais se relire. Juste écouter en boucle l'appel du cor du Voyage de Siegfried, sa folie qui nous traverse les os et le cœur. Voyager loin, très loin, si loin que la mémoire de toute une vie ne suffirait pas à nous ramener à la maison, qui de toute façon n'existe pas plus que la raison, s'est perdue dans le délire et la fièvre d'un matin gris et froid. 

J'étais l'irresponsable du groupe et je le suis resté jusqu'au bout. J'ai au moins eu cette fidélité-là, dérisoire et suicidaire. Ne pas compter, à tous les sens du terme, aura été ma devise politique et inéconomique. Ne pas compter revient à disparaître, à être effacé du paysage social. Garder son âme d'enfant ? Ce sont ceux qui en parlent, qui ne savent pas de quoi il retourne, comme toujours. Ce sont ces vieux croulants et calculateurs froids et secs comme des meubles Ikea, qui ont la tripe sensible comme de la nouille trop cuite. Où es-tu passé, mon cher et bouillant Octave ? Tu fais partie des deux ou trois rencontres qui m'ont transformé pour toujours. La Poésie t'habitait tout naturellement. Pourquoi nos routes se sont-elles séparées ? Te souviens-tu de cet Empereur regardé à la télévision un dimanche matin, avec Michelangeli et Giulini ? Des lettres merveilleuses au crayon à papier que tu m'envoyais, de tes poèmes si drôles, de la truite pêchée à la main dans un torrent glacé près de Rumilly, de Michèle, ton amour secret et improbable, de la musique de Maurice Ohana que nous écoutions ensemble, envers et contre tous, de ta fascination pour les tiers de ton, des quatuors de Bartok (j'ai encore ton écriture sur mes partitions), de nos improvisations dans la maison glaciale de l'Aveyron, si loin de tout et de tous ? Nous étions immergés dans le son et la musique, du matin au soir, il n'existait rien d'autre, et ce furent les plus beaux moments de ma vie, les plus urgents et les plus joyeux. Le seul regret que j'ai est qu'à cette lointaine époque nous n'avions ni toi ni moi entendu parler de Glenn Gould. Je suis intimement convaincu que cette découverte, que j'allais faire quatre ou cinq années plus tard, aurait été un ferment riche et même essentiel entre nous. Qu'il est long, le chemin des amitiés perdues ! Qu'on est seul, dès que la musique se tait ! 

Étions-nous de mauvais fils ? De mauvais frères ? De mauvais compagnons ? De mauvais amants ? Tous ces attachements, tous ces liens incompréhensibles et mystérieux nous ont à la fois rapprochés et éloignés. Nous nous sommes définitivement perdus dans ces paysages trop complexes pour l'âme humaine, trop riches, trop contradictoires, nous n'étions guidés que par le plaisir et la musique, et une époque qui étrangement nous épargnait même au plus profond des chagrins. Nous avions la mémoire courte et c'était une bénédiction. Nous aurions tous ri à gorge déployée si l'un d'entre nous avait évoqué les traitements de l'anxiété à l'aide de benzodiazépines ou la retraite par capitalisation. Nous ne connaissions même pas, alors, l'existence de la Sécurité sociale. Les défis diagnostiques, les diplômes, les carrières, lesrelations sociales n'avaient pas plus de réalité que le diatonisme strict ou la peur du lendemain. Nous étions féministes tout simplement parce nous aimions les femmes et qu'elles n'auraient jamais songé à nous le reprocher, nous faisions de la musique tout simplement parce que rien de plus sérieux ne nous avait été révélé. Les multiples abolitions de tous ordres qui se sont enchaînées depuis lors à un rythme effréné n'avaient pas encore eu le temps de déverser leur acide dans l'âme des humains. Je ne voudrais pas avoir l'air d'exagérer, pour rester crédible, mais je crois bien que nous n'avions pas entendu parler de la méchanceté, hormis celle des Camps. Tu t'étais choisi un prénom d'intervalle qui t'allait bien. L'intervalle consonant par excellence. Celui du double, de la doublure ; celui qui délimite communément la main, au piano, la préhension, celui qui referme l'espace sur lui-même et sur la chose emportée. Pourtant nous n'avions d'yeux et d'oreilles que pour le triton, son exacte moitié, son ennemi juré, et l'intervalle qui a permis à la musique d'effectuer sa mue, vers Bartok, Monk et tous ceux qui ont suivi, celui qui allait permettre de se libérer du diatonisme et nous amener en un autre monde que nous allions arpenter en tous sens comme des déments qui ont trouvé une source dans le désert. 

C'était la seule politique réelle, en somme, bien au-delà de Marx et d'Engels et des tentations de l'extrémisme qui nous ont tenaillés un temps. Je revois la tête de ma pauvre mère, découvrant, cachés dans une armoire de ma chambre, les tracts incendiaires et grotesques que je rédigeais à quinze ou seize ans. C'est l'un de mes frères qui avait découvert le pot-au-rose, et qui s'était exclamé, en désignant à notre mère mes pathétiques exploits : « Je crois que le petit est devenu fou. » J'ai bien conscience que tout cela est parfaitement inaudible de nos jours, et qu'à part faire rire, cela ne sert à rien d'en faire état. C'était pourtant drôle. Comme mon exclusion du parti pour cause de « bourgeoisisme ». Je faisais du jazz, qui était considéré par ces gens-là comme le comble de l'aliénation aux normes de la société petite-bourgeoise. En réalité, le vrai motif était plutôt d'ordre sexuel, car j'avais eu l'outrecuidance de sortir avec la copine du chef ; mais peu importe, l'accusation politique était autrement pertinente, et sans doute bien réelle, dans le fond, je m'en avise seulement aujourd'hui. Bourgeois j'étais né, bourgeois je resterai, quoi qu'il arrive et quels que soient mes aspirations et mes emportements, aussi sincères fussent-ils. Le glorieux Prolétariat n'avait pas besoin de moi pour se libérer du joug des salauds, et d'ailleurs il préférait Jean Ferrat et l'accordéon au piano électrique. Je pouvais remiser mon exemplaire de “Matérialisme et Empiriocriticisme” de Lénine, dont de toute façon je n'ai jamais compris un traître mot, malgré mes efforts encouragés par le Théoricien ascétique et barbu qui venait chaque semaine de Mulhouse nous évangéliser au buffet de la gare d'Annecy, imperturbable et énigmatique devant ses inexorables Francfort-Frites à la moutarde accompagnées de bière. Nous nous taisions. Je me rappelle ce silence, ces silences qui en disaient long. Que faire d'autre, quand la Parole s'élève devant nous et nous écrase de sa formidable vérité ? Quand on voulait faire taire quelqu'un, à cette époque-là, on lui posait la question qui rendaient toutes les autres caduques : « Tu as lu le Capital ? » Non. Alors ferme-là. Je l'avoue, je n'ai pas lu le Capital, moi non plus, même si j'ai lu et beaucoup aimé un certain Marx. Je n'ai pas lu le Capital et je l'ai même remplacé par le Traité des Objets musicaux de Pierre Schaeffer ou Le istitutioni harmoniche, le traité de contrepoint de Zarlino. Double sacrilège ! 

Ce n'est pas « que reste-t-il de nos amours », mais que reste-t-il de la vie. Je pense à « mes morts » (Robert, Yvonne, Glyne, Jérôme, Françoise, Jacques, Carlos) qui me voient, car on ne peut rien cacher aux morts, et je sais que leur regard est terrible, ne peut être que terrible, accablant et désolé. Accablé, je le suis, au-delà de mes pitreries désespérées et vaniteuses. Je me sens glacé de l'intérieur, froid comme un poisson qui déjà sent mauvais et qu'on hésite avec raison à cuisiner. On n'ose pas encore le mettre à la poubelle, mais on sait bien qu'il va falloir s'y résoudre. Ainsi va la chair et ses destins, hors la vue du monde. On pense à sa jeunesse, et c'est un trou noir qui absorbe tout sans qu'on puisse résister. La vie fuit, elle s'évade en riant. On peut la comprendre. On n'a pas mérité ça ? Faut croire que si. 

Dans le fond, j'ai toujours eu de mauvaises fréquentations. À commencer par moi-même. C'est mon signe essentiel. J'ai toujours cru que je n'avais pas le choix, mais je commence à avoir des doutes. Si j'écris, c'est pour lever ce malentendu génétique entre moi et moi. Et je vous jure que c'est pas de la tarte. En somme j'ai du mérite, de m'y coller. Je serai sans doute vaincu à plate couture par les phrases et ma langue fourchue, mais j'aurai essayé. Je suis né dans un intervalle dissonant et j'y mourrai. La consonance, on verra ça de l'autre côté.

dimanche 1 décembre 2024

Feuillets nocturnes (2)

 [Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles]

Il est hors de question de bouder son plaisir : Être en désaccord radical avec l'immense majorité des droitards sur les réseaux sociaux est un moment de plaisir. J'avais vu passer quelques déclarations, sur Facebook, qui exprimaient très bruyamment le dégoût profond que leur avait causé le film de Chantal Akerman “Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles”, et c'est cette belle unanimité (car les commentaires étaient tous d'accord avec l'auteur du “statut”, et en rajoutaient dans le mépris et le sarcasme) qui m'a donné envie de voir de quoi il retournait. J'ai donc plongé au cœur de ce film dont, je l'avoue, je n'avais jamais entendu parler jusque là. Trois heures et quart, ce n'est pas un petit morceau qu'on avale entre deux sommes, la nuit. 

Disons-le d'emblée, je fus ébloui. Durant les 193 minutes que dure le film, pas une seconde d'ennui. Pas un reproche, pas une déception. J'ai plongé dans ces images avec un appétit et une soif inentamés du début à la fin. Toutes, elles m'ont fasciné, intéressé, touché, bouleversé ; j'aurais voulu que le film dure cinq heures. Ces longs plans-séquences, très simplement filmés, sans aucun apprêt, sans fioritures, et bien sûr sans le moindre effet, mais avec une précision et une justesse chirurgicales m'ont enthousiasmé. Ce plaisir m'a surpris. J'avais la sensation paradoxale d'être dans la vie, dans Bruxelles, dans ces années-là, avec une justesse parfaite, sans aucune faute de goût, et ce sentiment profond m'a en quelque sorte lavé de toutes les images frelatées qui nous abîment chaque jour depuis plusieurs décennies. J'ai respiré comme au sortir d'une noyade. Je pourrais dire les choses autrement, et mieux : j'ai eu la certitude d'être de retour dans la vérité, dans le vrai ; et j'ai su, par un effet de contraste, que cette vérité-là avait depuis longtemps disparu de ma vie. Il ne m'étonne pas du tout qu'un Gus Van Sant ait déclaré avoir été très influencé par le cinéma d'Akerman. Je comprends mieux ses films (que j'ai toujours aimés), maintenant que j'ai vu celui-là. 

Devant un film comme ça, on se dit : voilà ce que devrait toujours être le cinéma ; comme on se dit devant un quintette de Mozart : voilà ce que devrait être la musique, toujours. C'est la vie, qui est montrée là, tout simplement. Et c'est une prouesse, de montrer la vie, le vivant, l'humanité et ses conditions ! À côté de ça, tous les films paraissent bêtes, ou prétentieux, ou tout simplement faux ou ridicules. 

J'ai toujours eu un rapport difficile avec le cinéma. Peu de films, très peu, m'ont semblé être des œuvres d'art. J'en ai connu de plus artistiques que celui-là, ce qui m'empêche de dire, comme je l'ai lu, qu'il s'agit du « plus beau film de tous les temps », mais il a indéniablement une place spéciale, rare et précieuse, car il invente une manière de filmer la réalité qui je crois n'a jamais été assumée avec cette rigueur impudente et cette belle simplicité. Moi qui ne connais que très mal et très peu Bruxelles, j'ai reconnu dans ces rues, dans ces magasins, dans ces places et jardins, dans ces dialogues et dans les gestes de la mère, dans cette qualité de temps, la vie qui était telle dans la province de mes années de jeunesse. 1975 est une année importante, en tant que mi-temps des années 70.  On y est ; en plein dedans. C'est à partir de là que la vie, que nos vies vont prendre une voie toute différente, une voie qui à terme nous laissera au bord de la réalité et des larmes. Pour ma part, je retourne très souvent en pensées dans la parenthèse enchantée de ces années-là. 

Oh, bien sûr, je ne suis pas naïf, je sais bien qu'une telle œuvre avait sans doute une visée idéologique, et, pour dire les choses simplement, féministe (la présence de Delphine Seyrig ne doit rien au hasard). « Premier chef-d'œuvre au féminin de l'Histoire du cinéma », écrivait Le Monde lors de la sortie du film. Je sais bien qu'on va me parler d'aliénation ; comme le dit la cinéaste elle-même : « c'est un film sur l'espace et le temps et sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort ». Ce qu'elle dit n'est évidemment pas faux, mais n'épuise absolument pas la substance de l'œuvre. Car ce que décrit Chantal Akerman n'a rien de fondamentalement féminin. Bien sûr que les femmes de ce temps-là vivaient ainsi, très souvent, je l'ai vécu et vu de mes propres yeux, il n'est pas question de le nier, mais ce qu'elle filme dépasse pourtant de très loin la « condition féminine », et le sens qu'un féminisme contemporain voudra immanquablement lui donner me semble assez dérisoire par rapport à ce qui est montré là. 

Les plus beaux films de l'histoire du cinéma sont des films politiques, au sens large. Mais ils ne sont réussis que lorsque leur propos politique est défait par le film-même. Combien de fois me suis-je dit, devant un film qui avait le projet très visible de nous délivrer un message politique, que le réalisateur ne se rendait apparemment pas compte que son œuvre exprimait le contraire de ce qu'il avait voulu dire. On voit ça très souvent : les films qui essaient de démontrer quelque chose arrivent fréquemment au résultat inverse de ce que souhaite le réalisateur, les images et la technique cinématographique se chargeant elles-mêmes de retourner le propos dans le dos du metteur en scène ou du scénariste. Je dis plus haut que les plus beaux films de l'histoire du cinéma sont les films politiques, mais c'est malgré eux, et même contre eux, qu'ils le sont. C'est parce que quelque chose les empêche d'être ce qu'ils veulent, qu'ils sont réussis. Chantal Akerman a peut-être voulu faire un film pour exposer et sur-exposer l'aliénation de la femme occidentale des années 70 (et encore, je n'en suis pas sûr), mais la beauté de son film vient précisément de ce qu'elle n'a pas eu conscience de montrer, de tout ce qui déborde son projet “féministe”, si tant est qu'il ait bien existé.

« La façon d'organiser sa vie », dit Chantal Akerman. Tout est là. L'emploi du temps. La manière de remplir les heures, d'aller de telle minute à telle autre minute. Elle s'y entend, à nous faire voir les heures de l'intérieur, à nous les faire éprouver, goûter, détester, à nous rendre capable de cette méditation sur le temps qu'est toute véritable œuvre d'art. Et ici, il devient parfaitement indifférent de parler de la « sublime Delphine Seyrig », seule star à l'écran. Elle joue très bien, elle est parfaite, elle est ravissante, mais on peut très bien imaginer n'importe qui à sa place, et je suis certain que le film n'aurait rien perdu si la mère (on n'ose dire l'héroïne) avait été interprétée par une parfaite inconnue. Cela dit, Delphine Seyrig semble idéale et très à sa place, surtout quand elle prépare des escalopes panées ou du pain de viande. Sa manière de se laver, dans la baignoire, de plier son linge, de cirer les souliers de son fils, à peine levée, d'éteindre systématiquement la lumière dès qu'elle sort d'une pièce, tout cela nous bouleverse, on ne sait trop pourquoi. Mais, Seyrig ou pas Seyrig, on s'en fout, puisque tout le monde raconte fièrement avoir « visionné », ou plutôt n'avoir pas pu le faire, cette chose monstrueuse. (Je n'ai jamais compris qu'on ose employer un verbe d'une telle imbécilité alors qu'il existe en français un verbe d'une beauté parfaite. Ils sont tous à se vanter en chœur de n'avoir pas tenu plus de vingt minutes, quand ce n'est pas cinq minutes ou trente secondes, ces andouilles. Je n'en démordrai pas, jamais : un tel vocabulaire corrobore, s'il en était besoin, un regard pauvre et sans aucune sensibilité ni intelligence.) Qu'elle ait les mains dans le cirage, dans la viande, la vaisselle ou sa penderie, sur une poignée de porte, on entend le temps qui passe à travers elle, on en éprouve avec elle la densité et l'inéluctabilité ; on entend le moteur du frigo (dit-on « frigo », ou « frigidaire », à Bruxelles ?), qui se déclenche à intervalles réguliers. C'est comme si l'air ambiant, autour de cette femme, produisait une tonalité caractéristique : c'est cela, que j'ai entendu trois heures durant. Comme elle parle très peu (les dialogues ne sont pas des dialogues, ce sont des esquifs chargés de quelques mots qui viennent un instant couper le silence (comme on coupe la parole au destin), le rendre encore plus présent, plus significatif), on entend le silence autour d'elle et en elle, le silence de sa vie, le silence de la mort qui patiente et le silence de tous ceux qui ne pensent pas à elle, qui n'entendront jamais parler d'elle. 

Et l'on peut se demander : À quoi bon ? Bien sûr qu'on peut se le demander. Dans quel but sont faits tous ces gestes ? Élever son fils ? Persister à être ? Parler avec la voisine ? Garder un lien avec la sœur qui habite au Canada ? Faire partie de la population d'une capitale européenne ? Elle gagne de l'argent en se prostituant. C'est une manière comme une autre de gagner de l'argent. Elle met son argent dans une soupière qui trône au milieu de la salle à manger. Elle gagne de l'argent, ou elle gagne sa vie ? Elle boit un café-crème, elle se recoiffe, elle garde un nouveau-né, va à la poste, elle reste immobile dans sa cuisine, assise les bras sur la table, à quoi pense-t-elle, elle renifle la bouteille de lait pour savoir si le lait est encore bon, elle jette son café au lait dans l'évier, et le café qui se trouve dans la thermos, elle refait du café, son intérieur est impeccable, chacun de ses gestes est mesuré, indispensable, millimétré, il ne peut pas ne pas être, elle ne fait aucun geste inutile, elle ne veut pas impressionner la galerie, c'est-à-dire nous, ou Dieu. Elle ne parle même pas pour elle-même, jamais. Son intérieur est impeccable, j'insiste sur ce mot. Sans péché. Seule ou pas, elle se tient bien. Elle boutonne tous les boutons de ses manteaux ou robe de chambre. (Sauf l'un de ces boutons, une fois…) Elles n'avaient pas besoin de faire de la méditation, ou du yoga, ces femmes-là. Elles ne prenaient pas d'antidépresseur. Elles méditaient sans cesse sur la vie, en regardant couler le café, les mains posées sur la table. Combien de temps ? Combien de temps ça dure, tout ça ? Il y a toujours quelque chose à faire. La vie aurait-elle été plus amusante, si son mari n'était pas mort ? Aurait-elle été plus libre ? Les femmes de cette trempe n'avaient pas de réponses à ces questions, que ce soit à Bruxelles ou dans les campagnes, à Paris ou en Haute-Savoie. Delphine Seyrig savait qu'elle était belle (du moins le lui disait-on), mais Jeanne Dielman, que pensait-elle de Jeanne Dielman, de son visage, de son corps, de sa vie ? Des hommes ? De la jouissance ? 

Quelle est la différence entre une vie pleine et une vie vide ? J'aurais préféré qu'il ne se passe rien, mais il se passe bien quelque chose à la toute fin du film — mais c'est peut-être le contraire, qu'il faudrait écrire : il se passe beaucoup de choses durant tout le film, la vie, les jours, et à la fin il ne se passe plus rien. Elle a brisé le cercle. Qu'y a-t-il à l'extérieur ? On frémit pour Jeanne Dielman, c'est tout, et on la comprend, et on est avec elle, bien sûr. Ça ne se discute pas. 

Si vous voulez un film avec une histoire, passez votre chemin, allez visionner des story, lisez des romans. Il s'agit d'un film de voyeur, dans le meilleur sens du terme. Ce que nous voulons, c'est regarder, et regarder encore, et peut-être voir. Nous voulons pouvoir répondre à la question : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » Nous voulons traverser le miroir et savoir comment les femmes vivent, très concrètement, comment ont vécu nos mères, nos sœurs, nos cousines et nos amantes. À quoi elles pensaient quand elles nous regardaient en silence, quand elles nous fuyaient, quand elles nous ignoraient. Cette fin fait penser à Michael Haneke, et on peut le dire rétrospectivement, une fois qu'on l'a vue, cette fin, c'est tout le film qui semble l'annoncer (lui aussi a sans doute été influencé par Chantal Akerman). 

La solitude de Jeanne Dielman est terrible, indiscutable, sans échappatoire, et c'est cette solitude qui donne à la temporalité si singulière de ce film une saveur qui va nous hanter longtemps. Mais ce que je retiens avant tout, ce sont les gestes de cette femme, ses gestes et sa manière de se mouvoir dans le temps. J'ai toujours voulu faire des films, mais des films de voyeur, des films qui montrent ce qu'on ne regarde pas, ce qu'on ne sait pas voir, ce qu'on pense être immontrable. J'aurais voulu réaliser un tel film. Il y a des années que j'y pense. J'apprends en lisant sa fiche Wikipedia que Chantal Akerman vivait avec Sonia Wieder-Atherton, et qu'elle a réalisé deux films sur Schubert et sur Dutilleux. Pour moi tout s'éclaire. Les cinéastes qui aiment et connaissent la musique n'en mettent que très rarement dans leurs films et sont très attentifs au silence et aux silences, à la construction et au temps, aux signes plus qu'aux images. Les différentes scènes du film sont autant de portes qui s'ouvrent (comme dans le Château de Barbe-Bleue) sur la vérité, l'ascenseur, la cuisine, la salle à manger, la chambre à coucher, la salle de bains, la ville, la rue, les couloirs, la sexualité, la mort. La musique aurait mis du sens là où il ne doit pas y en avoir, elle aurait superposé une histoire parallèle à cette histoire sans paroles. Ce sont les gestes, qui comptent, et ce qui se passe dans leurs intervalles. Schubert et Dutilleux… En creux.

La durée fait partie de la beauté de ce film. Sans cette durée, forcément longue, il n'y aucune possibilité de montrer ce que la cinéaste belge met au jour. Faire la vaisselle et se prostituer, faire un lit et des escalopes panées, cirer les souliers de son fils et tenir un ménage fantôme, ne pas se laisser submerger par l'angoisse de la vie qui va toute seule et la mort qui s'installe petit à petit, ça peut être de l'art ? Oui. Mais encore faut-il le montrer, le cadrer, l'organiser, le mettre en scènes et en durées, c'est-à-dire en rythmes, en perspectives emboîtées, et cette très jeune femme de 25 ans a su le faire avec une maîtrise et une sobriété remarquable. 

Les hommes ne savent pas ce qui se passe chez eux quand ils n'y sont pas, et ce ne serait pas intéressant de le montrer ? Je pense que nous sommes tout de même quelques uns que ce sujet passionne. Le quotidien et le rituel sont liés quoi qu'il arrive, mais tout le monde feint de l'ignorer. Seuls l'intentionnalité et le contexte, la présence réelle ou simulée, diffèrent, en quelque sorte : l'attention. La volonté de donner au quotidien une valeur de rituel est en soi une belle idée : les actions des hommes, même les plus petites et les plus banales, ont un poids et un sens, même quand ils leur échappent complètement. Il est bon parfois de le rappeler, non pas en expliquant, mais en laissant voir ce qui peut être vu, dès lors qu'on sait cadrer la scène, tracer une ligne entre le visible et l'invisible. Sous l'innocente répétition palpite doucement une légende qui vient de très loin. 

Il se passe quelque chose de terrible, à la fin du film, et l'une des idées merveilleuses de ce film merveilleux est qu'il est tout à fait licite de concevoir cette œuvre comme la phrase allemande dans laquelle le verbe est à la fin, juste avant le point. Tous ces gestes, tous ces instants, tous ces silences, toutes ces actions qu'on croyait voir et interpréter, comprendre, prennent en un éclair un autre sens — mais ce qui est proprement génial est que ce sens-là n'annule pas du tout les autres sens, ceux qui se sont manifestés tout au long du film. Ce n'est pas la seule manière d'interpréter le film, pas du tout, mais cette manière est aussi juste que les autres. C'est aussi un thriller, alors qu'il en est aussi éloigné que possible par tous ses aspects, et d'abord par son esthétique et sa gravité simple. J'ai pensé au grand Ramuz. Dans la vie simple et tranquille, il y a l'impensable, l'impensé, l'invisible et l'impossible, prêts à bondir ! On l'oublie parce que tous nous nous absentons très facilement de la vie, et de plus en plus facilement depuis que le Numérique a anéanti l'Analogique, depuis que l'intermittence a remplacé la permanence. Nos gestes n'ont plus le poids et la consistance qu'ils avaient il y a cinquante ans, mais la transformation s'est faite tout en douceur, et personne n'y voit que du jeu. Ce n'est même pas la peine d'en causer, ils ricanent tous comme des imbéciles assis sur leur ombre, qui ne connaissent que le présent perpétuel et la répétition grégaire. Ce film est un film sur la Présence. La présence absolue et la présence relative. C'est pourquoi les détails sont si importants, les détails de la vie quotidienne, les gestes et leurs paraphrases, les multiples actions qui nous font passer du matin au soir dans un faux continuum, un temps en quelque sorte inhabité, qui réduit à peu de choses le risque de l'accident, de la question, du vide. L'intérieur de Jeanne Dielman est impeccable, je l'ai déjà dit, mais son emploi-du-temps l'est aussi. Elle joue une partition qu'elle connaît parfaitement, et les partitions sont là aussi pour nous préserver de la chute qui pourrait surgir à tout moment, sans s'annoncer. 

Le titre du film n'est pas « Jeanne Dielman », il est : « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles ». Ce n'est pas de la vie d'une femme (de la femme), qu'il s'agit, c'est de quelques jours de la vie de cette femme-là, à cet âge-là, qui habite ce quartier-là, dans cette ville-là, à cette époque-là, seule avec son fils Sylvain, dans un appartement modeste. Les heures comptent, le lieu compte, les voix comptent, l'ascenseur, le canapé-lit, tout compte, et quand elle oublie de boutonner le haut de sa robe de chambre, il s'agit d'une fausse note, le fils le sait, l'entend, sans même y jeter un coup d'œil, et la mère sait que ce bouton qui n'est pas boutonné, à l'endroit de la poitrine, est un détail qu'il est impossible de négliger. Aussi obtempère-t-elle immédiatement à Sylvain qui sans un regard pour la mère ne prononce que deux mots : « le bouton ». On l'a dit, Jeanne est impeccable. Impeccable et peut-être aussi intouchable. Du moins c'est ce qu'elle veut croire, c'est ce qui la maintient en vie, dans le filet de vie qu'elle juge supportable. Ce n'est pas la maniaquerie, ou le conformisme, qui lui fait tenir ainsi son intérieur, et son apparence (il faut la voir se coiffer), c'est l'instinct de survie. Je n'ai pas cet instinct-là, et je le regrette fort. Il y a là une sagesse profonde qui me fait complètement défaut, je m'en rends compte lorsque je suis par exemple invité chez mes voisins. « Chaque chose à (ou a ?) sa place et une place pour chaque chose. » C'est typiquement le genre de dictons que nos parents nous serinaient à longueur de temps. Mon père aimait beaucoup aussi : « Hâte-toi lentement ! ». Ces deux dictons-là vont très bien à Jeanne Dielman. Et quand par hasard (?) un coup de sonnette l'empêche de remettre à sa place un objet, de le ranger, on pressent qu'il s'agit là d'une brèche, d'un faux pas qui aura de graves conséquences. C'est l'événement qui surgit dans le temps étale du continuum intérieur. C'est le revers, la peau de banane, la tuile qui chute du toit. Dès lors, tout est joué. C'est la porte ouverte à l'aventure, à l'angoisse, au délire. La toilette des mains « Tu t'es lavé les mains ? » est aussi l'un de ces rituels qui font tenir le monde debout, avant même d'être une question d'hygiène. Sylvain est un grand lecteur. Il a toujours un livre à la main, qu'il a tendance à emporter à table, ce qui lui vaut invariablement le bref commandement maternel : «  Ne lis pas à table » auquel il obtempère sans discussion. Mais s'il obéit si facilement, pourquoi remettre ça jour après jour, pourquoi s'obstiner à faire comme si lire à table sous le regard de la mère était une chose possible ? Peut-être pour affirmer encore plus la règle, pour la rendre explicite et éclatante, pour démontrer son irréfutabilité. Les deux personnages se tiennent ainsi par la barbichette, et leur monde va tant bien que mal vers sa fin mystérieuse, mais ainsi ils sont protégés, impeccables chacun dans son rôle et à sa place. C'est sans doute pour cette raison qu'il y a si peu de dialogues entre Sylvain et Jeanne. Tout est déjà exprimé dans le réseau serré du Grand Livre des jours du 23, quai du Commerce, 1080, Bruxelles, dans cette partition si minutieuse et si implacable. D'ailleurs, quand le garçon veut entamer une discussion sur la sexualité et l'amour avec sa mère, alors qu'il est déjà au lit et lui tourne le dos, elle le coupe d'un : « Il est tard, maintenant. J'éteins. » Et « Maman ? — J'éteins. » Il n'insiste pas. 

Dans la somme incalculable des détails merveilleux de ce film merveilleux, il y a le réveil, le réveil-matin qui se trouve dans la chambre maternelle. C'est lui le grand Ordonnateur secret, c'est lui le chef d'orchestre discret mais tout puissant qui agit dans le secret des cœurs et des corps qui habitent le 23, quai du Commerce. « Réveil » ! C'est lui qui réveillera Jeanne Dielman de son somnambulisme domestique, le jour où elle s'apercevra que le temps n'était pas celui qu'il devait être. Elle n'est plus à l'heure, et ça la bouleverse. Et c'est ce défaut minuscule de ponctualité qui va provoquer en cascade le dérèglement de toute la machinerie domestique, jusqu'à la Catastrophe, jusqu'au Rituel des rituels, le sacrifice, la mise à mort. Il s'agit du tableau dans lequel Chantal Akerman fait se rencontrer le réveil et la paire de ciseaux sur la table de dissection de la banalité. On comprend à ce moment-là que tous les éléments de la tragédie étaient déjà en place, depuis le commencement, et qu'il ne manquait plus que le travers qui allait mettre le feu à la mèche. Et cet accroc, c'est le Temps lui-même, c'est une faille dans le temps. C'est le temps qui manque au temps, ou c'est le temps qui déborde de son lit, on ne sait. On la voit assise dans un fauteuil, au salon, les mains inertes, le regard vide, ne sachant quoi faire de ce temps dont elle n'a pas l'habitude. On ne sait pas ce qu'elle pense, elle n'exprime rien, et ce mutisme intraduisible est l'une des plus belles choses du film. Nulle révolte, aucune hystérie, pas de colère visible, pas de ricanement ou d'ironie sensible. Le langage, défait, semble collé au fond de son ventre. C'est comme si elle attendait la Conclusion de la pièce dont elle est à son corps défendant l'héroïne, qu'elle avait compris qu'il n'y a rien à faire, que tous ces gestes qu'elle a produits jusque là sont impuissants à conjurer le sort, qu'il n'y a plus qu'à se laisser porter par la force des choses. Entre elle et le Destin, il n'y a plus que quelques instants. 

samedi 9 mars 2024

Le péché pour les connes

 

La musique est le seul paradis. Il n'existe pas d'autre lieu dans lequel on soit à l'abri de la bêtise. Les mots nous plongent au cœur de la géhenne, le langage est le pays de la Malédiction, les phrases sont maudites. Toutes nos questions nous reviennent à la figure, un jour ou l'autre.

Tombant ce matin sur un spectacle ignoble, la lecture d'une comédienne superlativement nulle d'un texte d'une prodigieuse médiocrité, des pulsions méchantes nous montent au nez. Il faut les voir, ces connasses ! Il faut les voir se pâmer, mimer l'extase, susurrer et tordre la bouche comme si toute la glaire du plaisir leur remontait le long des boyaux, leurs muqueuses enflammées et retournées, rouler des prunelles et froisser les paupières, plisser le nez, onduler l'intérieur des joues, prendre des airs d'intelligence avec l'ami et se glisser dans les draps de la plus dégueulasse obscénité, il faut les voir portées par la vague odieuse de la médiocrité officielle, à l'apogée de la platitude en ébullition, pour mesurer à quel degré d'infamie nous sommes arrivés. Le dégoût qui nous prend face à ces images est sans limite ; on en est affolé : c'est un chancre purulent qui nous pousse dans l'âme. 

Vite, un peu de Coltrane, ou de Mozart, pour respirer ! Tout sauf cette tumeur verbeuse qui s'écoute prononcer en gobant sa propre pommade ultra-transformée. Nourries aux exhausteurs de goût et aux émulsifiants internationaux, elles ne savent pas faire la différence entre un bloc de plâtre et un camembert au lait cru, entre une assiette de glucose et la haute poésie érotique. On plaint leurs amants. 

Mais le pire est qu'elles osent se parer du beau mot de « péché ». Connasses.

dimanche 25 février 2024

Grâce


 

« Celui qui raffine sur l'audition met du désordre
dans les cinq tons et introduit de la dissonance 
dans les six tubes musicaux. » (Tchouang-Tseu)

Pascal Adam m'a gentiment offert l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki. Il y a des lectures, et, plus que des lectures, des livres, qui tombent à pic. Celui-ci fait partie de ceux-là. La prudence voudrait que j'attende de l'avoir lu pour en dire quelque chose, mais ici, ce n'est pas tant le contenu de l'ouvrage, qui me retient, mais le signe qu'il m'envoie, l'encoche qu'il fait dans le temps d'une vie. 

Il m'importe plus que tout, depuis quelques années déjà, de me séparer du temps présent, ou, au moins, de m'en éloigner autant que je peux. Je sens qu'il y va de la survie de mon âme, et il ne me reste plus guère qu'elle, désormais. On pourrait parler de ceux qui nous entourent en tentant d'estimer chez eux la distance plus ou moins grande qui les sépare de leur époque. C'est un critère qui en vaut bien un autre. 

Céline avait une qualité “chinoise”. Était-ce dû à son enfance japonaise ? Au fait qu'elle avait une mère à moitié kabyle et un père anglais ? À autre chose ? Je l'ignore. Le fait est que quelque chose en elle était d'une nature qui ne force pas le trait, et que cela lui conférait une forme de délicatesse désinvolte qui me plaisait beaucoup. L'autre jeune fille dont l'enfance s'est déroulée au Japon, c'est Edith de M., fille d'amiral, dont j'étais amoureux quand j'avais quatorze et quinze ans. Elles avaient en commun une élégance innée, une certaine légèreté, ou, pour le dire autrement, une grâce qu'on trouvait difficilement dans les filles de mon pays — c'est du moins la vision que j'en avais alors. De quoi était faite cette grâce ? De retrait, essentiellement. Je me rappelle un poème de Sandro Penna que j'avais demandé à une Italienne à la voix magnifique d'enregistrer pour la partie électroacoustique d'un quintette pour trombones intitulé L'Âge de l'ange, que j'avais composé à la fin des années 80. Non c’è più quella grazia fulminante / ma il soffio di qualcosa che verrà. Le titre, « L'Âge de l'ange », était une allusion très transparente à Céline, beaucoup plus jeune que moi, et dont je pouvais voir à l'œil nu la grâce s'étioler avec le temps, comme une pellicule fine qui ne résiste pas à la lumière du jour. Certaines femmes atteignent leur indépassable splendeur entre quinze et vingt ans, d'autres entre vingt et trente, d'autres encore ne sont vraiment belles qu'à quarante-cinq, voire cinquante ans, mais ces types de beauté ne sont pas du même ordre, ils ne charrient pas les mêmes affects, ils ne s'appuient pas sur les mêmes ressorts, et les échos qu'ils tirent du corps qui les produit sont parfois si dissemblables qu'on ne parvient que difficilement à les rassembler sous la même catégorie de “beauté”. La beauté est un aller-retour instantané entre la chair et l'esprit, la résonance en suspend de leurs échanges réussis. 

Quand j'avais lu dans les écrits de Glenn Gould, il y a quarante ans, que The Three-Cornered World était l'un de ses livres favoris, je ne sais pourquoi j'avais imaginé qu'il s'agissait d'un livre ésotérique. Ce n'est que tout récemment que j'ai compris que The Three-Cornered World et l'Oreiller d'herbe était un seul et même livre, en découvrant sur la Toile un enregistrement d'une lecture de quelques passages du livre par Gould lui-même. Je savais que le pianiste canadien était attiré par le Japon, car je me souvenais qu'un de ses films préférés était La Femme des sables, de Hiroshi Teshigahara, dont la musique est composée par Tōru Takemitsu, film que ma mère aimait beaucoup également. (Quand on pense que ce film avait reçu  la Palme d'or à Cannes, en 1964, on mesure le chemin parcouru par le cinéma. Mais passons…) 

Le cheminement personnel vers l'intérieur de l'intérieur, un intérieur toujours plus épuré, toujours plus étroit, c'est la voie à emprunter, et voilà la grande, l'immense leçon de Gould. Ce n'est pas tant l'idée, qui guide ce type d'artiste, mais le singulier absolu auquel on ne peut accéder que par une expérience radicale, un travail qui met en jeu autant l'esprit que le corps, autant la vie que la solitude qui l'exalte. On comprend facilement qu'il ait renoncé au concert. 

Kōji Mitsui, Hiroko Itō, Sen Yano, Ginzō Sekiguchi, Kiyohiko Ichihara, Tamotsu Tamura, Hirokuki Nishimoto, noms sur la pellicule, figures à l'encre de Chine, sable, empreintes, coups secs sur le tambour de bois, cordes pincées, corps dressés bien droits, grains, dunes, jardins zen, je l'avoue, je mélange la Chine et le Japon, alors que tout les oppose. Tout sauf moi. Le noir et blanc de l'image et le souvenir imprécis, déformé, flottant, le défaut de connexion, les traits élancés sur la page, au petit matin, les visages qu'on devine, la chaleur de la femme endormie, très loin, la chair froissée mais offerte au regard, comme la peau du lait, elle l'ignore peut-être, tout est là, à portée de main, enfermé dans un pacte sans mots. L'actualité s'est éloignée. J'ai réussi à fermer la porte. Aucun des bruits du monde ne me parvient. Je m'allonge sur le sable, je ferme les yeux, j'entends la voix de l'homme que je ne comprends pas. Les hommes et les femmes doutent sans cesse de la vérité de l'autre. Où trouver la preuve de leur innocence ? Les grains s'écoulent. De la main vers le néant, les gestes et les secondes fuient. Je ne suis pas pressé. L'homme descend par l'échelle de corde. Par ici, Monsieur.

J'ai lu et “partagé” l'éloge des seins qui tombent (enfin, c'est moi qui l'appelle comme ça) de Quatremaille sur ma page Facebook. Lui et moi avons en commun ce goût — et bien d'autres, d'ailleurs. « J’vais les faire frétiller moi les carrosseries. » Je me rappelle notre émerveillement commun devant les seins de Lexy, qui, pour moi, sont les plus beaux du monde. Il faut que j'écrive un texte sur les seins des femmes. Il y a trop longtemps que j'ai ça en moi, que ça dort au fond d'un tiroir mental. Delphine aussi a des seins superbes, émouvants comme j'ai rarement vu. Elle en est fière et elle a bien raison. 

Edith, de sa voix flûtée, haut perchée et aristocratique, me disait qu'au Japon les gros seins étaient rares (elle disait « les nénés ») . Elle avait de petits nénés, Edith, mais ils étaient très jolis. Elle avait de très jolies jambes, aussi, pas toujours bien épilées. Les seins qui tombent lui auraient certainement fait horreur, et c'est précisément ce qui rend les Japonaises à gros seins troublantes, très troublantes, car cette particularité semble les conduire en une sorte de purgatoire dont les hommes raffolent. Céline avait de très jolis seins, bien ronds, bien pleins, mais sans personnalité, sans rien de tout ce qui moi me bouleverse dans une poitrine féminine. Ils étaient jolis et sans défauts, ou presque : le mamelon de l'un d'eux était ombiliqué. 

Nous allions très souvent au restaurant japonais de la rue Royer-Collard, avec elle, et j'avais appris à confectionner quelques plats japonais. Ses longs doigts fins sur la vaisselle nippone me ravissaient. Il y avait une parenté entre nos repas japonais, ses mains, son nez, sa voix, ses dessins au crayon ou à l'encre, son écriture manuscrite très fine, le riz bien blanc et la pénombre qui régnait le plus souvent dans l'appartement de la place des Vosges. Elle était comme moi une grande admiratrice de Kawabata et de Tanizaki, dont l'Éloge de l'ombre nous avait durablement inspirés. 

« Or, la veille de la pleine lune, je découvris dans un journal une information selon laquelle, pour ajouter au plaisir des visiteurs qui viendraient au monastère le lendemain soir pour contempler la lune, on avait dispersé dans les bois des haut-parleurs qui diffuseraient un enregistrement de la Sonate au clair de lune. Cette lecture me fit sur-le-champ renoncer à mon excursion à Ishiyama. Un haut-parleur est un fléau en soi, mais j’étais persuadé que, si l’on en était là, on avait certainement fait bonne mesure et illuminé la montagne de lampes électriques artistiquement réparties pour créer l’ambiance. »

Chez la femme qu'on désire, il faut situer le toko no ma, l'espace ombreux et fade où siège le pur singulier, le nœud livide où les gestes qui ne sont que féminins prennent leur source, ce lieu insondable dont la volonté et la peur sont absentes, cette faille depuis laquelle les femmes s'observent sans indulgence, avec un savoir profond qu'elles ignorent. C'est là que se produisent les miracles, pour peu qu'on soit attentif et ponctuel. Le Tao est trop difficile à mettre en lumière, et quand par malheur on y parvient, c'est la Sonate au clair de lune au néon qui braille à nos oreilles. Je n'ai confiance qu'en ceux qui savent voir la partie plutôt que le tout et qui n'ont pas peur de s'attarder longuement sur ce que les imbéciles appellent des défauts. La prudence sert d'abord le voleur. Il faut écouter une femme comme on écoute une fugue : L'harmonie découle des voix superposées qu'elle n'entend pas elle-même. 

Li Po déclamant un poème, de Leang K'ai, est la plus belle peinture du monde. Disant cela, je ne peux pas ne pas parler de ce que j'admirais le plus quand j'avais dix ou onze ans, et que mon père m'avait abonné à une publication qui offrait chaque semaine ou chaque mois à ses lecteurs des fiches cartonnées sur lesquelles les plus beaux vitraux des églises gothiques ou romanes éclaboussaient un fond noir. L'éblouissement qui me prenait à la vue de ces compositions trop colorées et le mystère gigangtesque qui les accompagnait m'écrasait littéralement. J'avais presque peur de ce que je voyais, mais je scrutais les images avec l'espoir de déchiffrer une énigme qui semblait insondable et éternelle. Je n'avais jamais entendu le mot “ésotérisme”, alors, mais il me paraissait évident que quelque chose de caché allait se révéler à moi si j'avais suffisamment de patience et de sagesse, de prudence et de courage. Les enfants sont souvent livrés à eux-mêmes, confrontés qu'ils sont à des objets, des situations, des compositions ou des discours dont ils ne peuvent ni tout à fait s'emparer ni complètement se débarrasser, et qui les cernent en les lestant d'une invisible liturgie. « D'une manière plus générale, la vue d'un objet étincelant [nous] procure un certain malaise ». 

C'est dans la découverte du corps des femmes, quelques années plus tard, que cette liturgie s'est incarnée, et pour toujours je crois bien. Les œuvres changent, ou plutôt c'est nous qui changeons face à elles, ou avec elles ; lentement mais sûrement, nos goûts se transforment, nous nous adaptons à l'être qui évolue en nous sans nous indiquer une quelconque destination, et il faut qu'un axe au moins soit stable, devant lequel nous inclinons notre désir.

Quand j'ai découvert la peinture chinoise, et Basho, et Li Po, et Tchouang Tseu, dans les années 1970, une partie de moi s'est détachée sans hésitation et avec soulagement. L'étonnement a été grand, d'avoir accès si facilement à un art aussi différent, aussi contraire à tout ce qui m'avait constitué jusqu'alors. Des traits simples, des gestes insécables et d'un seul souffle suffisaient à emplir l'âme et à vider le corps, la couleur se révélait comme ce qu'elle est le plus souvent : un caprice inutile et splendide, propre à épater les enfants impatients, dont la lumière, parlant trop haut, crevait les yeux et la pensée ; c'était un Carême exquis et salutaire à quoi nous étions conviés. Le bruit d'une époque est toujours supérieur à son talent. Il y a toujours trop, alentour. Trop de mots, trop de pensées, trop de volonté, trop de pigments : cet excès nous déshérite à notre insu. Le retrait est une grâce. J'en ai fait l'expérience avec un sentiment de gratitude immense. 

La rencontre avec un être doit se dire simplement, en dehors du tumulte et à l'abri de la lumière, sur un oreiller d'herbe. J'aimerais en être capable. Il ne s'agit pas d'éblouir, mais d'être ébloui. 


dimanche 18 février 2024

Des souris et des hommes

Les femmes sont l'ennemi du genre humain, c'est aujourd'hui ma conviction. J'écrivais il y a quelques années un texte intitulé « Comment je suis devenu misogyne ». Ce texte est aujourd'hui complètement dépassé. Le misogyne d'il y a quelques années me paraît dorénavant d'une ringardise comique, sinon attendrissante. Le féminisme a engendré une race nouvelle qui se répand comme une traînée (de poudre) parmi tout ce qui a deux jambes, un utérus et du vernis à ongles — mais pas seulement. Hier, il y avait un seul exemplaire de cette faune dans la rue, aujourd'hui il y en a sept, ou quinze. Elles ont visiblement décidé de nous faire la peau, et si possible en passant pour des dingues avec lesquelles il ne peut exister ni cohabitation ni dialogue. Elles veulent que l'idée nous entre bien dans la tête : il n'y aura aucune tempérance, pas de compromis, pas de quartiers. Les faibles d'hier veulent toute la puissance, quitte à disparaître avec nous, broyées par les forces qu'elles auront déchaînées sans savoir qu'en faire. Elles veulent abolir l'idée même de conversation, de dualité. Elles ont déjà réussi à soumettre 98% de la population masculine, qui n'ose plus protester, de peur de passer pour ce que pourtant ils ne sont plus depuis longtemps. Elles procèdent par intimidation, comme les mafieux d'autrefois, mais voudraient être considérées comme des juges de paix à la recherche du bien et de la vérité. Elles veulent gagner sur tous les tableaux. Elles veulent pouvoir être aussi bêtes que cochon mais recevoir les égards dus au sage, elles veulent parler comme des poissonnières mais qu'on leur réponde en mesurant chaque mot avec un pied à coulisse de chez Dior, s'habiller comme des clodos mais qu'on s'extasie sur leur élégance, elles veulent pouvoir piétiner tous les usages et toutes les délicatesses du monde civilisé mais qu'on les traite comme des fleurs fragiles et précieuses, elles veulent mentir et se parjurer mais qu'on soit d'une rigueur et d'une probité d'anachorète, elles veulent n'avoir besoin de personne mais que la société entière soit ordonnée à leur main, elles veulent ne rendre de compte à personne mais que tout le monde se sente en dette vis à vis d'elles. La morale, la morale, la morale : elles n'ont que ce mot à la bouche, ça leur fait de vilaines boursouflures aux lèvres, mais tant pis, c'est plus fort qu'elles ; elles s'effondrent si on leur retire cette tumeur louche. Louche, oui, puisque leur morale n'est qu'un cache-misère piteux et d'une mauvaise foi qui frise l'obscénité — dans cette morale, il y a beaucoup de mort (ou de mors) et très peu de cette sagesse qui sied aux grandes âmes ; elle n'est que la conséquence mécanique de cette pauvreté intellectuelle qui leur interdit de voir à la fois les deux faces de la médaille ; on pourrait aussi parler de paresse mentale et de simplisme, mais ne chargeons pas trop la barque qui déjà est à moitié pourrie par le bouillon amer sur lequel elle flotte tant bien que mal. La Morale majuscule dont il est question ressemble fort à la Science avec un grand S qu'on essaie à toute force de nous faire gober par tous les orifices depuis quelques mois. Ni l'une ni l'autre ne se questionnent, il faut les avaler cul-sec et sans respirer, c'est la cuillerée d'huile de foie de morue que nos mères nous faisaient avaler en nous pinçant le nez, pour-notre-bien, ce sont les nouvelles prières laïques, ce sont les écritures saintes du Nouveau Monde, le monde enfin nettoyé de l'homme, désinfecté du Viril et du Père, et du Doute. Tout ce qui ressemble de près ou de loin à du masculin s'apparente au Péché originel nouveau, qu'elles avaient négligemment jeté avant de s'apercevoir qu'il pouvait rendre encore quelques services. Leur Morale est une morale de touristes nourris aux OGM et aux antibiotiques, elle a été élaborée en laboratoire, et ses gains de fonctions feraient peur au Dr Frankenstein lui-même. De même qu'il y a des mulots et des surmulots, il y a la morale et il y a la surmorale. La surmorale est une morale obèse, qui, à force de peser, finit immanquablement par exploser sous son propre poids. 

Comme le résume en une formule merveilleuse un ami d'ami : « Les saintes volent en escadrille, aujourd'hui ». Leurs formations sont si serrées qu'il deviendra bientôt impossible d'apercevoir le firmament. Chaque jour, c'est une bonne centaines de Saintes qui sont déclarées au Bureau des Vérifications Rétroactives. Comme il est loin, le temps où il était bon de dire : « J'aime les femmes » ; et surtout de le penser ! Depuis une quinzaine d'années, le mot juste et mesuré, c'est : « connasses ». Vous êtes des connasses, Mesdames. Il faut bien que quelqu'un se dévoue pour vous le dire en face. Vous nous asphyxiez, vous nous pompez l'air, vous êtes grotesques, méchantes, ridicules, pathétiques et perverses, de cette perversion diabolique qui se réclame de la pureté. On n'aurait pas cru ça de vous, nous qui, dans le troisième tiers du XXe siècle étions vos plus fervents admirateurs et vos plus ardents défenseurs. Nous attendions d'être sauvés par vous ! Quelle déception ! Et qu'on ne vienne surtout pas me bassiner avec le sempiternel « vous généralisez », ou, pire encore : « vous essentialisez » ! Oui, je généralise, et en cela je vous imite, car c'est précisément ce qu'on voit, que vous vous précipitez toutes vers le pire — avec des nuances, bien sûr, avec des scrupules, pour certaines, mais avec un effet d'ensemble qui est à la fois saisissant et terrifiant. Votre vision de l'homme est tellement caricaturale, et, disons-le, tellement bête, que nous ne savons plus comment vous répondre. D'ailleurs, que peut-il y avoir à répondre à quelqu'un qui pense que vous n'existez pas, ou, plutôt, que vous n'avez plus aucune raison d'exister, que votre temps est passé ? L'Obsolescence de l'homme avec un petit h, nous y sommes…

Oui, la femme peut être l'avenir de l'homme (quelle formule prémonitoire !) et les femmes peuvent être l'ennemi du genre humain, ce n'est nullement contradictoire. De la même manière qu'il n'y aura bientôt plus que des Français en France, grâce au Grand Remplacement, il n'y aura bientôt plus que des femmes dans le genre humain. Les femmes vont faire disparaître l'homme aussi sûrement que le métissage généralisé aura bientôt fait disparaître les races. Est-ce ce qu'elles voulaient ? Je n'en suis pas sûr, mais qu'elles l'aient voulu ou pas ne changera pas l'issue de l'histoire. Plus encore que de faire disparaître un des termes de l'équation qui faisait que le monde est monde, qu'il est habitable, c'est l'équation elle-même qu'elles auront brisée comme un enfant gâté casse son jouet en hurlant. Elles voulaient être le centre du monde, mais le centre a gonflé comme la grenouille ; il est maintenant près d'éclater. En disant qu'il n'y aura bientôt plus que des femmes dans le genre humain, j'énonce évidemment une de ces vérités qui se détruisent elles-mêmes, puisque le genre humain a besoin pour exister du féminin et du masculin. Si la vie humaine a choisi la sexualité comme mode de reproduction, c'est qu'elle désirait l'autre, c'est qu'elle le plaçait au centre et au fondement de son Existence. C'est bien de cela qu'il s'agit : les femmes d'aujourd'hui ont décidé d'abolir la sexualité, et la Technique leur en donnera bientôt les moyens. Ceux qui se demandent pourquoi les jeunes adultes ne baisent plus me font rire ; ils ne voient que des raisons secondaires et contingentes, ils ignorent l'essentiel. La Sainteté contemporaine a trouvé dans la multiplication végétative, le clonage, et les écrans (le virtuel), une échappatoire propre et durable à la division sexuelle. Or, qu'est-ce que le Féminisme, en définitive, sinon le désir forcené et radical du Même ? En cela il rejoint parfaitement le grand mouvement d'uniformisation mondial qui est en train de saccager l'humain, de le réduire à sa plus simple inexpression. Abolition des nations, abolition de races, abolition des sexes, abolition des langues, abolition de la durée, abolition du Négatif : tout cela est un seul et même mouvement centripète. Le monde du XXIe siècle est une vieille étoile fatiguée qui s'affaisse sur elle-même. La guerre contre le Singulier et contre l'Exception (donc l'amour) est totale, les coups viennent de tous les côtés. Les quelques couples hétérosexuels qui subsistent encore sont des survivants oubliés par l'Histoire. Il ne se passera pas quinze ans avant qu'il ne soient considérés comme des déviants dont il faut se débarrasser. Plutôt le divorce que la division !

Dans le texte auquel il est fait allusion plus haut, j'expliquais que j'étais devenu misogyne à cause de l'écrit, ou plutôt, pour la raison que désormais nous rencontrons les femmes par le truchement des réseaux sociaux : la conséquence est que ce sont leurs phrases écrites (et non prononcées) qui nous les font connaître d'abord. La fonction de dévoilement de l'écrit étant bien supérieure à celle de la parole, quoi qu'en pensent les naïfs, il était fatal que la déception soit de la partie. Parmi toutes les femmes qui m'ont séduit avec facilité quand j'étais plus jeune, combien auraient passé le seuil de la première rencontre, si celle-là avait été précédée d'une correspondance épistolaire ? Le lien entre écrit et femme est vertigineux. Il faudrait revenir là-dessus… Quoiqu'il en soit, dans « rencontre », il y a « contre ». On ne peut pas rencontrer ce qui n'est pas contre nous, distinct, séparé. C'est cela, la sexualité : séparer, afin de produire du nouveau et du sens. Les phrases peuvent produire le même effet. 

En attendant, on a l'impression d'un précipité, au sens chimique du terme. Toute la beauté et toute l'amabilité du monde se dirigent comme un seul homme vers le fond du sablier, et l'accélération est visible à l'œil nu. Toute la richesse, toute la (vraie) diversité se précipitent vers la bonde, comme si elles fuyaient quelque chose de terrible. Peut-être ont-elles aperçu une femme ?

lundi 14 août 2023

Défiguration

Je ne comprends pas. Je ne comprends absolument pas cette frénésie de selfies qui prend les jeunes filles d'aujourd'hui.

Un portrait figure, un selfie défigure. 

Bien sûr, ce n'est jamais un selfie, car le selfie n'existe pas au singulier. Le selfie n'a de réalité que dans la répétition et la dissémination. C'est la compulsion du shoot qui fait le selfie. Soi, soi et soi, à l'infini. Soi, comme une longue suite derépliques, comme une interminable variation sur le même (qu'on croit).

Le visage annulé, dissout. Un autoportrait est une occasion et une manière de s'envisager, un selfie est une façon de se dé-visager. 

Toutes ces jeunes filles dont je contemple jour après jour les selfies sont en train de s'arracher le visage, de le dissoudre dans un acide puissant qui ne laissera de leur être qu'un souvenir imprécis, vague, insipide. C'est comme de diluer un centimètre cube de couleur avec des litres et des litres de blanc.

Elles croient s'affirmer alors qu'elles s'annulent, qu'elles se défigurent, qu'elles neutralisent le visage qui s'est affirmé en elles au cours du temps. Elles défont ce qui s'est fait patiemment au fil des années. 

La peinture est toujours figurative, même quand elle est abstraite. Elle figure des essences. Ici c'est l'inverse. Ce qui est figuré c'est l'existence, et ce qui annulé, c'est l'essence. Elles n'ont d'yeux que pour les états successifs de l'absence.

En multipliant les occurrences de leur individu, elles le divisent en autant de notes éparses qui dévitalisent l'ensemble et rendent impossible la singularité et la synthèse : aucune mélodie propre ne ressort de cette théorie d'instants, aucune harmonie ne vient les assurer de leur être. Elles ont externalisé leur visage, il ne leur appartient plus. Il y a sans doute une nombre fini de prises de soi-même (de représentations par soi-même) qu'on ne dépasse qu'en repartant en sens inverse de l'affirmation, dans celui de la “désidentité”…

Le selfie, c'est la dilapidation de l'âme aux quatre vents. Sans doute n'en peuvent-elles plus d'en avoir une… Elles en conservent pieusement les répliques alors que le tremblement de l'être est à l'agonie.

vendredi 11 août 2023

Faire l'amour


« Le désir d'avoir sa mort à soi devient de plus en plus rare. »

Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire à la résurrection des corps ? Qui sommes-nous pour croire ou ne pas croire en Dieu ? Qui sommes-nous pour croire qu'on peut ne pas croire ? Et le Mystère… Avons-nous la moindre légitimité à en douter ? Il n'y a pas plus religieux qu'un athée, c'est bien connu. Ne pas croire demande un sentiment religieux très affirmé, brutal. 

Pour la centième fois sans doute j'écoute la bande-son de Nouvelle Vague, de Godard. Je suis comme chaque fois émerveillé par tant d'intelligence, par ce goût infaillible, par son sens du rythme et du sens. C'est une fête spirituelle et charnelle, du même ordre finalement qu'une après-midi passée au lit avec une femme, en été. Tout y passe : goûts, phrases, sons, odeurs, gestes, idées, langueur, largeur de la croupe, tact, audace, syncopes, pauses, cris, musique, essoufflement, râle. Il faut faire entrer cela dans une page. 

Ils veulent écrire avant d'avoir vécu — en quoi ils ont sans doute raison. Je ne sais pas le faire, et comme j'ai très peu vécu, ce n'est pas facile. Alors il faudrait lire, lire et encore lire, pour passer à travers le tamis des phrases inutiles. Même cela m'est refusé. Lire, je ne sais plus le faire. Pour une phrase lue, j'en écris vingt ou cinquante. Ce n'est pas raisonnable. Je porte en moi cette tragédie ridicule qui pèse dans les membres. Je suis entravé par ma raison. Heureusement que j'oublie souvent. J'étais heureux quand mon seul espoir était de baiser. « Une femme que l'on aime nous prive des autres femmes ». Quelle chance !

Si nous partions à la recherche de tous ceux à qui il faudrait demander pardon, notre vie aurait enfin un sens, mais un sens unique qui nous renverrait de là où on vient. De quelque côté que l'on se tourne, c'est l'Utérus éternel qui nous fait signe, c'est l'éternel recommencement de la nature impitoyablement vivante, sans remords ni pardon. C'est bien une femelle, celle-là ! Nos amours sont si pitoyables qu'elles en deviennent sublimes. On peut si peu, sans la foi. 

J'aurais dû m'intéresser au dollar et à l'or, et alors j'aurais un autre éclat, ce serait enfin de l'art bien comme il faut, de l'art coté, les bourses bien pleines, un foutre bien clair et bien musical dont le jaillissement serait répertorié, noté, commenté — ou moqué. Les femmes aiment les dollars. Nous préférons les nibards. Je n'aime pas les brutes, ni les portes qui claquent dans la maison. J'aime le son du bandonéon. J'aime le café et la voix de Jacques Dacqmine. Les voix du dimanche matin dans la maison. Le silence sur le silence, entre deux et quatre. Le contrepoint et la variation. J'ai fini par aimer le soleil, il était temps. La chaleur sur mon corps. J'aime relire les lettres de Céline ; les comprendre enfin. J'aime chercher la disparue et retourner dans ma mémoire, guidé par quelques phrases notées entre 1980 et 1990, marcher dans mes pas, et certaines douleurs. J'aime toujours (c'est un miracle !) Raymond Chandler et j'aime que l'amitié soit un miracle. J'aime les règles parce qu'elles suscitent les exceptions. J'aime infiniment la Suite italienne (surtout au violoncelle) de Stravinsky, qui est peut-être la seule musique capable de me mettre de bonne humeur. Je voudrais revoir les sculptures en verre que je faisais dans le laboratoire de la pharmacie quand j'avais treize ou quatorze ans. J'aimerais entendre à nouveau la voix de mon père. J'aimerais prendre sa défense, malgré tout, s'il en a besoin. J'aimerais entendre la Nuit transfigurée pour la première fois, comme la première fois. Et aussi Petrouchka, avec l'odeur des enceintes, dans la chambre du haut. Les premières fois. Et encore les premières fois. Le mystère encore souverain et clair, débarrassé de l'intelligence et de la répétition, de l'opacité et du discours qui a déjà fait le tour de la terre en passant par tous les intestins. Mystère, connaissance et érotisme sont interchangeables, on les voit, dans les partitions, se moquer de nous qui les confondons sans cesse. Certaines douleurs, oui, sont plus précieuses que les plaisirs. Nous devrions tout garder. Le mal, le bien, l'absence, la fureur, le chagrin et la joie pure, la peur et l'extase, les phrases ratées, les suicides avortés, et même l'esprit qui bute contre un mur, la douleur qui tourne en rond, la nuit. Les cris et les trahisons. Le goût du métal et l’essoufflement. J'aimerais redevenir adroit et revoir les cuisses de Monique, au tennis, celles de Christine, au basket (ou était-ce le handball ?). 

J'étais le ballot boursoufflé bondi des fonds, un peu lent, un peu peureux, plaqué aux cuisses de la mère, entre deux siestes et deux présents gonflés à l'hélium— ça laisse des traces. Tout cela c'est encore la foi, bien sûr. Sans elle nous sommes des ombres, mais dures et grotesques, plates et glacées. La foi c'est seulement de savoir que la mère nous nourrit, quoi qu'il arrive. Et au-delà. 

L'adresse, c'était le principe premier et fondateur. La tenue de l'écriture et du geste, et aussi de la langue, en présence du père. Comment prononces-tu les mots, les voyelles et les consonnes, c'est à cela que nous étions jugés, et aussi au calcul mental. C'était très peu de choses, finalement, et c'est pourquoi nous étions à l'aise parmi les corps et l'héritage, nous avions notre place dans le cortège, les questions étaient ailleurs. Si l'on compare cette situation avec celle dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, on comprend immédiatement l'angoisse qui est la nôtre. On a multiplié les références par mille, on les a individualisées et dispersées, fragmentées, retournées, et se tenir debout relève désormais du hasard ou du miracle. On est passé de la lettre au nombre.

Et puis nous sommes arrivés à ce moment de la vie où il s'agit exclusivement des filles. Les filles, la fille, les femmes. Où l'adresse dont il est question plus haut revient en majesté, à la puissance douze. La seule question, ou presque, de ces années-là, c'était : que signifie bien faire l'amour ? À quoi ça se voit, à quoi ça tient, et que faut-il faire pour faire partie de cette élite-là ? Je vous jure que durant cinq ou dix ans, ce fut l'essentiel de notre métaphysique. Les études n'étaient qu'un à côté, la famille un décor, les amis un prétexte. Les corps et le plaisir féminin étaient l'alpha et l'omega de notre science nouvelle et exclusive. Même l'art n'était qu'un pâle écho de nos expériences et de notre imagination charnelle : nous étions en contact avec le miracle d'un langage totalement neuf, à la fois indéchiffrable et d'une précision irréelle et sainte. D'abord que signifie « faire l'amour », tout simplement, mais très vite, que peut bien vouloir dire « bien faire l'amour » ? De mes conversations actuelles avec des hommes et des femmes qui ont trente ans de moins que moi, et de quelques rencontres, il ressort que cette question a perdu toute sa pertinence, ou, du moins, qu'elle relève de l'histoire des mentalités. Je n'exagérerais pas beaucoup en affirmant que plus personne ne s'intéresse à la sexualité, et surtout, à la sexualité comprise comme un art de vivre, comme un ésotérisme et une quête esthétique et morale qui relève à la fois de la connaissance, de l'imagination et de la bonté. Aujourd'hui, la sexualité, en admettant qu'on y croit encore un tout petit peu, dégoûte, est considérée comme une pratique hygiénique, ou bien comme un succédané du sport et de la compétition. Tout semble risqué, dangereux, malsain, banal, pour ceux qui la regardent d'un sale œil. Mais ce qu'ils voient, c'est tout autre chose que ce que j'ai connu et aimé. Nos contemporains n'aiment ni le mystère ni la connaissance et se croient supérieurs quand ils pensent apercevoir le côté sombre des choses. C'est un lieu commun d'une grande tristesse : le soupçon est le maître des cérémonies, qui ne fait que refléter l'esprit de ceux qui s'illusionnent sur leur clairvoyance.

Le sexualité telle que je la conçois, indissociable de l'érotisme, c'est d'abord une pulsion de connaissance. À ça je tiens beaucoup. Il n'est pas déplacé de parler d'érudition ou de virtuosité (la virtuosité naît de la vertu, ne l'oublions pas, même si elle n'y retourne pas toujours). C'est la curiosité, c'est la soif de connaître qui est au départ du désir, même si celui-ci la dépasse de toute part, c'est la certitude qu'il y a une quête, une quête toujours déçue, sans doute (mais n'est-ce pas le propre de toutes les quêtes véritables), qu'il est bon, et gai, de s'y adonner avec toute la liberté et la générosité des jeux enfantins. Les yeux, la pensée, les mains, la confiance, la poésie, la peau, contre vous, contre moi, je m'éprouve, mais pas en vain, la sueur, la salive, le sang, les odeurs, les gestes, les regards, l'attente, le silence, l'attente encore, le silence toujours, même dans les mots jetés en balbutiant, répétés, ridicules, comme il bon d'être ridicule en faisant l'amour, comme il est bon de ne pas savoir, de ne jamais savoir, même quand on le fait quatre fois par jour, comme il est bon de buter sur ce corps qu'on ne comprend pas, qu'on déchiffre pourtant comme on déchiffre un nocturne de Chopin ou une sonate de Mozart, émerveillé et reconnaissant, attentif à la moindre de ses inflexions, de ses peurs, de ses révélations, au moindre de ses hoquets, de ses râles, de ses coups d'arrêt, de ses vertiges, lisant chaque signe et chaque absence de signe comme si notre vie en dépendait. 

Il est frappant que plus personne aujourd'hui n'emploie cette expression désuète et un peu menuisière : « faire l'amour ». Ils baisent tous. On les ferait rougir, ou les verrait s'esclaffer, en leur demandant s'ils font l'amour. Qui croit encore que l'amour ça peut « se faire », se fabriquer, avec des gestes, avec des caresses, des soupirs et des désirs, voire avec des mots. Ils ont tous une vision bien scientifique et bien raisonnable : il y a les sentiments d'un côté et les désirs de l'autre, faut pas tout mélanger. Il y a les choses interdites d'un côté, les choses licites de l'autre. Ils se récitent leur catéchisme trois fois par jour, et s'ils oublient, c'est écrit et raconté partout, toute la journée, dans toutes les langues et sur tous les tons, à l'envers et à l'endroit, depuis le berceau. La leçon est bien apprise. La question elle est vite répondue. Et si jamais un léger doute ou un soupçon furtif s'insinue dans leur cortex, on leur cite de grands auteurs, et les caniches, et ils retournent sagement se branler devant leurs écrans, rassurés. Je leur dirais bien d'écouter le Capricho arabe de Tarrega, et de fermer les yeux, mais je crains que toute trace d'érotisme ait été effacé en eux depuis trop longtemps déjà. Les brutes parlent aux brutes, les niais parlent aux crapules, les maladroits sont les premiers de la classe. 

Je crois que pour aimer faire l'amour, et pour le faire bien, il faut croire. Croire qu'il se passe quelque chose d'inouï. Inouï au sens propre : qui n'a jamais été entendu et qui ne le sera jamais plus. Tara m'avait offert ce petit livre bleu que j'ai toujours et qui s'intitule : « La Perfection sexuelle ». Nous étions naïfs et un peu cons mais nous avions raison, ô combien ! Que n'aurais-je pas fait, moi, pour découvrir les secrets de l'amour charnel, tous les secrets, pour qu'on me les enseigne ? Nous étions des étudiants très appliqués, très sérieux, très patients et avides, toujours fiévreux et enthousiastes, toujours prêts à être les sujets ou les objets d'une nouvelle expérience en cours. Nous étions les doubles aveugles et les triples sourds qui avalaient la science amoureuse comme on boit un élixir, insatiables. Des croisés, des esclaves, des princes, des sprinters et des coureurs de fond, des dingues qui sautaient sans parachutes depuis le ciel des femmes jusque dans leurs larmes, qui traversaient leurs cris et leurs rires méchants comme on joue avec le feu, en remerciant la flamme et les morsures. Nous savions que ce n'était pas vain et que ça l'était totalement. On riait de nous mais ceux qui riaient nous enviaient. Faire l'amour, c'est s'enfiler du mystère en tube. Dieu serait d'accord, s'il m'entendait. Les athées ont imposé leur religion un peu bêbête, ils exigent une toute petite science bien sage, très étriquée et très pâle. Je me demande comment on peut s'exciter avec ça. Moi j'ai besoin de chair et encore de chair. Sinon je ne pense pas. Vous aimez des neurones, vous ? Ça ne doit pas sentir bon, des neurones… Les limites du langage nous sont données par les cuisses des femmes, par leur cul, par leur bouche. Il faut y aller, aux limites, et parfois passer de l'autre côté. 

Mais finalement j'ai eu de la chance. D'abord j'ai eu des amantes merveilleuses, et c'est déjà énorme, mais en plus, c'est avec les femmes que j'aurai pu parler de ça, au moins quelques unes. Contrairement à ce qu'on croit, elles ne demandant que ça, et, bien souvent, n'ont personne à qui s'adresser. (Décidément, ce Tarrega m'enchante ! Il y a chez certains compositeurs espagnols cet abandon lyrique qui est comme du féminin dans la virilité : est-ce l'attente, l'accueil de la pénétration ?) Cependant, peut-on vraiment parler de chance ? Non, c'est la foi qui sauve, toujours, et qui donne à l'aventure la chance de se déployer. Pour recevoir, il faut demander. Mais la foi, c'est aussi ce qui nous fait dire qu'« un jour il n'y aura plus que ça : l'amour ».

Je crois à la résurrection des corps, c'est sans doute pour cette raison que j'ai tant de vénération pour le corps des femmes. Qu'il vieillisse, qu'il pourrisse, même, ne l'empêchera pas de revenir, et le théâtre sexuel est une répétition, une mise en scène de ce retour qui me paraît inéluctable. La gloire est en elles, qu'on le veuille ou non, qu'on le sache ou pas. Elles le savent, elles, et c'est ce qui les rend si redoutables. Un jour il n'y aura plus que ça, l'amour ; mais cette chose est déjà en elles, à l'état de minerai. 

Mystérieusement, nous ne nous souvenons jamais de ces moments si précieux. Pourtant, combien de fois me suis-je dit, alors, que jamais je n'oublierai cette baise extraordinaire avec X, que ces instants fabuleux resteraient gravés à jamais dans ma mémoire ! Je peux facilement nommer les quelques femmes avec lesquelles j'ai adoré faire l'amour (il y en a trois ou quatre, pas plus, c'est-à-dire moins d'une sur dix), avec lesquelles ces moments intimes étaient presque à chaque fois des expériences somptueuses et bouleversantes, mais je ne parviens pas du tout à me rappeler les détails, les sensations, les gestes, les images, et ce qui a fait que cet événement m'a semblé si précieux, si exceptionnel. (Ce n'est pas complètement vrai. C'était en 1985 ou 86, rue des Arquebusiers, à Paris. Je sortais d'une très longue relation amoureuse, la plus longue de ma vie, dix ans, et j'étais alors amoureux d'une jeune fille qui avait la moitié de mon âge. J'avais coupé les ponts avec mon ancienne maîtresse, celle qui m'avait tant marqué (je l'avais connue alors que j'étais encore jeune, elle avait dix ans de plus que moi), et nous nous sommes rencontrés ce jour-là par hasard dans le 95, devant Saint-Lazare. Elle est venue chez moi, et nous avons fait l'amour d'une manière apocalyptique. Ça ne m'était jamais arrivé avant et ça ne m'est plus jamais arrivé depuis. Il y eut tant de violence que nous nous sommes retrouvés par terre, entre le piano et la cuisine. Nous étions au bord de la suffocation et de la crise cardiaque. Après ça nous ne nous sommes plus jamais revus. Sans doute que nous le savions et que nous avons fait l'amour pour mille ans, ce jour-là… (Mais je m'aperçois que même ici je suis incapable de dire en quelques mots, de raconter ce qu'il y avait de si extraordinaire dans cette furieuse copulation.)) Comme je regrette ce manque de mémoire ! Ici encore se vérifie que tout ce qui n'est pas écrit disparaît corps et biens. Nos corps sont des tombeaux vivants et l'acte d'amour permet (souvent, pas toujours) de les réveiller (chez certains, c'est même le contraire). À propos d'« acte d'amour », je m'avise qu'il n'existe aucun mot satisfaisant, je veux dire aucun substantif, en français, pour décrire ce moment où deux êtres font l'amour, si l'on excepte « baise », qu'on n'a pas forcément envie d'utiliser. Oh, bien sûr, il y a le coït, la copulationl'accouplement, la fornication, mais là non plus on n'a pas toujours envie d'utiliser ce genre de vocabulaire, trop utilitaire, trop technique, trop dictionnaireÉtreinte est très joli mais tout de même un peu vague, conjonction me semble beaucoup trop abstrait, trop grammairien. Je ne trouve rien qui me convienne et me vois obligé, la plupart du temps, d'employer baisela baise, mais, outre qu'il est un peu vulgaire, ce qui n'est pas toujours pour me déplaire, loin de là, c'est tout de même un mot formé par dérivation, même si Michelet l'a utilisé dans son journal, mais en tant que verbe, dans une phrase sublime : « Je jouissais d'elle ici bien plus profondément que je ne fis jamais à Paris, et d'une manière à la fois plus voluptueuse et plus haute. En cette personne innocente, si intelligente (avec tant d'enfance), pure lumière et toujours vierge, j'aimais, admirais, possédais, tranchons le mot : je baisais la nature. » Et puis il y a dans ce mot quelque chose qui dit la tromperie et la possession. Il manque un mot, dans notre langue, qui dise à la fois le désir, la volupté, l'action, l'art, la chorégraphie, le jeu, la méditation, le don, la connaissance, et l'amour en train de s'élaborer, de se matérialiser, de prendre forme dans la chair et les humeurs, et dans l'espace mystérieux que savent engendrer deux êtres qui se désirent. Qu'on soit obligé à des périphrases pour dire cela est bien triste. Michelet a le sentiment de « baiser la nature », d'embrasser le monde, et c'est bien cela que nous ressentons quand la baise est réussie. 

Mais finalement, ce vocable (« baise », « baiser ») est peut-être légèrement vulgaire (surtout aujourd'hui, et surtout parce qu'on ne connaît plus que lui) mais il est tout de même très intéressant. Il parcourt un large champ sémantique, du plus brutal au plus délicat, en passant par tromper, posséder, embrasser, saluer, prendre sur le fait, il va de la révérence au quasi viol, de la dévotion à la possession (du propriétaire et du sorcier), de la léchouille timide à la pénétration sans égards, de l'amour filial à l'amour tarifé. Il est d'ailleurs significatif qu'il se soit aujourd'hui séparé en deux branches qui semblent diamétralement adverses : baiser (verbe transitif et machiste) et bisous (formule étendard de la gnangnanterie contemporaine). Toujours cette alliance de la brutalité et de la puérilité, si caractéristique de notre époque qui trempe sa patte gauche dans le sang et sa patte droite dans la morve. Si j'avais un seul reproche à faire à ce mot de baise, ce serait qu'il évacue un peu trop visiblement l'admiration, et l'admiration du corps féminin, source de toutes les admirations, c'est mon sacré à moi dont toutes les phrases ont été d'abord imaginées pour séduire ce corps — c'est en tout cas comme ça que les lettres sont entrées en moi, bien plus que par la littérature. 

Quand j'avais vingt ans, on parlait beaucoup de la séduction, et pas toujours en bien. Mais qu'elle soit bien ou mal considérée, la séduction avait une place centrale, dans les rapports entre les hommes et les femmes, et c'est sans doute pour cette raison que nous avons tant de mal à comprendre la rusticité qui aujourd'hui l'a remplacée. Quand j'entends des jeunes femmes me dire que rien, hormis la pénétration, ne les intéresse dans les rapports sexuels, j'ai toujours un peu de mal à les croire, même et surtout si elles sont sincères. Nous étions dans l'idée, nous, que la pénétration était presque accessoire, qu'il fallait bien en passer par là, à un moment ou à un autre, mais que tout le reste avait beaucoup plus d'importance. Les caresses étaient sacrées, et le temps, encore plus. Le temps du regard, le temps de l'attente, celui du désir et celui de la peur ; c'est dans le différé que nous cherchions l'essence et la perfection de l'amour. Aussi avais-je été extrêmement surpris quand mon amie, plus âgée et plus expérimentée que moi, m'avait dit un jour : « Tu n'es pas obligé de me caresser pendant des heures ! Prends-moi ! Et arrête de me demander la permission, surtout… » C'était une petite révolution, pour moi. Ainsi les femmes pouvaient aimer la poigne, l'autorité, le joug, et aimaient nous voir prendre du plaisir, quand nous pensions jusque là que seul le leur comptait. Les choses devenaient plus compliquées, mais aussi plus intéressantes. 

L'Utérus a renvoyé les fesses, les seins, les jambes et même le con des femmes dans le catalogue des antiques ou des spécialités porno. Mais c'est un utérus légal, procédurier et minoritaire (minoritaire au sens des minorités braillardes et qui n'ignorent jamais qu'elles sont désormais du côté de la Loi, qu'elles ont toute la loi pour elles, la loi de la Revanche dressée sur ses ergots). Il faudrait faire le compte de toutes les parties du corps des femmes qui sont maintenant passées sous contrôle judiciaire, qui ont cessé de relever de la sensualité, du commerce, ou même simplement de la gentillesse ou de l'amitié. Tout est désormais sous contrat et sous contrôle. Ça n'aide pas au désir, et tout le monde a peur, ce qui est compréhensible. Les dossiers en attente de ces cinglées sont frémissants, toujours sur le point de se mettre à bouillir, vingt ou trente ans après. Est-ce si étonnant que ça, quand on voit le peu de gens qui aiment et écoutent les sonates pour piano de Mozart ? « Pour cette seule pensée, tu recevras dès la première nuit une solide fessée sur ton charmant petit cul fait pour recevoir des baisers, compte là-dessus. » Vous ne voyez pas le rapport ? Apprenez à voir, et surtout à entendre. 

Au fond, ce qui manque cruellement, de nos jours, ce sont les caresses. La caresse ne prend pas, elle joue avec le corps de l'autre, elle n'entend pas le soumettre, ni l'utiliser, ni le transformer ; et puis la caresse peut être verbale, on peut caresser l'autre d'une phrase ou d'une pensée. Chaque fois que je regarde un film porno, je suis frappé de ce que les acteurs en présence semblent toujours appuyer sur des boutons, comme des singes à qui l'on aurait appris à effectuer certains gestes pour en obtenir une récompense. On leur a expliqué que certains stimulus produisaient certains effets, et ils sont absolument incapables de sortir un instant de ce dressage. Les fameuses zones érogènes (et encore, très parcimonieusement distribuées) sont leur bréviaire et leur GPS. Leur chemin est parfaitement balisé, alors que l'érotisme, ça consiste justement à ne pas connaître son chemin, à le découvrir à travers l'autre, en n'étant certain que d'une seule chose, qui est que l'on sera toujours surpris, autant par l'autre que par soi-même. Vu de l'extérieur (j'espère me tromper), beaucoup procèdent de cette manière. 

Nous aimions faire l'amour pour avoir l'impression d'aller au-delà de la chair tout en y restant collé, le nez sur la chapelle d'odeurs que les femmes portent à l'intérieur d'elles et qui se manifeste à leur insu, et parfois à leur honte. Oui, pendant une demi-heure ou une après-midi, être privé de toutes les autres femmes, surtout, être gavé de leur absence jusqu'à en pleurer, cette absence ici élevée au rang du sublime. Faire l'amour, c'est écrire un roman à deux, c'est se rouler dans la boue d'un récit instantané dont les actes de chair se dressent entre deux abîmes. Comment se fait-il que cette chose semble avoir disparu, je ne dis pas en réalité, bien entendu, mais dans l'imaginaire de nos contemporains, que d'autres rêves et d'autres sciences tiennent en alerte ? Est-ce la toute puissance des écrans, leur omniprésence luciférienne, qui a transformé leur épiderme et leurs désirs ? C'est la toujours nouvelle vague que nous prenions en travers dans les bras de nos maîtresses. Il semble qu'aujourd'hui tout le monde sache bien plus ce qu'il veut que nous ne le savions alors. Les amoureux ont chacun leur spécialité, leurs phobies, leurs délires, leurs fantasmes (comme ils aiment tant dire), et ils vont vers l'autre avec une demande bien précise, qu'ils ont choisie en toute connaissance de cause, qui leur convient, qui ne va pas leur faire de mal, qui parfois leur a été prescrite par un expert ou un coach. Qui sont-ils donc pour croire ou ne pas croire à l'infini de ces corps qu'ils vont rencontrer, croiser, ne pas rencontrer, ignorer avec toute leur science de babouins apprise comme on apprend le code de la route ? Je lisais il y a seulement quelques minutes qu'un homme était toujours perdu, devant une femme, quand c'est la première fois. Mais qu'en savent-ils ? Dans quel livre sacré et indiscutable est-ce écrit ? Pourquoi prennent-ils leur manque d'imagination et de foi pour la norme, ces péquenauds ?

« Avoir quelqu'un dans la peau » est un des lieux communs les plus justes et les plus profonds que je connaisse. Increvable. Ça résiste à tout, malheureusement. Je ne sais pas exactement ce que c'est que l'amour, ou peut-être pas du tout, mais je sais ce que c'est que d'aimer le corps d'une femme. Et quand on aime le corps d'une femme, on aime bien plus que son corps. Toute notre tragédie est là. La bise est au baiser ce que le feuilleton télé est à la tragédie grecque. Les amoureux d'aujourd'hui font des bisous et des coucous et se branlent devant des écrans en traitant de pute tout ce qui n'a pas un pénis, vont « à la salle » pour se faire de gros muscles qui leur servent à faire de beaux selfies, pendant qu'ils avalent leur bouillie protéinée. On aurait aimé finir misogyne, mais les hommes sont vraiment trop cons, trop lourds. Maladroits de tous les pays, donnez-vous la bite. À mesure qu'a crû ma misogynie a augmenté ma gratitude pour les femmes. Je suis triste de voir ce qu'elles sont devenues, mais j'ai connu autre chose, grâce à Dieu, et quoi qu'il en soit, on n'apprend rien sans elles. Nous avons baisé la joie et la douleur humaines, et ça s'est produit au creux de leurs cuisses.