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dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

dimanche 4 mai 2025

Je suis moins furieux que Toscanono

 


Oublier est souvent une manière de faire comprendre à autrui que nos certitudes ont vacillé. Est-ce heureux, malheureux ? Mais justement, on a oublié la signification de ces deux mots. 

*

Comme tout est horriblement difficile, y compris de savoir ce qui l'est et la raison pour laquelle on le pense, alors qu'il serait si simple de croire le contraire. 

*

Il faut que je sois efficace, je n'ai pas le choix. Je n'arrive même pas à répondre à ces quelques malheureux mails en souffrance, mais aujourd'hui, tout va changer, tout doit changer, tout pourrait changer, si seulement je trouvais la porte dont rien ne la distingue du mur. Tout aurait pu changer, si seulement je n'étais pas moi ; si seulement la musique n'existait pas, qui me conforte dans la conviction douloureuse que j'ai raison de ne pas trouver d'issue à mon impuissance ; si seulement le café n'avait pas le goût qu'il a ; si seulement nous en avions, des certitudes ; si seulement je n'étais pas abruti de somnifères ; si seulement il y avait un peu de soleil et une voix aimante, dans la pièce. 

*

Il aurait fallu. 

*

Il faudrait changer tous les noms. Intervertir les visages. Mélanger les situations et faire confiance à la Chance. Oublier ce qui nous a conduit à être celui que nous sommes, dont on pense sans doute à tort que cela nous fonde. Ne pas regretter cet oubli, surtout. S'en tenir au troisième mouvement du concerto pour violon de Beethoven. 

*

Ne pas lever une paupière à chaque malentendu, à chaque phrase écrasée ou défigurée par celle de l'autre.

*

Ne pas vouloir absolument aller au bout. Renoncer sans que cela se remarque. Terminer quoi que ce soit est impossible, et les commencements sont déjà loin. 


dimanche 2 février 2025

Un mur au milieu de l'océan

 

Le bateau de Truman Burbank qui crève l'écran (au propre et au figuré), qui atteint les limites du monde, et cette vignette, dans Tintin (est-ce dans le Crabe aux pinces d'or, je ne sais plus, il me semble que c'est sur la page de gauche, mais je ne suis sûr de rien — il y a le capitaine Haddock et Tintin dans une barque sur la mer, une mer déchaînée), cette vignette absolument incompréhensible pour moi, quand j'étais enfant, car ce qu'Hergé représente c'est la mer, ou le ciel, gris foncé, et moi je ne vois pas du tout la mer, je vois un mur, un mur infranchissable qui monte jusqu'au ciel, et je me demande bien ce que peut faire ce mur au milieu de l'océan. Cette berlue a duré des années. Je n'ai pas osé demander autour de moi parce que j'étais certain qu'on me prendrait pour un idiot ; je restais avec cette vignette insensée sur laquelle à chaque fois je m'arrêtais, interdit. J'étais enfermé dans une image, dans l'incapacité d'en sortir, et je savais d'avance, à chaque fois que je relisais cet album de Tintin, que j'allais en arriver là, à ce point obscur, à ce mur infranchissable sur lequel une fois de plus je m'arrêterai et dont je ne parlerai à personne. Je n'avais pas de bateau, moi, pas d'éperon intellectuel ni aucune possibilité de crever l'écran qui se dressait devant moi. L'image se refermait sur elle-même et j'étais à l'intérieur, sans pouvoir communiquer avec le monde, sans mots.

Nous sommes au commencement des Variations opus 31 de Schoenberg. Quatre notes répétées de la harpe (si bémol) sont suivies de quatre notes répétées des contrebasses en harmoniques (sol), qui s'enchaînent avec une oscillation de la clarinette sur le triton (si bémol-mi), trois fois plus vite, elle-même suivie d'une autre oscillation du même triton en sens inverse (mi-si bémol), dans laquelle c'est le basson qui répond. La couleur générale est le gris (le triton est l'intervalle instable par excellence, celui qui tend à abolir la tonalité, donc les couleurs). On assiste à la création du monde à partir d'éléments très simples, quelques notes, qui émergent peu à peu de la brume. C'est un anti big-bang. Aucune explosion. Pas de geste grandiose. Dieu dépose des brins de réel sur la table, et s'amuse à les disposer d'une manière, puis d'une autre. Ça commence donc par une dualité, qui devient très vite une trinité. Puis une oscillation, donc une vibration. À partir de trois éléments fondamentaux (trois notes, trois notations, trois regards sur le monde) qui entrent en vibration les uns sur (par) les autres, le monde s'élabore petit à petit. La Création est une immense variation à partir de trois points. Ces trois notes, mi, sol, si bémol, si on les mélange, si on les dispose verticalement, forment un accord diminué. Le monde commence par une diminution — par une faille. Il va falloir beaucoup enrichir, apporter de la couleur, des formes, des symétries, pour que le monde semble enfin habitable, qu'il acquière un sens audible par l'homme. Mais les choses vont se faire au fil du temps. Dieu n'est pas pressé. Sa semaine durera des millions d'années. 

Truman… Vrai-homme ? Ou seulement figure, personnage ? Lui aussi est enfermé dans une image dont il essaie de s'affranchir. Lui aussi se heurte à l'impossibilité de dialoguer avec les gens qui l'entourent, de se faire comprendre. Entre eux et lui, un mur invisible et infranchissable qui se dresse jusqu'au ciel. Il ne devrait pas y avoir de mur au milieu de l'océan, au milieu des hommes, ou même à l'intérieur de nous, mais c'est pourtant ce que nous voyons. Alors nous tentons de ruser, de le contourner, ce mur, de l'ignorer ou de le détruire, mais il est toujours là et c'est tout à fait comme si nos efforts étaient vains et qu'il ne se trouvait là que pour nous signifier par avance notre impuissance à communiquer et à rejoindre les autres. Alors on danse, on fait de la musique, on écrit des histoires, on peint sur ce mur, on y dessine des ouvertures en trompe-l'œil ou on fait de la politique, ce qui revient au même. Arnold Schoenberg me semble le plus averti des musiciens, le plus conscient du mur infranchissable qui se dresse entre eux et lui, entre nous et eux. Il voudrait croire que la musique est cette force qui va creuser sous le mur et le faire tomber. Mais comme il est intelligent, il voit bien que c'est un échec. Il va même jusqu'à inventer une nouvelle langue musicale (le dodécaphonisme), pour tenter d'ébranler le mur, mais rien n'y fait. Les sept notes de la Tonalité (comme les sept jours de la semaine de la Création) reviennent quoi qu'on fasse, et s'imposent au milieu des douze notes du tohu-bohu chromatique. 

Dans le film de Peter Weir, Truman Burbank est peut-être le seul homme véritable de l'histoire, comme son prénom semble l'indiquer. Mais son patronyme le dément aussitôt. Il n'est qu'une création opportuniste, une marionnette de la banque qui chercher à distraire ses clients, à les occuper ailleurs, pendant qu'elle travaille à l'essentiel, c'est-à-dire au pognon, au Spectacle. Le réalisateur du Truman Show se nomme Christof, lui aussi se prend pour Dieu, et en un sens, il l'est, à son échelle médiocre et ripolinée. C'est un dieu à l'échelle du monde contemporain, c'est-à-dire complètement américanisé, le seul que nous connaissions depuis un demi-siècle et qui a fini par nous sembler « naturel », puisqu'il a éradiqué ou mis sous le boisseau tous les autres mondes. Le monde des écrans et du toc. Le monde du Remplacement, comme l'appelle Renaud Camus. 

Ce n'est bien entendu nullement un hasard si les Variations opus 31 de Schoenberg se terminent sur la citation des quatre notes célèbres : si bémol (la toute première de l'œuvre) – la – do – si bécarre, la signature de BACH. Le triton ondulatoire du début installe un tremblement, le frémissement de quelque chose qui cherche à éclore, qui sort de terre ou qui émerge, et la fin de l'œuvre donne la clef, qui est celle du Grand Organisateur de la musique dans toutes ses dimensions depuis le 31 mars 1685, un dieu parmi les hommes, le compositeur duquel toute la musique a peu ou prou été déduite depuis lors. Schoenberg se situe par-delà les siècles à l'autre bout de la corde vibrante : il est bien conscient d'être important, mais il tient à payer sa dette. Il y a beaucoup de compositeurs qu'on pourrait retrancher de l'histoire de la musique, sans que celle-ci s'effondre, ou perde toute signification. On les regretterait, certes, mais on aurait pu faire sans eux sans que la musique soit tellement différente. Pour Bach, c'est impossible. Si nous le retranchons de l'histoire de la musique, tout s'écroule. C'est ce que veut dire la citation que fait Schoenberg au terme de ses Variations : Sans lui, je n'aurais pas pu écrire ce que j'écris. On comprend qu'il les commence en tremblant… Et quand je lui fais dire « sans Lui », je mets une majuscule à Lui, comme lorsqu'on parle de Dieu. Il n'est pas sans intérêt de noter que les quatre notes de la signature de Bach se prêtent merveilleusement à la musique dodécaphonique ou même atonale, à l'espèce de combinatoire généralisée qui a éclos dans les années qui ont suivi le post-romantisme. Tout semblait possible, alors, et les compositeurs avaient le sentiment d'être des démiurges qui re-composaient la musique à partir de rien, ou plutôt des brins fondamentaux qu'ils trouvaient autour d'eux. Quelle ivresse ! 

« Rien de ce qui n’est pas inaudible ne vaut la peine d’être entendu » écrivait hier Renaud Camus. Comme je comprends ça ! L'inaudible est la seule valeur humaine à défendre aujourd'hui. L'inaudible se découvre (se cherche) au milieu du bruit, de la rumeur, du « on », de la “musique”-qui-rend-fou, du bavardage de ceux qui ne vous écoutent pas, qui parlent fort, qui vous imposent leur présence et leurs modes de vie, leur « son », leur langue, leurs manières. C'est l'inaudible qu'il faut entendre, et donc comprendre. C'est l'invisible qu'il faut voir. C'est l'inouï qu'il faut percevoir. La majorité n'aime pas ce qu'elle ne perçoit pas, ce qu'elle ne voit pas, ce qu'elle ne comprend pas. Schoenberg a voulu produire de l'inaudible et, en un sens, il a réussi à le faire, puisque les musiques qui ont été composées à ce moment-là (dont ces Variations opus 31) sont encore très largement inécoutées par la majorité des mélomanes. On sait que ça existe, mais personne ou presque ne s'en approche, comme si on touchait là au démoniaque. Pourtant, ce qu'on peut dire de Bach, on pourrait le dire de Schoenberg : si sa musique n'avait pas existé, la musique qui se compose aujourd'hui serait différente, même si on fait en sorte de l'oublier le plus possible. Il a laissé une trace et une couleur qui sont toujours là, même dans les productions misérables dont les auteurs ne se doutent même pas qu'ils ont été influencés par le génial Autrichien. Il est d'ailleurs significatif que son gendre, Luigi Nono, ait composé un quatuor à cordes qui d'une certaine manière n'est que le développement ultime de la couleur et de la problématique schoenbergiennes, son merveilleux Fragmente-Stille, an Diotima, une musique qui tend vers (ou tombe dans) le silence. Car ils avaient bien conscience de toujours frôler l'impossible, l'indicible, et la tentation de l'impasse et du silence était au-dessus d'eux comme l'esprit de la Création est au-dessus de la réalité sensible. Schoenberg, dans l'une de ses conférences, disait, en parlant du pouvoir de la majorité : « Loin de moi l'idée de remettre en question les droits de la majorité. Mais une chose est sûre : quelque part, il y a une limite au pouvoir de la majorité. Elle se produit, en effet, partout où le pas essentiel est celui qui ne peut être franchi par tout le monde. » La majorité aime la musique tonale, c'est un fait. Mais la majorité n'a pas tous les droits, elle ne doit pas imposer son goût à ceux qui choisissent librement d'aller vers l'inaudible. Nous sommes tellement abîmés et rendus aveugles par la culture de masse, aujourd'hui, qu'il est devenu très difficile d'éprouver la liberté que procure la recherche et le goût de l'inaudible. 

J'ai revu l'autre jour avec un immense plaisir Mulholland Drive, de David Lynch. En voilà un qui est un véritable artiste, quoi qu'on puisse penser de ses œuvres. Or les réactions à ce film sont toujours du même ordre : on ne comprend rien. Ils veulent tout comprendre, et le résultat très visible et très prévisible est qu'ils ne comprennent rien. Quand on lit un grand livre, surtout quand on le lit jeune, on ne comprend pas grand-chose, on passe souvent à côté de l'essentiel, et pourtant, cette lecture là, à ce moment-là, est peut-être la plus importante de toutes. Il faut comprendre sans comprendre. Il faut oser. Les plus beaux souvenirs de lecture que j'ai sont des lectures faites à un moment où je ne comprenais à peu près rien de ce que j'avais sous les yeux. Je ne comprenais rien, mais je savais pourtant que là se trouvait quelque chose que je devais lire et comprendre, que je ne pouvais pas faire l'économie de cette lecture et de cette incompréhension qui est au fondement même de la sensibilité artistique. Les grandes œuvres sont là pour nous mettre au-dessus de nous-mêmes. Ceux qui exigent de tout comprendre restent indéfiniment au niveau d'eux-mêmes et ne connaitront jamais le « plaisir ambigu de comprendre sans comprendre », comme l'écrit Sartre dans Les Mots. Il faut se jeter dans le grand bain, au risque de se noyer, si l'on veut avoir la chance de rencontrer les grandes œuvres et le grand art. Quelqu'un qui me dirait qu'il comprend l'adagio de la sonate opus 106 de Beethoven provoquerait chez moi un rire inextinguible, alors les protestations de ceux qui nous expliquent avec une véhémence suspecte qu'ils ne comprennent rien à l'art contemporain (ou à la musique contemporaine, pour prendre deux exemples très polémiques) me laissent complètement froid. Tant pis pour eux. ON ne comprend pas grand-chose, de toute manière. Laissons donc les « on » tranquilles, et tranquillement rester des « on », à perte de vue et d'oreille, écouter avec ravissement Marianne Faithfull ou Phil Glass. 

« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. » Il y a chez Flaubert des phrases et des situations qu'on met cinquante ans à comprendre, et même alors qu'on croit y être parvenu, quelque chose au fond de nous sait qu'il faudra encore y revenir. (Je pourrais dire exactement la même chose de Beethoven.) La scène du fiacre, dans Madame Bovary, est l'une des plus excitantes qui soient, à tous les sens du mot. Quand on sait par où Flaubert est passé, avant d'en arriver au résultat final et publié, on est pris de vertige. On ne voit rien, et on comprend tout, mais pas tout de suite. Ou alors on voit et on ne comprend rien. Il y a tellement de mots sous les mots, enfermés dans la boîte noire du fiacre et dans son emballement de locomotion que se produit en nous comme un éclatement de la langue qui laisse des traces, traces qui perdurent en nous à l'infini. « Et la lourde machine se mit en route. » « Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur. » « Marchez donc ! s'écria la voix plus furieusement. » « Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. » « une voiture à stores tendus (…) plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire » « une femme en sortit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête. » Rien. Rien ne sort de la boîte noire, que la femme, quand tout est accompli, avec un peu de sperme dans les cheveux. Tous les mots les plus crûs sont enfermés à double tour. Et l'extraordinaire lapsus calami de Flaubert, dans ses notes : « Visite de Léon à son autel »… (Et tout part de la cathédrale !) Tu parles qu'on avait compris ça, quand on lisait Madame Bovary à dix-huit ans… C'est un peu comme qui écouterait les Danses allemandes de Schubert en croyant entendre des choses insignifiantes et trop simples. Si l'on ne connaît pas le reste, on n'entend rien, mais il faut bien prendre le train en marche… Il n'y pas de plaisir plus grand, en art, que deviner qu'il y a quelque chose qu'on ne comprend pas, sous ce qu'on voit, au-delà de ce qu'on entend, à travers ce qu'on lit. Entre les lignes du texte et de la portée, derrière les figures, sous la peau, dans un fiacre, tout un monde qui ne demande qu'à se manifester aux audacieux et à ceux qui ne craignent pas l'ennui. Voilà la promesse et l'exaltation à double-échappement. Flaubert a d'abord besoin de se monter le bourrichon (« de se faire des harems dans la tête »), dans sa correspondance et dans ses notes (« Ma Bovary est sur le point immédiat d'être baisée »), pour ensuite renverser les phrases, les priver impitoyablement de leur crudité (« Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux »), donner à la chasteté un visage étrange, parce qu'il tient l'érotisme en très haute estime et que là aussi il veut inventer ce qui n'a jamais été fait. Il veut brûler par en-dessous. Il lisait le marquis de Sade… « L’habitude de baiser la rend sensuelle, coup avec Rodolphe, vie du cul, le coup se tire dans la chambre, sur cette causeuse où ils ont tant causé, noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne, après les foutreries va se faire recoiffer, Emma un peu putain, [Léon] prend un gant, regarde ça comme hardi se monte la tête la dessus, faire comprendre qu’il se branle avec ce gant, le passe à sa main et dort la tête posée dessus, sur son oreiller, toilette putain, cul d’une main. Emma rentre à Yonville, dans un état d’âme, de fouteries normales, Rodolphe embêté la traite en putain, la fout à mort, elle ne l’en aime que mieux, manière dont elle l’aimait profondément cochonne, à propos des excitations de cul dont elle prenait au coït journalier de Charles, elle l’aime comme un godemichet, tour à tour putain et chaste selon qu’elle voit que ça lui plaît, - et c’est au moment de tirer un coup qu’Emma lui demande de l’argent. » Il ne s'agit pas du tout de censure, ou d'auto-censure, encore que l'époque ne lui aurait pas permis de publier ce qu'on peut lire dans ces notes, mais d'un procédé génial qui a permis à son texte de délivrer une puissance dérivée par réverbération ou écho, un peu à la manière dont la vie acoustique d'un son lui fait traverser des états différents — l'attaque, l'entretien et la résonance — qui ont des caractéristiques très dissemblables, alors même qu'elles confèrent au son son identité propre, sa signature. 

L'obsession physiologique est une chose que je ne comprends que trop bien (« ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. »), ce qui ne veut pas dire que je sache toujours qu'en faire. La leçon donnée par Flaubert est stupéfiante et très impressionnante. Je me demande si les deux courants essentiels chez lui ne sont pas la Bêtise et le Cul, inextricablement mêlés, dont il fait grâce à un travail de titan une sorte de synthèse géniale. Le mot de synthèse n'est évidemment pas à prendre au pied de la lettre, mais ces deux thèmes, il les a travaillés comme peut le faire un compositeur dans une sonate. Il y a bien des choses dans la musique qu'on n'entend pas, qu'on n'entend jamais, et qui pourtant sont là — et qui sont essentielles. On les découvre un beau jour en lisant la partition, et on est tout étonné d'être passé si longtemps à côté. C'est le dessous des tables des Compagnons, ces infimes détails qu'ils soignent comme si leur vie en dépendait alors que personne ne les verra. Il a fallu des décennies et même beaucoup plus que ça, pour que les quatuors à cordes de Beethoven soient à peu près entendus dans leur incroyable complexité. La Messe en si de Bach est loin d'avoir révélé tous ses secrets. Et si l'on remonte à la musique du XVe ou XVIe siècle, c'est sans doute encore plus vrai. Le fond de l'écriture de Flaubert est le retentissement. Sa langue si travaillée a des effets qui se situent loin d'elle-même : l'impact qu'elle a sur nous semble presque indépendant de sa matérialité, d'où une grande efficacité toujours surprenante. Il nous dépasse, il nous double, comme si sa langue allait à côté de nous et beaucoup plus vite. En cela, je le rapprocherais d'un Schubert, dont on ne comprend pas toujours pourquoi sa musique nous fait tant d'effet. Plusieurs strates de sens avancent à des vitesses différentes et nous touchent en des points parfois très éloignés. La volupté n'est pas dans la chose racontée, mais dans la langue ou le son qui lui donne vie. 

Les hommes sont des boîtes noires plus closes que des tombeaux. Il n'y a que les véritables artistes qui soient en mesure de traverser les murs. 

samedi 1 février 2025

Le roman du trombone l'après-midi

 

« La couleur générale de l´auteur, permettez-moi de vous le dire, c’est la couleur lascive. » Le son du trombone dans mes poils de barbe et là-haut au plafond. Elsa est là. Le trombone à coulisse aussi. La brune et la blonde au cinéma, en rouge et noir. Elles pleurent, toutes les deux. Elsa et son trombone à coulisse. Elle s'épile les mollets, assise près de son trombone. On voit sa langue et ses orteils. Le téléphone sonne. On ne sait pas qui appelle. Le trombone, le trombone, le trombone ! Rien d'autre que le trombone, ici. Ses dents, aussi, très blanches. Petites, coupantes et serrées. Sur cette causeuse où ils ont tant causé. C'est une surprise. Un raccourci vers le rêve. Viens, chérie. Catafalques et cyprès, coucher de soleil. Sa langue et ses aisselles. Cinéma. Elle veut le premier rôle. Elle apprend à jouer du trombone. Prête à tout. En coulisse, elle pleure. Seule en scène. Son trombone à bout de bras. Il faut se lever dans la nuit, dans le froid. Encore une fois. Lent glissando obscène sur les muqueuses. C'est tellement bien, quand on est tous les trois. Thierry Madiot et Sophie Levert, dans le club. Elle est complètement saoule. Ça dure toute la nuit. Il est intarissable sur Benny Sluchin et Chucho Valdes (« avec ses sempiternels bend sur la quinte diminuée »). Je n'entends pas la moitié de ce qu'il dit mais on rit à se décrocher la mâchoire. Sophie est toute rouge, elle se gratte le cuir chevelu et les cuisses. Nous allons au bois de Boulogne à trois heures du matin, avec Elsa et Patricio. Elsa est là. Son trombone dans sa boîte. Sophie est très excitée, parle très vite, de sa voix pointue. Sophie et Elsa, c'est la même chose. Je ne me rappelle plus. Je dois inventer. Enregistrer des bribes de réalité qui passent devant mes yeux fermés par l'angoisse. Plaquer du son sur le vide et retourner me cacher dans les coulisses. Je suis un mauvais acteur qui crache sur des acteurs aphones. Je veux le premier rôle, mais je n'ai aucun scénario. Un souvenir, c'est toute la tendresse de l'impossible. J'avais composé un quintette de trombones (dont un trombone basse) intitulé L'Âge de l'Ange. Beau foutoir hirsute parsemé d'indices que personne ne pouvait comprendre, sauf celle à qui il était dédié. Et encore… Elle ne s'appelait ni Sophie, ni Elsa, ni Betty. Beaux jours d'ivresse. Je parle des jours de la composition. Sa cousine anglaise, incroyable et parfaite, ne connaissant rien à la musique, ravissante et muette, posant à sa manière duvetée sur le canapé marron, profil à la Louise Brooks. On se voyait venir de loin. Elle pleurait presque, toute en tension légère. Tout briser, tout anéantir ? Je l'ai emmenée au jardin du Luxembourg. Premier rôle de la journée pour la petite Anglaise fragile et hiératique. Que lui dire ? Et que ne surtout pas lui dire ? Elle était en noir, en noir et blanc, et, je le redis, elle était parfaite. Les chiens la regardaient. J'étais comme eux. Tout dans le jardin était silencieux, muet, sauf les jets d'eau. Une heure trop brève. J'aurais voulu la retenir, mais où la cacher ? Pieds nus dans l'appartement. « Tu peux mettre de la musique, je dois aller aux toilettes. » J'ai mis les Équales, de Beethoven. « C'est enregistré ! » Anna-Maria n'était pas prête à tout. Moi si. Dieu et le pognon, les tierces en désordre. À l'ombre. Toujours en noir et blanc. « Non c’è più quella grazia fulminante ma il soffio di qualcosa che verrà. » J'aimais tout, alors. Le ciel, la place, ses mains, les regards lents, intraduisibles, la tasse qu'elle tenait et que je voyais dans la glace. La bouche qui était (comme) le sexe. Coulisses. Dans le cœur, un cri de joie étouffé et l'après-midi éternelle alentour. Elsa et Sophie arrivaient, bruyantes et joyeuses. Anna-Maria me chuchotait : « Je ne sais pas pourquoi on a tellement honte de la honte. Ça faisait pourtant un monde joli. » Le trombone sonne et nous sortons tous de l'appartement en courant. Vous me trouvez sentimental ? On ne sait pas qui appelle, quand on débranche le téléphone. Tout cela n'est qu'un enregistrement, je vous le rappelle. Tendez l'oreille. Mieux que ça ! Ôtez la sourdine. Que craignez-vous ? Vous êtes déjà sourds. Elles arrêtaient subitement leurs gestes, les trois garces, bien que les sons et les parfums autour d'elles continuassent à être produits et perçus ; elles se figeaient comme un cliché et la vie continuait comme si de rien n'était. Je n'étais pas au bout de mes surprises. Tout ce qu'on vit a déjà été vécu, vu, noté, enregistré, raconté, par d'autres que nous, c'est ce qu'elles étaient chargées de me faire comprendre. L'ange n'a pas d'âge et il nous observe par le trou de la fourrure. Tu as vu comment ils le tiennent, leur trombone, comment ils nous l'imposent fièrement, leur salace coulissage sonore, cette pénétration de l'instant qui se traduit par une nuit avec le diable ? C'est Glissande et Armando qui se triturent à l'octave, sous les draps vibrants et chauds d'une bourrasque arrêtée en pleine course. Écoute ! Elsa est lasse, elle s'arrondit et s'horizontalise. Comme ça lui va bien ! Nos souffles se croisent à haute altitude. Elle montre ses fesses comme des passeports de chair. — Ça va, non ? Nous nous endormons tous les quatre, sans faire de manières, dans les odeurs et le temps. Ça n'a rien d'une idée. Il faut qu'il n'y ait pas de suite, encore moins de conséquences. Seulement un peu de sueur et un silence inobservable. Dans les cuivres, dans les ors… L'amour au grand trot. Deuxième mouvement de l'Empereur, par Michelangeli et Celibidache avec l'Orchestre national. Sophie dit que c'est le plus beau pianiste du monde, nous sommes tous d'accord. Il faut voir la fin, pendant les saluts, quand Michelangeli se lève et vient serrer la main du chef, et qu'il lui fait comprendre très discrètement avec les yeux et le front qu'il n'est pas satisfait du tout, à sa manière inimitable (ça dure un quart de seconde). Sa merveilleuse lassitude, d'une folle élégance… « Toutes les femmes redeviennent vierges juste après un rapport sexuel. Ceux que ça fait rire n'ont rien compris ni au sexe ni aux femmes. » Sophie est bien sage, mais je me demande un peu le rapport avec Michelangeli. Les mains, peut-être… Ce type a toujours l'air de sortir du paradis où il purgerait une peine de prison incompressible. Si j'avais eu ces mains, je n'aurais pas joué de trombone, tu peux me croire ! Octave Agobert était le seul à qui je pouvais parler de tout ça tranquillement. L´élément brutal est au fond et non à la surface. Elsa, tes aisselles sont à se damner ! Elle le sait. Elle n'est pas lisse comme ces affreux suppositoires à facettes qui se mitraillent en bandes orgasmisées. Roman ne convient pas. Tout le monde parle de roman, tout le monde en écrit, mais je préfère dire que j'écris des trombones à sketchs. C'est moins faux. Pour eux, je ne ferai pas l'effort de traduire. Comment se fait-il que Beethoven soit à ce point indispensable AUJOURD'HUI ? Hein ? Inventer ? Et puis quoi encore… C'est des histoires, tout ça. Le trombone est à la fois lascif et grotesque, lubrique et hautain, vulgaire et royal. La morale d'aujourd'hui est un tyran mal éduqué qui se croit partout chez lui. Comme ces filles qui estiment que leurs gros culs sont un cadeau qu'elles font à la civilisation ou à l'urbanisme. Mettez-vous au trombone, bordel ! Vous pourrez souffler l'air vicié que vous avez dans les nibards, et ça soulagera un peu nos rues et nos alcôves. C'était en quelle année, déjà, que nous étions heureux ? Anna-Maria doit le savoir. Mozart aussi. Se peut-il qu'il existe un bonheur non lascif ? C'est à Anton Bruckner, qu'il faudrait poser la question, lui qui comptait les feuilles des arbres en rêvant aux jeunes filles impubères. « Ce brave organe génital est au fond des tendresses humaines. » Prenons un fiacre, ce sera plus gentil. Le cocher accepte les trombones. 

mardi 5 novembre 2024

Fuir

 

« Je n'écrirai jamais de symphonie ! Tu n'as pas la moindre idée de ce que c'est que d'entendre constamment résonner les pas d'un tel géant derrière soi ! » 

Cherchez-vous un moyen rapide de prendre connaissance de l'abjection de notre époque ? Parcourez l'entrée Wikipedia consacrée à la troisième symphonie de Brahms. Vous verrez qu'en cette fiche très succincte un paragraphe entier est consacré à ce qu'ils nomment « reprises et adaptation », où il est bien sûr question du troisième mouvement : Savoir que Gainsbourg et Frank Sinatra ou Carlos Santana ont repris un thème de Brahms lui confère sans doute, pour ces tortionnaires de la grandeur, la majeure partie de son intérêt. 

Quel rêve extraordinaire j'ai fait, en fin de nuit, vers six heures ! J'aime ces rêves complexes, stratifiés, avec beaucoup de personnages, dont certains sont des revenants, ou des habitués — qui reviennent régulièrement dans mes rêves, personnages à la fois singuliers et multiples. Singuliers parce qu'on les reconnaît immédiatement, sans le moindre doute, que leur aspect et psychologie sont à peu près conformes à ce qu'on attend d'eux dans la vie diurne, mais multiples parce qu'ils sont en chaque occurrence très différents, et offrent au rêve des qualités et des fonctions qu'on n'aurait pas imaginées, qu'ils sont, dans chaque songe, très originaux, drôles et profonds à la fois, très caractérisés, ductiles et malléables. Il se trouve que deux de ces gaillards sont revenus à peu d'intervalle (environ une semaine) dans mes rêves : R.C. et Q.V. Les rêves dans lesquels intervient R.C. (j'ai dû en faire une dizaine depuis vingt-cinq ans) sont toujours merveilleusement subtils, très poétiques, très complexes et empreints d'une intelligence et d'un esprit étincelants. 

En plus de ces deux-là, il y avait beaucoup de rôles masculins (l'un d'eux, innommable — je crois savoir de qui il s'agit, je vois s'esquisser son visage assez caractéristique, mais je n'ai pas envie de le nommer), et deux femmes. Parmi les acteurs du rêve, les deux femmes avaient un rôle important. Christine S était très nettement un premier rôle, et MPF avait un rôle subalterne mais tout de même frappant (que j'ai en grande partie oublié (elle avait une jambe de bois)). Chez les hommes, hormis les deux déjà cités, Daoud B. incarnait son propre rôle (ce qui n'est guère flatteur). Christine, à la fois flamboyante et exaspérante (mais très sexuelle), incarnait un personnage à la limite du ridicule, et quelque chose me disait, sans que je me le formule explicitement, qu'elle était la couverture (ou la doublure) de quelqu'un d'autre (sans doute Isabelle). Pourtant c'était bien elle, sans qu'il soit permis d'en douter. Elle était à la fois odieuse et impériale mais aussi, j'insiste sur ce point, assez ridicule pour qu'elle soit crédible. 

J'ai oublié l'essentiel, c'est-à-dire tout ce qui faisait le sel et le charme incomparable de ce rêve. (Ma vie n'est faite que de rêves à demi oubliés.) Ne sachant comment retrouver l'essence de cette construction onirique, sa formule cryptée, j'ai cherché une musique qui soit à même de l'évoquer, au moins un peu, et j'ai immédiatement pensé à Stravinsky. Le Stravinsky de Petrouchka. Petrouchka dans sa version pianistique, avec ses accords très riches, pleins de doigts. Petrouchka volubile, acrobatique, virtuose, mais aussi grotesque et pathétique. J'espère que des souvenirs plus nets de ce rêve me reviendront, comme cela arrive parfois à l'improviste. Écrire n'est jamais que retrouver par inadvertance des bribes de rêves évanouis et tenter de les organiser quelque peu.

Mon rêve de la semaine dernière était une sorte de prologue à cette dernière chimère, beaucoup plus simple, moins narratif mais très gai et assez mystérieux. La couleur jaune y était prégnante. Je l'ai noté quelques minutes après le réveil, de manière succincte : En préambule, un rêve érotico-amoureux, très bref, dont Anne est encore une fois l'héroïne (…). Ses lèvres, épaisses, cartonneuses, mais ô combien pourvoyeuses de plaisir… Mon désir… Son attitude à mon égard — c'est tout ce que j'aime… Son mec (mari, amant ?) est très jaloux de moi. Puis, sans transition, rêve avec R.C. en courrier, en estafette, si vous préférez. Il vient en trottant, diplomate très élégant, sans veste, avec un chandail sans manches, me délivrer un message de la part de Q.V. Le message consiste en un mot-de-passe : « Tohu-Bohu ». Je suis gêné qu'il ait pénétré dans mon intérieur qui est sale et en désordre (je vois encore très nettement la table du salon sur laquelle s'étale un grand méli-mélo, et même des miettes de pain, mais où se trouve également un très joli disque dur jaune, laqué, fin, allongé, d'une grande élégance et netteté qui contrastent avec le reste. La porte-fenêtre qui donne sur le jardin était ouverte. Il fait beau. L'Émissaire est très aimable, « très-R.-C. », en somme. J'ai malheureusement oublié la substance (ou le prétexte) du message de Q.V., mais il avait un rapport avec mes manuscrits, j'en suis convaincu. Un peu plus tard (mais c'est le même rêve), je me balade dans le village en compagnie d'une grande femme inconnue d'un certain âge, aux cheveux gris et longs. Tout en marchant, je lui apprends, sans le nommer, qu'un écrivain très important et très célèbre habite dans notre village. Elle semble intéressée par cette révélation. Elle aimerait en savoir plus. Je reste évasif, sans savoir ce qui me retient de lui dire la vérité. La tonalité générale de ce second rêve est très gaie, pleine d'humour et de vivacité. C'est une fiction très agréable dont malheureusement j'ai oublié la fin. L'atmosphère est à l'intelligence et la gentillesse. Allegro.

J'ai du bois à fendre, écrit quelqu'un que je ne connais que de réseau. Moi, du bois, je n'en ai pas, et je le regrette. Je regrette ce temps (les années 80) où j'allais de l'autre côté de la ruelle fendre du bois pour alimenter mes trois cheminées et ma chaudière. Il écrit aussi que tous les discours sur l'amour l'ennuient. Je dois beaucoup l'ennuyer, s'il arrive qu'il me lise, ce que je crois. L'avenir est sombre. Depuis un mois, j'ai comme on dit gardé la chambre. Je l'aime, ma chambre. Si au moins j'avais dormi… Je m'avise avec beaucoup de retard que les douleurs continuelles que j'ai endurées depuis presque un mois ne sont pas une nouveauté. Il y a quelques années, les mêmes douleurs m'avait conduit aux urgences d'Alès. Je croyais alors être empoisonné à l'arsenic. En deux autres occasions sont revenues ces mêmes douleurs qui m'avaient conduit à appeler un médecin à sept heures du matin, lequel m'avait soulagé avec des piqures. C'est la première fois que je supporte ça aussi longtemps. Les antispasmodiques ne soulagent pas du tout. Comme la douleur n'est pas réellement insupportable, on essaie de la supporter (c'est ce que j'ai fait depuis le 30 septembre). Mais ce qui est insupportable, c'est qu'elle soit sourde, lancinante — et surtout constante —, et que rien ne puisse la faire céder. On peut dire qu'elle m'aura bien occupé, durant ce mois d'octobre, jusqu'à m'empêcher de lire, d'écrire, et même d'écouter de la musique. Raphaële me parle d'appendicite, mais je suis sceptique. Je me suis traité avec de l'argile, des clous de girofle, une nourriture adaptée et quelques jeûnes. Je ne crains pas ce qu'on appelle « la maladie ». Je ne crois pas aux maladies, que je préfère appeller « symptômes ». La seule chose qui me fasse réellement peur, c'est l'absence de sommeil. La folie n'est jamais loin, alors, et ça terrorise. Durant des jours et des jours, j'ai cru que plus jamais je ne pourrai me nourrir normalement ; perspective assez inquiétante. Il faut toujours essayer de se rappeler, quand on est « malade », que ce qu'on nomme maladie n'est que l'effort que produit notre corps pour retrouver un équilibre toujours instable. Ce n'est pas facile. Tohu-bohu… Tout est langage. Surtout la maladie. Mais lorsqu'on est malade, on n'entend pas, on n'entend plus, on ne distingue pas les paroles que nous adresse notre corps, car on n'est pas habitué à ce qu'il parle fort. On croit qu'il s'agit d'une langue étrangère alors que tout au contraire c'est le seul langage réellement personnel et intime qui nous traverse, le seul discours qui nous est adressé singulièrement. 

La langue de la maladie et la langue des rêves ont beaucoup de points communs. Nous prenons leurs discours pour un tohu-bohu parce que les croyances partagées avec les autres nous ont éloignés de nous-mêmes, de la vie qui quoi qu'il arrive persiste en nous, cherche à se rétablir. Je suis un mammifère avant d'être cartésien ou libéral ou musicien. Je suis une bête qui va mourir, quoi que je puisse dire ou écrire, ou croire. Se nourrir, produire des déchets, et dormir, voilà ce que l'idéologie ne pourra jamais contredire, quelles que soient ses prétentions et ses fanfaronnades. L'utopie et la justice viennent se briser sur les besoins fondamentaux de la cellule vivante. Dans nos rêves et dans nos douleurs il y a le feu incorruptible de la biologie qui ne cesse de s'exprimer. C'est elle qui est première. Ce que l'homme appelle désordre n'est qu'un ordre supérieur et nécessaire qu'il ne sait pas déchiffrer. Les langues se déploient toutes en même temps, parallèles les unes aux autres, et c'est de leurs rares croisements que naît l'angoisse de celui qui ne dort plus. L'eau monte. C'est la danse des nounous. J'ai l'intuition qu'il faudrait repartir de l'origine et remonter le courant mais je n'en ai plus le courage, ni la force, si je les ai jamais eus. Pourquoi nous avez-vous mis au monde ? Elle avait une jambe de bois…

Quelques incursions brèves et erratiques dans l'époque me signifient sans ménagements qu'il faut impérativement l'éviter. Nous n'avons rien à nous dire, elle et moi. La nostalgie n'est le plus souvent que le dégoût travesti, c'est un leurre, un déguisement. Ils parlent de littérature, ils parlent de musique, ils parlent d'art, ou plus simplement d'amour, de mode et de morale, et nous voyons d'atroces grimaces et des torrents de merde qui nous montent à la taille, des charognes et des clowns terrifiants qui s'invitent dans nos alcôves. Toute cette racaille ne cesse de parler, de parader, d'exister, de nous prouver sa monstruosité par un constant excès de banalité. Alors on se réfugie dans le souvenir, bien sûr : c'est le seul sanctuaire qu'ils n'ont pas encore su détruire. Mais même lui, le Souvenir, est entrelardé de publicités et d'échardes de vulgarité. L'eau monte. Elle avait une jambe de bois. Ils ou elles ont de gros muscles, ils ou elles ont de l'argent, ils ou elles ont de belles bagnoles, ils ou elles ont des baskets aux pieds, ils ou elles connaissent les paroles des chansons, ils ou elles sont tatoués et vaccinés, ils ou elles lisent les livres d'Amélie Nothomb, on a de la merde jusqu'au nombril, je préfère ne pas connaître les noms des hommes et des femmes politiques, ils ou elles se filment en train de jouer le troisième mouvement de la sonate au clair de lune sur Youtube, elles ont de grosses fesses et de grosses lèvres, ouais, elles jouent de la batterie ou elles dirigent des orchestres, elles se foutent de grandes mandales dans la gueule et s'en battent les couilles. L'eau monte toujours. L'homme aime construire et défricher — c'est indiscutable. Mais pourquoi aime-t-il passionnément aussi la destruction et le chaos ?

J'avais oublié à quel point le dernier mouvement de la troisième symphonie de Brahms est extraordinaire. J'imagine Schumann écoutant cette musique. Il aurait eu l'impression de se trouver face à la réincarnation de Beethoven, ou au moins à la seule personne sur terre capable de continuer ce que le grand génie avait entrepris au tout début du XIXe siècle, d'en donner des développements viables, solides et inspirés. (Est-ce que Brahms aurait composé cela si Schumann avait été encore vivant ?) Le romantisme est chose complexe. On ne sait jamais à partir de quel moment il a quitté définitivement les rives du classicisme allemand. Je revenais du scanner à Alès quand j'ai entendu la fin de cette symphonie, dans la voiture. Que ce soit le finale de la Troisième ou celui de la Première — adagio, piu andante, allegro non troppo ma con brio, piu allegro —, je ne peux imaginer ces mouvements dirigés autrement que par les bras de Karajan, ses bras en avant de lui, vers le bas, sans baguette, brassant une matière dense et lumineuse, souple mais dense. Cinquante-deux coups de timbales à l'unisson avec les contrebasses, sur le do. Il y a une atmosphère humide d'étoffes mouillées et des respirations épaisses. Il y a des moments, dans la vie inexplicable de ceux qui aiment la musique, où l'écoute sans préméditation d'une œuvre bien connue soudain les conduit à entendre toute la musique, où, dans quelques mesures d'un mouvement de Brahms, ils entendent bien autre chose que ce que le compositeur a écrit. L'espace de quelques secondes, cet auditeur-là ne sait plus exactement ce qu'il entend, car dans la musique de Brahms c'est aussi Beethoven, Bach, Schumann, Bruckner, en un mille-feuilles subtil et paradoxal, et d'autres encore, qui passent comme des spectres sans épaisseur, sans qu'ils se contredisent le moins du monde : on descend dans les profondeurs de la matière sonore, dans le temps, on descend si profond qu'arrivé à un certain point les compositeurs n'existent plus. Le son, à ces profondeurs, n'appartient plus à personne. C'est l'orchestre, qui parle. C'est l'esprit et la matière indissociables. J'ai de la fièvre. Je ne dors pas. L'eau monte. Je vais me noyer. J'ai rêvé de Rosa Luxemburg, Rozalia Luksenburg, née le 5 mars 1871 à Zamość en Pologne et morte assassinée le 15 janvier 1919 à Berlin en Allemagne. Je me souviens des Spartakistes de ma jeunesse. Le thème principal du dernier mouvement de la première symphonie de Brahms revient et emporte tout sur son passage (largamente). Les larmes me montent aux yeux. Je vais me noyer. Je suis comme l'eau qui s'écoule et tous mes os sont disjoints. Mon palais est sec comme un tesson d'argile et ma langue s'attache à la mâchoire. Il est une heure du matin, Dieu est mort. Eux, ils m'observent et me contemplent. Le temps semble long, sous la pluie. La maladie et les rêves ont bien des points communs. La peur à reculons me prend, me fait repasser par ce frémissement, ce souffle de l'inconnu. Elle criait « encore ! encore ! », à l'étage, juste au-dessus de la pièce où je dormais. Cinquante-deux coups de timbales… Le grand silence de la chambre. Je rallume la lampe de chevet. 

La laideur distrait. Elle possède. Elle possède les êtres bien plus que la beauté. Elle les fait se trémousser, s'agiter, gesticuler. La beauté est une grande vague souterraine, large, océanique. Les thèmes de Brahms sont souvent de cette nature. Mais qu'est-ce que j'ai à vouloir vous parler de ça ? Qui s'en soucie, de Brahms, de Stravinsky, des timbales et des contrebasses, des douleurs et des terreurs d'un vieux solitaire au fin fond d'une chambre qui rêve et qui pleure ? Il faudrait raconter une histoire, il faudrait parler des animateurs télé, des influenceurs, des virus effrayants, du sexe de Brigitte Macron et des dents de Polska, de Frédéric Beigbeder ou de Maxime Chattam, ou alors d'Israël et de Mélenchon, à la rigueur du Grand Remplacement et de la Nouvelle Droite. Participer. Aimer les gens. Émouvoir. Créer du lien. Critiquer le wokisme. S'indigner. Créer du contenu. Parler la langue : la leur. Se taire. Oublier. Sourire comme un vieux sage tranquille et malin. Répondre au téléphone. S'intéresser. En être, quoi ! Mais si je m'éveille, alors, c'est que je dormais ? Cache ton dégoût, Clochemard ! Tu parles trop, toujours trop. Tu es insensible. On te l'a dit. Ou alors trop, je ne sais plus. Écoute-moi, quand je te parle, moi ! Écoute-toi, quand je me parle de toi qui es moi et tous les autres qui n'existent pas et toutes ces saintes immondes qui se baladent en leurs auréoles glaireuses. Toutes des putes. On tremble de poser un pied dehors, tout est contaminé. C'est la danse des nounous. Elles n'ont plus de jambes de bois, elles sont entièrement reconstruites, améliorées. Libérées. Puissantes. Directrices. Premières. Plus le temps de baiser. Branlez-vous, les mecs, les boomers, les débris. Taisez-vous. J'étouffe. Le jour où j'ai arrêté la musique, je me suis condamné à mort. Cancer qui a commencé à grandir silencieusement, à s'infiltrer partout. L'eau monte toujours. La journée va être rude. Toute cette laideur qui m'est tombée dessus. Rien ne m'avait préparé à ça ! Tohu-bohu et possession. Il faudrait un exorciste. Les faire taire une fois pour toutes.

Brahms, Mozart ou Beethoven n'ont composé que pressés par la noble et vertueuse ambition d'être un jour repris par Gainsbourg ou Frank Sinatra, il va sans dire. Leur art balbutiant et primitif n'aurait pu survivre sans la générosité indolente et vaguement apitoyée de nos téméraires contemporains, les Revisiteurs du soir, hilares et décalés, le précis de déconstruction dépassant de leur poche revolver. Dévouons-nous pour dire ce qui va sans dire : il faut rendre hommage aux vrais artistes, les Lilliputiens à subvention et villas à piscine, les Morveux enrappés, les Californiens planétaires qui font la sieste à dix mille mètres d'altitude après avoir vidé une coupe de champagne. C'est du cinéma. Oui, en effet, c'est du cinéma, à tous les sens du mot. Ils ont multiplié les lanternes magiques à partir de vessies mal vidées. Ça sent vaguement la pisse, mais comme leurs sens sont réduits à peu de chose, personne ne semble incommodé. Depuis longtemps le chagrin n'a plus ni peau ni noblesse. On le laisse volontiers aux mauvais coucheurs qui rêvent seuls dans leurs chambres ; ceux-là ont déjà perdu toute dignité, à ne pas distinguer la beauté du monde qu'ils désertent en poussant quelques râles inarticulés ne dérangeant même pas les araignées tapies dans leurs cerveaux exténués. 

Si je devais écrire quelque chose, aujourd'hui, ma seule ambition, mon seul désir seraient de disparaître totalement aux yeux du présent, de m'en séparer si radicalement que plus personne ne serait en mesure de comprendre de quoi je parle, quel est le sujet de mon livre. Mon plancome est nul, inutile de me le signifier. Qu'y puis-je, moi, si la voix de mon époque me répugne tant — Adèle Exarchopoulos est un exemple presque chimiquement pur de cette voix si repoussante, si antipathique à mes oreilles que je comprendrais fort bien qu'elle soit choisie par mes congénères comme une sorte de Marianne universelle ? Vous entendez ? Non, bien sûr. À quoi bon poser la question… Je ne sais pas exactement quelle forme pourrait prendre un suicide littéraire, en 2024, mais cela me semble la seule voie envisageable. La chose est d'ailleurs merveilleusement illustrée par le destin d'une maison d'édition prestigieuse comme Gallimard. Quoi de plus radical et limpide que le passage de Gaston à Antoine ? Ici comme ailleurs, la liquidation est à l'honneur, mais elle se montre avec une transparence impressionnante. C'est le discours de la Méthode. C'est le Modèle, un peu comme le pape François succédant à Benoît XVI l'est à une autre échelle, celle de la civilisation européenne. On peut dire en tout cas que ces deux vaillants soldats n'auront pas rechigné à la tâche, qu'ils auront bien mérité les honneurs que mon époque leur rendra nécessairement. Ma seule véritable contribution à l'humanisme contemporain pourrait être de rédiger un anti manuel de savoir-vivre, c'est-à-dire d'expliquer scrupuleusement à qui voudrait s'y risquer comment l'on peut être encore plus seul parmi la multitude. Il me semble avoir développé en ce domaine une expertise unique. Nous apprenons, souvent contre notre gré, à gravir les échelons qui conduisent à notre perte, mais nous l'apprenons avec une habileté et une gourmandise qui nous étonnent nous-mêmes. Sans doute y faut-il quelques dispositions, au départ, une nature un peu singulière, peut-être, mais je crois surtout que le monde nous aura ici grandement aidés. Commençons par écouter le troisième mouvement, adagio sostenuto, de la vingt-neuvième sonate pour piano de Beethoven, la dite “sonate Hammerklavier”, dans l'interprétation d'Emil Gilels, car il faut toujours revenir à l'essentiel, c'est-à-dire à la musique qui sépare, à la musique qui vous coupe radicalement des autres, à la musique qui fait de la solitude non pas une expérience, mais la seule réalité à la fois indiscutable et impartageable. Que Dieu est facétieux de nous avoir plongés dans une époque dont les noms connus de tous sont Hanouna, Nagui, Ruquier, Nothomb, Arthur, Joey Starr, Laurent Baffie, Mbappé, Paul McCartney, et tous ceux qui sont qualifiés de « stars », dans quelque domaine que ce soit. Que le premier qui a eu l'idée funeste de parler de « star » soit maudit à jamais ! Son initiative est à mettre sur le même plan que la bombe atomique, le clonage ou la viande synthétique. Les trous noirs auraient dû rester invisibles, inexistants, du domaine du rêve ou du cauchemar, comme Dubaï ou la musique de Phil Glass. Mon époque n'entend plus les pas des géants, dans son dos, car la langue qui permettait de les entendre a été abolie. Elle a inventé le microscope électronique à « stars » : ceux-là sont en pleine lumière et projettent une ombre gigantesque sur la civilisation réduite à l'état de poussière. Brahms, Beethoven, Goethe, Rodin, Debussy, et même Stravinsky se taisent et se terrent, bien heureux d'avoir échappé à ce qu'ils n'auraient jamais pu imaginer, peinards dans leurs tombeaux, tranquilles dans leur solitude exaspérée, à des millions d'années-lumière de nous. On peut même penser qu'ils espèrent un oubli total et définitif, trop effrayés de voir ce que leur descendance a imaginé, trop humiliés de voir à quoi leur art est comparé, trop désemparés devant ce qu'il leur est impossible de comprendre. Mais tout va si vite. La bêtise majuscule s'est accumulée brusquement en une amplification démoniaque, c'est une avalanche impérieuse et impatiente, pleine de rage et de fureur. Mon père est mort en 1972, et, très souvent, je pense à lui comme un bienheureux, un Épargné. Sa vie s'est arrêtée juste au seuil du Désastre. Épargnés, nous ne le sommes pas, nous, c'est le moins qu'on puisse dire. Il faudrait un tombeau si profond et si superbement étanche que rien ne nous parviendrait plus de la rumeur maudite de ce siècle et de ses enfants hurleurs, de leur sale langue merdeuse, de leurs chansons terrifiantes, de leur morale immorale, de leur esthétique infâme et répugnante. Fuir ! C'est le plus beau verbe du XXIe siècle. Le seul qui ne mente pas. La seule promesse. C'est un trou de souris par lequel nous espérons disparaître, l'infiniment petit étant notre sauf-conduit, puisque la vie nous refuse la vie, puisque la paix se retourne contre nous et vient nous torturer au creux de la nuit. 

Reprises et adaptations… Dieu se tait. On le comprend. Lui non plus ne reconnaît plus ce qu'il a pourtant créé, il a été dépassé par ses créatures, il a laissé faire, sans doute lassé de la Bêtise arrogante qui insiste et jamais ne se lasse, qui ne connaît ni le repos ni la honte de ce qu'elle est. Il est capable d'indifférence, au contraire de nous, car il a mis tellement de distance entre lui et le monde que nos cris et nos terreurs sont incapables de troubler son splendide isolement. Je suis désolé de devoir vous le révéler, mais Dieu est Dieu, c'est-à-dire qu'il est divin. Ce n'est pas un homme augmenté, ou plus intelligent, ou meilleur que nous, il ne pense pas comme nous ; et d'ailleurs il ne pense pas. Sa nature l'en préserve. La pensée est une petite chose, à cette mesure. C'est notre besoin d'avoir un semblable à qui nous adresser qui nous aveugle, c'est notre incapacité à imaginer le tout autre, qui nous fait croire qu'il n'existe qu'une sorte de vie et d'intelligence, c'est notre pauvreté spirituelle et nos peurs qui nous empêchent de voir plus loin que ce que nous pouvons comprendre et expliquer, c'est notre invraisemblable arrogance qui limite le monde sensible à ce que nous croyons être : nos yeux ne voient que notre reflet varié dans le miroir. Je n'avais jamais réellement entendu ce solo de violon (d'abord doublé par le hautbois et le cor) dans le second mouvement de la première symphonie de Brahms : il suffit à transformer complètement mon écoute. Comme toujours, il suffit d'apercevoir un chemin insoupçonné pour que le monde prenne un sens nouveau. Combien de fois cela m'arrive-t-il avec les mots, qu'un beau jour je me mets subitement à entendre, alors que je les prononce chaque jour sans que la chair vivante de leurs sonorités parvienne à mon esprit. Si la musique a un sens, c'est bien celui-là : qu'elle nous révèle la richesse d'un monde que sans elle nous ne percevrions pas. Si elle n'est pas révélation, dévoilement, elle n'est à peu près rien.

Il y a quelques années, j'avais eu une initiative étrange. J'avais eu l'idée saugrenue d'inviter publiquement, sur un réseau social, à une sorte de rendez-vous virtuel avec la Beauté. Je demandai que tous ceux qui comprendrait le sens de ma proposition déposent simultanément sur la Toile la Rhapsodie pour alto, chœur et orchestre de Brahms. L'idée étant qu'une même œuvre soit mise en lumière (existe) dans le monde au même instant par un certain de nombre de personnes qui ressentaient le besoin de créer une sorte de rupture dans la trame ordinaire de la laideur, d'ouvrir une brève parenthèse qui fasse place à l'ancien monde. Il fallait donc impérativement se mettre d'accord sur une heure précise et agir de concert. La gratuité absolue de ce geste commun me semblait devoir lui octroyer une certaine force symbolique. J'ai dû renoncer bien vite, car aussitôt, ce ne fut que critiques, propositions alternatives, chacun désirant surenchérir et se singulariser à peu de frais. Pas cette version, pas cette œuvre, pas ce moment, pas de cette manière, etc. Tout à coup, c'est comme s'ils avaient eu cette même idée depuis toujours, et bien meilleure que la mienne, bien sûr. Las… J'aurais dû m'en douter : c'est toujours le subalterne qui triomphe de l'essentiel, c'est toujours la pose qui l'emporte sur la vérité, la loi du nombre qui terrasse l'exception. Ce fut une grande leçon. Il faut parler seul, quitte à ce que personne n'écoute. C'est la seule manière de dire quelque chose. Dès qu'un groupe se forme, la beauté et la vérité s'enfuient, car elles n'existent que dans la singularité. Il est possible que cela n'ait pas toujours été ; c'est en tout cas le monde dans lequel je vis, et je ne connais que celui-là. Peut-être est-ce mieux ainsi… La musique, telle que je la conçois, du moins, ne peut exister que dans l'amour et l'inlassable et incalculable émerveillement de l'éphémère. Ce rendez-vous était un rendez-vous amoureux, à la fois public et clandestin, hautement improbable. C'était sans compter sur la banalité prévisible des mentalités, qui ne déteste rien tant que ce qui lui échappe, car elle est peureuse et conformiste. Tant pis ! Il faut croire que je manque à tous mes rendez-vous. Nous n'avons pas les mêmes points-de-vue temporels, les mêmes rythmes circadiens, mes contemporains et moi. Je les trouve grossiers de n'être jamais à l'heure, ils trouvent que je suis à contretemps, ce qui est sans doute vrai. Quand je parle avec sincérité, on ne me croit pas. J'ai longtemps essayé, pourtant, de me conformer aux rythmes des autres, d'apprendre leur langue, mais je dois admettre que nos pas et nos mesures ne sont guère compatibles, que nous n'entendons pas les mots et les gestes selon les mêmes modes. À la fin des fins, c'est l'oreille qui décide. Le son est le grand organisateur secret du monde ; au commencement était la vibration. Mon idée était vouée à l'échec, je m'en avise aujourd'hui, et finalement, c'est cet échec en quelque sorte inéluctable qui était précieux. Reste la Rhapsodie, immortelle et toujours à découvrir, au sens propre. Les vraies musiques sont toujours cachées, recouvertes par la contingence et le bavardage, et ne se révèlent qu'à ceux qui font l'effort d'apprendre à les aimer. Et pour aimer, il faut une rencontre singulière, à nulle autre pareille, fragile et instable. Qu'elle soit par définition inadmissible ne devrait pas surprendre. 

L'amour, le rêve, les douleurs et la musique, voilà la trame en deçà de laquelle on ne peut aller sans se perdre soi-même. C'est une sorte d'épiderme, ou de muqueuse, toujours un peu à vif, fine et fragile, qui nous sépare des autres et nous donne forme ; c'est notre timbre propre, irréductible. Je pense souvent à cette leçon que Cortot avait donnée, sur Le Poète parle, de Schumann, la dernière des pièces des Kinderszenen. Il s'était mis au piano, pour montrer ce qu'il ne savait pas expliquer avec des mots, et il avait eu ces paroles admirables : « La vérité est qu'il faut rêver ce dernier morceau, et pas le jouer. » Le vieux spectre, déjà de l'autre côté du miroir, ne joue pas du piano avec ses doigts, mais de la pointe de son esprit, et même de son âme. Je ne connais rien de plus beau que ces deux courtes minutes, qui valent toutes les “masterclasses” du monde. La musique le traverse, son corps est si léger, si diaphane… « Être en présence d'un rêve qui se poursuit… » Le Mystère est palpable, intimidant, presque suffocant, on le respire, on l'entend, stupéfié par ce que la musique peut, lorsqu'elle est laissée tranquille, lorsqu'un musicien de ce calibre lui sert de vecteur, sans se mettre entre elle et nous. Et l'on réalise alors à quel point les grands compositeurs sont aussi de grands penseurs dont les spéculations sonores valent bien celles des philosophes.

dimanche 29 octobre 2023

Altération (Le rêve et les adieux)


Samedi 28 octobre au matin, sept heures. Je m'éveille, au sortir d'un rêve. Mère est nue, entièrement nue, blanche et trop décharnée, maigre comme un squelette, dans la rue, accroupie, en train de faire ses besoins. Je m'approche d'elle, je la prends par le bras pour la soutenir en pleurant. Elle ne dit rien, mais nous sentons tous les deux la honte énorme qui nous tombe dessus et nous écrase. Je ne veux pas qu'elle souffre de cette honte, je la protège autant que je peux de mon corps. Je suis accroupi moi aussi, pour être à son niveau. Autour de moi, je vois ou j'entends des remarques blessantes, mais aussi une femme qui s'approche et touche ma mère avec une branche, est-ce de l'olivier ou autre chose, je ne saurais le dire, mais je comprends que ce geste est un geste de charité ou de compassion. Cette femme est une énigme sans visage, mon regard ne s'attache qu'à ces feuilles (peut-être des feuilles de laurier) qui touchent le corps de ma mère comme pour le transfigurer ou le sauver, je ne sais. La femme disparaît aussitôt. Je reste seul avec ma mère. 

Il n'y a rien d'autre, dans mon rêve, rien d'autre que cette souffrance horrible, et cet amour inconditionnel pour celle qui m'a aimé durant quarante-sept ans. Il n'y a rien d'autre que l'amour et la peine, portés à leur point le plus haut, et qui se rencontrent, là, et la volonté de protéger celle qui m'a donné le jour. La fragilité de ce corps-là, de cet être-là, sa nudité essentielle, ce corps qui va disparaître dans le néant, qui a disparu dans le néant, ce corps que je porte en moi, désormais, dans la nuit insondable de mon propre corps, de ce corps qui va lui aussi disparaître, à la suite de tous les autres, qui va rejoindre le profond charnier où l'amour reste comme le reste des restes, comme le reste absolu. 

Il y a maintenant du soleil, dans le salon où je me tiens en écoutant Michael Rabin qui joue la troisième sonate pour violon seul de Jean-Sébastien Bach. Il est onze heures moins le quart. Je suis debout depuis plus de trois heures et mon rêve me tient compagnie. Je lui parle. Je lui demande de rester encore un peu avec moi. Il voit bien que je fais des efforts pour rester près de lui. J'essaie de ne pas le modifier, de ne pas l'enjoliver, de ne pas lui faire dire ce que j'ai envie qu'il dise. C'est fragile, un rêve, c'est fragile comme le corps nu d'une vieille femme dans défense.

Je ne peux pas prendre au sérieux quelqu'un qui déclare qu'il « se fout de la mort », ou même qu'il n'en a pas peur. Je n'ai rien à faire avec ces gens-là. Vincent m'apprend que Johnny Hallyday, juste avant de mourir, s'est redressé, dans son lit, et a déclaré : « Je ne veux pas mourir. J’ai peur. » 

Le piano est tout nu, depuis hier-soir. Je n'ai plus l'habitude de le voir ainsi, sans tout ce qui le recouvre habituellement, partitions, livres, dessins. Bientôt je ne le verrai plus du tout. Je ne sais vraiment pas comment je vais réagir. J'ai même joué un peu, hier-soir. Retour sur les lieux du crime…

« À soixante ans, tu t'aperçois que t'as rien compris. » (Pierre Barbizet, en 1983, à Aix-en-Provence) Il fait travailler Hélène Grimaud, dans la sonate Les Adieux. « Tiens les valeurs ! » 

Il faisait froid, ce matin. Cinq degrés. Je ne suis pas allé marcher, aujourd'hui. Cette femme est une énigme mais elle a un visage. On revient toujours à Beethoven. Les adieux, les vrais adieux, c'est rare, dans une vie. En général, il est trop tard, quand on les prononce. On n'a pas le cran de dire adieu, ou bien on le dit trop, et c'est la même chose, le ridicule en plus. 

« Sans ralentir. Surtout sans ralentir ! » Et même ça, c'est trop. Un peu plus monolithique, si tu veux. Les deux cors sont pareils. Écoute… après je ne t'ennuierai plus. Mi la sol sol ré do. Ne lâche pas le mi. Et surtout ne quitte jamais le clavier ! Trop fort, excuse-moi… Non, non, il faut refaire. Garde exactement la même couleur. C'est adagio, mais enfin… Les doigts, les doigts… Chut ! 

Les chevaux passent lentement dans la rue, accompagnés de deux chiens. Je suis derrière eux. Le premier cheval est conduit par un homme à pied, le deuxième est monté par une femme très droite qui a une grande tresse. Je dis qu'ils vont lentement, mais, pour les rejoindre, je suis obligé de forcer le pas. J'en déduis qu'ils font du cinq kilomètres à l'heure environ. « Ah, mon cher, des larmes, des émotions ! » 

« C'est de la musique classique. C'est de la musique classique ! J'y tiens. Beethoven y tenait, en tout cas. » J'étais à côté de Messiaen, pour un jury de troisième cycle, et un jeune homme jouait très bien cette sonate. Je trouvais ça très bien. Et je dis à Messiaen : je trouve ça très bien. Et Messiaen me regarde avec un air condescendant et me dit : « Pfff… Il n'y en pas un qui ait compris qu'il n'y a que trois notes, là-dedans. » Et là on touche à toute l'histoire de la musique allemande, de la première école de Vienne, à la deuxième école de Vienne, et on arrive jusqu'à Pierre Boulez. Parce que c'est ça ! Le matériel thématique le plus restreint possible. 

Cortot faisait une espèce de piano. C'est une raison d'écriture… Alors là tu fais du super Cortot ! Reste en mesure, hein. Si, mi, ré mi fa… Je sais bien que c'est une valeur longue mais… Piano ! Maintenant. Pas lâcher les valeurs… Mais avec les doigts ! Les violonistes ne les lâchent pas, les violoncellistes non plus. Pas trop de pédale ! Tout est important, y a que trois notes. On ne lit jamais assez un texte. Chut ! Des bassons légers… Chut ! Il ne se passe rien. Un peu plus lourd. Le temps ! Le temps ! Il n'y a pas d'aisance, là-dedans. C'est bien, c'est bien. Non, c'est très bien, mais c'est commercial. Ça me rappelle Mme Long qui disait : « Quand vous ne voulez pas augmenter, diminuez. » C'est des trucs, c'est génial, si tu veux, c'est bien dans beaucoup de choses, mais là c'est pas la peine (une grande pianiste peut se passer de procédés). Non, écoute bien, écoute bien ! Ba-da-doum, ba-da-doum, ba-da-doum. Les chevaux… Le galop des chevaux. 

Et le Premier prix, qu'est-ce qu'il avait de plus ? De jolies jambes. C'est Puccini qui a insisté. Ma mère pas mécontente, hein, pas mécontente. Il ne disait pas qu'il était le descendant de Giacomo, mais il ne disait pas non plus le contraire. Il avait un petit côté tape-à-l'œil. Je me rappelle les coups de cane qu'il me donnait parce que je ne mettais pas bien la pédale, mais il était moribond. 

Un pauvre garçon qui ne pense qu'à l'au-delà de son texte. La vieille fille pas baisée aux gros seins lardés qui tourne opaque dans son lit creux. Qu'est-ce qu'il donnerait pas pour dormir, le vieux ! Les mots et les phrases dansent comme de vieilles toupies puantes. Ça le dérange dans son repos. La nuit remue, ça sent la nuit mouillée pas assez fraîche, par ici. On voit leurs vieilles dents pourries, leurs mouchoirs morveux, on entend leurs rires ébréchés. Taisez-vous, Bon Dieu, je veux dormir ! Quelques notes de piano reviennent piquer la bête et la laissent hagarde, bredouillante et hirsute. Un silence formidablement épais lui tombe sur la poitrine — chasse tout l'air qu'il avait prudemment accumulé en lui. Il faut tout recommencer. C'est toujours la même chose. Un chien, c'est tout ce qu'il lui fallait, un vieux chien sage qu'il entend tourner dans son panier. Il veut creuser dans son ventre, en extraire les paroles qui pourrissent là, qui fermentent. C'est ça, le raffut ! C'est ça qui le réveille alors qu'il dormait si bien. Enfin… Les vieilles putains se régalent, penchées au-dessus de son cadavre. Ba-da-doum, ba-da-doum, lui bouffent le foie, la rate, les reins, les boyaux, elles se tapent dessus, quel vacarme ! Silence, salopes ! Voyez-les qui se lèchent les doigts, leurs gros doigts rougis de sang et de glaire. Elles reniflent salement, lui arrachent des morceaux de chair, mordent dans son sexe. Parlent la bouche pleine : ça leur dégouline des babines. 

Les mesures 7 et 8 du premier mouvement de la sonate op. 81a. En trois accords, Beethoven change le cours d'une vie, ou d'un récit. J'aime beaucoup qu'Arrau sépare nettement la mesure 7 de la mesure 6. Tout est important : il n'y a pas de détails. Une simple modulation et le sens se renverse.

Du Julien Gracq pour se calmer un peu, on a tout le temps d'écouter les mots, de les observer se monter les uns sur les autres, comme du lierre sur le mur de la maison. Mais qu'est-ce tu dis ? Pas lâcher les valeurs. Des bassons légers courent sous les draps, reniflent, de trois notes en trois notes, qui vont s'épaississant. Tenons le raffut à distance. Prudence ! Les deux chevaux ont un rythme régulier et calme. Andante. « Lebewohl. » Les deux cors. À trois heures il sera deux heures. Ton cerveau se défait sous tes yeux effarés. Ce n'était donc que ça, un esprit ? Chut ! C'est encore trop fort ! C'est encore raté ! Écris avec les doigts, avec les doigts, tiens les syllabes, ne les lâche pas, aplatis-les comme de la gouache cernée d'eau. La nuit remue en toi, trop, tu digères mal le jour et les restes de l'amour. Mais tout plutôt que ce silence épais et poisseux qui t'étouffe, qui colle ton diaphragme d'enfant inquiet et qui te fait compter et recompter les coups comme un dément avalé par son vomi. À soixante-sept ans, tu t'aperçois que tu n'as rien compris. Tu as mal lu, tu as mal écouté, tu n'as pas fait attention, et ton regard on n'en parle même pas. Les portées sont vides. Elles sont toutes parties, les notes, les notations, les valeurs, les durées, avec les soupirs et les pauses, il n'y a plus que ces lignes parallèles qui ne vont nulle part ? Tu es plus seul que jamais. C'est une raison d'écriture, ça ? Écoute, écoute bien ! Tu crois connaître la nuit, mais la grande nuit indiscernable des origines, la nuit infinie qui ne finira plus jamais, tu y as pensé ? Tu regretteras le raffut. Tu entendras l'Adieu à en devenir sourd. Entre les deux cors ton corps aura l'épaisseur d'une feuille de papier vierge. Tu croyais rêver mais c'était la vie d'après la vie, la vie de la muqueuse que tout irrite, même la caresse, quand tu es accroupi, nu dans le caniveau, à pisser de l'encre ou du sang. Il fait bien froid, tout à coup. J'aurais aimé te protéger de mon corps. Il n'y a aucune aisance là-dedans. Aucune. Tout est important, et si vain. On ne lit jamais assez un texte, parce qu'on croit se reconnaître dans le miroir, mais ce qu'on voit dans le miroir, c'est l'Adieu à soi-même. La fosse. 

Je crois n'avoir jamais fait rêve aussi sobre, aussi implacablement univoque. Une seule image, une seule situation, une seule douleur. C'est comme si dans une sonate on isolait une mesure et une seule. Est-ce que dans cette seule mesure on trouverait un sens à la hauteur de la sonate entière ? Cela paraît impossible, naturellement ; et pourtant… Trois notes, comme dirait Messiaen. Trois accords. Un seul geste : L'arrivée sur le do bémol. Sur le do grave, d'abord, à la mesure 2, puis sur le do bémol à la mesure 8… sur l'altération. La musique des très grands compositeurs, c'est un cheminement inédit entre altération et désaltération. La juxtaposition de deux états de la matière sonore et spirituelle, et le passage plus ou moins brutal, plus ou moins complexe, de l'un à l'autre. L'auditeur attentif chemine en compagnie du compositeur et de l'interprète, et ce cheminement transforme son propre corps : je suis persuadé que des variations chimiques discrètes se produisent quand la musique se fait pensée, et jamais elle n'est plus pensée que lorsqu'elle est composée par Ludwig van Beethoven. Il y a des sonates de Beethoven qui, lorsqu'on les a écoutées en entier, impriment à notre être une vitesse qui nous libère de nous-mêmes. De même les rêves nous font sortir de notre orbite. Les rêves sont des altérations, des modulations, des fenêtres ouvertes sur d'autres vies possibles, des seuils qui parfois mènent à des impasses et parfois à une vérité plus grande et plus simple, vérité que l'on avait soigneusement évitée jusque là, mais dont tout notre être sentait la présence secrète.