vendredi 18 septembre 2020

À l'échelle 1, le Delta ou l'anti-récit



Pour rendre compte de ce qui nous paraît insupportable, vraiment insupportable, chez un être, il faudrait avoir le courage de noter un ensemble de traits et de faits, qui, très vite, seraient aussi importants (en quantité) et foisonnants que la vie même. C'est l'histoire de la carte et du territoire. Comme c'est impossible, on croit s'en tirer en montrant certains épisodes qui, presque toujours, paraissent dérisoires et sans importance aux autres. Ils ne peuvent pas comprendre ce que nous ressentons, non seulement parce qu'ils ne sont pas nous, mais aussi parce qu'il leur manque l'essentiel du récit, qui ne comporte pas que les faits saillants (ceux que l'on peut raconter), mais ce qui les relie entre eux, et qui fait que justement, ces traits saillants, on les remarque — et qu'ils font partie d'un ensemble. Sans tout le reste, le décor (le dé-corps), le fond, la trame, le tissu, ce à quoi on ne prête pas vraiment attention, ces traits semblent faire partie de n'importe quelle vie, dans ce qu'elle a de banal et de médiocre, ou, au contraire, semblent incompréhensibles, insensés, car le sens, ils ne le tiennent que de l'accumulation et de la répétition, mais aussi de la variation. 

Et ce que je dis là est bien entendu vrai aussi, à l'inverse, pour l'attachement. Comment peut-on être amoureux d'un être dont seulement quelques traits saillants sont vus, ou montrés, perçus, et qui semblent si ordinaires, si médiocres, au sens propre ? 

Raconter à l'échelle 1, c'est le fantasme de tout écrivain. Mais il faudrait pour cela écrire autant qu'on vit. Il faudrait avoir, non pas le double de vie, mais une vie double, redoublée, deux vies exactement parallèles. La plupart de ceux qui écrivent le font pour cette raison. Ils ne se contentent pas de leur vie non écrite. 

D'un autre côté, on tombe sur ce qu'écrivait Musset à Alfred Tattet, en 1835 : « Retenez ceci ; il n’y a de bon, de vrai, de gai, de triste, d’aimable, de variable, de désirable, de potable, de chantable, de célébrable, d’idolâtrable, que le delta qui existe depuis la ceinture d’une femme jusqu’à ses jarretières. La motte est faite en triangle, il est clair que c’est le symbole de la divinité. »  Le Delta suffirait donc, nous n'aurions pas besoin de parler du reste. C'est aussi le grand fantasme. Magnifier une partie, une petite partie, de la femme qu'on aime, se concentrer exclusivement sur ce point nodal d'où semblent partir toutes les lignes de force qui nous la font désirer, s'en tenir là, surtout, célébrer son sexe, le trou par lequel elle disparaît à elle-même, et faire fi même de son visage, puisqu'aussi bien il nous paraît s'y résumer. 

Et entre ces deux fantasmes, qui ne sont pas du tout des fantasmes mais des choix fondamentaux de vie et d'art, on ne peut pas choisir, bien sûr… Il faut le corps et le dé-corps, à celui qui veut vivre pleinement, mais Dieu ne nous a pas donné la faculté de nous dédoubler. Ceux qui plongent tout entier dans le Delta ne connaissaient pas la jungle. Mais Dieu connaît-il la jungle ? Il l'a créée, c'est bien suffisant.

Quand je dis qu'il manque toujours "l'essentiel du récit", cela ne signifie pas grand chose, puisqu'un récit, justement, c'est déjà le prélèvement qu'on fait dans la vie, dans une vie, de ce qui nous semble racontable. Il faudrait imaginer un récit inracontable, donc, un anti-récit — un récit écrit depuis le vagin de la femme qu'on aime, juste avant de la détester. 

J'aurai tout essayé. Dire la vérité, ça ne marche pas. Mentir non plus. Ne reste plus qu'à oublier. Mais c'est impossible. Ça doit être les poils… 

jeudi 17 septembre 2020

Deux poèmes de Vincent Castagno


Tu rugissais alors qu'éternuait la vague

matou dépenaillé qui au gin des tonics

as soigné ta jeunesse


À Nice et Saint-Jean-Cap-Ferrat

où derrière une crique je garais ma Peugeot

les palmiers tendaient leurs cous de girafe

et tu allais cul nul te baigner dans la mer


Je me souviens de tout


Les essaims de soleil dans le bleu des trompettes d'août


derrière la barricade des genoux

tes cuisses

deux faons sous le coton blanc de la jupe

(venez, petits !)

et que le vent repeigne


et vous ces tétons malicieux

donnant les directions contraires


Je me souviens

Et je coule en cette eau rouillée



***



Nous n'allons pas vivre et tout est foutu.

C'est pourquoi l'après-midi nous allons cueillir des coquelicots sur les pelouses,

nous achetons des plats surgelés

ou nous montons parfois,

quand le Soleil s'épanouit,

sur le toit des autobus et des maisons

pour nous suicider.


Nous n'allons pas vivre,

mais nous avons de beaux souliers que nous savons lacer.

Ils nous font les pieds jolis

quand nous marchons au milieu des vélos

qu'un camion va renverser.


Nous mangeons de gros gâteaux,

mais nous n'allons pas vivre

— il est trop tard, il est tôt.


Les mamans et les oiseaux vont beaucoup pleurer

car nous n'allons pas vivre.

La police vient nous chercher.

Il est trop tôt, il est trop tard.



lundi 7 septembre 2020

Paroles


Mentir est impossible. Les mensonges finissent par devenir vrais, avec le temps.

Il vaut mieux en être conscient : toutes les phrases qu'on a écrites ou prononcées depuis notre naissance finissent un jour par se rejoindre.  Il est inutile d'avoir de la mémoire, c'est la langue qui en a pour nous. 

Au moment où l'on affirme quelque chose, cette chose a déjà cessé d'être vraie, alors imaginez les problèmes de temporalité, avec un autre que soi ! Les rythmes du sens se repoussent les uns les autres, sauf miracle. 

C'est toujours par le langage qu'on est plongé dans l'angoisse et qu'on se retrouve dans une impasse. C'est toujours le langage qui nous sépare de l'autre. 

Beaucoup s'imaginent que ce qu'on dit n'a de conséquence que dans une sorte de vie parallèle qui flotte à côté de notre vie réelle, l'accompagne, sans jamais la rencontrer vraiment. Ils ne voient pas que ces deux vies se croisent sans cesse et s'échangent des morceaux de réalité à l'abri de notre mémoire. Les mensonges de l'une fécondent les vérités de l'autre, les engrossent, et enfantent les monstres que nous prenons pour des fées. 

Les phrases ratées sont des fantômes qui reviennent nous hanter, longtemps après, quand nous croyons les avoir oubliées. La seule manière de s'en défaire est de les parfaire, mais c'est impossible.

Ce n'est pas la bouche, qui parle, c'est le ventre qui est remonté, ce sont vos pieds qui marchent entre vos dents. Quand vous écrivez une phrase, demandez-vous par quel instrument elle est proférée. Un trombone, un piccolo, ou un bandonéon, un violon, un hautbois ou cor ? 

dimanche 6 septembre 2020

En marche arrière


Si les gens sourient, c'est qu'ils n'ont personne à qui adresser ce sourire. S'ils ne jugeaient pas des choses en fonction de celui qui les leur adresse, ou de qui les signe, ils seraient si perdus qu'on les verrait soudain pris d'une mortelle angoisse, comme ces enfants abandonnés qui espèrent leur mère à l'accueil des grands magasins. Il n'y a que très peu de choses indispensables, dans une journée : Dormir, s'alimenter, chier et pisser. Il est possible de faire autre chose en même temps que trois de ces actions ; il n'y a que dormir, qui nous requiert complètement, qui nous oblige à arrêter tout le reste. Pourquoi appelle-t-on "propositions" les parties d'une phrase ? « Souris ! », nous disait-on, quand on se faisait prendre en photo. Sourire, oui, mais à qui ? Ce personnage qui aime être à l'unisson, et donc veut sourire au monde, est en nous ; certains sont en lui. Les réseaux sociaux ont remplacé le sourire que nous donnions à l'objectif par la grimace sociale. Elle se promène dans la rue, et, de temps à autre, soulève son pull pour montrer ses seins (qui sont fort beaux). Elle marche en regardant l'écran de son smartphone. Elle a remplacé le sourire par le dévoilement des seins. Le brillant oiseau voltigeant sur les horreurs d'un gouffre. Cette jeune fille devrait dormir plus. Si j'écris ici, c'est que je peux pas lui écrire. 

vendredi 4 septembre 2020

La Fugitive



Quand elle a disparu, j'ai su tout de suite qu'elle allait me manquer, beaucoup, mais j'ignorais que le manque allait prendre cette forme-là. Que fait-on, généralement, avec une femme ? On baise, on parle, on dort, on mange, on s'ennuie, on s'engueule, on se rate. De tout cela, j'avais plus ou moins l'habitude. Ce n'est pas par là que sa disparition a creusé en moi ce gouffre horrible. Avec elle, c'est la musique qui a disparu. Il suffisait que je mentionne une œuvre, un compositeur, un interprète, et immédiatement se produisait cette chose incroyable : nous entendions la musique ensemble. Si je déposais de la musique sur Facebook, sans même la prévenir, je savais, sans l'ombre d'un doute, qu'elle était en train de l'écouter avec moi — et non seulement qu'elle l'écoutait en même temps que moi, mais qu'elle l'entendait de la même manière. Depuis qu'elle a disparu, je ne peux plus rien écouter. Une simple valse de Chopin m'est devenue intolérable. 

L'autre jour, un peu par hasard (mais il n'y a bien sûr aucun hasard), je suis tombé sur une mélodie de Gounod qui m'a semblé extraordinaire. Je l'ai déposé sur Facebook, sans commentaire, comme je le faisais d'habitude, pour elle. Je savais qu'elle l'écouterait, parce que je l'avais envoyée simultanément par mail et je savais aussi que comme moi elle en serait bouleversée. Je n'avais pas le moindre doute à ce sujet. Je pensais aussi que cette mélodie allait la faire revenir… et cela n'a pas eu lieu. Je n'ai pas réussi à la tirer des enfers, mon Eurydice. Je ne me suis pourtant pas retourné sur moi-même, mais quand je suis arrivé dans les faubourgs de la vie, j'étais seul.

Il existe toutes sortes de manques. Je croyais les connaître tous, ou du moins les plus courants, et j'en découvre un nouveau. Sa cruauté est inouïe, c'est le cas de l'écrire.

***

En rédigeant ces quelques lignes, j'essaie de récouter la troisième ballade de Chopin, qu'elle aime tant. La douleur qui me transperce me fait du bien.