dimanche 27 mars 2022

Colloque

 


De gauche à droite, Jean Quatremaille, André Alfano et Georges de La Fuly, durant une assemblée plénière, dans la salle de réunion de la Maison du Virus Vertueux, à Vénésobres

Petit portrait en prose (23)

« Puisque nous en sommes là, je peux vous le dire : ma vie n’est vraiment pas ce que j’ai fait de mieux. » 

J'aurais aimé être l'auteur de cette phrase à la fois vertigineuse, drôle et délicate. Qu'a-t-il fait de mieux que sa vie, André Alfano ? Lui. Il fait partie de ces êtres rares (j'en aurai connu seulement deux) dont le chef-d'œuvre premier (et peut-être ultime) est eux-mêmes. Quand bien même ne publierait-il jamais rien, il est déjà un auteur important. C'est pourquoi nous sommes si fortunés, nous qui le côtoyons jour après jour, à qui il arrive, comme aujourd'hui, d'attraper au vol ce qu'il laisse choir de sa bouche ou de son clavier. Comme Octave Agobert (le deuxième, dont je parle plus haut), André Alfano est un poète-né : ces deux-là portent la poésie en eux, comme d'autres portent une belle figure ou un appareil génital. Avant-même qu'une phrase sorte d'eux, la musique et le poème sourdent de leur être, s'il est possible de séparer l'émetteur de la substance qui le justifie. Même mutiques, ils sont vivants et vibrants : une solitude chiffrée les tient hors du monde des assoupis — leur œil n'est jamais éteint, même et surtout dans leurs savantes ivresses.

André Alfano est plus intéressant que sa vie, qui n'est que la vie d'André Alfano en train de vivre. Sa vie n'est que sa vie, après tout, alors que lui, en plus de vivre, est André Alfano. André Alfano est mieux et plus. Qu'a-t-il fait de plus que vivre, André Alfano ? André Alfano est mort à sa propre vie, et vivant dans sa propre mort qui est déjà présente, dans sa vie, qui la fait monter de l'intérieur, comme une pâte qui lève et libère le bouquet des origines. 

Quelque chose en lui est resté vierge, qui est le désordre. On le voit se saisir des brins du chaos pour le composer ou le recomposer, suivant quelques lois qu'il a lui-même trouvées et choisies dans le langage — mais il serait bien le dernier à proclamer que « les mots ont un sens », sauf si quelqu'un les passe à la flamme brûlante du paradoxe. La vie est belle, ici, quand on a de quoi boire en écoutant Rossini ou Chabrier. 

Si la vie d'André Alfano n'est pas ce qu'il a fait de mieux, c'est que la vie n'a pas toujours raison. Elle devrait le régaler de vin et de miel au lieu de le faire exister au milieu des porcs. On n'a rien à gagner, et tout à perdre, à vivre en étant André Alfano. S'il se contentait de vivre, il serait sans doute heureux, mais s'il se contentait de vivre, il ne serait pas André Alfano. 

lundi 21 mars 2022

dimanche 20 mars 2022

Être seul

La meilleure manière d'être parfaitement seul est encore d'aimer la musique. 

Je ne veux pas du tout dire par là que la musique rend la solitude agréable, ou même seulement aménageable, mais au contraire qu'elle la rend absolue et irrémédiable. Quiconque ne se sent pas mortellement seul en écoutant de la musique ne l'entend tout simplement pas, n'est pas à son contact, ne l'a pas encore rencontrée.

[Tout est bon pour ne pas penser au texte que j'ai perdu hier. Peut-être que ne pas y penser est la seule manière de le faire revenir sous mes doigts.]

La littérature isole du moment présent, bien sûr, mais elle permet souvent de tisser des liens avec ses semblables. On peut parler de littérature, on peut se retrouver dans des récits, des descriptions, des styles, même, avec d'autres que soi. On peut partager des phrases, des idées, des souvenirs, des expériences. L'art musical, lui, vous renvoie sans ménagement à vous-même, à vos manques, à votre faiblesse, à votre solitude, à votre absence. Il n'a aucune vertu thérapeutique, encore moins sociale. Il vous précipite dans l'être, et l'être ne se lie avec rien d'autre que Dieu. C'est un test imparable : si ce que vous appelez musique crée du lien, c'est qu'il ne s'agit pas de musique. 

La meilleure manière d'être parfaitement seul est encore d'aimer la musique. La meilleure manière de ne pas être compris, c'est d'écrire un tweet. La meilleure manière d'avoir raison, c'est de ne pas être compris. La meilleure manière d'être incompris, c'est d'avoir des amis. La meilleure manière d'être, c'est donc de ne pas être. 

La musique nous isole radicalement, c'est une évidence, pour qui la connaît un peu. Les concerts ont été inventés afin qu'on ignore la vertu dont je parle. Ils créent l'illusion du "cum", de l'avec. Un concert réussi est un concert raté : c'est celui dans lequel l'auditeur est seul non pas avec l'interprète, mais seul avec la musique, donc seul avec cette chose qui n'existe pas, quelque chose dont la réalité fuit au fur et à mesure qu'elle entre en nous. Dès la dernière note jouée, tout a disparu : il ne reste rien, dans la salle, que les spectateurs d'un mirage. Plus la présence de la musique a été forte, plus son absence est puissante, plus elle creuse en nous un vide qui ne peut être comblé. « Y a qu'la vérité qui compte » comme on dit à la télé. Il n'y a que la musique qui nous fait comprendre ce que c'est que d'être au monde. Cette vérité était bien trop insupportable pour qu'on ne résiste pas à l'envie de faire des concerts

Dans ces conditions, on comprendra que la musique est un art à fuir absolument. Vous qui voulez vivre, vous qui voulez être heureux, entourés de vos semblables, écoutez donc des chansons, de la pop, du rock, du rap, voire de l'opéra ou du piano, allez au concert, mais fuyez absolument la musique. 

[« Ce que les autres n’aiment pas en nous est, malheureusement, la seule chose à laquelle nous pouvons nous raccrocher pour nous sauver, éventuellement. »]

La musique est la substance qui se défait à l'instant même où elle advient, qui disparaît en paraissant. C'est le temps rendu audible

Saint Georges de La Fuly


À tous ceux qui affluent en masse vers mon village, pour être sauvés :

« Je ne suis pas de gauche. Je n'ai jamais guéri personne. »

Clitoris

C'est dommage. J'aimais bien parler du clitoris, avant que les féministes et les crétins s'emparent du sujet. 

Le mot me plaisait infiniment, qui donnait envie de le faire rimer avec novice, Osiris, ou cantatrice. Si Maurice le fils en son office n'était pas aussi épris d'avarice et si Clarisse la nourrisse à son service n'avait pas de varices qui lui font de grandes cicatrices comme des iris veineuses qui lui hérissent les cuisses, on aurait pu attendre que Clovis se saisisse de Doris pour que périsse enfin ce caprice d'actrice qui la faisait paraître simulatrice, alors que, dans la coulisse, le sacrifice du myosotis pouvait conduire à la syphilis, car l'orifice était loin d'être un oasis sans maléfice. Bref, police et milice étaient en embuscade, sous leurs pelisses, sans que rien ne garantisse le délice que sans malice Matisse semblait promettre en une grande armistice factice. Il fallait à tout prix qu'Anaïs refroidisse  Ulysse, afin que justice soit rendue au solstice, à Nice. Quelle lectrice aurait pu faire office de coccyx, dans un tel synopsis !

Bureau

Dans le temps que j'étais professeur de piano, j'ai connu un directeur de conservatoire qui est resté trente ans dans son petit bureau, bureau dans lequel on tenait à grand peine à trois. Son bureau était composé d'une planche posée sur des tréteaux. Il y avait là quatre étagères, quelques livres, un téléphone, une boîte de flûte, un cendrier et trois ou quatre pipes. Un jour, un nouveau directeur est arrivé. Sa première action a été de réquisitionner une salle de cours pour en faire son bureau, un bureau high-tech qui a coûté très cher à la municipalité, alors que le conservatoire refusait des élèves par manque de place, donc de salles de cours. Je suis parti. Ce connard est resté.

Disparaitre

Je rouvre ce blog avec du sang dans la bouche. La nuit épouvantable que j'ai passée me donne des nausées et je me suis réveillé dans le même état que si l'on m'avait arraché un membre. J'en veux bêtement à tout le monde. J'ai passé une heure, hier-soir, dans un état de pure fureur, à effacer tous mes deniers statuts Facebook, un à un (je voulais tous les effacer), avant de réaliser que l'entreprise était aussi idiote qu'impossible à mener à bien, ou plutôt à mal (il m'aurait fallu deux jours sans dormir pour la mener à terme). 

Le texte que j'ai perdu hier en une fraction de seconde (j'ai très littéralement vu, de mes yeux vu, la chose se faire sur l'écran, comme on est le spectateur d'un tour de magie auquel on assiste, héberlué), et qui comptait tellement pour moi, m'avait demandé plus d'une semaine de travail (il est très rare que je passe autant de temps sur un texte — ça n'arrive pour ainsi dire jamais), je comptais le publier aujourd'hui ou demain, une fois achevé, et je ne parviens toujours pas à réaliser ce qui est arrivé, encore moins à l'accepter. 

Je ne peux pas me défaire de l'idée que ce texte n'a pas disparu par hasard. Je veux dire par là que quelqu'un est forcément responsable de sa disparition, et aussi que peut-être je ne devais pas le publier, sans que je sois capable de faire un choix entre ces deux "explications", qui ne sont d'ailleurs pas forcément contradictoires. (Quelqu'un ? Tout le monde, bien sûr !)

Je n'ai pas envie de gloser sur les déboires de l'informatique, et plus particulièrement de l'informatique en réseau, bien que ce soit le vrai sujet. Comment des hommes ont-ils pu concevoir un outil capable de faire une chose pareille ? Aujourd'hui, peu m'importe, je n'ai pas envie d'analyser, je n'ai pas envie de comprendre, je n'ai pas envie d'expliquer ; je n'ai pas envie de sortir de cette fureur pure qui m'habite depuis hier. Il y a douze heures, je me sentais acculé au suicide, et j'en étais à la fois désolé et furieux — j'avais le monde entier contre moi. Je sais bien ce que ces mots peuvent avoir de ridicule, pour celui qui les lira aujourd'hui. C'est précisément en raison de leur ridicule que je tiens à les écrire ce matin. Au point où j'en suis, ce ridicule m'est une consolation. 

Disparaître en claquant des doigts. Ou en claquant tout court… 


PS. Je pense à ce qu'on m'a raconté hier, le manuscrit de Casanova que sa femme de chambre avait brûlé par erreur. Je l'envie, Casanova, car j'aurais eu quelqu'un d'autre que moi à massacrer. 

PPS. Ce texte est stupide. Il ne sert à rien. Les cons iront même jusqu'à dire qu'il n'est pas "constructif". Non, il ne l'est pas, en effet. Plaise à Dieu qu'il soit destructif !

PPPS. La morale de cette histoire est celle-ci : La Machine me dit : « Tu n'es pas fait pour écrire des textes longs (et longuement travaillés). Contente-toi de tes "petits machins" (comme dirait Miles Davis) vite faits mal faits. »

dimanche 13 mars 2022

Les Répondeurs

« Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit. »

Je regrette beaucoup les répondeurs à cassettes. Cet instrument rudimentaire a ajouté à nos vies une dimension que j'ai beaucoup aimée. J'ai conservé toutes les bandes contenant les messages qui m'étaient adressés, sur mes différents répondeurs, et, même si aujourd'hui je ne peux plus les écouter, faute de posséder les appareils adéquats, ces bribes de discours enregistrés, ces voix, continuent de me hanter. J'y pense souvent, et j'avais composé plusieurs musiques qui utilisaient ces messages comme un matériau sonore parmi d'autres. Je les entends toujours avec une grande émotion. Nous jouions à vivre, dans ces années-là (les années 80), la voix était une aventure. Le téléphone et le répondeur étaient des instruments romanesques et littéraires : nous nous inventions une vie secondaire, une vie décalée, dans un temps parallèle, qui nous attendait et nous précédait, couchée sur le ruban magnétique. Ou plutôt, cette vie s'écrivait elle-même, à côté de nous mais pour nous. Ces voix qui se déposaient chez nous, en notre absence, faisaient un contrepoint lisible et audible à notre vie active. J'imagine que dans quelques années il en ira de même avec les quelques "conversations Messenger" au long cours que nous entretenons aujourd'hui. 

Nous avons tous des structures qui nous ont appris à écrire. J'ai déjà souvent parlé du Minitel, qui a joué un rôle important, pour moi. Il m'a appris la parole performative, le discours efficace, l'attention (tendue) à celui qui, derrière l'écran, comme nous, écrit, l'attention éperdue et épuisante à ces écrits croisés. J'ai la chance d'avoir aujourd'hui des interlocuteurs qui me donnent beaucoup de bonheur, sur Messenger. Oh, ils sont peu, très peu nombreux, mais enfin ils existent, et chaque jour je mesure la chance qui est la mienne de les connaître, de croiser mes mots avec les leurs. Le peu de phrases que j'ai à ma disposition sont, je le vois, accueillies avec attention et bienveillance, et surtout, on y répond, elles ne tombent pas dans le vide glacé de l'indifférence ou de la désinvolture aboyeuse. On y répond avec de vraies phrases, avec une vraie pensée, avec du temps partagé, offert, et l'on y met les formes. Aujourd'hui, à l'époque des smileys et de l'anti-lecture (ou de l'anti-littérature), c'est un privilège inestimable, je le sais. Je sais reconnaître la chance, qui est rare.

C'est donc autant la conversation que la lecture qui nous apprennent à écrire, de cela je suis convaincu, et aimerais en convaincre certains amis, ou certaine amie. Se défaire, en quelque sorte, et phrase après phrase, de l'acide publicitaire et ventriloque qui se dépose sur nous toute la journée, sortir du spasme chronique qu'est devenu le monde, le monde dupliqué et dégradé de la foire numérique, ce monde qui n'a rien à voir avec ce qui a existé brièvement dans les années dont je parle plus haut, ces années durant lesquelles la voix avait encore une vibration et une singularité sensibles. (Je vois bien que plus personne n'aime la voix, de nos jours. Certains ne savent même plus qu'elle existe.)

Les machines que modestement je célèbre plus haut s'appelaient des répondeurs. Il existait donc encore une espérance, une foi dans la réponse. Nos paroles ne nous semblaient pas encore être perdues à jamais, dilapidées. Nous étions naïfs, certes, mais les croyances sont aussi importantes que les désespoirs, elles créent un monde vivable, et parfois même vivant, elles ouvrent des galeries dans lesquelles on peut cheminer avec d'autres, qui parfois nous les font rencontrer durablement, ça arrive. Il y avait de la poésie dans l'air, pour dire les choses autrement — je ne crois pas que la poésie puisse être vivante sans la voix ; c'est du moins l'impression que me donnent tous ces poèmes écrits aujourd'hui, qui ont très audiblement rompu leurs liens avec le ton, comme on dit en musique. En effet, la poésie contemporaine a perdu le sens du ton : elle ne sait jamais en quelle tonalité elle parle, c'est son plus grand défaut. Elle n'a à sa disposition que des modes, elle ne produit le plus souvent que des sons ou des effets (ou, pire encore, des pensées), mais on cherche en vain le cœur vibrant singulier qui lui permettrait de parler une langue, c'est-à-dire un ensemble de contraintes qui rendent le sens possible, et étranger. Ça hurle, ça chuchote, ça pérore, ça répète, surtout, mais la voix, le timbre unique et la chair qui la rendent possible, où sont-ils passés, comment a-t-on pu si facilement les oublier ? 

« Moi, je vais devant moi : le poète en tout lieu  
Se sent chez lui, sentant qu'il est partout chez Dieu. »

Si j'ai un conseil à vous donner, c'est celui-ci : rencontrez un poète, et ne le lâchez plus. Il vous apprendra à écrire, et donc à parler, et donc à lire. Quant à vivre, eh bien c'est seulement la vie qui vous parle, et qu'il s'agit d'écouter, avant de la posséder. Apprenez donc à écouter, et vous serez libres. Ne vous laissez pas déposséder de la Parole, c'est votre seul bien ! Chaque homme répond (et répondra) de son souffle et de sa voix propre.

« J'ai lié son corps, sa boue, comme ceux de toutes créatures à la nécessité universelle de la matière, mais mon Souffle qui souffle où il veut, quand je le lui donnai, était-ce pour l'enchaîner ? »


(À Yohann Rimokh, à Vincent Castagno) 

dimanche 6 mars 2022

La nouvelle affaire Furtwängler


C'est Christian Merlin (dans son émission du dimanche matin Au cœur de l'orchestre, sur France-Musique) qui raconte.

Furtwängler était sur le point d'accepter la proposition de Toscanini de prendre la direction du Philharmonique de New York en février 1936, lorsque la Gestapo a eu vent de l'affaire, et que Goering a diffusé la fausse information* selon laquelle il avait repris toutes ses fonctions en Allemagne, ce qui déclenché aux États Unis une campagne anti-Furtwängler qui a fait capoter le projet. D'où ce télégramme du chef, en mai 1936 : 

« Controverse politique tellement désagréable. Ne suis pas un homme politique, juste un représentant de la musique allemande qui appartient à l'humanité tout entière. Propose de rompre mon engagement jusqu'à ce que le public comprenne  que musique et politique n'ont rien à voir ensemble. »

C'est ce que dit aujourd'hui Anna Netrebko, sauf que ce n'est pas vrai. Qu'on le veuille ou non, musique et politique ont tout à voir ensemble. Et je voudrais citer ce dialogue entre Toscanini et Furtwängler qui se rencontrent à Salzbourg à l'été 1936. 

Furtwängler : « Quand je dirige de la musique dans un pays conquis par Hitler, est-ce que cela signifie que je suis son représentant ? Cela ne fait-il pas plutôt de moi son adversaire ? Car la musique est un parfait démenti à l'abrutissement et à l'anéantissement causés par le nazisme. 

Toscanini : «  Quiconque dirige dans le IIIe Reich est un nazi. »

Furtwängler : « Alors vous supposez que l'art n'est rien d'autre que de la propagande pour le régime qui est déjà au pouvoir. Non. Mille fois non ! L'art appartient au monde entier. »

Et Christian Merlin de conclure : « Le drame c'est qu'ils ont raison tous les deux. » Non, Christian Merlin, ils n'ont pas raison tous les deux. Celui qui a raison, c'est Furtwängler. Et celui qui a tort, c'est vous, surtout, qui affirmez, tranquillement assis dans votre studio de la Maison de la radio, que ce que dit Anna Netrebko est faux. Quant à moi, je ne peux pas donner raison à Toscanini. Son « quiconque dirige dans le IIIe Reich est un nazi » est bien trop simple, bien trop "point-barre", pour me convenir. Mais j'ai déjà abordé ce sujet, il y a longtemps, je n'y reviendrai donc pas ici. Je dirai seulement que ma constitution intime ne me permet pas de me situer du côté des héros qui tranchent, pour qui l'Histoire n'a que deux versants, deux vérités, une seule alternative. Un choix imposé n'est pas un choix, même et peut-être surtout, quand tout le monde est d'accord. 

Je refuse en tout cas qu'on demande aux artistes de se conformer au chantage moral en cours, et je vais même jusqu'à trouver la déclaration qui suit parfaitement abjecte et imbécile : « Le directeur du Met Opera Peter Gelb a déploré une "grande perte artistique pour le Met et pour l'opéra". Certes "Anna est l'une des plus grandes chanteuses dans l'histoire du Met, mais Poutine tuant des victimes innocentes, il n'y avait pas de solution", a regretté le dirigeant du prestigieux établissement de Manhattan. Il a précisé dans un courriel à l'AFP qu'il lui semblait "difficile d'imaginer un scénario qui verrait Anna revenir au Met". » Bien sûr que la musique, comme n'importe quel art, a à voir avec la politique et le pouvoir, et qu'il sera toujours impossible de les séparer simplement et radicalement, mais, de grâce, laissez les artistes en dehors de vos croyances, qui ne valent pas mieux que les leurs. Souvent, très souvent, a posteriori, ce sont eux, qui ont eu raison, contre l'opinion établie, contre la puissance terrible du mimétisme. La pression sur les artistes russes n'est pas moins indigne, qu'elle provienne du pouvoir russe ou de l'opinion commune du moment ; l'un et l'autre passeront, mais l'art véritable restera. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter la bouleversante interprétation de la marche funèbre de l'Héroïque de Beethoven par Wilhelm Furtwängler en 1944. Nous avons la chance inouïe de pouvoir entendre ça en 2022. Heureusement que les coupeurs de tête et les infatigables hérauts du Bien, qui sont de toutes les époques, n'ont pas réussi à l'empêcher, avec toutes leurs bonnes raisons de le faire ! Cette leçon-là, celle d'un art qui dépasse la vie de ceux-là mêmes qui le servent, leurs opinions, leurs choix politiques, et même leurs actes, n'en finira jamais de nous hanter. La morale de l'art se situe bien au-delà de la morale politique ou sociale, quand bien même elle peuvent à de certains moments avoir visage commun. 

J'ai toujours pensé que les véritables héros étaient discrets, que l'héroïsme était en quelque sorte inséparable de la réserve et de la pudeur, comme l'intelligence l'est de la conscience de sa propre bêtise. L'éructation est déjà pénible en soi, mais quand elle s'appuie sur la certitude d'être dans le bon camp, elle devient odieuse. Laissons-là aux réprouvés de toute obédience. Eux, au moins, en paient le prix. 


(*) Voilà qui devrait au moins nous inciter à la prudence et à la modération, quant aux jugements que nous sommes amenés à porter, à chaud, sur les décisions et les prises de position des uns et des autres. 

vendredi 4 mars 2022

Dévouement

[Cosi fan tutte…]

Après ça, il faudrait se taire à jamais. Quand on laisse voir ainsi sa folie, sa déroute, son désastre, quand on montre à tous que le sens nous a quitté, comme l'amour, comme la paix, comment regarder les autres en face ? 

Ça n'a aucun sens ? Non, en effet. Et je ne vais pas essayer de le cacher. Comprenne qui voudra, qui pourra, qui aura assez d'empathie et de générosité pour se perdre avec moi, d'élan. Mais quoi, je ne vais pas me plaindre de ne pas être compris quand être compris signifie neuf fois sur dix être mal compris. 

"Widmung" se traduit par dévouement. Je crois avoir fait la preuve que j'étais capable de me dévouer (ou de me vouer à autrui). Pas eu l'impression que ça courait tellement les rues. 

« Par la musique, l'homme prend conscience, comme tactilement, de mille états que sa "raison" refuse de connaître, qu'elle n'a pas le pouvoir de connaître, car elle est essentiellement limitée à elle-même, ainsi qu'à des a priori douteux. Par la musique, l'homme se reconnaît dans des vibrations profondes sur lesquelles il n'a plus besoin de mettre des idées ni des mots. La musique apporte à l'homme ce plan total de conscience où il lui suffit de se sentir comme simultanément dans toutes ses épaisseurs, et de se blottir dans cette aperception physique de lui-même. Il s'explore là jusqu'à des profondeurs où n'atteindra jamais sa pensée : et, ce qui est pire, où sa pensée substitue, à des états qu'elle ne peut saisir, des constructions d'universaux. »

« Et si la musique est toute vibration, si elle trouve en nous, par une voie royale large ouverte, un terrain mouvant, inconnaissable, sans cesse en obscure gestation, et, dans ce terrain, cette vie universelle dans laquelle nous sommes baignés, enracinés, impliqués par l'esprit à la fois et la chair : ne va-t-elle pas nous situer dans cet univers mieux, et plus immédiatement, qu'une métaphysique pensée ? Elle est une métaphysique à chaque instant sentie et pressentie, guidée par l'obscur instinct et non pas des gogmes d'école, aussi bien qu'elle est une introspection confirmée par la vibration en nous du vivant qui se reconnaît et s'écoute vivre. »

De toute façon, je ne conçois l'écriture que comme une suite de textes contradictoires et incomplets, qui se répondent tant bien que mal. Ni roman ni non-roman, ni fiction ni essai, ni confessions ni mémoires, ni chroniques ni éditoriaux, ni fables ni récits, ni poésie ni prose, ni littérature ni blog, ni mensonges ni vérités, ni fragments ni élaboration, ni plagiat ni originalité, et un peu de tout ça bien sûr, je compte beaucoup sur la puissance du hasard et la main de Dieu. (Au moment où j'écris ces lignes, j'entends la deuxième symphonie de Beethoven à la radio… Ne me dites pas que c'est un hasard !) 

Je n'écris pas des billets de blog. Je ne discute pas avec les lecteurs de ce blog, que d'ailleurs je ne connais pas, pour la très grande majorité d'entre eux. 

Au sujet Ukraine et solidarité

Guerre en UKRAINE

Lettre aux habitants de ***

Comme vous le savez une guerre a été déclarée à l’UKRAINE par la RUSSIE le 24 Février dernier. La FRANCE n’est pas en guerre mais dans tout le territoire des réflexions et actions sont engagées pour aider la population Ukrainienne pour défendre son pays et pour accueillir au mieux les réfugiés. Nous venons de recevoir ce jour les consignes du gouvernement.

Concernant l’aide directe à la population Ukrainienne, il est recommandé de privilégier les dons financiers aux associations caritatives spécialisées dans ce type de situation (croix rouge, haut commissariat aux réfugiés, médecins sans frontières…) plutôt que du convoyage de produits sur zone. En effet, nous ne sommes pas dans la même situation que lors d’inondations en FRANCE ou de tremblement de terre dans un autre pays où il faut en urgence amener fournitures et produits alimentaires.

Malheureusement il est possible que cette situation en UKRAINE dure longtemps et continue d’entraîner un départ de ce pays d’une partie de la population, notamment des femmes et des enfants qui rechercheront un hébergement en Europe pour une durée plus ou moins longue. Dans ce cadre, et en ne sachant pas à ce jour évidemment le nombre de personnes concernées, le gouvernement nous demande, en prévision, de répertorier les logements qui pourraient être mis à disposition de réfugiés Ukrainiens.

Ainsi, si vous disposez d’un logement pouvant répondre à cette demande sur la Commune de ***, merci d’adresser un mail à l’adresse suivante : accueil@***.fr en indiquant : le nom du propriétaire du logement, l’adresse, le potentiel de personnes pouvant être accueillies, éventuellement les périodes disponibles et un contact téléphonique.

Nous reviendrons vers vous au fur et à mesure des informations reçues.

Sébastien ***, Maire de ***

Soyons anachroniques avec précision, de peur de disparaître dans un des trous noirs du Temps.

« Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand-mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu'on ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à un bébé avec sa nounou. Même, dans son désir de ne pas avoir l'air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d'animaux et de Bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C'était l'heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre de ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : "C'est pour votre grand'mère." Pourtant, ce fut à moi qu'elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : "Vous le lui donnerez vous-même", pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait pas d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu'ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d'orge. Elle me dit : "Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand'mère" et elle fit payer les marchandises par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l'émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l'intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand'mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand'mère n'était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un "baby". Enfin, nous ayant quittés tous trois, la princesse reprit sa promenade sur la digue ensoleillée en incurvant sa taille magnifique qui comme un serpent autour d'une baguette s'enlaçait à l'ombrelle blanche imprimée de bleu que Mme de Luxembourg tenait fermée à la main. »

Ça n'a aucun sens, d'aimer un mort. L'amour est pour les vivants. Quand on aime un mort, on aime ce qu'il fut, ce qu'il a été, ce qu'il était, on aime aimer ce qu'on a aimé, sans doute qu'on aime soi-même aimant, soi-même ayant aimé celui-là, celle-là. Mais je veux pourtant continuer à l'aimer. Je ne veux pas aimer encore, mais je veux l'aimer, elle, encore, alors que je ne veux plus aimer. Je me retrouve au-dessus du vide, dans le vide, l'attraction terrestre a cessé de me retenir, les lois, quelles qu'elles soient, sont impuissantes à me faire appartenir à ce monde-ci, qui n'est plus le mien. Je l'ai aimé, ce monde, mais je ne veux plus l'aimer.  

Ça n'a aucun sens, mais c'est peut-être la seule manière d'aimer, car les vivants, eux, n'en veulent pas, de l'amour. Je sens mes muscles, ils me tiennent debout, sans raison. Qui êtes-vous, les morts, vous ? Tu m'as aimé, quand tu étais vivante, mais m'aimes-tu maintenant que tu es morte ? Tout le savoir, toute la connaissance est partie avec toi, dans la nuit, où je ne sais pas voir, où je ne vois que du noir et du rouge, où tout se mélange, où rien n'a de sens, où même le chagrin perd tout sens, où je ne suis plus tenu par rien, à rien, où le tout du monde m'entre dans la gueule comme on étouffe une poupée qui n'a jamais respiré, qui ne sait pas ce que c'est que de respirer. Mais il faut recevoir et ne pas avoir les coins de l'âme brûlés et douloureux en permanence.

Elle n'en veut pas. Tant qu'elle est vivante. Elle refuse d'écouter Widmung. Derrière le soleil se tient un dieu absent et ironique — lui aussi n'est que virgule, perte, vide. J’en veux beaucoup aux taiseux, vous savez. Il est facile et lâche de garder le silence quand l’autre a tout dit. Il faut au moins avoir le courage de lui dire la vérité, même si elle est pénible à ses oreilles. C'est minuit en plein midi. 

jeudi 3 mars 2022

Widmung



On ne peut rien comprendre à Georges de La Fuly, sans parler de son amour désespéré pour sa mère. 

« Voilà une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes, lorsqu'on la jouera dans cinquante ans » disait Beethoven en parlant de sa sonate Hammerklavier, l'opus 106. Ma sonate Hammerklavier à moi, c'est ma mère, ou plutôt, c'est l'histoire de cet amour. Depuis qu'elle est morte, il y a presque vingt ans, c'est l'astre noir autour duquel je gravite.

« C'est le plus grand monologue pour piano que Beethoven ait jamais écrit. » écrit Wilhelm Kempff, en parlant du mouvement lent de cette sonate. Et Paul Badura-Skoda : « La Hammerklavier est pour nous pianistes, ce que la neuvième symphonie est pour le chef d'orchestre : l'œuvre monumentale, l'œuvre culminante, ou, mieux encore, l'œuvre qui parcourt tout autant les profondeurs que les sommets. Aussi ne l'approchons-nous qu'avec respect »

Les jupes raccourcirent. Les premiers soutien-gorge se portèrent par-dessus la chemise. Les femmes qui montrent leurs jambes dans la rue, par coquetterie les cachent dans l'intimité. 

« Voici une promesse qui ressemble assez à celle d'une mariée qui entrerait au lit en chemise. »

Ne doutons pas que dans le choix des motifs et des assonances, il y ait un langage secret, dont nous n'aurons jamais la clef. Nous obtenons ce que nous souhaitons, mais sous la forme qui nous convient le moins. Siècles épaissis, sang lourd. Le Rhin.

Mementos, toujours ! Ce qui vient sous. Le passé est toujours moins loin, infiniment moins loin qu'on le croit. 

Croire, la croire, les croire, quelle folie ! C'est un sale virus, tu sais. On a besoin de croire un peu, sinon comment ordonner sa vie ? Déjà l'amour se domicilie dans la mort. 

Widmung