dimanche 15 juin 2025

Capricho árabe




À Charles Adrien Wettach, né le 10 janvier 1880



— Quelle est la bonne méthode pour savoir si quelqu'un est fréquentable ?

— Demande-lui : « Qu'avez-vous lu ? ». S'il te répond : « Homère, Shakespeare, Balzac », l'homme n'est pas fréquentable. Mais s'il te répond : « Qu'entendez-vous par “lire” ? », alors tous les espoirs sont permis.



Entre hier et aujourd'hui, j'ai dû écouter plus de cinquante fois le Capricho arabe, de Tárrega. Ségovia, bien sûr, mon idole, dans plusieurs versions, mais aussi Pepe Romero, Pablo Garibay, Ana Vidovic, Tavi Jinariu, Pablo Sainz Villegas, Thibault Cauvin, Giulia Ballaré, David Russel, Marcin Dylla, José Maria Gallardo Del Rey, Tatyana Ryzhkova, Alexandra Whittingham, Vera Danilina (une folle complètement exaltée qui se croit à l'opéra), Narciso Yepes, Julian Bream, Jason Vieaux, Karmen Stendler, Isabel Martinez, Julio Tampalini, Sharon Isbin, et quelques autres dont je ne donnerai pas les noms, par charité chrétienne. Je n'ai malheureusement pas trouvé d'enregistrement d'Alexandre Lagoya de ce tube parmi les tubes guitaristiques, presque aussi souvent joué que les Recuerdos de la Alhambra, du même Tárrega. 

Je dois être un cas à peu près unique au monde (dans le petit monde gigantesque des écrans). Quand je dépose quelque chose sur Twitter (oui, oui, "X", je sais…), je n'ai le plus souvent pas une seule réaction, dans le meilleur des cas, deux ou trois, toujours les mêmes, qui ont un peu pitié de moi sans doute et qui me jettent l'obole de leur laïke comme on donne des sucreries à un enfant pour le faire tenir tranquille. C'est tout à fait comme si je n'existais pas. Je sais que dans le fond du fond ça devrait me faire plaisir, ou conforter mon orgueil (ça ne lui ferait pas de mal, à celui-là), mais ma première réaction, je l'avoue, n'est pas aussi glorieuse. Beaucoup déplorent d'avoir peu de "followers", ou que leurs tweets ne provoquent que peu de réactions, pas suffisamment à leur gré, mais je me demande quelle serait leur réaction s'ils étaient moi. Quand on meurt, il ne faut pas se faire d'illusion, on disparaît très vite des mémoires, même celles de ceux qui nous ont un peu aimé, mais il arrive qu'on meure de son vivant, comme il arrive qu'on soit un exilé en son propre pays… C'est autrement vertigineux.

Je suis un obsessionnel, je sais. Mais apparemment, je n'ai pas tout à fait les mêmes obsessions que ceux qui m'entourent. Ils semblent tous vouloir, et plus que vouloir, exiger, que l'on se détermine par rapport à Gaza, l'Ukraine, Trump or not Trump, Federer ou Djokovic, que l'on choisisse son camp de manière claire, nette et surtout définitive. Ils sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Ne pas vouloir choisir est déjà trop, c'est pour eux la preuve qu'on a choisi en douce ou qu'on est un pleutre. Comme ceux à qui l'on disait, dans les années 70 : « Si tu es ni droite ni gauche, c'est que tu es de droite. » Allez vous faire voir ! Les positions, les choix des uns et des autres ne sont le plus souvent que la manière très-économique qu'ils ont imaginée pour être en paix, pour pouvoir se trouver beaux dans le miroir, pour ne pas déchoir à leurs propres yeux. Ils font l'économie du doute, de la contradiction, de la béance idéologique, de la surprise toujours lancinante devant l'événement réel qui ne se laisse pas garantir, dont le sens est situé toujours plus loin, inaccessible et à double-échappement. Ils sont en mission, derrière leur écran, le cul posé et reposé et l'âme en paix. Téhéran ou Tel Aviv ? Ils ont la solution. Ils ont les clefs. Moi je n'ai que la serrure mais leurs clefs sont trop grosses et trop lourdes pour moi, elles me font mal aux mains. « Prendre le pauvre [le malheureux] sous son aile a toujours été, en politique, le moyen de s'enrichir. » Cet aphorisme de Nicolás Gómez Dávila me semble d'une brûlante actualité, au temps des réseaux sociaux. Ne jamais oublier ce que disait de lui Gabriel Garcia Marquez : « Si je n’étais pas communiste, je penserais en tout et pour tout comme lui. » Quel aveu éclairant ! Le monde numérique est celui dans lequel de parfaits inconnus vous enrôlent dans leur philanthropie monstrueuse et exercent sur vous un chantage que vous ne comprenez pas plus que leurs motifs réels. 

Le perroquet est toujours convaincu d'avoir inventé le langage, mais ne lui dites pas car il a le bec pointu et les serres acérées. 

Durant les vingt-cinq premières années de ma vie, j'ai dit non. Pendant les vingt-cinq années suivantes, j'ai affirmé (passer pour quelqu'un qui était sûr de lui m'a apaisé un temps, je ne le nie pas). Aujourd'hui, aucune de ces positions ne me semble sérieuse. Il faudrait affirmer ET désaffirmer en même temps. Il le faut, si l'on veut être honnête. (C'est impossible… sauf dans la littérature. C'est pourquoi elle est si précieuse.) C'est impossible peut-être mais cette impossibilité déjouée est la seule chose qui nous préserve du ressassement du perroquet qui se prend pour la Castafiore, ou, pire, pour un Nietzsche de réseau social. Il y a cette expression de « lanceur d'alerte » qui m'a toujours semblé ridicule et je plains ceux qui en sont affublés, parfois à leur corps défendant, même si la plupart du temps ils en sont fiers. 

Emma s'est fait jeter du RN car elle a tenu absolument à en parler. Bardella lui a personnellement envoyé sa lettre d'exclusion. Pourtant, parler d'"effets secondaires" en ce qui concerne la vaccination contre le covid est un peu comme parler d'"immigration" en France en 2025. (Ce qu'ils peuvent m'énerver, avec leur « la covid » ! Est-ce qu'il parlent de « la covid longue », aussi ?) Pourquoi parler de ça ici ? Pour ne pas oublier. J'oublie tout. Le temps presse. Simone veille pour des prunes. Jean-Paul se tait et agite son bocal en signe de protestation. On en fera une chanson, qu'on me dit, mais dans deux heures, plus personne ne saura de quoi on parle. 

J'étais dans un énorme autobus aux propriétés surprenantes (nous étions en lévitation ou en apesanteur, ou quelque chose comme ça) conduit par Martina Navrátilová, dans un pays qui aurait pu être le Danemark (je ne suis jamais allé au Danemark). Malgré le confort et les avantages spectaculaires de ce qui ressemblait finalement assez peu à un autocar, j'en suis descendu, et me suis posté dans un virage familier, le virage dans lequel je m'étais brisé le pied, enfant. Ma position est très privilégiée, puisque j'assiste, absolument seul, à un récital d'Arthur Rubinstein. De là où je me tiens, je vois exceptionnellement bien ses mains et le clavier, avec une précision et une définition extraordinaires, ce qui est plus qu'étonnant, puisque je me trouve dans son dos : je vois à travers lui. Je voulus alerter le monde entier de ce qui se tramait ici, mais n'en fis rien. Au lieu de quoi, je me suis réveillé pour aller pisser. Tous ces rêves dont l'épilogue est gâchée par une prostate tyrannique…

Je rêve très souvent de Christine (Sibille), en ce moment. Je me demande s'il lui arrive de rêver de moi, si elle est toujours furieuse contre moi, si sa fille se souvient de moi. Sa mère est la seule Odette que j'aie connue, à part celle de Proust. Je sentais qu'elle ne m'aimait pas beaucoup, mais moi je ne la détestais pas du tout, elle avait de la classe, et j'aimais bien ce qu'elle avait fait de sa jolie maison dans le Lot-et-Garonne. 

Sitting Bull passe à la télé. (Je me suis amusé hier à en faire une estampe numérique.) Ici, à ce moment-là, il ne la connaissait pas encore, ou seulement de nom, à travers moi. Il pouvait encore prendre la pose du matador des phrases bien torchées. Il faudrait étudier l'influence du désir sexuel chez les écrivains. 

In Walked Bud, joué par les Jazz Messengers d'Art Blakey et Monk lui-même, en mai 1957. Pas de Souchon, à cette époque-là, pas de Bashung, ni de journalistes bipolaires, j'avais un an et pas trop de soucis. Les fins de mois étaient aussi belles que les commencements. Je ne connaissais pas le mot « muqueuses ». Papa me donnait le biberon. 

Kµ voulait nous inviter tous les deux à Plieux. I Mean You. La voir dans ses bras, c'est ça qu'aurait été bath. Ma vie manque de fantaisie, depuis quelques années, c'est même d'une tristesse absolue, à mon goût. La dernière jeune femme croisée qui en avait, de la fantaisie, c'est Delphine. Tout le monde se prend au sérieux. Et moi je me ridiculise avec mon Capricho arabe au réveil avec un comprimé de Xanax. Octave, Odette, Ophélie, Odile, tous ces prénoms qui commencent par la lettre O me fascinent. Ce trou à l'origine… Cette bouche ouverte… J'en connais un qui jadis a écrit « L'Ombre gagne », quel dommage que ça n'ait jamais été publié. Ombre qui s'ouvre en nous…

On peut dire que j'ai déconné, avec O, ça c'est sûr. Il faut être fou pour laisser passer une chance pareille. Il faut être moi.

Matton s'est tiré de Facebook. Il a bien raison. Castagno n'aime pas les solos de batterie, il veut les interdire. Je le comprends, c'est souvent très agaçant, mais je ne suis pas d'accord. Surtout lorsqu'il s'agit de Tony Williams. Ron Carter m'a écrit un petit mot de remerciements, j'en suis encore tout ému… Je l'écoute et je l'aime depuis soixante ans, celui-là ; c'est le bassiste le plus élégant, le plus polyvalent, le plus juste. Et il est beau ! Pas pour rien qu'il fut du deuxième quintette de Miles, cet indépassable joyau. Avec qui n'a-t-il pas joué ? Il faut absolument que j'écrive quelque chose sur tous ces bassistes fabuleux, Ron Carter, Scott LaFaro, Mingus, Charlie Haden, Gary Peacock, Eddie Gomez, Paul Chambers, Dave Holland, Oscar Pettiford, Reggie Workman… Ron Carter ne fait jamais le mariole. On le remarque à peine, tant il joue juste dans tous les sens du terme, mais, croyez-moi, il est bien là, et s'il n'était pas là, les chose seraient très différentes. 

Loïs Boisson… Rien qu'avec ce nom débile, elle est mal partie, mais en plus elle est moche et inélégante au possible, et bête, cette pauvre fille affublée de ses « voilà » en rafales, dans son ridicule T-shirt LOVE. Quand je serai dictateur, toutes les filles s'appelleront Louise, Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Geneviève, Sophie, Martine, Pauline. Merde à la fin ! Quand est-ce que vous allez arrêter de nous emmerder avec vos prénoms à la con ? Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour affirmer que le Désastre a commencé là, avec cette folie furieuse d'autoriser n'importe quel bricolage onomastique en France. 

Écouter durant quelques jours uniquement de la guitare espagnole, c'est comme faire une mono-diète : ça retape l'être. Je vais sans doute aggraver encore mon cas, en affirmant ce goût décadent pour les espagnolades dix-neuvièmistes-attardées et romantiques, surtout lorsqu'elles sont jouées à la guitare, mais c'est un fait, cette musique, ces musiques me troublent à un point inimaginable. Falla, Granados, Albeniz, Tárrega, Joachim Malats, Emilio Pujol, Eduardo Sáinz de la Maza, Agustín Barrios Mangoré, Federico Moreno Torroba et d'autres, j'en ai besoin, régulièrement, leur musique légère et profonde à la fois me réchauffe le cœur, même si ce n'est pas de la musique de génie (exceptions faites évidemment d'Albeniz et de Granados). Oui, je peux pleurer en écoutant Souvenirs de l'Alhambra. À propos de Tárrega, savez-vous que sa « Gran vals »  en la majeur est la musique qui a inspiré la célèbre sonnerie des téléphones Nokia ? Elle était entendue 1 800 000 000 fois par jour en 2010. Même le Boléro de Ravel est à la rue… Je me souviens d'un récital (était-ce Zimerman ?) au commencement duquel cette sonnerie avait retenti dans le public, que le pianiste avait reprise au vol. Connaissait-il la valse de Tárrega ? 

Depuis que j'ai appris, grâce à Sandra, que j'avais du sang espagnol dans les veines, et pas qu'un peu, je me dis que ce doit être une sorte d'atavisme. Est-ce que mon goût pour le tango et le fado provient aussi de là, je ne sais pas, mais ces dilections m'ont toujours paru mystérieuses, d'autant plus mystérieuses qu'elles sont impérieuses et semblent plonger au plus profond de moi. Mais après tout, je ne suis pas en si mauvaise compagnie, quand on pense que Ravel, Debussy et beaucoup d'autres compositeurs de haut vol ont eux aussi éprouvé pour cette Espagne un peu fantasmée une attirance irrésistible et souvent fructueuse. Louis-Philippe aimait l’art espagnol et Napoléon III s'est marié avec l’andalouse Eugénie de Montijo (une Grenadine qui fut la dernière femme à gouverner la France), qui donnera naissance en 1856 (année de la mort de Schumann) à Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, « Napoléon IV », surnommé « Loulou » : on voit que ça vient de loin. 

J'ai éprouvé un étrange sentiment de familiarité, d'ailleurs, quand je suis allé quelques jours en Andalousie avec Raphaële. La langue espagnole est l'une des seules langues que j'aurais aimé parler couramment, et je crois, je suis même sûr que je l'aurais bien parlée. Du temps que je fréquentais Octave, je lui empruntais très souvent sa guitare pour composer un peu pour cet instrument si particulier, cet instrument qu'on tient contre soi, à la différence du piano, ou seulement improviser : j'ai passé des heures et des heures en tête à tête avec elle, qui me semblait un champ d'investigation infini et une compagne souple et séduisante, pas vulgaire pour un sou. Je pense souvent à ce récital d'Alberto Ponce, à la Sainte-Baume, auquel j'avais assisté, très impressionné et très malheureux, parce qu'il avait fait ce soir-là énormément de fausses notes et avait l'air d'en souffrir beaucoup. C'est là que j'ai compris de l'intérieur, physiquement, comme cet instrument est diaboliquement difficile, et qu'il cache bien son jeu. Tout le monde gratouille plus ou moins de la guitare, c'est l'instrument par excellence des musiciens d'un soir, des amateurs, des séducteurs du dimanche, et pourtant c'est l'un des plus difficiles qui soit. Il ne pardonne rien. Et pour avoir écouté ces derniers jours beaucoup de guitaristes de la nouvelle génération, je vois que les choses n'ont pas beaucoup changé. 

Vincent m'envoie ce qui suit, qui m'a fait rire :

Amours d’éclats

Sous l’éclat cru d’un néon pâle,

Georges de La Fuly, regard de braise,

Croise Guilaine Depis, entière, animale,

Dans un vertige où le temps s’apaise.

L’acupuncture des désirs les pique,

Aiguilles fines dans leurs peaux en transe.

Une toupie tourne, spirale cynique,

Leur cœur s’emballe, défie la cadence.

Le talc glisse sur leurs corps en sueur,

Poussière douce d’un instant fragile.

L’ammoniaque des mots, âcre vapeur,

Brûle leurs lèvres, rend l’air fébrile.

Un pélican plane, ombre sur l’asphalte,

Témoin muet d’un amour équarri.

Les caries du doute, dans l’âme, s’installent,

Mais leurs baisers les brisent, sans répit.

La tondeuse ronfle, coupe l’herbe rase,

Comme leurs peurs, tranchées sans un cri.

Une tique s’accroche, tenace, à l’extase,

Dans l’aréole d’un instant, ils s’écrivent.

Guilaine Depis, dans sa culotte blanche,

Danse, vibrante, sous la lune qui plie.

Leurs corps s’appellent, flux vaginal, avalanche,

Un poème vivant, où tout s’oublie.

Le fait que le nom d'une intelligence artificielle s'inspire de celui d'un célèbre clown ne devrait-il pas nous alerter ? Un poème vivant où tout s'oublie, voilà ce qu'est l'homme. Je parlais plus haut de la fantaisie, qui me manque tant, depuis quarante ans. La fantaisie, c'est le contraire de la blague et de cet humour si lourd, si attendu, si idéologiquement marqué, si prévisible, qui m'étouffe littéralement. Octave avait de la fantaisie. Delphine aussi. Que ce monde est triste, affaissé sur lui-même et plein de sa présence ! Plus la fantaisie a fui notre monde, plus la brutalité s'est imposée partout. Les caries du doute… Je vais reprendre un peu de vermifuge. Tárrega a transcrit Schumann et Verdi, ce qui prouve qu'il avait beaucoup plus d'humour qu'on pourrait le croire. Les êtres les plus charmants sont ceux qui sont emplis à parts égales de fantaisie et de désespoir. La tondeuse ronfle et la tique s'accroche à l'extase. Qui va là ? La Serenata, de Joachim Malats, ou Guajira, d'Emilio Pujol, ou encore Marieta, de Tárrega, n'est-ce pas merveilleux de charme et de grâce légère ? Comment disait-il, déjà, le poète, dans sa tour ? Pallaksch, Pallaksch ! Moi, c'est « Xanax, Xanax ! ». Dire à la fois oui et non, pour échapper à la terrible emprise du Sérieux. Bouchons-nous les oreilles à tout ce qui n'est pas la Serenata de Joachim Malats, faisons couler de la cire chaude dans nos veines dorées sur tranche. Je tourne les pages et ma tête vers la guitare de ma mère. Moins ils ont de cordes, ces instruments, plus ils sont expressifs et libres : ils méritent notre amour. Tu avais tort, Papa. L'humour est le contraire du bon sens, c'est la chose la moins partagée du monde. Je retrouve ce vieux Kagi (2009, 2010, par là) :

Vapeur, calme, chuintements doux.

Pschhh pschhh schhh…

Luna dort et approuve.

Joachim Malats (1872-1912)

La poésie détruit les images. Elle les terrasse en silence. Il est très possible que la seule poésie envisageable aujourd'hui soit celle écrite par l'Intelligence Artificielle, en dehors de la gesticulation métaphorique, car elle n'est pas (pas encore, mais ça va venir très vite) contaminée par le poétisme apocalyptique qui sévit dans ces milieux. Laurent Firode est tête de gondole de la division blindée de la Droite affaissée sur elle-même. Les divisions blindées aussi pensent sincèrement faire de l'art. 

« Ils veulent des stylistes, mais qui pensent comme eux — sans s’aviser que le style, c’est toujours un écart de langage. » 

Le 11 avril 1933, le chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler ayant ouvertement contesté la politique de discrimination raciale en matière d’art, ne reconnaissant d’autre critère en ce domaine que celui de la qualité artistique, Goebbels fait publier dans le Lokal Anzeiger la réponse suivante : « La politique est, elle aussi, un art, peut-être même l’art le plus élevé et le plus large qui existe, et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former à partir de la masse brute, l’image solide et pleine du peuple. » 

Retour au Capricho arabe. Allons faire cuire les artichauts. 

Le sourd me dit : « T'entends ? »

L'aveugle me dit : « Tu vois ? »

Le crétin me dit : « T'as compris ? »

Le fou me dit : « T'es pas raisonnable ! »

Je reviens de mondes effrayants dont personne n'oserait même entendre parler. J'ai été violé(e), torturé(e), opéré(e), réanimé(e), affamé(e) assoiffé(e) puis abandonné(e) puis torturé(e) opéré(e) réanimé(e) dans des caves bourrées d'enfants et de vieillards perdus et déboussolés, de viande oubliée, purulente, de chairs à vif et puantes, d'excréments séchés, de hurlements étouffés ou assourdissants, de suffocations, de râles, de pleurs, j'ai plusieurs fois mimé la mort pour survivre, on m'a injecté tellement de drogues, d'excitants et d'anesthésiants que c'est miracle si j'ai survécu, des infirmières débutantes m'ont récuré les narines les poumons et tous les orifices avec des gestes tremblants de bouchers avinés, sous la supervision de geôliers adolescents inquiets seulement des morts en trop grand nombre, j'ai rampé dans des boyaux étroits, je ne sentais même pas la douleur causée par les cailloux et les morceaux de fer dépassant des parois, je me suis caché(e) dans les caves de maisons abandonnées ou cambriolées dont les propriétaires avaient fui, j'ai vu des scènes que je n'oserai pas raconter car on me croirait folle, ou fou, je ne sais même pas à quoi peut ressembler mon corps tellement les mutilations incessantes m'ont enlevé toute pensée, il arrive que je ne sache plus si je suis vivant(e) ou mort(e), je flotte dans un entre-deux sans horizon et sans lumière. Quand la vie n'est même plus réduite à l'alternance abrutissante des jours et des nuits, qu'on ne fait plus la différence entre chair putréfiée et saine, entre plaie et muscle, que les heures n'existent plus, que l'enfermement a tout digéré, qu'on habite seulement des minutes ou des secondes interminables, que les souvenirs de ce qu'on nomme « la vie » (quelle vie ?) ont été extirpés sans doute à jamais de l'esprit, dissous par l'acide, que toute douceur est inconnue suspecte irréelle et qu'on n'imagine même pas qu'on puisse se tourner vers un être humain pour lui parler, que chacun de ceux avec qui l'on partage ce cauchemar s'est muré dans ses douleurs indicibles et ses terreurs trop réelles, il ne reste de l'être (l'âme ?) qu'une tumeur informe et rétrécie qui étrangle tout ce qui reste de la conscience. Comment suis-je capable d'écrire ces mots, je ne me l'explique pas à moi-même : tout mon esprit a été aspiré de l'intérieur, durci et démembré par l'horreur. La mort aurait été mille fois préférable mais l'épouvante et la douleur ont instillé en moi un acharnement animal, une persévérance folle dont je ne sais pas me défaire. Le pire qui pourrait m'arriver est qu'on ne me croie pas, mais c'est ce qui arrivera, je n'ai aucun doute là-dessus.

Voilà ce qui arrive quand on s'endort trop confiant, quand on croit que demain sera toujours là comme aujourd'hui. Cantate BWV 129, café. Ciel voilé, comme tous les jours. Pluie, maintenant.

C'est la femme la plus brillante que j'aie jamais rencontrée, mais aussi peut-être la plus meurtrie même si elle a cette élégance d'être très discrète là dessus. Elle reste éternellement nostalgique de son pays d'origine dont elle me parle en abondance. Durant nos longues conversations nous parlons essentiellement de politique et beaucoup de l'Afrique du Sud, son histoire, les moeurs des ethnies, son éducation calviniste au sein d'une société Afrikaner d'une grande rigueur morale, la vie des bêtes sauvages, la littérature Afrikaner. Cette femme a une culture réellement impressionnante, mais elle porte en elle une haine raciale que je n'avais jamais vue chez personne. Son rêve était de diriger des commandos pour traquer des terroristes dans son pays. Difficile de ne pas être fasciné par elle, sa grâce, ses meurtrissures et son intelligence.

Les pianistes ont Chopin, les guitaristes ont Tárrega. Les cordes pincées mordent quelque chose en nous, dans notre chair, leur impact est très différent de celui d'une corde frappée ou frottée par l'archet. On s'en rend compte en écoutant les transcriptions pour la guitare des œuvres de Granados ou d'Albeniz ; il ne s'agit pas seulement d'un changement de timbre. Cet écart de langage est troublant, si l'on est attentif : il nous déporte insensiblement dans un monde inconnu. Et puis il y a ces glissades, ces portamentos et ces vibratos, impossibles à réaliser sur un piano, il y a le jeu près du chevalet, ou au contraire dans la corde, près de la rosace, avec l'ongle ou la pulpe des doigts, toute la palette des timbres chauds ou secs, glacés ou profonds, résonnants ou étranglés, la hauteur des notes qui peut varier légèrement, le charme d'un accord imparfait. Mais le plus important, à mon sens, c'est que la guitare résonne dans le ventre du guitariste, qu'elle met en vibration les organes internes de l'interprète, qu'elle le transforme, pendant qu'il joue. Il ne peut pas s'en séparer, la tenir à distance, la considérer seulement comme un instrument distinct de lui. Se déplacer avec son instrument, jouer exclusivement sur un instrument qu'on connaît intimement, dont on a façonné insensiblement la sonorité qui nous a changé en retour, c'est autre chose que devoir se plier aux caprices d'un piano inconnu et parfois rétif sur lequel tant de mains sont passées avant les nôtres et qui nous aura oublié dès la fin du concert. 

Qu'entendez-vous par rêver, exactement ? Si je le savais… Le rêve que j'ai fait ce matin, le cauchemar, plutôt, était si intense, si réel, si douloureux et si terrifiant, que la personne qui en était malgré elle l'héroïne ne pouvait être que moi ; pourtant c'était une femme. On nous dit : « Soyez simple », ce qui veut toujours signifier : « Soyez comme moi, ce sera plus simple. » En effet… Personne ne joue sur le même instrument, on traduit parce qu'il faut bien faire comme si l'on pouvait se comprendre, mais les paroles se croisent dans un monde auquel on n'appartient pas, qu'on a déjà quitté à peine les phrases sont-elles proférées. Les clowns nous font rire parce que nous ne les comprenons pas. Ils échangent un malentendu contre un spasme zygomatique. Rire met en action plus d'une centaine de muscles, davantage qu'un orgasme. 

lundi 9 juin 2025

« Bon dimanche Monsieur Renaud »




Entre le XIXe siècle et notre XXIe commençant, on voit qu'il s'est produit un événement considérable qui barre le XXe, ou le met entre parenthèses : ce « I » qui s'est déplacé de l'intérieur vers l'extérieur, du centre vers la droite, qui s'est mis en route vers un futur rempli d'hypothèses invérifiables et souvent pleines de vide. J'ai souri quand je suis tombé sur cette page récente du journal de Renaud Camus, car j'avais eu à peu près la même réaction que lui, ce dernier dimanche du mois de mai. La même mauvaise humeur m'est tombée dessus alors que j'étais encore mal réveillé. J'ai vite compris ce qui se passait. On sent ces choses-là, à force de fréquentation d'une radio qu'on écoute depuis soixante ans. Pour moi aussi, le Bach du dimanche est une plage sacrée, puisque c'est le seul jour de la semaine où je me lève tôt, pour écrire, où je bois du café — où je me mets en condition grâce à cette émission. Il faut un bon départ. En général, dans ces deux heures de radio, c'est la dernière demi-heure qui est à éviter comme la peste. C'est à ce moment-là que Corinne Schneider nous inflige ces inévitables et pénibles détours par un jazz qui croit avoir le droit de s'inspirer de Bach pour tripoter des thèmes et des harmonies que nous connaissons trop pour ne pas souffrir de ces tripatouillages de bébés prétentieux qui redécouvrent la roue, s'estimant inspirés. Si elle avait jugé bon de déplacer la demi-heure fatidique pour nous la coller dans la figure dès l'ouverture, comme dans les supermarchés ils déplacent régulièrement leurs rayons pour nous faire perdre du temps et consommer plus, de nous mettre le nez dans ces bouillies fermentées dès potron minet, c'est qu'elle nous réservait un chien de sa chienne, la Corinne. Non, non, Cher Renaud Camus, il n'était pas plus tard que d'habitude, quand vous tombâtes sur Richard Galliano et son accordéon, je peux ici vous servir de témoin d'immoralité, et venir à la barre bougonner au nez et à la barbe de Mme Schneider qui gâcha pareillement mon éveil dominical : il en faut peu pour me faire monter la moutarde au nez, paraît-il. Bref, en temps normal, on est tranquille pendant une heure et demie, si l'on fait exception des insupportables cinq minutes hyper sympa qui précèdent la cantate de 8h (c'est en général à ce moment-là que je m'arrange pour aller aux toilettes, ou sous la douche) ; Maurice, de Perpignan, Lucette, de Pontarlier, François, de Saint-Céré, Maryse, de Montluçon, Jean-Jacques, de Coulommiers, m'en seront témoins : je joue au chat et à la souris avec Corinne et ses improvisations dominicales, je suis un virtuose tranquille du Bach du dimanche non moins que vous, même en l'absence d'un Petrus garant d'un bon ordonnancement du rite. Voyez où va se nicher la contagieuse anti-sympatitude camusienne, je m'avise en vous lisant, que vous aussi vous dites la « boîte à lettres », au lieu de la « boîte auxlettres » qui s'est imposée sans que personne n'y prenne garde, en tout cas dans mon entourage, ce qui redouble encore ma mauvaise humeur, car les petits changements sont les plus vicieux, leur discrétion n'étant que le faux-nez de leur muflerie linguistique. 

« À l’extrême de toute pensée est un soupir ». Ce Bach du dimanche matin était le dernier soupir paisible — un des derniers — qui nous restait, une ouverture élégante qui nous mettait en train avec sérénité et plaisir. On ne demande pas grand-chose, tout de même ! Si le dimanche n'est plus le dimanche, si Bach n'est plus Bach, si même cette forteresse-là s'effondre, quand écrirons-nous en étant assurés de nous-mêmes ? « Je suis moi-même beaucoup trop sympa » dites-vous, et je pourrais sans difficulté reprendre à mon compte cette autocritique. Nous avons à peu près tout accepté, nous croyions être parvenus aux limites ultimes de nos renoncements successifs, et nous découvrons, effarés, qu'il faut encore creuser plus profond pour se mettre à l'abri, qu'un des derniers cheveux qui nous restent dépasse de la couverture, que des snipers furieux nous ont en ligne de mire, là-bas, de l'autre côté du monde. 

Je n'ai rien contre le jazz, Dieu sait, mais j'ai toujours eu en horreur ces mariages contre-nature et paresseux qu'il a souvent aimés (dont il s'est nourri, aussi), et dont aujourd'hui on ne remarque même plus les exactions, tant elles font partie du décor. Il faudrait nuancer et distinguer, là comme ailleurs : il existe toujours des exceptions, des surprises, qui, en tant que telles, sont les bienvenues, mais ce dont nous parlons ici, c'est bien de la règle, du ce-qui-va-de-soi, et qui n'est plus remis en question que par de sinistres empêcheurs de mélanger en rond. Je n'écoute pas Le Bach du dimanche pour entendre du jazz, mais pour entendre Bach, est-il nécessaire de le dire ? Et si j'écoute du jazz, ce ne sera pas celui-ci. Préservons les races musicales comme les races humaines, ce sont les frontières, qui créent du désir et qui seules permettent les franchissements qui procurent cette jouissance que nous attendons de l'art et de ses intelligences.

Vous parlez de mes « complaisances » pour le jazz et il n'est pas question de les nier. Il faut tout de même que je précise un peu, même si le terrain est forcément glissant, en votre présence, et bien que je sois un peu protégé par mon statut de « pauvre dément », qui m'autorise à déraper sur le verglas camusien. Je respecte infiniment votre position, sur cette question, et je dirais même que je me réjouis que vous n'aimiez pas le jazz. Il faut qu'il existe des gens qui n'aiment pas cette musique, et j'irais jusqu'à affirmer que je comprends vos raisons, que je les comprends si bien que je me suis moi-même éloigné volontairement de cette musique durant vingt ans. On peut la critiquer, ce n'est pas interdit, on peut surtout lui préférer d'autres musiques avec beaucoup d'excellents arguments (il en existe de nombreux, d'ordres très différents). Je m'y suis risqué, durant une assez longue période qui m'a plus renseigné sur moi-même que sur le jazz, et puis, je suis peu à peu revenu à mes amours de jeunesse, car il y a là quelque chose qui malgré toutes les objections qu'on peut faire me semble précieux, et tout à fait singulier. Je ne vais pas tenter de vous convaincre, rassurez-vous. J'ose à peine écrire que je ne déteste pas ce Galliano, pas toujours en tout cas. C'est comme souvent : il faut écouter beaucoup de choses médiocres ou même insupportables pour tomber parfois sur des merveilles (l'improvisation est plus risquée que la composition, elle implique nécessairement le déchet). Les choses sont complexes, les frontières changeantes, les territoires pleins d'enclaves, les exceptions très nombreuses, les dérives et les voies à contresens abondent : ici aussi il faut nuancer et discriminer, du moins si comme moi, on est tombé très jeune dans cette marmite et qu'on ne peut décemment pas nier qu'on en est largement pénétré et pétri. J'aimerais pouvoir écrire comme vous : « Oh la cohérence échevelée du monde ! » mais ce serait mentir, à ce sujet : C'est en moi, sans doute, que l'incohérence tient sa partie avec opiniâtreté, mais qu'y puis-je ? Il y a dans la vie des choses dont on essaie de se défaire, j'ai beaucoup pratiqué cette gymnastique. J'oublie, volontairement. Je m'interdis. Je renonce. Ça fonctionne un temps, mais il y a toujours un moment où elles opèrent leur retour, de manière plus ou moins anarchique et violente ; je suis bien obligé de le constater, en toute humilité. On ne décide pas de tout, même en ces matières où le goût forgé patiemment durant de longues années qu'on a cru définitives peut sembler nous donner une forme d'autonomie et de liberté. J'ai voulu le croire ; je ne le crois plus. Il nous faut porter le poids de notre enfance, qu'on le veuille ou non, et de plus en plus quand l'âge nous presse. La grande loi est que plus on s'éloigne des choses plus elles nous ramènent à elles à la fin des fins. 

Il serait trop facile pour moi de tomber d'accord avec vous sur l'essentiel et de m'en tenir là. Quelle valeur cela pourrait-il avoir si c'est pour cacher sous le tapis des questions qui me brûlent les lèvres ? « Que faire de celui dont le désir s'éteint », sinon le mépriser ou le plaindre ? Vous savez aussi bien que moi comme il est difficile, et parfois même douloureux, de constater que les autres, ceux que nous admirons et respectons, n'entendent pas ce que l'on entend, quand on pense avoir découvert dans cette écoute un motif supplémentaire d'aimer le monde, ou de le comprendre mieux. Je ne crois pas que le jazz soit responsable de l'imbécilisation de masse dont vous parlez, mais pour ne pas le croire, il faut le connaître, et pour le connaître, il faut l'aimer. On tourne en rond. Je ne crois pas que le jazz soit responsable du petit remplacement, mais je suis bien obligé de reconnaître qu'il y a souvent participé, à son échelle. Il avançait dès le départ avec ce handicap, puisqu'il s'était formé justement de ses emprunts, que le sang mêlé coulait en lui dès l'origine, mais il est difficile d'ignorer que ce handicap est aussi sa force, quand on voit avec quelle maestria il s'est hissé en très peu d'années (et ça reste pour moi un mystère) à un niveau d'exigence et de technique qui force l'admiration, surtout quand on sait que les pionniers n'avaient que très peu de savoir musical à leur disposition. 

La dernière fois que j'ai joué du piano en concert, c'était à Annecy, en 2012, et ça se passait dans un festival de jazz. J'ai beaucoup souffert, je me suis senti très seul, ce jour là (heureusement que Luna était avec moi), parce que mes confrères me semblaient tellement « arrêtés », tellement bloqués dans la course du temps, que j'en ai eu mal pour eux et qu'un haut mur s'est dressé entre eux et moi. Ils ressassaient sans s'en rendre compte un passé qui était passé. Aujourd'hui, treize ans plus tard, je crois que je serais comme eux, délivré de ce surmoi tyrannique qui me tenait encore à l'époque : se laisser aller à la nostalgie n'est plus un motif de honte, chez moi, car il ne reste plus grand-chose d'autre à se mettre sous la dent que le passé, seul refuge inexpugnable et à peu près sûr contre la bêtise et le simplisme éradicateur de notre époque. Chacun d'entre nous choisit (ou croit choisir) dans le passé ce qui lui paraît le moins méprisable, le moins vulgaire, le plus solide, pour se mettre dans l'axe de ces imprégnations puissantes qui nous ont formés et informés. Il est possible que nos dix ans d'écart suffisent à délimiter des terres nourricières fondamentalement différentes, même si bien entendu ils n'expliquent pas tout. Et puis, je crois aussi que le travail gigantesque de synthèse intellectuelle que vous avez fourni (je pense ici essentiellement à Du Sens et à La Dépossession) pour décrire et théoriser les grandes forces sociales et culturelles qui nous ont portés jusque-là vous conduit inévitablement à porter un regard légèrement partial, car il vous oblige à réinterpréter vos goûts à l'aune de votre théorie — peut-être à les durcir un peu. Ce n'est pas l'essentiel, certes, mais ce n'est pas négligeable non plus. Si l'on regarde les choses de très loin, en effet, le jazz participe bien de la destruction d'une forme de culture qui vous est chère, qui nous est chère, c'est indéniable : il est (aussi, mais pas seulement !) du côté de la transe et de l'Afrique. Mais je ne suis pas capable de me placer à cette distance-là (par manque de culture, par sentimentalisme, par immoralisme, peut-être), car je l'ai aimé et vécu de l'intérieur, j'en ai éprouvé ses sortilèges dans ma chair, et n'ai pas réussi à m'en défaire, sans doute parce que je suis déjà trop moderne ou que mes convictions sont moins profondément inscrites en moi que je ne le crois. Le jazz a été un professeur incomparable, pour moi. Il m'est impossible de le répudier complètement, même en comprenant (je crois) ce que vous êtes en droit de lui reprocher. 

Ce n'est certainement pas moi qui vous tiendrais rigueur, vous le savez, de regretter l'ancien sens attaché au mot « musique », tel que vous en avez admirablement traité dans le petit livre que vous avez bien voulu me dédicacer, et, dans la « discothèque » numérique (je ne sais comment nommer proprement ces choses) que j'ai réalisée avant de vendre tous mes disques à M. Meyer, j'ai utilisé deux catégories distinctes : « la musique » et « le jazz ». Il n'empêche que le jazz fait pour moi partie de ce que j'appelle la musique. C'est très viscéralement, indépendamment de toute réflexion et de toute idéologie, que je l'entends ainsi. Je suis définitivement entre deux mondes, je le crains. Ce n'est pas pour rien que je parle du XIXe siècle au commencement de ce petit texte. Vous l'avez dit souvent, on vous l'a reproché (était-ce Josyane Savigneau ?), vous êtes un homme du XIXe, alors que je suis pleinement un homme du XXe, dont j'ai aimé passionnément la musique, de Stravinsky à Schoenberg, en passant par Bartok, Debussy et Boulez, cette musique qui, précisément, a eu beaucoup de rapports très fructueux, et parfois conflictuels, avec le jazz. 

samedi 7 juin 2025

Titty Fuck



Où fuir ? Je ne sais pas si je vais ouvrir la lettre. Le son contient une confidence de Dieu, dit Elizabeth Sombart. Le produit est conforme à mes attentes et est arrivé dans les temps. Je recommande (il est question d'un livre (de littérature)). Je veux faire un film d'inaction. J'aimerais que je soit un autre. Miles in Berlin. Emballer soigneusement le SPX 900. La-Ré. Appliquer le filtre « Plaçage de texture ». Aimez-vous le flamenco ? Je suis celui qui ne suis pas. Mon rêve se terminait d'une manière flamboyante et drôle. Je n'aime pas l'humour des autres. Je l'ouvre, cette lettre ? Y souffre, ça m'ennuie beaucoup. Walkin'… Tout à coup le silence, c'est incompréhensible et exaspérant. « Une fois la posture initiale calée, deux solutions s’offrent au couple. » Deux hommes et une femme, Sami Frey, Daniel Humair, ça m'a rappelé de bons souvenirs, finalement. Leur « grille de lecture » ? L'Ukraine et le trumpisme. Ça va cinq minutes. Je n'ai plus le courage de me lever le matin. Le Poulet à gogo, à Annecy, Jean-Luc Ponty, Burton Greene, Sunny Murray, Michel et Michèle, et encore d'autres Michel et Michèle, et ma Christine disparue des photos de classe. Arpèges de neuvième. Ils ne vont pas nous lâcher comme ça. Les films de Laurent Firode qui font rire presque tous mes amis me consternent. Quel ennui ! Quelle lourdeur ! Nous sommes dans ce qui pourrait être une calèche ouverte, qui va très vite, et dans un tournant, la force centrifuge irrésistible expose sa vulve proéminente (?) de laquelle sort un jet d'urine très puissant qui asperge les passants. La scène est hilarante. Auparavant, dans un immeuble annécien aux multiples étages, du côté de l'hôtel de ville, que nous gravissions les uns après les autres, comme en un cheminement ésotérique et initiatique, elle était le personnage principal, la puissante et mystérieuse attraction érotico-sentimentale — mais impossible de savoir de qui il s'agit. Pédale de mi majeur. Domination de la voyelle « i ». Octave aussi a disparu des écrans. Je ne comprends pas comment on peut voir son sexe alors qu'elle n'est pas nue. Elle prend la photo. J'aimais son culot tranquille, indiscutable, que personne n'aurait songé à relever. « La respiration est un aspect à ne pas négliger. » La-Ré. La calèche, Flaubert, une coupe de champagne, elle se fait bronzer dans le jardin en feuilletant Elle. Découvrir-Paris nous invite à liker une page, car nous avons récemment aimé sa publication. Rien ne se perd rien ne se crée. Je tombe sur un site qui veut « démystifier la cravate de notaire ». J'apprends le concept de « Titty Fuck ». John McLaughlin est avec Katia Labèque, dans leur cuisine, il presse une orange, il a l'air soucieux, il est en pyjama. Miles Davis explique au journaliste qui lui demande s'il est « anti-blanc » qu'il ne l'est pas tout le temps. « Aborder la cravate de notaire exige, avant toute chose, de replacer la notion de consentement au cœur du débat. » Comme ils sont tous fous du matin au soir, sans exception, sous toutes les latitudes et dans tous les régimes politiques, on a un peu de mal à croire qu'on est là, ici, maintenant, dans le même temps, qu'on partage l'air et le ciel avec eux, mais bon, il faut être patient, ce sera bientôt terminé. My Foolish Heart, avec Scott LaFaro et Paul Motian, rue du Bel-Air, à la Nation. April in Paris. On les laissera se débrouiller entre eux. « La préparation inclut également un certain réchauffement des deux partenaires. » La lettre est posée sur la commode, près du piano. J'avais fait un concours Jules Verne, que je n'ai pas remporté, bien sûr. Ma pièce était beaucoup trop pornographique. « Ensuite, la phase de mouvement se décline en différentes options. » Nous partageons, lui et moi, ce goût pour les grandes aréoles. Il en parle souvent, si bien que je m'abstiens, de plus en plus. « On l’aura compris, la cravate de notaire n’est pas une pratique figée, mais un prétexte à la découverte. » Titty-Fuck, je crois qu'on appelait ça la « branlette espagnole », mais je n'en suis pas sûr. Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, ah non, j'ai oublié, tant pis. De toute façon, ça n'a aucun sens, depuis qu'ils nous rebattent les oreilles avec leur consentement de merde. Ça a commencé à déconner le jour où ce mot de « ludique » a fait son entrée en fanfare parmi nous. « Sympa »  et « ludique », voilà mes ennemis jurés. C'est avec Lexy, qu'on aimerait pratiquer ça, Delphine aussi, doit se défendre, dans le genre. « Hors-normes », voilà encore une expression de merde. Solar. Ombres et odeurs. Les applaudissements par dessus la contrebasse, dans le club enfumé. Les parfums et la musique sont inextricablement mêlés. Volutes et volumes, sens et sons, contrepoints et contrepieds. « Viens en moi »… Quoi que j'écrive sur elle, l'important c'est que j'en parle. Cette nouvelle loi imprononcée et indiscutable des aisselles rasées est insupportable de bêtise, de prétention à surplomber les siècles et la mémoire, à dire le vrai et le beau, à nous parler d'hygiène en nous prenant pour des imbéciles. De toute façon, tout ce qui est indiscutable est insupportable. Dès qu'on fait une citation, ils s'imaginent tous qu'il s'agit de se déclarer pour ou contre, qu'il faut la digérer ou la recracher, la bénir ou l'excommunier. De là aussi nous nous sentons exclus. « Ainsi, en guise d’épilogue, retenons que la cravate de notaire représente bien plus qu’un simple contact érotique entre le pénis et la poitrine. » Je n'ai pas regardé un seul match de tennis, cette année. Ils font mine de s'alarmer de la hooliganisation des tribunes, alors qu'il y a déjà quinze ou vingt ans qu'elle a lieu, du moins à Paris. Dès que j'entends le mot « respect » je sors mon revolver. Je suis celui qui ne suit pas. Toutes les femmes que j'ai aimées, dans ma vie, je crois pouvoir dire sans mentir que je les ai toujours trouvées trop bien pour moi, trop belles, trop sexy, trop intelligentes, trop cultivées, trop fines, trop tout, quoi, au moins dans un premier temps. Pierre Michon brûle ses livres, je devrais faire la même chose, mais il est interdit de faire du feu dans le jardin. Ces pouces levés par millions vont finir par leur rentrer dans le derrière, on ne peut pas s'asseoir sur une baïonnette, même en respectant les standards de la communauté. Ou bien si ? La confidence de Dieu dans le son, j'y crois, je la ressens, je l'entends presque, à certains moments. Lui aussi a besoin de se confier, lui aussi sait que personne n'écoute, il doit s'ennuyer ferme. Elle jouait pas mal au tennis, je crois. Où s'évader ? Anita avait un long poil sur le sein gauche. Comment m'étais-je retrouvé là, chez elle, dans son lit ? C'est un peu comme avec Françoise Brun. J'étais culotté, tout de même, et contrairement à ce que j'imaginais toujours, je prenais peu de râteaux. Même la boulangère de la rue Saint-Antoine, une belle black pas timide, m'avait demandé si je pensais à elle. Comment répondre non ? « Au cœur du débat », pauvre tarte. Est-ce qu'elle se conduit avec lui comme avec moi, sexuellement parlant ? Il n'y a aucune raison qu'il en aille autrement. Fourire, en un seul mot. Ivry Gitlis, quand je pense que Natsuko était son amie, comme je regrette de ne pas l'avoir connu, lui, elle était la plus jolie fille que j'aie rencontrée, ou, sinon la plus jolie, la plus élégante, surtout quand elle fumait une clope, attribut qui semblait jaillir naturellement de son sourire vertical. Je suis celui que je ne suis plus. Bonjour à toi, vieux délire ! Fourrure et rires aux toilettes. 

dimanche 1 juin 2025

[Arrêt cuve pleine] : l'alliance


« Quel moraliste a dit : “Dans la société tout me rapetisse ; dans la solitude tout me grandit” ? Faux. Il lui semble qu’il en est ainsi, mais c’est parce que dans la solitude il n’y a personne pour rabattre l’impudent caquet de sa vanité. »

J'avais oublié l'alliance de ma mère dans une poche du pantalon que j'avais mis à laver à la machine, et quand je m'en suis aperçu, il m'a été impossible d'ouvrir le hublot pour vérifier qu'elle s'y trouvait bien. D'ordinaire, il suffit d'appuyer sur la touche [Départ], ce qui arrête le programme en cours, d'attendre quelques minutes, et l'on peut ouvrir la porte, pour en général ajouter une paire de chaussettes oubliée. Ici, rien à faire, impossible d'ouvrir. J'imaginais déjà que l'alliance avait été engloutie dans les entrailles de ma fidèle Ben Laden et que jamais je ne la retrouverai. Même la touche [Arrêt cuve pleine], sur laquelle une âme charitable avait attiré mon attention, refusait obstinément de m'octroyer le laisser-passer espéré, et je commençais à désespérer. J'ai attendu près d'une heure qu'un miracle se produise. En vain. Je n'ai pas non plus gagné au Loto. Je sais qu'on dit “lave-linge”, aujourd'hui, mais je n'aime pas ça. De même que jamais je ne dirai “gazinière”. Lave-linge, lave-vaisselle, pièce-à-vivre, bla-bla-bla, quelle horreur… 

Cette nuit, durant une insomnie, j'ai regardé un navet atroce, avec Karin Viard et Eddie Mitchell : « Wahou ». J'ai eu honte d'aller jusqu'à la fin de ce machin ignoble, d'une bêtise et d'une vulgarité inconcevables. Et la musique… Cette saloperie n'a pas calmé mon insomnie ! Comment peut-on faire des films pareils, où il n'y a rien, rien de rien, où tous les acteurs jouent mal, où l'intrigue est consistante comme un chewing gum déjà mâché, où même un Denis Podalydès, pourtant bon acteur, parvient à être nul. Pitoyable machin d'une vacuité révoltante… Comme on se sent misérable d'avoir été le témoin avachi d'une telle misère !

Le milieu des agents immobiliers est sans doute l'un des milieux le plus infestés d'imbéciles prétentieux et vulgaires, je le sais depuis quarante ans, mais la caricature qui se veut telle tombe ici complètement à plat, et les « on est sur un » censés faire rire, j'imagine, sont aussi bêtes et mous du gland que le reste des dialogues. C'est dommage, parce que ces gens sont parmi ceux qu'on a justement envie de malmener et le méritent amplement. À défaut d'intelligence et de finesse, il aurait fallu une méchanceté de silex. Il faudrait les noyer tambour battant dans la cuve pleine du mépris, les laisser mariner avec des chaussettes sales et des pantalons dont les poches retournées laisseraient échapper des insultes écrites en bon français ; on les regarderait boire la tasse et tourner sur eux-mêmes à travers le hublot en écoutant la Nuit transfigurée. 

Il a fallu que je me décide à appuyer sur le bouton [Fin/Annulation], pour que la machine se vidange, tourne un peu, et m'autorise enfin, après une attente de trois minutes, à fouiller dans le linge brûlant, pour m'apercevoir que l'alliance était tombée dans le tambour qui me l'a rendue sans faire d'histoires. 

On a vécu jusqu'à soixante-dix ou presque pour ça, pour parler d'une machine à laver et d'un navet, pour lire des modes d'emploi sur Internet, pour s'angoisser à mort de perdre une alliance, pour sentir le jour venir bien trop tôt, pour se bourrer de Xanax à cause d'un mail au propriétaire ? Vraiment ? C'est ça, la vie ? 

Le lendemain matin, on écoute Catherine Cusset et Anne Simon parler de Proust avec Finkielkraut. Le fouilleur de détails avait tout de même autre chose que nous à se mettre sous la dent, excusez-moi. Ceux qui nous expliquent que sa vie était ennuyeuse ne connaissent pas la nôtre. Répliques, c'était un moment que nous partagions presque religieusement, ma mère et moi. Oui, je suis attaché à des objets, oui, je suis matérialiste, oui, je suis superstitieux et sentimental. Fuck le bouddhisme. 

La Karin Viard, je l'avais croisée, avec son air bête, alors que je sortais du parking de chez Anne, au 51 de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, elle arrivait en face, au volant de sa grosse voiture, malhabile et jouant de sa maladresse, et m'avait forcé à faire une manœuvre délicate alors que c'était à elle, très visiblement, de nous tirer du mauvais pas dans lequel son sans-gêne prolétarien de starlette du 11e nous avait mis. Elle m'avait sacrément énervé, cette connasse. C'est une actrice étrange, que je trouve presque toujours insupportable et souvent assez laide, dont je n'aime pas la voix, mais qui pourtant m'excite indéniablement. Elle a quelque chose d'éminemment sexuel, qu'elle ne parvient pas à masquer. Ça ne la rend pas jolie, mais ça lui donne une présence très singulière. 

Celui qui a trouvé ce nom de Xanax est très doué. Grande économie de moyens, efficacité maximale. Deux consonnes une voyelle en palindrome. Le N de la haine caché au milieu. Bien vu. On en envie d'avaler ça. On a lu l'article de Frédéric Martel sur Angelo Rinaldi dans l'Express. Ce Martel est décidément insupportable, mais son article est intéressant. Le vieux Corse et sa triste fin de vie sont bouleversants, et nous font peur, évidemment, car on s'y voit déjà. Même sans être homosexuel, l'abandon et la déchéance sont ce qu'il y a de plus vraisemblable, et l'on essaie de ne pas trop y penser. Le Xanax n'y suffirait pas.

Aujourd'hui, j'ai enregistré les oiseaux, chez moi, qui s'en donnaient à cœur joie, dans le jardin, à huit heures et demie. Quand je pense que je dispose du matériel le plus sophistiqué qui existe, pour enregistrer ce genre de sons, et que je fais ça avec un téléphone chinois pourri… Ma vie n'est qu'une suite de non-sens. Mais dites-moi, est-ce que la vie de tel qu'on voit paraître sur nos écrans dans toute sa magnificence en a, du sens, un sens moins insensé que le nôtre, moins déchu, moins hilarant dans son exorbitante prétention ? Les oiseaux, au moins, ne sont pas des parvenus. 

J'étais à la place du mort, Raphaële était derrière moi et tenait la main que j'avais passée au-dessus du fauteuil, nous sortions de l'aéroport de Genève, Sylvain conduisait la voiture. C'était le premier jour que je portais cette alliance, au petit doigt de la main droite. J'étais heureux qu'elle soit là, qu'elle ait interrompu ses vacances en famille en Grèce pour venir me rejoindre, sans la moindre hésitation. Ces moments où le drame et le bonheur sont mêlés inextricablement sont des moments qu'on peine à comprendre : toujours soi-même, on ne reconnaît plus le paysage. Il y a ces instants dans la vie où l'on se noie lentement, sans crier au secours, sans même penser qu'il s'agit de quelque chose de terrible ; on s'enfonce dans une matière molle qui nous submerge et se répand en nous, mais on y trouve un plaisir qu'on ne comprend pas, et c'est peut-être justement le fait de ne pas comprendre qui nous plonge dans cet état à mi-chemin entre malaise et jouissance. Quoi qu'il en soit, j'étais entre de bonnes mains, en ce mois de juillet 2003. C'est la mère, qui était morte, et c'est le fils, le dernier d'entre eux, qui était pourtant au centre du drame, qui en était en quelque sorte la vedette. Le monde autour de moi semblait abstrait, atténué et neutre. La solitude dans laquelle je tombais vertigineusement était douce et accueillante, inexprimable, et pourtant faisait place, autour de moi. Que tu étais belle, près de moi, à l'église, digne et silencieuse, toi dont l'élégance naturelle était presque une faute de goût dans ce monde imparfait ! Je ne te regardais pas, mais tout mon corps te voyait. 

Je pris une photo de la morte, allongée sur son lit, dans sa chambre, et jusqu'à aujourd'hui je n'ai jamais osé regarder ce cliché. J'ai la certitude de connaître ce que je verrais si j'avais ce courage, de reconnaître la statue de pierre glacée et presque monumentale qu'elle était devenue en quelques heures. J'avais pris cette photo avec une idée derrière la tête, je m'étais forcé, malgré le malaise profond que cet acte installait en moi. Cette idée, je l'ai toujours, sans parvenir à passer à l'acte. Vingt-deux ans après, je tremble encore à l'idée de me confronter à ce je pense être un devoir. « On supporte tout, la guerre, la souffrance, l’exil, etc. C’est le passage d’un état à un autre qui est terrible. Le temps de s’installer. » Je n'aime pas les passages, j'aime les stations. J'aime l'immobilité, l'inaction, la perpétuation. Et comme la vie est passage, on peut dire que je n'aime pas la vie. À quel moment ai-je décidé de lui retirer son alliance pour la faire mienne ? Je ne sais plus. De quel droit lui ai-je retiré cet anneau qui la liait à mon père ? Je ne sais pas non plus. Je l'ai fait. J'avais effrayé Raphaële : Alors que nous étions couchés, je m'étais relevé en pleine nuit parce que je voulais me rendre auprès de ma mère qui reposait dans le funérarium se trouvant à deux kilomètres de là. Ma pauvre chérie était descendue à ma suite au garage pour m'empêcher de prendre la voiture et c'est sans doute la toute première scène qui ait eu lieu entre nous. Il faut toujours que j'exagère… 

Dans le rêve de ce matin, une insupportable cruche bavarde et imbécile pérorait autour de mon piano, très sûre d'elle-même, qu'elle décrivait à d'invisibles acheteurs. Elle parlait en particulier de l'ivoire du clavier, disant énormément de bêtises d'un ton docte qui me mettait en fureur. N'y tenant plus, je la flanquais à la porte en lui disant ce que je pensais de ses manières d'andouille calibrée. Je crois que j'ai été traumatisé à la fois par l'acheteur potentiel qui est venu ici l'autre jour et par la femme de l'agence Féau qui faisait visiter l'appartement que j'habitais à Paris en 1990, quand il fut brièvement question de le vendre. Quel type étrange, ce professeur de piano du conservatoire d'Aix-en-Provence ! Déjà au téléphone, alors que nous ne nous étions pas encore rencontrés, et qu'il n'avait vu mon piano qu'en photos, il avait posé des questions sur le clavier qui m'avaient un peu heurté mais qui après tout étaient légitimes. Ce qu'il prenait pour des défauts était simplement de la saleté que je n'avais pas jugé bon d'enlever avant de prendre les clichés. Il m'a expliqué comment nettoyer un clavier en ivoire, avec la crème du lait de vache. Il est très savant, très soigneux, très exigeant, et j'imagine que ma relative désinvolture à l'égard de mon piano l'a choqué. Il m'a expliqué, ou plutôt rappelé, car ce sont des choses que je savais (moi aussi, je possède le livre de Daniel Magne, moi aussi je démontais et remontais mon piano avec jubilation), à l'époque où je me passionnais pour cet instrument, et avais depuis largement oubliées, beaucoup de termes désignant les diverses pièces qui constituent l'instrument, la mécanique en particulier, beaucoup de mécanismes dont il faut vérifier régulièrement qu'ils fonctionnent au mieux de leurs possibilités. Nous avons sorti ensemble la mécanique (qui pèse une tonne) qu'il a inspectée très soigneusement, dont il a pris beaucoup de photos, sous tous les angles. Il était venu avec sa femme, ils sont restés une bonne heure, je crois les avoir bien reçus, nous nous sommes même découverts des amis communs, en particulier Michel Bourdoncle, qui était élève d'Alsina en même temps que moi, avec qui il partageait une salle au conservatoire d'Aix, il a beaucoup aimé le son de mon piano (le contraire m'aurait étonné), c'est exactement l'instrument qu'il cherchait, pour ce qu'il appelle « son dernier piano » (il a mon âge), de préférence à un Steinway ou à un Bechstein, ne parlons même pas de Yamaha, et pourtant il ne me donne aucune nouvelle depuis trois semaines. C'est incompréhensible. Il avait trouvé exactement le même piano que le mien, refait à neuf, mais en Bretagne !, et pour 2000 euros de plus. Qu'il discute éventuellement le prix du mien ne me choque pas, même si le montant que je lui ai annoncé me semble tout à fait juste, mais qu'il me laisse sans nouvelles après cette visite me perturbe beaucoup. Que mon piano nécessite un réglage, une égalisation et une harmonisation me paraît évident, qu'on puisse revoir un peu les marteaux et les mortaises, pourquoi pas, même s'il est parfaitement possible de jouer cet instrument encore cinq ou dix ans sans le faire, bref, on peut faire des petits travaux mais ils ne sont nullement indispensables, et ce n'est certainement pas à moi de le faire. Il a joué un peu les variations en fa mineur de Haydn, et j'ai pu voir très vite que ce n'était pas un pianiste hors pair, ce qu'il n'est pas question de lui reprocher, bien entendu, mais ça dit tout de même quelque chose de ses exigences, a posteriori…

« La femme est une grande réalité, comme la guerre. » Voilà le genre de phrases que j'aimerais savoir entendre sans qu'on me les dicte. Venez, venez, je vous attends… La nuit, quand je ne parviens pas à dormir, j'imagine que je masse ma cervelle avec mes deux mains en coupe, ma matière grise y reposant, avec douceur, avec tendresse, avec d'infinies précautions. Ça m'apaise. Et ensuite je regarde de tous mes yeux la nuit en moi, qui me paraît extrêmement lumineuse, profonde, très-noire et zébrée de fins traits de lumière, j'ai les yeux grand ouverts derrière mes paupières closes, je n'ai pas peur du néant. Un volume gigantesque se montre à moi, alors, que je ne soupçonnais pas. « Le jeune homme sort de l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. » Quand nous n'arrivons pas à dormir, nous voyons bien que le monde n'a pas les dimensions que nous croyons, ces dimensions qui nous rassurent et nous trompent dans les heures domestiques. C'est toujours la guerre, en nous, et cela nous le vérifions à chaque fois que nous prêtons attention à une voix. Écouter aura été la grande et peut-être la seule passion véritable de ma vie. Longtemps j'ai cru que le contrepoint était le but, mais non, le contrepoint n'est que le moyen qui apprend à entendre, qui permet de se glisser entre les lignes comme dans les plis des draps. 

Tout vient à point à qui sait attendre. Je croyais ne pas posséder l'oreille qu'il faut pour Valery Larbaud, et tout à coup, c'est là, bien au fond du tympan, et ça paraît évident. C'est drôle comme les phrases peuvent cacher longtemps leur physionomie réelle et puis la révéler soudainement sans qu'on comprenne ce qui en nous a changé. Il a peut-être fallu faire taire des bruits qui faisaient écran, mais quels sont ces bruits et pourquoi les avions-nous jusque là soigneusement entretenus comme des plantes que nous arrosions chaque jour avec méticulosité ? Comment se plient et déplient les couches de sens qui coulent en nous, comment elles se croisent et disparaissent pour laisser place à d'autres qui semblent venir de nulle part bien que nous soyons seuls responsables de leur naissance ? Quel mystère ! « On nous a élevés à vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie nous opère de nos rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. » Toujours à contretemps, toujours dépassés par la vérité qui serpente en nous et surgit là où elle n'était pas attendue, nous crions comme des dépossédés. Je ne veux pas être opéré de mes rêves, je veux les cultiver, je veux rester auprès d'eux comme une mère auprès de son nouveau-né, c'est sans doute ma limite et c'est par là que je suis vulnérable et ridicule. 

Quelle alliance ? Je regarde la photo qui se trouve à la cuisine, elle me sourit. Ce sourire vit, tout à coup, et transperce le temps. Je le reçois. Elle m'emplit d'elle-même. Il y a cette autre photographie, prise à Villaz, où elle est allongée, m'attend, s'est faite belle pour moi. Je ne la regarde que très rarement, pour ne pas que son empire sur moi s'use et s'effiloche. Elle est belle. Elle ne pouvait pas être autre, surtout. Je n'ai pas de théories sur l'amour, je déchiffre péniblement ce qu'il m'enseigne, jour après jour, mais c'est mon maître, et de cela je ne doute pas, jamais. 

Il y aura ce jour où j'appuierai sur le bouton [Fin/Annulation], où même la musique me sera devenue insupportable, je le sais, je l'ai déjà entrevu, j'ai été le témoin effaré de cette métamorphose incompréhensible, dans une chambre d'hôpital de Rumilly. Nigredo et albedo… Mozart retourné à la pure scatologie. Le Noir profond et lumineux qui aveugle et rend sourd, la matière grise qui retourne à l'état liquide, pré-humain, indifférencié, qui coule hors de ses limites comme l'eau ou la possession qu'on ne peut retenir entre ses doigts. La cuve pleine se vide. Les eaux sales retournent dans la terre pour s'y purifier à nouveau — mais sans nous. 

Plus on écrit plus on doit écrire. La phrase appelle la phrase. La phrase se noie dans les phrases, on y est de moins en moins et peut-être est-ce souhaitable. J'ai écouté Christian Gailly, hier, et j'ai aimé sa voix. Un sédentaire, comme moi. « Je crois que je pourrais vivre sans écrire. » Oui, mais alors quoi ? Plaintes, hurlement, cris… 

jeudi 29 mai 2025

Autofliction




Il y a des textes impubliables… (Mais qu'on peut publier tout de même…) Non pas parce qu'on y exprimerait des choses indicibles ou scandaleuses, ou qui pourraient nous attirer des ennuis, non, je parle de tout autre chose, des textes dont il est impossible de connaître la valeur, des textes qui nous expulsent de nous-mêmes. À chaque relecture, notre avis change du tout au tout, passe du blanc au noir, du zéro à l'infini (je plaisante !). Je ne plaisante pas sur le fond de l'affaire, en revanche, qui est que quelque chose m'empêche d'avoir le moindre avis stable sur ce que je viens d'écrire. C'est troublant, tout de même, d'être à ce point indécis, incapable de jugement. C'est un très mauvais signe, du moins c'est ce que je pense au moment où j'écris cette phrase. Peut-être que je ne comprends pas ce que j'écris, ce serait le plus probable, et l'explication la plus rationnelle. Ou que je deviens fou ? Dans ces moments-là, une intense paranoïa s'empare de moi. Comment se rassurer, puisque tout le monde ment, c'est connu ? Il ne servirait à rien de demander leur avis à des amis. Alors on clique nerveusement sur le bouton [Publier] (quelle importance, après tout ?), puis on revient une demi-heure plus tard pour supprimer le texte (non, c'est impossible, on ne peut pas laisser lire une telle chose, il en va de notre réputation !), et le cycle se reproduit ainsi durant trois ou quatre heures. Il faudrait une bonne thérapie express, à moins que ce soit la fréquentation d'un maître intraitable — mais qui aime se faire humilier ? Je sais qu'aux yeux de certains je suis un peu masochiste, mais à mon avis c'est complètement faux. Je ne suis pas plus masochiste que paranoïaque. Dans le fond, je me dis qu'il est tout à fait possible qu'il suffise de changer deux mots à mon texte, ou deux phrases, ou d'inverser la place de deux paragraphes, pour que cette situation invivable ne soit plus qu'un mauvais souvenir, qu'un petit cauchemar banal dont on se réveille quoi qu'il arrive si l'on est suffisamment patient. Mais j'ignore quels sont ces deux mots ou phrases, ou paragraphes, ils me narguent, ils se cachent, ces petits salopards qui ont juré de me ridiculiser !

Les odeurs entrent par la porte-fenêtre ouverte du salon. Elles sont tellement puissantes qu'on se demande un instant si elles ne sont pas portées par une femme trop parfumée allongée dans l'herbe. Une femme trop parfumée, c'est-à-dire une femme réelle d'aujourd'hui : elles le sont toutes, depuis trente ans. Je pense aux odeurs parce que je pense à cette soprano à qui j'avais fait la cour, à Aix-en-Provence, en été, lors du concert où étaient données Les Noces de Stravinsky. Son parfum extrêmement lourd et capiteux m'a hanté très longtemps. Je ne l'aimais pas, ce parfum, mais mon désir de le sentir et de le sentir à nouveau était impérieux, vertigineux. 

Il arrive assez souvent que les textes dont je parle plus haut trouvent leur vérité au hasard (semble-t-il) d'un développement qu'on n'a pas vu venir, qui s'est plus ou moins imposé alors qu'on ne l'attendait pas. Anne la Mexicaine de la Sainte-Baume sentait la savonnette bon marché, ah non, je me trompe, c'est Michèle, ma voisine de lit, qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok. 

Alors alors… J'écoute Les Noces… Je cherche (en vain, sur cette cochonnerie de Spotify) la version de Boulez avec l'orchestre de Cleveland, son orchestre préféré. Tant pis, ce sera Bernstein. On voudrait parler avec Marcel Proust, lui parler de Stravinsky, des odeurs et aussi de sexualité. Parle-t-il, dans la Recherche, de l'odeur de Madame de Guermantes ? Je ne souviens pas. Et Odette, comment sentait-elle ? Voilà ce que j'aimerais savoir ce matin. Nous devrions classer nos petites amies selon ce critère-là : leurs odeurs. C'est la seule chose qui reste, après toutes ces années. 

« L'excrément, tant qu'il est dans le corps, est accepté : il n'est pas séparé de l'unité du microcosme ; isolé, il épouvante et répugne, à cause de l'odeur d'âme dénudée et anonyme qu'il exhale. » Mon âme, ce matin, me semble dénudée et puante. Et anonyme, oui. Semblable à n'importe quelle âme humaine, qu'elle se situe à New Dehli ou à New York, qu'elle appartienne à un génie ou à un pauvre hère. Si les yeux traversaient la peau et voyaient l'intérieur du corps humain, il n'y aurait ni histoires d'amour ni chagrins d'amour. 

En lisant Tadié, sur Proust, je comprends mieux ce que j'essaie de construire (construire est bien trop dire, naturellement), plus ou moins consciemment, depuis toutes ces années : ni roman, ni autobiographie, ni mémoires, ni journal, ni essai(s), ni articles de presse, ni soties, ni pamphlets, mais tout cela à la fois et de manière éclatée, fragmentaire, pris espérons-le dans le souffle d'une spirale unifiante et ouverte. J'écris de la sens-fiction… La fragmentation est à la fois indispensable et regrettable. (La fliction, en ce qu'elle pourrait être le contraire de l'affliction, pourrait-elle et devrait-elle s'exprimer ?) Mais regrettable pour qui ? Pour le lecteur, pour ma vanité, oui, c'est possible, mais certainement pas pour le texte. (L'autofliction serait un assez bon mot pour qualifier ces songes imprécis improvisés à la frontière des genres, ces enclaves de réel dans la grande utopie d'un roman en perpétuelle négation, dont l'impossibilité laisse des traces.) Doit-on parler de “texte”, d'ailleurs, comme cela se faisait dans les années 70 ? Je le crois. Et pas seulement par manque d'une meilleure définition. (S'auto-flictionner au gant de crin, c'est mon dada.) C'est bien l'inscription du « je » dans tous les replis de la forme et à tous les stades de son déploiement cutané, qui le rend difficile à cerner et incertain, fragile, mais c'est aussi ce qui l'assure d'une cohérence autre que volontaire, centralisée et protocolaire. (Les peaux mortes, ce qui tombe de soi quand on se frotte à l'autre, ça me connaît. Je n'aime rien tant que m'allonger au crépuscule, me laisser tomber dans les draps, à l'ombre des rougeoyants convaincus en mission, croyant au dernier grand soir. Sombrer…) Ma mère me parlait de l'odeur des brunes (elle était très brune, noir corbeau). Ce problème l'intéressait. Mes chapitres ne se suivent pas, sauf quand je m'étends et que je renonce à tenir la gouverne ou à chevaucher le balai trop raide de la sorcière domestique qui me dicte son ordre du jour. 

Je me suis beaucoup interrogé sur le style et le bien-écrire, et rien ne me convainc vraiment, en ce domaine qui ne charrie la plupart du temps que des lieux communs vite fanés, plaqués sur une réalité sensible qui ne s'en laisse pas compter. « Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée ». Dès qu'on s'en réclame, il nous moque sans pitié. L'art de coudre les mots en phrases et les phrases en paragraphes et les paragraphes en chapitres et les chapitres en volume peut se révéler mensonge éphémère de fabrication enfantine, tomber en poussière dès que le regard s'appesantit et va creusant dans cette matière dont l'élégance passe aussi vite que la mode et les veules caprices du conformisme. S'il s'agit d'éviter tous les inconvénients mécaniques d'un discours mal bâti ou inefficace, cela s'apprend aisément, et l'on peut facilement distinguer les bons artisans des médiocres. Mais la pensée vive ? Où se voit-elle ? Comment informe-t-elle les phrases, comment les anime-t-elle, par quoi leur donne-t-elle un visage qui ne peut exister qu'en un point — celui-là —, dans ce « je » qui sourd des propositions, qui les reformule à la lecture, et va inévitablement choquer celui qui ici s'aventure, l'ennuyer ? Oui, l'ennuyer. Il ne faut pas se faire d'illusions : ce qui est aimable doit divertir et désennuyer, donc ne pas parler, ne pas laisser surgir son être au sein des phrases, s'en retirer afin qu'elles ressemblent le plus possible à des phrases : qu'elles épargnent celui qui en prend connaissance, alors même qu'il croit et désire s'y reconnaître. Ça se lit en creux dans les compliments qu'il arrive qu'on nous fasse. On nous sait gré, toujours, de ne pas affliger, de ne pas infliger une gêne, une douleur, un malaise, de ne pas décevoir, de ne pas ennuyer, aux deux sens de ce mot : susciter de l'ennui et provoquer un ennui, un problème, un incident diplomatique entre le lecteur et lui-même. Le lecteur hurle toujours, avec plus ou moins de force et de conviction : foutez-moi la paix, laissez-moi en dehors de vos conflits, j'ai déjà assez des miens, je ne vous lis que pour m'absenter un moment, les tenir à distance, faites moins de bruit, votre présence me brûle la rétine! Emmanuel ayant offert à Tante Glyne un bouquet de soucis, croyant lui faire plaisir (je le vois dans la pénombre de l'escalier de l'appartement de la place des Vosges), celle-ci avait maugréé : « Tu trouves vraiment que je n'ai pas suffisamment de soucis ? » Le lecteur vous dit la même chose. Vos bouquets de soucis, il les laisse au clou. Il est là pour se débarrasser de lui-même, pas pour s'embarrasser de vous. Il veut bien vous offrir deux flacons de Laroxyl, si vous renoncez à paraître, si vous disparaissez de vos phrases. La parole humaine n'a pas besoin de vous. Elle vomit déjà tous ces squatteurs sans gêne qui s'incrustent en elle. Ton style, c'est ton cul. Le reste, on connaît par cœur. Ça répète infiniment du soir au matin. A quoi bon fréquenter La Fuly ou Albert Duspasme, quand un xylophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde que celui qui déjà nous étouffe à demi. Ce qu'ils nomment « ennui », les lecteurs, c'est l'exagération de la présence, son érection, c'est sa folie perceptible, qui agace les dents et fait tourner les humeurs, porte les chromosomes à ébullition et dépense un argent qu'elle ne possède pas. Vivre dans la vérité, penser comme on vit et parler comme on pense, c'est simple comme une provocation, trop simple et trop paysan pour que cela ne nous soit pas reproché. Nous recevons tous la même lumière des idées, mais les ombres portées sont de longueurs et de profondeurs différentes, selon la qualité et l'intensité de notre écoute. Les voleurs — que sont aussi les lecteurs — sont toujours déçus, car l'habit emprunté n'est jamais à leur taille. (C'est pourquoi je ne m'inquiète jamais de ce qu'on me vole. Laissons-les faire : leurs larcins sont inertes, donc inutilisables.) Tante Glyne aussi était très brune. 

Mais il ne leur arrive jamais de se dire : « Et si je me trompais ? Et si j'avais tort ? Et si je n'avais compris qu'une toute petite portion de la réalité ? Quelles seraient les conséquences de mon erreur ? » Apparemment, non, cette question ne les effleure pas. Ils savent. Ils sont au-delà de l'erreur humaine. Ils ont acquis la vision divine, celle qui transcende les siècles et l'inévitable courbure historique et intime qui déforme toute chose ici-bas. Ils ne sont pas régis par les lois de l'attraction-répulsion qui s'imposent à la matière ; ils ne dépendent de rien d'autre qu'eux-mêmes et leur esprit religieux écrase implacablement le doute et la contradiction qui font trembler les rides à la surface de l'onde, le temps ne déforme pas leurs opinions, qui sont des blocs de granit déposés sur un linceul. Leur certitude est un stigmate de mort mais leur semble le comble de la vie authentique, de ce qu'ils aiment appeler la personnalité, ou, pire encore, la morale. 

La même loi vit partout. On voit distinctement cette bouche ouverte sur le vide, qui semble chercher son souffle et sa raison. Les petits mécanismes bâillent et battent des mains, ils ne s'écoutent pas, la nuit monte du sol comme une vague noire d'effroi qui les submerge et assourdit leur dialogue intime. La grande indistinction recouvre tout, tous les sens se crispent sur des opinions qu'ils croient intemporelles. Ils ne se résignent pas à être semblables à cet eux-même qui ne leur a jamais appartenu en propre. « S'abstenir n'est pas une option », comme on dit sans les films américains.

« On ne cesse d’osciller, dans l’irrésolution la plus critique, entre la position de neutralité attentiste, flirtant avec la tentation de s’abstenir, de faire le mort ou de renoncer purement et simplement, et l’envie d’aller quand même de l’avant, de répondre coûte que coûte à l’appel réitéré, à l’invitation paradoxale de la vie. Mais rarement quelqu’un se trouve là au bon moment, derrière soi, susceptible de comprendre ce dilemme, cette angoisse d’exister, cette défaite en puissance, et de tendre le bras pour une caresse de consolation, un geste réconfortant, un signe qui rompe le délaissement, atténue la déception, restaure un peu de la confiance perdue. »

Les dimanches sont trop courts. Faisons le mort — il faut s'entraîner. Les heures nous effleurent à peine, leur souffle n'emplit pas complètement l'espace qui les sépare et qui se comble de lettres décachetées, lues en diagonale. On croit ouvrir quelques sentiers neufs mais on entre un peu plus avant dans la vertigineuse paix des ténèbres. Tout est déjà accompli, avant même le terme de la phrase. Mettre un point final est un acte dont la dérision nous mord la face : il vient toujours trop tard. Nous ne faisons que mimer ce qui s'est réalisé sans notre intervention, et nous voulons croire que personne ne verra la supercherie. Les longues résonances des pianos cloches timbres, à la fin du dernier mouvement des Noces… Ça nous entre dans la chair comme des pointes !

Vers six heures du matin, il y a bien cette chose qu'on appelle soleil, et qu'on dit se lever dans ce qu'on pense être le ciel. C'est un moment qu'on attend, censé nous sauver de nous-mêmes. On peut aussi bien écouter les froissements du trombone dans Budo, de Bud Powell, dans le disque Birth Of The Cool, de Miles Davis. On se recroqueville dans le lit. Il en faudrait plus pour nous décider à croire que le jour pourra nous libérer de la nuit qui nous gifle au ralenti, réverbérée et amplifiée, brutale et impersonnelle plus encore que d'habitude. Vengeance ! On a tant souffert en silence… Et le baryton, alors, qui parsème dans le grave ses échardes discrètes et élégantes d'aigu ! Quelle horreur, que ce temps qui jamais ne met un genou à terre… Je crie mais elle ne m'entend pas, bien sûr, tout occupée qu'elle est à être. Elles n'ont aucune pitié pour les hommes d'inaction, mille fois nous l'avons connu. Elles sont en mission. Ah non, ce n'est pas deux flacons, c'est cinq, qu'il nous faudrait avaler. Fais pas l'con ou tu le regretteras ! L'ennui de la chimie est désespérant. Aucun humour n'est à attendre, de ce côté-là…

« Pour ma part, si j’étais poète, j’essaierais de m’inspirer des peintres et demanderais à une jeune femme de poser pour moi, nue. » (Pascal Adam)

Oui, mais voilà, aucune femme ne veut plus poser nue pour moi. C'est d'autant plus surprenant que contrairement aux temps où cela arrivait encore, on n'aurait même pas forcément envie de lui sauter dessus. J'aurai beau lui expliquer qu'il s'agit essentiellement de poésie, elle croira immédiatement qu'il lui faut se sentir désirée, ou matée, qu'il y a nécessairement violence, voire prédation. La binarité fait de nous des pauvres d'esprit. Il est écrit « nue », et ça suffit. (Le « nu » s'oppose non pas à l'habillé, mais au « normal ».) Ça suffit à déclencher des tirs préventifs, des salves salubres, à déployer un dôme de vertu virtuelle qui donne le la des nouvelles turpitudes prévues, envisagées, tolérées, encadrées, circonscrites, déchiffrables, jugées et commentées ad libitum par des troupes toujours plus autorisées à parler à tort et à travers, qui souligne et arrondit les fins de mots et vos pensées imprononçables. Tout est monnayable, sachez-le, dans les prétoires qui s'ouvrent aussi vite que les bordels ferment. Le « si j'étais poète » vaut presque condamnation préventive, la prophylaxie sociale étant devenue aussi automatique que généreuse. Il n'y a que les hommes, je veux dire les mâles, pour se croire poètes ! C'est bien la preuve de leur duplicité congénitale. Il leur manque quelque chose, de toute évidence, sinon pourquoi voudraient-ils toujours voir et constater le manque, l'absence, le néant, le trou — et ce manque qui les obsède les rend dangereux, surtout quand ils se prennent pour des poètes ou des artistes. Quand elles font mine de se laisser voir, c'est pour mieux voir à travers le voyeur, c'est pour retourner ses yeux contre lui, avant de les lui arracher avec les dents. Les hommes sont des fragments de femmes, contrairement à ce qu'on nous a toujours raconté, c'est cela qu'il faut comprendre et répéter ; des fragments branlants qui rachètent et camouflent leur infirmité et leur incohérence par une violence qui les dépasse. Les femmes ont du style : il est donc inévitable qu'elles en soient vengées. En leur matrice, là où elle s'absentent, les âmes s'entremêlent jusqu'au vertige. Nous ne sommes jamais seuls avec elles, même quand elles se donnent sans mots, ce qui en nous met en branle un maelstrom de significations tournant à la vitesse de la lumière. On avait cru entrer en elles comme l'original quand il croise la copie la pourfend, mais on doit se rendre à l'évidence : elles nous éparpillent aussi naturellement qu'elles sont plus vraies que nature dans leur rôle de sacrifiées. Croyez-vous toucher à la vérité, là, tout au fond, et même de manière partielle ? Il vous en coûtera cher de simplement le laisser entendre. La place n'est pas libre, figurez-vous ! Ce que vous prenez pour du vide est autrement plein et solide que vos muscles et votre intelligence. 

Le seul style qui soit grand, c'est celui qui s'oublie, qui manque à l'appel. Un enthousiasme du style serait gênant, comme celui qui chercherait à se faire remarquer. Parler pour dire ? Laisser voir ce qu'on a dans le ventre ? Il le faut bien, même si la conviction qu'on ne fait que répéter ce qui a été proféré mille fois et bien mieux paralyse et rend bête. Croire quelque chose, le croire vraiment (c'est-à-dire penser qu'on est le seul à le croire), expose aux plus grands dangers, et pourtant, c'est bien de là qu'on part nécessairement lorsqu'on entame un texte — lorsque le désir d'écrire s'empare de nous. En réalité, que l'on croie ou non, que notre conviction soit une hypothèse ou une réalité charnelle et névrotique, c'est vers la folie que le texte nous entraîne, car il va en s'appuyant sur les mots les enfoncer de plus en plus profondément dans l'idée, ou enfoncer l'idée en eux, comme les chevilles d'un piano s'enfoncent dans le sommier, les visser à leur matrice, qui paraîtra a posteriori prévue dès l'origine, et la marge de manœuvre dont nous disposerons pour les accorder entre eux sera de plus en plus réduite, nous serons entraînés par le texte lui-même en un territoire que nous n'avions pas choisi ni prévu. C'est d'une relation, qu'il s'agit, une rencontre amoureuse entre l'idée primitive et ses moyens d'expression concrets, vocaux (les instruments que l'on choisit dans l'orchestre à l'état de virtualité), mais cette relation doit tendre vers la simplicité, et ce n'est pas une mince affaire que de se tirer de ce mauvais pas, quand on a affaire à la langue française, qui ne pardonne pas grand-chose. Le style c'est l'ultime provocation. « Le style ne peut pas être remplacé par la pensée, quelque splendide qu'on la suppose. Rien ne dispense de lui. » Chez les femmes aussi. Une chose curieuse : Je reconnais les femmes que j'aime vraiment à cette faille troublante qu'elles ont en commun, une scène où elles se sont ridiculisées, et même déconsidérées, à mes yeux. Toujours, il y a eu ce moment ! Et je n'en parle à personne, bien sûr… Ni à elles ni aux autres. La vêture, les manières, une scène dans un lieu public, un rire, une démarche, une manière de manger, un geste dans l'amour… C'est là. C'est impossible à contourner. La morsure d'un animal inconnu qui s'interpose entre elles et moi. Pourtant, c'est là que se noue durablement la séduction profonde.

Ça y est, les réseaux-sociaux ont un nouveau motif à leur disposition. La gifle de Brigitte Macron à son président de mari. Un motif de quoi ? Un motif tout court. Mais c'est sans interruption, que leurs corps bruissent de ces moments d'exaltation, d'indignation, de réjouissance mauvaise, de ces interminables et lassantes communions dans la Rumeur et le Bruit que fait Aktu la divine. Ces signes, ces grumeaux visuels, ces précipités d'image ne sont que des prétextes à interprétations, jugements, condamnations, révélations du Caché, de l'Obscur, du Mal que les internautes vont mettre en lumière, expliciter, traduire, mettre sous le grouin des aveugles que les autres sont forcément, les forçant à laper le lait tourné de la farce avariée qui se joue sur la scène mal-occupée par « les-élites ». La Gifle ! Le corps du roi a été malmené, Suzon ! 

Il y en avait eu une autre, de gifle, il y a quelque temps, donnée par une méchante institutrice à une morveuse braillarde, souvenez-vous. Déjà la France s'était émue, divisée, en avait fait une crise de foi carabinée, avait dressé l'un contre l'autre le Mal et le Bien, appelé à la rescousse la Psychologie, la Morale, le Droit, et presque l'Histoire. À chaque fois, c'est la même décharge viscérale, la même adrénaline qui monte aux lèvres, les mêmes synapses cérébrales en surchauffe, l'air qui manque et le vomi qui se réjouit d'être enfin convoqué à la barre : si on a la nausée, c'est bien qu'il se passe quelque chose ! Pas de curée sans nœuds, mon neveu. Les clics et les claques vont au bal, ça pétarade dans le Nuage, les data-center sont prêts à exploser, le water-cooling ne suffit plus à apaiser la rage qui prend le citoyen numérique en mal d'expression-légitime. Il avait vu, il avait compris, il avait deviné, il avait prévu — on ne l'a pas écouté ! Pour un peu, il giflerait tout ce qui passe à sa portée, l'Extra-lucide qui passe son temps à ALERTER-dans-le-désert. Le Prophétisme explose silencieusement dans l'air du soir, et cent-mille petits prophètes de Prisunic jaillissent de ses flancs déchirés par un Réel inconscient et stupide déguisé en Déesse Aktu. C'est un hoquet, un spasme nerveux qui n'évacue rien du tout, qui est appelé à se répéter à l'identique, pour les siècles des siècles numériques. C'est un Tic, un Toc, un Rictus qui déforme à peine le visage des Branchés en apnée qui compulsent leurs écrans comme si leur vie en dépendait. Qu'on me comprenne bien. Je ne méconnais pas, ni ne les méprise, les graves sujets que certains signes médiatiques recouvrent plus ou moins bien, ou révèlent. Je ne suis pas de Sirius. Ce qui m'exaspère, en revanche, c'est l'automatisme de ces mécanismes, c'est la prévisibilité de la paire signal/réaction, et son autonomie, c'est leur caractère répétitif et réflexique (et non pas réflexif), c'est le besoin masturbatoire qu'en ont très visiblement ceux qui sautent comme des cabris sur chaque événement pour lui faire rendre gorge, qui le pressent comme un adolescent presse les points noirs qu'il a sur le nez, c'est le fait qu'il n'existe aucune possibilité d'échapper à cette espèce de machinerie sociale qui produit à la chaîne ces péripéties semblant n'exister que pour produire en masse du commentaire. On tourne en rond. C'est une forme de pornographie machinale. Le fait de commenter tout, toujours, partout, sans lassitude aucune et sans se rendre compte qu'on répète toujours les mêmes quatre ou cinq motifs, sur le même ton, sur le même mode, de façon pavlovienne, voilà ce qui moi m'exaspère. Ça ne s'arrête jamais. Un clou chasse l'autre de manière caricaturale, robotique, mais rien n'entame leur appétit de commentaire, rien ne minore leur dépendance à la drogue dure du Réseau, à son mimétisme d'airain. Or, le commentaire est un art. Il doit enrichir, élargir, approfondir ou développer, et non pas rétrécir, rabâcher, ressasser ad nauseam les figures éternelles de la rumeur sans leur permettre d'échapper à leur destin de bouillie, car l'ensemble tend vers la Neutralité terminale. Le vrai commentaire diminue le taux de bruit, le faux l'augmente. Il faudrait mettre bout à bout les divers motifs émis en une année médiatique, comme une longue phrase, ceux du moins qui ont déclenché ces orgies de réactions, pour en voir apparaître le sens et le non-sens, la bêtise majuscule du Grand Perroquet disséminé qui veille en chacun des citoyens-numériques. « La pensée est déjà bien assez odieuse par elle-même. Il faut au moins la détruire, autant que possible, à l'aide de la parole, qui ne vous est donnée que dans ce but » écrit Ernest Hello. Oui, la parole, en bien des occasions, n'est là que pour faire taire la pensée, ou, plus modestement, la réflexion. Sur Facebook, c'est très visible et presque systématique : les commentaires sont quasiment toujours une manière de révoquer ce qui est commenté, d'en faire de la pâtée, de l'annuler, ou d'en donner une traduction si ridicule que se complaire dans le silence est la seule solution qui nous reste. « Libérer la parole » est l'une de ces injonctions barbares qu'on aime tant aujourd'hui et qui, de manière extrêmement perverses, avouent et provoquent le contraire de ce qu'elles semblent énoncer. On n'a jamais autant libéré la parole qu'en une époque où le mensonge et le bruit de l'inarticulé recouvrent toute vérité aussitôt qu'émise, et aussi discrètement qu'elle le soit. À peine l'ébauche d'une pensée ou d'une idée se fait-elle jour que la débauche des commentaires l'étouffe dans l'œuf. 

Je suis aussi coupable que les autres, même si de plus discrète manière. Il suffit par exemple que je voie une jolie photographie de ma Haute-Savoie natale ou celle d'un magnétophone de marque Nagra, ou celle de Debussy endormi, ou d'Arnold Schoenberg jouant au tennis avec George Gershwin, pour que j'aie envie d'y apposer un « like ». À quoi sert cette marque d'approbation ? À quoi tient cette décharge symbolique, à quoi me relie-t-elle ? Elle n'a d'autre fonction que me signifier à moi-même : Je suis là, j'existe. J'aime,  je n'aime pas,  je condamne ou j'approuve, peu importe, mais je SUIS là, ici, avec vous, je n'ai pas encore disparu du cercle magique : j'inscris mon nom dans la théorie des noms, dans le générique sans fin qui défile à l'écran. C'est une épitaphe par anticipation, même quand elle semble être une conséquence directe de la vie. Mais à la différence de l'épitaphe gravée sur une pierre tombale, cette marque est envoyée dans le Nuage et fait tourner la Machine, les machines, les puces et les disques durs, accumule, fait flamber la consommation électrique sans que personne jamais ne se sente responsable du désastre qu'elle entraîne. Tout ça pour un like noyé dans la masse… La formidable indifférence du monde numérique digère tout. Je pense que les internautes sont tous obsédés par l'idée (et plus que l'idée, la sensation, la prémonition) de leur disparition. Il font des encoches dans le tronc numérique pour attester de leur présence. Des fois qu'on les oublierait… Des fois qu'on imaginerait qu'ils n'ont pas existé… Ont-ils fait quelque chose d'exceptionnel, ont-ils apporté leur pierre au genre humain, à la science, à l'art, à la pensée ? Non, mais ils sont là. Il faut compter avec eux. Et l'empilement de ces likes monte jusqu'au ciel, rivalisant avec la tour de Babel. Comme les pondeuses, ils veulent pouvoir dire : j'y étais, j'ai participé ! Il y a sans doute également cette illusion (qui n'en est peut-être pas tout à fait une, et c'est ça le pire) : le Nombre. Comme tout le monde, quand des sujets me tiennent à cœur et que je pense qu'ils ne sont pas suffisamment visibles, signalés, je me dis que plus il y a de likes plus ils sont pris en compte. Et je clique. C'est le petit chantage ordinaire aux algorithmes, c'est la bêtise du soumis auquel on a expliqué qu'il n'existait pas d'alternative. Le Très-Haut-Débit, c'est ça, c'est le Nombre qui déboule toute la journée dans votre tête et votre bouche, qui calcule au lieu de penser, qui fait frémir votre index, qui vous emporte, qui vous noie, vous et votre fichue singularité d'un autre temps. Interrogeons-nous : quelle est la valeur d'un signe qui a besoin de l'électricité pour (se) signaler, qui dépend de son bon-vouloir pour exister ? Je ne réponds pas à cette question, n'étant pas assez informé pour cela. Je n'étais pas fait pour vivre dans le monde de l'information qui me semble le plus féroce ennemi de la culture. Pour moi, c'est précisément ce qui a détruit l'École, et plus largement la possibilité de toute transmission : le passage brutal de la connaissance (des disciplines) à l'information. Ah, ça, pour être informés, ils sont informés, nos petits troufions techno-centrés désormais assistés de l'IA qui scrollent en tous sens de Leonard de Vinci à La Fouine en ayant abandonné toute notion de hiérarchie, toute idée de distinction. 

Mais voilà que je tombe là-dessus, écrit il y a plus de dix ans : Tous nous nous inscrivions sur une pédale (au sens musical du terme), un ronron moral, une rumeur sociale, l'indignation obligatoire et automatique, qui était (qui est encore) la trame nerveuse de ces années-là, d'abord pour l'épouser complètement, puis, très vite, pour en divorcer radicalement. Après la sexualité, après le gauchisme, après le free-jazz, ce fut une raison d'espérer encore, je parle de ce divorce comme d'une échappatoire inespérée et bien plus radicale que tout ce que nous avions connu jusqu'à présent. Le divorce dont je parle dans ce paragraphe est impossible aujourd'hui : l'adhésion est aussi totale qu'inquestionnée. Ils sont incollables sur l'information et l'actu parce qu'ils ne peuvent pas s'en décoller, que c'est le seul paysage mental qu'ils connaissent ; la création des « chaînes d'info continue », il y a une trentaine d'années, aurait dû nous alerter : déjà, on pouvait voir ce spectacle à la fois cocasse et ubuesque de télévisions qui énonçaient en boucle pendant des heures les mêmes faits, répétaient les mêmes nouvelles (qui n'avaient rien de neuf), montraient les mêmes images. La répétition qui est devenue la reine tyrannique des réseaux sociaux est née à ce moment-là. Mais le monstre est passé à un stade supérieur depuis 2020, quand le délire de la Covidiase nous a littéralement assommés de cette « information » martelée avec une puissance et une virulence inconnues jusque là. L'indignation était jadis une saine rébellion contre ce qui allait trop de soi, mais tout se retourne : elle est aujourd'hui une religion incontestée, elle va de soi. Divorcer de son époque est devenu impossible, ce qui semble paradoxal, puisque chacun se sent livré à lui-même et se revendique tel, mais le paradoxe n'est qu'apparent car les pouvoirs ont changé de nature et d'échelle. Les individus n'ont jamais été aussi fermement surveillés et tenus dans le réseau serré d'un empire qui a su très intelligemment se métamorphoser, troquer sa figure dure et centralisée contre un ensemble de pouvoirs souples et diffus sachant s'adapter en permanence et qui tous passent par la langue — enfin, la pseudo-langue, l'anti-langue, la glu verbale qui se déverse à plein tube 24h sur 24 dans tous les canaux existants. Indignez-vous !, oui, indignez-vous de tout, bien sûr, sauf de ce qui compte vraiment et n'est jamais formulé. Parlez pour ne rien dire. Divorcez de tout, de votre femme, de vos enfants, de votre pays, de vos ancêtres, de votre passé, sauf de la langue qui se parle à travers vous, qui vous parle sans avoir besoin de vous, de votre chair ni de votre mémoire, de la langue autonome et fasciste qui vous tient en son pouvoir avec votre assentiment inconscient. 

« Nous disons d'un homme qu'il possède une langue, quand il la parle enfin comme il veut la parler. » Ce qu'on constate, c'est que la langue s'est séparée des hommes. Chacun campe sur son territoire, et regarde l'autre comme un ennemi ; au mieux ces deux-là s'ignorent. Pourquoi les Français (pas seulement eux, bien sûr) ont-ils laissé la langue les quitter ? Il y a beaucoup d'explications, beaucoup de causes, et je ne suis pas sûr de parvenir à décrire le processus de manière convaincante, tant il est complexe et ramifié. Le seul point que je voudrais relever ici, et qui me semble fondamental, est que ce divorce spectaculaire est concomitant d'une modification essentielle de la relation qui unissait le peuple français à la littérature, à sa littérature. La France a cessé d'être une patrie littéraire, depuis environ quarante ans (il n'est que de regarder ce que sont devenus les présidents de la République pour s'en convaincre : Mitterrand fut le dernier à lire). Ce que je dis là n'a rien d'original, bien d'autres que moi l'ont vu il y a déjà longtemps, je le sais, mais je trouve qu'on n'insiste jamais assez sur ce phénomène qui a tout changé dans l'esprit français, dans la société française, dans la politique française et même dans les corps français. La littérature est beaucoup plus qu'un art ou un divertissement, c'est une manière d'envisager le monde, la vérité, la mémoire, les rapports entre les êtres, c'est un paysage mental aussi prégnant que le paysage géographique, c'est une substance qui se répand entre les âmes et les corps, les joint et les disjoint, c'est selon, mais toujours les dilate, en donne une version plus large et plus vivante. « Le pain est mauvais, il faut en manger peu, recommandait Céline dans les années où le pain ordinaire était encore bon. Le pain est ambigu, comme toute chose qui a valeur et signification. » Deux phrases comme celles-ci suffisent à faire sentir clairement qu'il est impossible de les entendre si l'on n'a aucune sensibilité littéraire. Et des phrases comme celles-là, il y en a des millions, qui sommeillent au pays des Lettres, et qui risquent bien de sommeiller encore longtemps avant qu'un prince charmant ne les ramène à la vie, dans le monde qui est le mien, le vôtre, ce monde parcouru de nombres et de perroquets se tenant gravement l'émoticône comme un phallus dérisoire qu'ils exhibent piteusement dès qu'on leur demande leurs identités. Les deux phrases que je cite plus haut, et qui sont extraites du Silence du corps, de Guido Ceronetti, fonctionnent par paire. C'est leur assemblage, leur accouplement, qui fait d'elles de la littérature. Solitaires, elles seraient infirmes. Combien de fois avons-nous vérifié que les assemblages n'étaient plus compris, que le sens se devait désormais d'être univoque, unidirectionnel, plat et sans aspérités, sans retour sur lui-même, sans volume, sans inscription dans la temporalité. « Un mot-une chose » est devenu le mot d'ordre du discours contemporain qui ne tolère pas d'autre champ que la littéralité absolue. On nomme “légende” le texte bref qu'on appose (et parfois oppose) à une image, à une photographie. Ce texte peut être soit littéral (tautologique), exprimer avec des mots ce que l'œil a déjà vu, soit complémentaire, codicillaire, s'éloigner de la chose pour en donner un commentaire ou une glose, une note inharmonique, une interprétation ou une extrapolation, voire la contredire. La « légende » nous dit que l'œil ne suffit pas, que les phrases et les mots, même s'ils brodent, même s'ils mentent, ajoutent du sens au sens, le précisent ou l'amplifient, le contrepointent, qu'une certaine dose de récit ou de fiction peut paradoxalement dire plus de vérité que l'image brute, qu'un certain éloignement du sujet peut être bénéfique. C'est dans le rapport entre l'image et le texte que naît le littéraire, cette exagération du réel, cette présence autre, c'est dans les liens que crée l'esprit entre des choses qui n'en ont pas par elles-mêmes qu'une forme d'intelligence s'invite dans l'imagination et la fertilise. 

« Mesdames et messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes œuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du cœur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. » (Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes)