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mercredi 28 mai 2025

L'art de s'aimer


 

« L'art de s'aimer

« Luna  était la chienne de G de La Fuly. 

« Du jour de leur adoption (mutuelle) à la SPA d'Aix-en-Provence, à travers les années passées ensemble jusqu'à la mort de Luna, ce livre nous offre  le récit sensible et complexe des mille et une correspondances quotidiennes structurant encore, au-delà de l'absence,  l'exceptionnelle relation qu'eut cet homme avec cet animal. 

« Les souvenirs se succèdent, sans chronologie apparente, par petites touches – G. de La Fuly est aussi peintre et musicien – les motifs, les vignettes, les thèmes sont exposés, se juxtaposent, se superposent, se fondent, les repentirs s'entrecroisent, s'étagent en strates : la salle de bains, les trajets en voiture, les dîners entre amis, la tombe dans le jardin, creusée avec l'ami, l'enfance, la jeunesse, le dernier jour, chez le vétérinaire, la table en inox. Petit à petit, au gré des variations, l'écrivain esquisse plusieurs portraits. 

« D'abord, celui de Luna sa chienne, bien sûr, intelligente, belle, sensible, attentive, fidèle, aimante, discrète et joyeuse. avec son  "museau gris de vieux chef d'orchestre, avec [ses] culottes de velours crème et [son] veston blanc". Luna qui, tout en recevant la tendresse de son maître, tout en l'accompagnant, semble lui montrer patiemment le chemin, là où elle regarde, l'oeuvre achevée, car c'est elle qui l'a choisi à la SPA. Parfois même, elle lui enseigne ce qu'elle sait. «"Les bêtes augmentent le monde d'une manière incommensurable.", ce pour quoi elle est là. 

« Il brosse aussi son auto-portrait paradoxal, celui du maître qui apprend. Tant que Luna partage sa vie, il est parfaitement lucide sur leur connivence. Mais  face à l'absence de Luna, à SON absence, imposée par la mort, il va s'introspecter, dévier son regard vers lui-même, sans indulgence aucune, avec une honnêteté quasi naturaliste ;  il se rappelle qu'il a fait preuve de dureté avec elle au début, regrette, se sent coupable, en conclut qu'il  n'a pas su aimer, "Je suis un radin de l'amour, sans doute", "lasser, décevoir, c'est ma grande spécialité", il lui avait promis de ne jamais la quitter... Il souffre de ses faiblesses, mais  trouve la force de décrire ses souffrances, il pleure, il désespère ("C'est ça qui me tient en vie"), il veut la rejoindre. S'interposent logiquement alors des images de femmes, celles qui parlaient, qui essayaient de lui parler, qu'il n'a pas plus su ou pu garder, pense-t-il. Echecs.  Désormais, son refuge est le silence ("si je parle avec les vivants, tu meurs à nouveau"). Il s'inquiète  de savoir qui pensera à Luna quand il aura disparu.  La folie le guette, il imagine vivre avec son ombre, l'emmener partout avec lui, comme avant, mais les autres...  Ils ne comprendront pas. Des amis lui ont conseillé de la "remplacer" mais "personne, aucun être, ne viendra se tenir face à moi, comme tu le fis." écrit-il. 

« Luna est irremplaçable, comme la mère, que l'auteur évoque avec tendresse et grand amour, celle qui lui a donné le souffle qu'il n'a pas su partager avec Luna quand elle en manquait. Celle qui lui a dit "Tu es né comme un grand soleil !" mais  aussi "Tu dois apprendre à te passer de moi". C'était le premier seuil. Seul.

« Si la "déliaison" de la mort nous sépare, elle nous initie à ce qu'est "l'envers" du temps, à ce qu'est et sera le monde sans le regard des êtres chers qui nous ont formés. L'homme privé de son amour, de son souffle même, comme celui qui a manqué à la bête vers la fin, et qu'il a été impuissant à lui redonner, à lui offrir, devra  affronter seul  la superficialité de la société. 

« Alors G. de La Fuly n'aimant pas outre-mesure le monde contemporain auquel il est venu, distribue moult coups de patte et carnassières morsures vers ses maux, l'esprit de fête rythmé par un calendrier devenu insensé,  l'agitation perpétuelle et contagieuse, la doxa culturelle toxique, les éloges funèbres moutonniers, "c'était beau comme une messe en latin donnée dans le backroom d'un sauna triste après l'Apocalypse", l'indifférence des individus (la mère d'élève qui ne se souvient plus de Luna), les "attardés politiques" nostalgiques du Larzac  jusque dans leur mise. Cela compense un peu la douleur et l'angoisse de chuter, de se noyer, de sombrer. La crainte de tomber au fond du trou (image récurrente), d'oublier, ne peut se dissiper qu'avec l'adrénaline  qui suscite ces critiques dispensées avec humour mais vigueur. (Georges de La Fuly anime à ce propos, un blog fort savoureux, toujours roboratif et stimulant sur le Net). Néanmoins, il n'y a pas que les petites méchancetés ou les observations objectives, tant que l'on est encore un peu en vie,  mieux vaut se rappeler aussi que l'on fut sensuel, par exemple penser aux odeurs, aux caresses, aux couleurs, aux craquements d'un panier d'osier, ou simplement aux bâillements de Luna en harmonie avec ceux de l'auteur, capables en ces épousailles impromptues de "réajuste[r] le corps et l'âme, [de les remettre] dans l'axe du temps et l'un par rapport à l'autre." Ne pas vivre faux, en somme, mais se  concentrer sur  tout ce que la musique ne dit pas, ou plutôt sur ce qu'elle dit en creux, comme  Keith Jarrett, faire "le moins de bruit possible, [avoir] le moins de présence possible". S'effacer. Ne plus jouer que d'une main. Ecrire ?

« Luna est un très beau livre écrit en un style original et souple. Il est riche de références à la musique,  la littérature. Un homme cultivé s'y "livre", s'y métamorphose par amour en un animal, jusqu'à rêver d'être mangé par lui ("C'est en moi que tu es, mon corps devenait ta demeure on ne se quitterait plus jamais"). L'animal y incarne l'amante, la mère, la femme ou pas.  

« Ce livre doux, profondément humain n'exige finalement de nous qu'un énorme point d'arrêt, dont l'auteur explique que c'est, en musique, le pendant d'un point d'orgue mais pour le silence. Une pause dans la frénésie. Il est une invitation à la métamorphose des humains pressés que nous sommes  en lecteurs attentifs et sur le qui-vive.  Très belle et rare leçon, en parfaite délicatesse et élégance, de ce que pourrait bien être notre rapport à l'Amour. »


Une lecture de mon Luna par Mme Anne Deplace

dimanche 20 avril 2025

Fragments sans résurrection

Je ne vois pas comment approcher de la vérité sans tomber dans la contradiction la plus intense, la plus profonde.

Il faut sans cesse donner des preuves de notre force, de notre élan vital, de notre enthousiasme et de notre puissance, alors que notre royaume s'est établi depuis toujours dans la faiblesse, dans le désir de végéter, de ne pas être durablement contaminé par la pensée et l'utopie, moins encore par l'action. Quel plus grand horizon que l'abandon ? Quelle autre liberté ?

Exister, c'est mal se tenir entre deux morts : celle d'avant et celle d'après ; c'est vouloir résister à la pression énorme qu'elles exercent sur la forme éphémère que nous habitons, nos deux bras tendus et bandés à l'opposé l'un de l'autre, au nord et au sud, en avant et en arrière, maintenant ces deux néants le plus loin possible de la vie pour le temps que nous avons quelques forces, essayant de trouver dans ce réduit inconfortable qu'est l'existence un peu d'air à inspirer et de colère à expirer. 

Nous portons en permanence en nous tout un cimetière de visages, d'idées, de goûts, de rires et de passions, qui nous console de nous mouvoir trop bien et avec trop d'adresse chez les avaleurs de sens — ceux qui attendent de nous quelque chose : une relation, une positon, une opinion, un enthousiasme. Rien n'est jamais achevé.

J'écris pour ne pas vivre mais plus j'écris plus la vie, cette salope tyrannique, s'impose à moi, et me force à la fréquenter, à retourner sous ses jupes, à la boire à grandes lampées extatiques, alors que je la méprise. L'enthousiasme est une maladie bien plus grave que la haine.

Les vivants sont tous des fanatiques. Pour eux, il ne saurait exister d'alternative : hors la vie, il n'y a rien, ou, pire que le néant, il y a le mal ; ou, pire encore que le mal, la faiblesse. Pour eux, l'inexistence est plus qu'une faute, c'est l'incapacité à être, alors que c'est la forme la plus haute qu'un homme puisse camper ici-bas. La faillite est le pays fertile entre tous. Ce qu'on ne rate pas ne nous rate pas. 

Publier serait un but, une finalité, une promesse ? Ou même seulement un aiguillon ? Ce ne serait que concéder un pouvoir à ce qui est méprisable. Si publier, c'est rendre public, le vrai bonheur de l'écriture consiste à se rendre privé, le plus possible, à ne trouver la sortie de la prison qu'en soi-même, à ouvrir dans les murs que nous nous sommes fabriqués une brèche que nous-seuls voyons et que nous refermons bien vite derrière nous, de peur d'être rattrapé par les grands gagnants du Sens-de-la-vie et de l'Accomplissement. 

***

Ce qui est difficile, ce n'est pas d'écrire, c'est de ne pas écrire. Le moment où l'on pose le stylo est terrible car le texte commence alors à exister par lui-même, se dresse devant nous et nous juge impitoyablement. Tant qu'il est à l'intérieur de la cartouche d'encre ou de notre esprit, tant qu'il est en travail, en chyme, il nous séduit, même si désordonné et maladroit ; il vaudrait mieux qu'il y restât, aussi bien pour notre tranquillité que pour notre amour propre. 

Au moment où les phrases sont formées, organisées, ajustées et harmonisées, que de leur enchaînement naît un sentiment d'évidence, l'idée et ses grouillements sont souillés par la composition, le plaisir émoussé par la voix accomplie qui prend le pouvoir et impose le silence à toutes les autres. 

***

Les saints sont des révoltés silencieux, prisonniers volontaires d'un absolu qui les empêche de s'agiter. La lucidité ultime conduit au néant et à l'inaction, au silence et au désintérêt. Pourquoi se passionnerait-on pour le savoir quand la connaissance sans intermédiaire et sans fin prend possession de nous ? La vie est impossible, quand on sait, qu'on entend et qu'on voit de part en part, comme si l'autre et ses déguisements ne faisaient plus obstacle, comme si le bruit du temps n'existait pas, ne brouillait pas les pistes. Pourtant, même les saints s'arrêtent avant le terme, avant la lucidité parachevée qui leur rendrait le fait de respirer insupportable, qui les nierait en tant qu'être humains et rendrait leur quête ridicule parce qu'exorbitante. Les saints s'agitent au cœur de l'impossible, mais gardent un œil sur le possible. Ils dînent et vont aux toilettes. Ils ne sont pas saints à toutes les minutes de la journée et doivent pactiser avec la contingence et le regard des autres pour exercer leur sainteté, en estimer la qualité et en vérifier le pouvoir.

***

— Je n'y crois pas mais je le fais quand-même. 

— À quoi bon, alors ? 

— Si je n'y crois pas, mon action a plus de prix.

— Orgueilleux !

***

— Tu crois à l'amour ?

— Non, mais j'aime quand-même. 

(On pourrait dire exactement le contraire.)

***

— On se lasse de tout, mon Fifi, même des meilleures choses. 

— Même du dégoût ?

— Oui.

— Même de la lassitude ?

— …

***

Vivre c'est mourir lentement, comme dirait l'autre. Et écrire, c'est ralentir encore le processus, c'est lui mettre des bâtons dans les roues. Faire des phrases, c'est se prélasser dans la négation. Dès qu'un événement est dit, raconté, décrit, et même peut-être désigné, il perd son caractère magique et absolument singulier. L'écrivain barre les événements et les êtres dont il parle. Il a une longue liste de choses à raconter, qu'il croit intéressantes, dont il biffe une à une sur la feuille les occurrences, et c'est à chaque fois une épitaphe pour la Vérité qu'il dépose sur la page et en nous. Chaque chose dite et peut-être plus encore écrite est perdue à jamais. Si vous voulez vivre, fuyez l'écrit, fuyez les livres, fuyez la pensée. Si vous voulez que les choses et les êtres soient bénis par la fraicheur du jour qui se lève, refermez le livre que vous êtes en train de lire. 

Le paradoxe ultime est que l'on écrit pour garder une trace de ce qui nous semble précieux, et que l'écriture est un tombeau d'où rien ne s'échappe. Qui se vide de tout ce qui compte vraiment dans sa vie ne peut espérer un autre destin que l'évidement. Il entre déjà, bien avant le terme, dans sa fin, par les mots qui sont des morts bavards. Il finira coquillage qu'on porte à l'oreille pour entendre la rumeur de la mer qui a tout emporté, phrases, désirs et remords.

***

Il faut en passer qu'on le veuille ou non par des moments de désespoirs tièdes, par du désespoir de faible intensité, par un désespoir banal et rampant dont on prend même l'habitude, ce qui est tout de même très vexant. Même le désespoir est désespérant. Il devrait nous abattre dès la première rencontre, et il ne fait que nous ravager lentement, comme une fièvre molle qui prend ses quartiers en nous sans exiger autre chose qu'une résignation humiliante et désespérante.

***

Les roses s'obstinent à fleurir dans mon jardin, année après année. Je sais bien qu'il faut vivre contre l'évidence, mais ce n'est pas évident à comprendre, une rose qui revient — là où personne ne l'attend. Si au moins la contemplation de ce phénomène inexplicable nous poussait au silence, à ne pas le relater comme un benêt qui croit sa vie intéressante, mais non, je m'empresse de le noter, et je crois même déceler quelque chose comme un signe ou une révélation dans ce qui n'est qu'une manifestation normale de la vie et du temps. Elles sont jetées là, ces roses, comme elles le sont ailleurs, au mois d'avril, et, malgré leur beauté et la gratitude que je ressens à leur égard, leur présence et surtout leur retour, année après année, est comme un terrible reproche que quelqu'un ou quelque chose me fait. 

***

Écouter Cantaloupe Island, d'Herbie Hancock, un enregistrement du 17 juin 1964, ne nous rend pas moins malheureux, non. Pourtant, il nous apparaît indispensable d'en passer par là, alors que le soir va tomber comme un con, comme hier, comme avant-hier et sans doute comme demain. Demain, on aura tout oublié, on le sait bien, mais on note tout de même que les musiciens (Hancock, Ron Carter, Freddie Hubbard, Tony Williams) entament le morceau à un tempo de 108 à la noire et le terminent à 114. 

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À celui qui a tout deviné, tout compris et tout perçu, il devrait être impossible d'aimer. C'est pourtant ce qu'il fera, comme tout le monde ; et peut-être même sera-t-il plus idiot et plus naïf encore que ceux qui ne voient rien, qui ne comprennent rien, et qui sont des naïfs au premier degré. Si les roses savaient ce qui les attend, elles ne fleuriraient pas à chaque printemps. Nous qui savons malheureusement ce qui nous attend, nous continuons à nous lever chaque matin, à nous faire beaux, comme si l'amour nous attendait au coin de la rue. Nous sommes encore plus naïfs que les naïfs, de croire que malgré notre clairvoyance nous pouvons connaître des moments heureux ; nous sommes des naïfs de second degré, dont le bonheur est ridiculisé avant même de prendre forme, mais c'est justement ce ridicule et cette déchéance annoncée qui rendent notre vie si prodigieuse. Ce qui n'est pas impossible ne vaut pas la peine d'être vécu. C'est la mort qui nous attend, et nous nous apprêtons à rencontrer l'amour, et l'amour, et l'amour. En réalité, nous ne vivons que de miracle en miracle. 

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« Les cons sont des ombres qui chantent » avais-je (mal) lu, et je trouvais la phrase géniale. Hélas, non, saint Augustin a seulement écrit : « Les sons sont des nombres qui chantent ».

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Entre 108 et 114, il n'y a pas un grand écart. La différence de tempo est infime et pratiquement indécelable. La seule chose qu'on perçoit, c'est l'accélération  oui, les musiciens ont vieilli de cinq minutes : c'est un fait. La musique nous permet de ressentir des variations infimes, que ce soit dans l'ordre de la vitesse ou dans celui de l'intensité. La musique est un microscope quantique. 

***

Où se trouve le démon ? C'est la seule question qui vaille, quand on commerce avec quelqu'un. Tant qu'on ne sait pas cela, on ne sait rien de lui. Ses mouvements, ses paroles, ses gestes, ses regards, sa présence, sa voix, tout cela ne sert qu'à recouvrir le démon, à tenter de le camoufler ou de le contenir. Il est là, pourtant, il transperce par instant l'enveloppe de celui qui est en face de nous et vient discuter avec notre propre démon qui n'attendait que cela pour nous pousser vers la sortie. Je l'aperçois plus facilement chez les femmes, ce démon, car les femmes dont je parle ont compris qu'elles pouvaient s'appuyer sur lui pour séduire : elles le laissent donc apparaître par intermittence, comme un rayon lumineux qui s'exprimerait en morse, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer ce qui procède de lui de ce qui procède d'elles (car jusqu'au bout nous croirons qu'il s'agit de deux entités distinctes) ; à ce moment-là, nous sommes captifs, sous le charme

***

Rien de ce qui la constitue réellement ne passe dans les mots : la musique retient son secret en elle-même. Elle élabore à mesure qu'elle se déploie le monde dans lequel elle peut être perçue et comprise, ce qui fait que dès la dernière note cette bulle d'entendement est liquidée. On ne peut plus que la rêver, en avoir par le souvenir un vague sentiment impropre à l'explication et plus encore à la traduction. C'est la raison pour laquelle la musique nous est si précieuse. Elle ne semble révéler l'impalpable et l'indicible que pour mieux nous en interdire l'accès. Avec elle, nous savons que cette vue imprenable existe mais qu'elle restera à jamais impartageable. Quoi de plus précieux qu'une substance temporelle capable de nous débarrasser de nous-mêmes et de notre intelligence articulée pendant dix minutes ? La musique nous remplit de mystère, la littérature nous en dispense. À chaque fois que vous écoutez de la musique, vous vous placez devant un miroir qui ne reflète rien : vous y chercheriez votre visage en vain. 

***

Le concepteur de l'émission fait arriver lentement l'Art de la Fugue en superposition de la voix de l'écrivain que la musique rend peu à peu inaudible. Ce contrepoint chimérique me semble une idée de génie. Je regarde les commentaires sous la vidéo. Tout le monde hurle au scandale ou à l'amateurisme. On a sacrifié la parole sainte, on a profané l'icône. Prima le parole ! On a osé reléguer le Verbe en coulisse ! « On marche sur la tête ! » Et tous de jurer qu'ils n'en perdaient pas une miette depuis une heure et demie, que cette introduction impie, que ce miel amer qui vient recouvrir les mots, les dissoudre, les remettre à leur place, toujours seconde, leur est un viol de logos en réunion. Ils n'ont pas consenti, sacredieu ! On les a pris en traitre. Aucun ne semble avoir idée que peut-être la voix de l'écrivain était autre chose qu'un moulin à idées, qu'elle était aussi instrumentale, qu'elle n'était pas seulement en train de signifier quelque chose, mais qu'elle avait un ton, une mélodie et une harmonie induite, un rythme et un timbre, et que donc elle était susceptible de partager un moment l'affiche avec Bach sans faire pleurnicher de rage les assoiffés du sens. C'est qu'ils ne veulent pas dévier de leur route, ces philosophes en robe de chambre, et ils entendent savoir où on les mène et connaître les horaires du brunch, quand ils prennent connaissance des gouffres. On leur avait soigneusement épargné les nids-de-poule, les bosses et les virages en épingles, ils avaient payé pour une autoroute de la connaissance en première classe, pas pour un petit chemin escarpé où l'on se marche sur les pieds et se tord les chevilles. Leur temps est précieux. Ils exigent de retirer le maximum de l'aventure dans le minimum de durée et d'effort. L'Art de la Fugue va leur rester sur l'estomac, ils n'ont pas les enzymes susceptibles de digérer un tel morceau de barbaque ajouté à leur purée allégée. 

***

Dans ma jeunesse, je m'entendais bien avec les paysans. Je les avais un peu oubliés durant toutes ces années, mais l'âge venant, et alors que les villes sont partout dans ce qu'elles ont de pire, même à la campagne, leur peuple revient me hanter. Il n'existe plus rien d'approchant, dans notre monde, et je me rends compte que leur commerce me manque beaucoup, qu'il y avait encore parmi eux des exemplaires de l'humanité que j'ai aimée. Par quoi les remplacer ? Je ne vois pas. 

***

Ne pas avoir honte de voir un de ses livres parmi ceux qui se publient chaque année est toujours mauvais signe. Publier, c'est céder, c'est rentrer dans le troupeau des écrivants en prenant la pose de celui qui a au moins réussi quelque chose. Je n'oublierai jamais ce moment de honte effroyable, le soir où l'un de mes frères avait dit à notre mère, alors qu'ils assistaient tous deux à un concert que je donnais à Paris, qu'il avait été tout de même impressionné de lire mon nom (le sien, donc), sur l'affiche, à côté de ceux de Mozart, Bach, et Beethoven. Oh, il n'avait pas dit ça méchamment, je le sais bien, mais j'aurais voulu rentrer sous terre au moment où j'ai vu sa bonne figure s'éclairer de satisfaction généreuse alors qu'il prononçait ses mots que j'ai fait semblant de ne pas entendre. 

Je suis ulcéré de devoir payer pour publier un livre, parce que je suis pauvre et que cet argent serait mieux utilisé à acheter de la viande ou des somnifères, mais dans le même temps, je me dis que c'est parfaitement normal. On veut absolument ajouter une brique au mur branlant qui menace déjà de nous ensevelir, il faut au moins que cela coûte quelque chose à celui qui commet ce forfait ; c'est de l'écologie punitive, en somme. Celui qui envoie une lettre de 1000 signes par la poste paie bien le transport de sa missive. Pourquoi celui qui envoie 500 000 signes par-delà les écrans ne devrait-il pas payer, alors que le transport à l'autre bout de la chaîne n'est même pas assuré ? Vous me répondez « maisons d'édition » ? C'est ça, votre réponse ? Alors c'est que vous ne vivez pas dans le temps qui est le mien. Si elles existaient, les maisons que vous dites, peut-être que je leur enverrais un manuscrit. Mais même ce mot de « manuscrit » me semble grotesque. « Il a terminé son manuscrit » est une phrase qui me fait rire. On le voit, l'écrivain, devant son « cadeau », comme on dit des enfants sur le pot qu'ils font un cadeau à leurs parents. L'offrande du Caca à la Communauté des Fidèles. C'est bien de cela qu'il s'agit. 

Dans la semaine qui vient de s'écouler, j'ai passé du temps sur quatre phrases qui se trouvent plus haut dans ce texte. Je crois bien que c'est la première fois que ça m'arrive, de passer quelques heures avec seulement quatre phrases. Je me suis aperçu à cette occasion qu'on pouvait faire beaucoup évoluer quelques mots et y trouver un plaisir certain, plaisir que je ne boude pas, non, mais est-il bien raisonnable de passer une après-midi à polir un objet qui de toute manière finira dans la poubelle numérique, qui viendra se mêler à la soupe grisâtre qui coule à flots de toute part et dont rien ne vient contrarier l'écoulement uniforme ? Autant lorsqu'il m'arrivait encore de composer j'étais prêt à passer douze heures ou plus sur quelques mesures, autant ici cela me semble dérisoire. Pourtant il doit bien exister quelque chose de commun, à ces deux pratiques, qui justifieraient un tel investissement, mais ça m'est impossible, quelque chose m'en empêche, et ce qui m'en empêche, c'est le sentiment du ridicule. Ou l'orgueil ? Ou la trouille ? La trouille de constater que même en passant du temps à travailler un texte on ne serait pas en mesure d'en faire quelque chose de grand, ou de seulement bon, correct. Un type qui travaillerait autant que Flaubert pour un résultat proche de la nullité serait bien à plaindre, évidemment. Et puis, c'est bien gentil, tout ça, mais qui va faire le ménage, qui va faire la vaisselle et la cuisine, qui va s'occuper de déposer ces maudites annonces pour gagner seulement de quoi rester dans cette maison ? Hein ? Vous avez une gouvernante à me proposer ? Une secrétaire ? Une femme de ménage ? Une infirmière ? Bien sûr que non. Cette maudite écriture qui empiète sur tout est une calamité, surtout quand elle nous empêche de dormir. Ça c'est le pire du pire. Mon sommeil est sacré. Je n'ai pas l'ambition de devenir un autre Cioran qui se relève la nuit pour aller marcher dans les rues en compagnie des putains et des chiens, je ne tiens pas à être associé si peu que ce soit à BHL ou Amélie Nothomb, moi. J'adore la nuit parce qu'elle me permet de rêver. Sans le rêve qui me nourrit autant que la viande, je suis fichu. 

D'ailleurs, la nuit dernière, au petit matin, j'ai rêvé de Thérèse L. Quel merveilleux rêve. Ça c'est un véritable cadeau qu'on se fait à soi-même ! Nous étions tous les deux dans le 57 qui nous menait au conservatoire. Nous allions y retrouver les jeunes professeurs qui nous avaient succédé (ça, ce serait la partie la moins agréable du rêve). Mais tout le commencement était d'une douceur et d'une tendresse absolument merveilleuses. J'avais posé ma tête sur l'épaule de Thérèse, la fragile Thérèse au beau profil, et le sentiment de bien-être qui m'envahissait m'était un baume incomparable dont j'aurais voulu qu'il dure encore et encore. Au matin, j'étais désorienté, triste, et pourtant envahi d'une sorte de joie plus large que ma tristesse. Ces moments ne sont pas des constructions hasardeuses et chimériques fabriquées par des molécules qui se rencontrent fortuitement dans les couloirs sombres de notre esprit. L'idiotie (la pauvreté) d'une telle explication me paraît évidente. Les rêves sont des rencontres. Plusieurs mondes coexistent, plusieurs temporalités, plusieurs logiques, plusieurs moi et plusieurs soi qui accueillent tout ce que nous nous cachons à nous-mêmes, ouvrent et ferment des portes simultanément, éclairent et obscurcissent des pans de notre paysage intime et social. Ces mondes, en glissant sans heurts les uns sur les autres, nous donnent une idée de la liberté profonde et infinie, cette liberté qui nous manque tant dans la vie diurne, bornée qu'elle est par nos savoirs et nos croyances, et notre volonté désespérée de ne pas nous contredire, c'est-à-dire d'éviter à tout prix notre réalité ultime. Le rêve réorganise toute notre vie d'une manière différente et toujours imprévisible, et c'est cet imprévisible qui est si précieux. Sans ce pendant à la vie consciente, nous serions coincés dans un placard sans lumière ni oxygène, prisonniers de nous-mêmes et d'un esprit en deux dimensions. Le rêve, c'est le contrepoint qui nous sauve de l'harmonie.

dimanche 5 mai 2024

Journal de ma vessie

La fonction des « souvenirs » proposés par Facebook est très pédagogique et très morale. On tombe sur des choses qu'on a écrites il y a un, deux, trois, ou quatre ans, qu'on trouve pas mauvaises, et le premier mouvement est de les faire remonter à la surface. On s'apprête à le faire, et juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi », on se rend compte que cela n'a aucun intérêt et l'on se trouve bien ridicule d'avoir eu l'idée de le faire. 

J'ai 956 amis sur Facebook. Nombre parfait. Il faudrait n'en ajouter aucun. 

Toutes les choses qu'il faut taire, dans un journal extime…

Je suis très heureux car j'ai enfin trouvé de l'excellent beurre cru.

J'ai vraiment un problème avec le « journal ». Pour moi, un journal digne de ce nom doit tout dire, ou, sinon tout dire, du moins dire avec le plus de vérité possible. En conséquence, il est impubliable. C'est d'ailleurs ce que prétendait Philippe Muray. Personne ne supporte la vérité. Tous ces journaux publiés n'en sont pas, pour moi. Ils peuvent bien entendu avoir une certaine forme de beauté, et certains sont même excellents, mais, par essence, ils ne sont pas « impeccables », ils sont dans le péché, ils ratent leur cible. J'en tenais un vrai, autrefois, quand j'étais professeur à Paris et que j'habitais en Haute-Savoie. C'est dans le train, principalement, que j'écrivais, et j'adorais ce moment. J'en ai rempli, des cahiers, dans ces voyages qui duraient quatre heures ! Comme je n'avais nullement l'intention de publier ces lignes, je pouvais laisser libre court à mes pensées, sans aucune censure, et ces onze années, de 1990 à 2001, ont été de ce point de vue extrêmement heureuses et bénéfiques. Je crois que la pratique du journal intime est essentielle pour un écrivain et j'essaie d'encourager mes amis à y avoir recours. Pourtant, je ne le tiens plus, ce journal. Si je ne suis pas « en déplacement », l'idée ne me vient pas, mais dès que je suis amené à faire un voyage (ce qui n'arrive que très rarement), ça se fait automatiquement. Le journal est un bout du foyer qu'on emporte avec soi. La parenthèse enchantée du train m'a beaucoup marqué, et je la regrette, même si l'idée de voyager, aujourd'hui, me semble la chose la moins désirable qui soit. 

Parlant de cela avec un ami proche, il y a peu, je lui avais exprimé mon regret de ne plus tenir de journal, et il m'avait alors répondu que mon blog était une sorte d'énorme journal. 

J'ai remplacé les trajets en train par le dimanche. 

Il avait raison, cet ami. J'ai longtemps cherché une forme, une forme heureuse, pour ces centaines de textes, pour les faire dialoguer entre eux, pour les réunir, et je la cherche encore. Désirant les publier, je cherchais un titre au volume, et je m'étais arrêté sur Cahiers de bouillon, ce qui, sans même m'en rendre compte, renvoyait encore à la forme journal. Le titre ne plaisait pas beaucoup à mes amis, et il finit par m'agacer moi-même. Je sais d'expérience que les jeux de mots vieillissent mal, dans les titres, même lorsque leur justification nous semble aller de soi. Facebook m'en a fourni tout naturellement un meilleur : Chiffré de bout en bout. Les textes que j'ai réunis pour ce volume, pour ces volumes, puisque la quantité interdit de se contenter d'un seul volume (j'avais dépassé les neuf cents pages), sont à l'évidence les pièces d'une machine à chiffrer et à déchiffrer. C'est bien le chiffre, ici, qui est l'essentiel. Le chiffre et le nombre. Le chiffre, c'est la manière de résister à ce qu'on attend de nous, de pervertir le message, de le rendre obscur en le mettant en pleine lumière. Depuis toujours, j'ai cette hantise, ou ce dégoût, figuré par celui ou celle qui passe la tête par dessus notre épaule et nous dit : tu devrais écrire ceci, et pas cela. Mais tous les lecteurs sont ce personnage, et c'est à lui qu'il faut résister (il arrive même qu'il soit nous-même). Le chiffre, c'est une manière d'écrire, une manière d'écrire qui interdit qu'on nous dise ce qu'on peut, ce qu'on doit écrire, et surtout ce qu'on ne doit pas écrire (ou qui du moins tente de l'empêcher) ; c'est un secret, c'est une clef secrète, c'est de l'ombre jetée sur la lumière, c'est un fil qui court souterrainement, qui réunit et qui donne une tonalité indéchiffrable, c'est un thème négatif, qu'on ne fait pas entendre, et dont on ne perçoit que l'écho, ou l'ombre, sans que l'origine ne soit jamais donnée. Ma vérité, je ne la connais pas, je n'en vois que les ombres projetées sur le murs de la caverne. 

« Il est interdit d'interdire », écrivait-on sur les murs de ma jeunesse, et ce slogan résonne encore en moi. Il m'est interdit de m'interdire mais je sais, dans le même temps, que je ne peux pas tout dire. C'est la quadrature du cercle ; d'autant plus à une époque où jamais la censure n'a été plus massive et plus brutale, ce qui conduit à une autocensure encore plus terrible. 

La question centrale, pour un homme, est de se tenir éloigné du péché, mais pour s'en tenir éloigné, il faut commencer par l'identifier, et c'est le plus difficile. Depuis l'enfance, je suis obnubilé par l'adresse. Ce qu'on pourrait appeler aussi la virtuosité — si l'on veut bien entendre la vertu que ce mot porte en lui-même. Être adroit. La maladresse m'a toujours fait horreur, ainsi qu'elle faisait horreur à mon père, dont c'était la bête noire. Il y a dans les réseaux sociaux une loi d'airain. Les commentaires sont là pour diminuer, et parfois annuler, ce qui a été dit, en rendre la substance bête, indigente, plate, vulgaire, transmuer l'or en plomb, l'originalité en banalité. Ils portent bien leur nom : comment taire, comment faire taire. Les réseaux sociaux sont le lieu où l'on répond toute la journée à cette question toujours d'actualité : qu'est-ce qu'un con ? Un con, c'est celui qui vous annule. Celui qui ne supporte pas que vous parliez, et qui parle plus fort car il ne connaît pas d'autre manière de vous faire taire. Il est tellement difficile d'écrire une phrase juste, et il est tellement facile d'en écrire mille qui sont fausses, inutiles, et qui pèchent contre l'esprit, et qui vont recouvrir la voix singulière et adroite qui avait réussi, l'espace d'un instant, à être juste. La maladresse, c'est la voix du ressentiment, car la maladresse est rarement innocente. Ce n'est pas par hasard que le vocable « sentence » porte en lui ce sens terrible. Le lieu commun est souvent une manière de faire taire. 

Juste avant d'appuyer sur le bouton « envoi »… Juste avant de laisser tomber la lettre dans la boîte jaune. Juste avant de dire, de prononcer. Les réseaux sociaux ont institué une nouvelle justice sans contradictoire. Y a pas de débat ! On entend de plus en plus cette phrase terrifiante : « ce n'est pas une opinion, c'est un délit », énoncée tranquillement. Laisser tomber la lettre, laisser tomber le mot, la phrase, c'est devenu le moment le plus dangereux. Alors un journal intime… Vous pensez ! Autant se suicider tout de suite. Autant adhérer à la grande confrérie des Délictueux, ceux qui portent une marque gravée sur le front. N'écrivez pas ! Taisez-vous ! C'est la voie de la sagesse. Comme j'étais tranquille, quand j'étais musicien…

J'ai voulu lire un livre. Je me suis aperçu que je ne savais plus lire. Alors j'ai pris un livre très simple, de Kawabata, La Danseuse d'Izu. Et j'ai lu, très lentement, mot à mot, en suivant les mots, et presque les lettres, avec mon doigt sur la page, comme un aveugle ou comme un enfant. « La rivière qui coulait en contrebas de la salle de bain, grossie par la pluie, semblait charrier des rayons de soleil. » Et j'ai continué ma lecture ainsi, avec un plaisir inconnu de moi. Nous lisons de plus en plus vite, au cours de notre vie, nous avalons les phrases comme des gloutons, sans les mâcher, pressés que nous sommes d'en venir au sens, comme on en vient aux mains, et le sens se rit de nous, peu à peu, et nous asphyxie, nous rendant bêtes et maladroits, couchant les lettres et les mots comme les blés hauts sous l'orage, et nous interdisant de les récolter. Il faut perpétuellement en revenir à la lenteur et au déchiffrage, puisque les chiffres se mettent en travers du sens et du style, ou plus simplement des phrases, et qu'une virtuosité sans vertu prend toute la place sans qu'on y prenne garde. « Je suivis des yeux la direction vers laquelle il pointait son index. » Et je continue à lire avec mon doigt contre les mots, mon doigt qui touche les lettres en même temps que mes yeux. « Puis aussitôt je vis une femme nue sortir en courant de la salle de bain sombre. » On peut s'arrêter, quand on lit, séparer les phrases les unes des autres. On ne le peut pas, quand on écoute une sonate. Et l'on ne choisit pas non plus le tempo, la vitesse d'énonciation. « Elle n'avait même pas une serviette sur elle. C'était la danseuse. » C'était la danseuse. C'est à la fois une phrase du livre et une réalité charnelle. Si la danseuse était là, je pourrais la toucher de mon doigt, mes doigts seraient mes yeux, je la lirais lentement, je lirais toutes les phrases de son corps, à mon tempo. Largo appassionato. Je la lirais de toute ma vertu, de toute mon attention, mot à mot ; sa nudité serait une partition, un paysage sonore, un journal intime écrit pour moi seul, chiffré et déchiffré, plein de silences et d'accords inouïs, au style impeccable et innocent. 

Le dimanche, je pisse toutes les demi-heures. Un paragraphe, un vidage de vessie. Je ne sais pas d'où provient toute cette urine. On dirait que les mots fabriquent une quantité de déchets liquides invraisemblable. L'écriture diurétique, j'aurais au moins inventé quelque chose dans ma vie…

Un vrai journal ne devrait même pas avoir d'ambition littéraire, sauf à entendre cet adjectif dans un sens autrement plus exigeant que celui qui intéresse le monde des Lettres. Faire de la littérature, ici, est une faute de goût : la seule exigence est la vérité, et, certes, pour y atteindre, il faut des phrases parfaites. Je pense très souvent à mon ami Jacques, qui écrivait sans vouloir être publié, et qui m'avait montré des pages de son manuscrit. « Tout est vrai », m'avait-il dit, et ce tout est vrai, j'en comprends seulement aujourd'hui le sens profond. Sa langue était juste. Et c'était magnifique. Quel courage il faut ! 

J'ai regardé hier un court extrait d'une émission télévisuelle dans laquelle une jeune femme parlait de ses seins, qu'elle avait très gros (110 H). Je ne sais ce qu'il en est à la télé, mais ici, reproduit dans une vidéo déposée sur Facebook, un nombre ridicule de mots par elle prononcés était censurés, masqués par des silences qui rendaient difficilement compréhensibles les phrases desquelles ces mots étaient bannis. Je n'en revenais pas. Il semble bien qu'il soit désormais interdit d'utiliser les mots seinsfessespoitrineculsexefantasme, et même soutien-gorge ! Il va devenir très vite difficile d'aller à la boulangerie acheter une baguette de pain. Mais comme la langue s'est de toute manière appauvrie vertigineusement, et que les élèves qui sortent de l'école ne savent plus rien, n'ont de la réalité qu'une vision d'insectes lymphatiques, j'imagine que cela ne gênera personne. « Nous avions formé le projet de quitter Yugashima le lendemain matin à huit heures. » Dans quelques années, même cette phrase sera réservée à des philologues célibataires enfermés hermétiquement dans des laboratoires enterrés au quatrième sous-sol et entourés de barbelés. Il est possible qu'on manque d'eau, dans quelque temps, mais ce qui manque déjà, c'est la langue, et ceux qui savent s'en servir. Chiffrés, nous le sommes de bout en bout, c'est indéniable, c'est même le projet du Numérique, et nous le serons cent fois plus dans quelques années, quand la parole sera devenue l'ennemie publique numéro un, quand la parole, la langue, les corps et le sens du toucher seront définitivement mis à l'index, isolés et séparés de nous. Mais dans le même temps, nous sommes mis en pleine lumière, éclairés comme en plein jour même au cœur de l'intime, soumis constamment à la loi de la Transparence maximale. Nous avons livré tous nos secrets, tout est en permanence sur l'écran global, à la disposition de tous, et ce grand écart permanent nous rend fous. 

La GPA est promise à un grand avenir, nous le savons, mais c'est la LPA, qui va plus généralement s'imposer, la Langue Pour Autrui. Il faudra bien en passer par des spécialistes, pour commercer ou s'injurier, et ces spécialistes sont déjà à l'œuvre sur les plateformes numériques, ce sont les robots qui suppléent aux bouches closes et botoxées des poupées contemporaines qui s'agitent sur nos écrans en nous proposant leurs *** et leurs ****. 

Mais j'ai trouvé un délicieux beurre cru et je pense que j'ai encore le droit d'en parler, du moins jusqu'à la semaine prochaine. Bernard Gaborit, merci !

dimanche 23 avril 2023

NON

C'est l'histoire de ma vie. J'ai arrêté le piano parce que je n'étais pas assez bon. J'ai arrêté la composition parce que je n'étais passez bon. J'ai arrêté la peinture parce que je n'étais pas assez bon. Je vais sans doute arrêter d'écrire parce que je ne suis pas assez bon. J'aurai beaucoup arrêté, dans l'ensemble. Il ne me reste plus maintenant qu'à arrêter de vivre, parce que je n'ai pas été assez bon dans cet exercice — et là, c'est indiscutable : j'ai toutes les preuves. 

La seule chose qui pourrait contredire un peu cet état des lieux est que ce que je vois autour de moi n'est pas très bon non plus, très loin de là. C'est même assez mauvais, dans l'ensemble. Il y a bien sûr quelques notables exceptions, que tout le monde connaît, ce n'est pas la peine d'y insister, mais dans l'ensemble, encore une fois, le niveau est assez catastrophique, parmi les publiés et les exposés (à tous les sens du terme). J'en ai quotidiennement des dizaines d'exemples, il suffit d'allumer la radio ou de lire quelques extraits de ce qui se publie de nos jours pour en être convaincu. Mais est-ce une raison ? Est-ce parce que les autres sont mauvais qu'on devrait avoir le droit et même le devoir de se faire publier ? Non, bien sûr. C'est seulement un tout petit peu rageant tout de même. Quand on fait lire ses petits machins, on est très exposé, figurez-vous. Les réactions, ou les absences de réaction sont tellement parlantes, tellement signifiantes, comme on disait dans ma jeunesse ! À elles seules, elles suffisent à nous donner l'envie pressante de baisser les bras, d'« arrêter les frais ». Tout cela est si ridicule… Toutes ces nanas (car il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes, comme par hasard) qui sont aujourd'hui invitées à la radio ou à la télé pour parler de leur livres nous donnent un avant-goût très puissant de l'enfer de médiocrité arrogante dans lequel nous sommes invités à planter nos crocs émoussés. Comment peuvent-elles, comment peuvent-ils ? Voilà ce qu'on se dit à chaque instant. Comment est-ce possible ? Comment peut-on décemment penser qu'on a le droit de publier des textes aussi misérables, aussi convenus, aussi soumis à l'esprit du temps et à sa langue, aussi peu exigeants ? Ah, on peut dire qu'elles nous épatent, ces inconscientes, que leur absence totale de vergogne et de lucidité nous en bouche un sacré coin ! Toutes-et-tous, elles-et-ils n'ont pas le moindre doute : ils sont légitimes. Ils peuvent être pianistes, compositeurs, peintres, écrivains ; c'est tout naturel, pour eux. Nadia Boulanger, elle, demandait à ses étudiants de connaître par cœur tous les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il y a quarante-huit préludes et fugues dans les deux livres du Clavier bien tempéré. Dans l'édition Henle, cela représente 259 pages. Et non seulement ça, mais elle leur demandait en plus de connaître chaque voix individuelle de chaque fugue (il y en a jusqu'à cinq par fugue) et d'être capable de reconstituer de tête la fugue en question à partir d'elles ! Autant dire que des étudiants comme ceux-là n'existent plus aujourd'hui. Yvonne Loriod demandait à ses élèves de savoir jouer l'intégralité du Clavier bien tempéré (c'est déjà beaucoup moins difficile) et les trente-deux sonates de Beethoven (l'ancien et le nouveau testament). Voilà ce qu'il y a peu encore on considérait comme le minimum. Ça ne vous octroyait pas le moindre talent, bien sûr, mais au moins vous aviez une tête bien faite, et c'était un préalable indispensable. Ces exigences feraient rire, aujourd'hui, on bien les considérerait-on comme des résurgences malvenues d'un nazisme culturel qui ne dit pas son nom. 

On devrait féliciter les artistes qui produisent une non-œuvre, ou ceux qui non-produisent des œuvres. Ce sont eux, les grands héros de notre temps ! Ceux qui s'abstiennent. Ceux qui évitent la publication, le public, la publicité, la bien nommée renommée de ceux qui désirent être nommés deux fois, une fois par leurs parents et une fois par la rumeur, une fois par le sang et une fois par l'image. Mais, à ceux-là, personne ne songe à rendre hommage, bien entendu. Ils sont les oubliés définitifs, ils sont le terreau négatif qui donne à la lumière le pouvoir de sculpter les figures graves et satisfaites des œuvres positives. Ils sont morts avant que d'être nés, et c'est leur mort qui permet aux vivants de se réjouir de ne pas encore disparaître dans le tombeau. On ne les estime pas, et ce n'est pas qu'on les mésestime, c'est que l'estime ne se lève jamais sur leur horizon. À ce calcul approximatif, ils sont déclarés en découvert, leur solde est négatif ; le commodore a beau tourner le gouvernail en tout sens, il ne rencontre que vents contraires — aucune voie ne s'ouvre dans les flots gris qui sont autant de murs infranchissables. Il n'y a que leur mort réelle et définitive qui puisse parfois apporter quelque sens à une existence qui en manque absolument — c'est dans l'oubli éternel qu'ils espèrent un regain d'affection, ou seulement d'attention. Leur opacité est leur seul bien tangible, ils s'y accrochent comme à une main tendue sortie de nulle part. Les prend-on en photo que le cliché est flou, raté, sous-exposé, inutilisable, impubliable. Alors dans la solitude ils écoutent la voix lumineuse d'une Barbara Schlick, et rêvent qu'ils sont portés eux aussi dans l'ardeur de l'astre de vie par la grâce furtive d'un avantage indu, d'un malentendu loufoque. Ils avancent ainsi, de rêve en rêve, jusqu'au monde des opinions, qu'ils observent du dehors, prudemment, dont les roucoulades nacrées leur parviennent par bribes merveilleuses comme nous parvient la lumière des étoiles mortes depuis longtemps, ces noms brûlés déposés dans le ciel. Car les hommes n'apprennent rien, ils ne savent que mal servir les morts, ils n'existent réellement que dans le temps où il est trop tard, ils s'éveillent quand il est celui de dormir, comme des assoiffés qui se sont gavés de sucreries ; ils se croient immortels quand ils ont le sang déjà aigre et ils se plaignent de l'abîme quand la vie les traverse de part en part. Il faut dire une messe pour eux, ceux qui pleurent sans savoir pourquoi, ceux qui se réveillent à l'aube d'un dimanche ensoleillé avec l'envie de remonter à la source, à l'introuvable source du désir, ce désir qu'ils ont piétiné de fureur parce que leur regard ne rencontrait que des phrases vides et des grimaces. 

Les publiés d'aujourd'hui sont avant tout des gens pour qui la publication (la notoriété et la petite gloire qui l'accompagne) est l'essentiel. On n'écrit plus pour écrire, ou parce qu'on a quelque chose à dire, on écrit pour être publié. Cette perversion, ou sa version paroxystique, date vraisemblablement des années 80 du siècle dernier (années où la publicité est passée sans vergogne sur le devant de la scène, poussant dans les coulisses ceux qui la tenaient comme on pousse les vieux restes d'un repas à la poubelle), mais, depuis une ou deux décennies, elle a pris une ampleur qui ne laisse aucun doute sur sa féroce tyrannie. Tous les artistes et tous les écrivains ont toujours eu un besoin impérieux de se faire connaître et reconnaître, certes, mais ils avaient jusque là le souci, plus ou moins marqué, plus ou moins délibéré, plus ou moins innocent, de dissimuler ce vice infect sous l'éclat des œuvres qui les rachetaient un peu

La vitrine… Il n'y a que ça qui les fait mouiller. La littérature n'a pas toujours été pur prosélytisme pour soi-même enrobé de sucre et d'égards malsains pour la cité, ou bien si ? Je l'ignore. Je n'aime plus la littérature. Commençons par plonger madame Yamilah dans un état hypnotique et demandons-lui son avis sur la question. Madame Yamilah a la tête qui lui sort par les yeux, le sang qui bout, elle voit Jack Lang, un verre de champagne à la main, qui roule une pelle à la Culture et à la Presse, elle veut fuir cette orgie mais toutes les issues sont murées par des écrans géants qui trépignent en cadence jusqu'à l'assourdissement. Il y a longtemps que je n'avais pas pleuré autant. Je monte le volume de la Messe en si, je ne veux plus entendre mon cœur. Mais cette église, là, était-elle aux normes ? La poésie ne doit pas être l'écume du cœur, vous en êtes sûrs ? C'est déjà pas si mal, c'était, qu'on la recueille précieusement, celle-là, comme on éclaircit un bouillon dont l'aspect est bien moche. Victor Hugo, ou Flaubert ? Nous tournions entre la folie et le suicide. Flaubert, sans hésiter. Madame Bovary pour cinq cents francs, quand Hugo vendait son roman (son opus, comme dirait Arnaud Laporte) pour trois cents mille francs — il avait déjà les funérailles nationales en tête : Le BTP ne désarme jamais, Bernard Arnault ne dort que d'un œil, ses collections enflent comme une tumeur, comme une rumeur, les grands sentiments font les grandes réussites, dès lors qu'on sait en faire la réclame, tout est sur le visage et la nature morale a horreur du vide, elle doit constamment s'observer dans le miroir, se tâter le muscle et vérifier que le courant passe, c'est sa mesure — c'est ainsi que les vies vont à l'enflure : les mains sales ont les gants plus blanc que blanc, la vocifération ouvre la voie, les rhinocéros passent en convoi et les prudents s'écartent, gênés autant qu'intimidés. La gangrène par en-dessous ne dérange que les odorats trop sensibles. On peut rire, bien sûr, mais on rit seul. Quand je pense qu'on naît, qu'on meurt, qu'on se réjouit, qu'on s'afflige, qu'on travaille à toute sorte de métiers, qu'on est très occupé… Très occupé… Trop sans doute pour entendre. Les sourds ont des mines sérieuses, parce qu'il faut être sourd pour être sérieux, il faut s'occuper à réussir, et à le faire savoir, il faut en être, il faut influencer, c'est un métier, il faut être du bon côté de l'écran. Que c'est bête, bon dieu, que c'est bête ! La solitude, c'est le vide, c'est la torture du plaisir sans limite, c'est le rire incarné qui se retourne dans la chair, la solitude est aussi inhabitable que les larmes, qu'un paradis d'où seraient chassés tous ceux qu'on a aimés. Moi aussi j'ai eu vingt ans vous savez ! Moi non plus je n'ai pas eu le temps — et je ne l'ai plus non plus. Je suis enterré vivant mais ma tête dépasse et je vois les mollets des femmes. C'est beau mais elles passent trop vite. Elles sentent l'iris, le mimosa, les genêts et le lilas, l'herbe coupée, le foin et la sueur, il aurait fallu ne rien dire, ne rien voir, et surtout ne pas entendre leurs voix et ne pas les croire, mais la poésie est un maître tyrannique ; vivre sans elle ne nous a pas semblé possible. Je dis “poésie” par pudeur (et surtout par prudence). 

Regardez-les, un verre de vin et un cigare à la main, autour de deux jolies femmes. Mais pourquoi donc font-ils tous exactement la même chose ? Elle a la bouche pleine de dents mais ne sait pas enflammer son allumette, la péteuse. On l'a mise en vitrine et elle se régale ; on n'a même plus besoin de les rétribuer, ces connasses. C'est toujours ça de pris, semble-t-elle se dire. De quarts d'heure de télé en quarts d'heure de radio, il faut occuper le terrain. C'est l'interminable guerre du dégoût, jusqu'à saturation. Tout peut arriver… même rien. Nous y sommes. Alors on peut en venir à aimer la guerre et le massacre, seulement pour entendre un autre son, une autre musique, des paroles moins convenues, ou au moins pour en avoir l'illusion un instant, pour oublier un peu les vitrines des libraires et le sale boniment moral. Il n' y a pas grand-chose entre la Messe en si et le vacarme, entre la haine pure et la sainteté, et ce pas grand-chose, c'est encore trop. 

Je suis frappé, comme souvent, de constater que la langue française nous offre avec constance une carte très précise du sens tel qu'il s'entend chez les parleurs innocents : lourds et sourds peuvent très souvent s'échanger leurs effets, sans dommage pour la vérité. À une lettre près, ils disent la même chose, et ce rapprochement des deux signifiants est en lui-même un autre signifiant, terriblement sonore dans son mutisme apparent. Céline nous disait : « Ce qu'ils sont lourds ! », et moi j'entends : « Ce qu'ils sont sourds ! ». Depuis que je suis enfant, je souffre de cette affection, qui est ma plus tenace malédiction : on me met (ou je me mets) toujours face à des gens qui n'entendent pas, et je ne comprends pas qu'ils n'entendent pas, ou qu'ils n'écoutent pas. Je voudrais savoir pourquoi. Qu'ont-ils donc à craindre ? Que redoutent-ils d'entendre ? Eux-mêmes ? Car notre parole, lorsqu'on parle, fait surgir la voix de l'autre ; c'est comme un écho qui atteste de la présence : il y a un inévitable retour. Nous ne sommes pas seuls. 

Sans doute ai-je toujours eu peur d'être abandonné. Mon plus ancien cauchemar est un rêve dans lequel je suis sous l'eau, dans une rivière transparente qui me montre avec une clarté cruelle ma mère tranquille en train de ratisser le gravier du jardin. Il fait beau, c'est l'après-midi. Les formes sont parfaitement dessinées, d'une main très sûre. Et je crie pour appeler ma mère qui bien sûr reste imperturbable, affairée bêtement à une tâche qui me paraît aussi familière qu'absurde. Non seulement elle ne comprend pas ce que je dis, mais surtout elle semble ne pas l'entendre. Rien dans sa physionomie ne montre que ma voix porte. De quoi est faite cette eau qui nous éloigne des autres, qui nous tient enfermés en nous-mêmes ? Je crois que ceux qui aiment sincèrement la musique ont éprouvé cette terreur, car elle seule, la musique, peut nous faire sortir de cette prison, dans l'instant qu'elle advient. Au moment où j'écris ces lignes, une magnifique pie vient tout près de moi, qui resplendit dans le soleil. Elle ne fait aucun bruit, elle qui peut en faire tant quand elle s'avise de pérorer. Elle aurait pu me dire tout ce qu'elle avait sur le cœur : par exemple que le ciel est orange, ou vert, ce que personne ne voit, que les champs autour du village sont recouverts d'un voile qui l'empêche de s'y reposer, que les parfums des chemins au printemps la rendent folle, et qu'elle doit voler très haut pour ne pas raconter tout ce qu'elle sait des hommes. Elle aurait pu me parler, et je l'aurais écoutée, mais elle sait que moi non plus je n'ai d'oreilles qu'au dedans de moi et qu'elle perdrait son temps. « Ce qu'ils sont sourds ! » pensent des hommes tous les animaux. Pour ma pie, je ne suis qu'un homme parmi les autres ; je peux, au mieux, écouter Bach ou Albeniz, mais je suis sourd à tout le reste. La réalité est infiniment plus grande que nos sens, et notre clavier est si pauvre qu'il nous impose de faire intervenir la Science pour décrire ce qui nous entoure, preuve absolue de notre infirmité. Le silence des bêtes, par moment, quand nous parvenons à faire taire notre lancinant babil, nous laisse entrevoir la parfaite complexité de l'univers. 

La mauvaise littérature est affaire de conviction, elle manque de silences et d'effroi dans ses phrases, tout est rempli, comme les prosélytes ont l'esprit rempli de vérité, tous les embranchements sont déjà inscrits sur la carte, la signalisation est très claire, les balises clignotent et parlent haut. C'est sans doute ce qui la pousse à vouloir être très-visible, car l'image comble ceux qui en sont avides. La mauvaise littérature est imperturbable car elle sait à l'avance ce qu'elle doit entendre, et donc ce qu'elle peut dire. Nous n'avons avec elle aucune conversation réelle. Elle parle toute seule, elle vit dans un milieu stérile, à l'abri des bactéries et des virus dont elle se croit menacée. Tous les fleuves du monde, tous les vents, tous les océans, toutes les bêtes et tous les poèmes l'observent de loin, comme un monument sans fenêtres qu'il vaut mieux éviter, mais rien n'entame son aplomb de plomb. Elle a le nombre et la publicité pour elle, et la télé, et la statistique, et la rumeur, et la renommée, et la puissance de l'autorité rassurante. La mauvaise littérature est tout entière dans le « live », dont ils raffolent tous, qui à l'envers se lit « evil », le mal, elle colle à la vie comme le sparadrap à la plaie, le sparadrap qui prétend empêcher le mal alors qu'il ne fait que le recouvrir. Ils veulent être vaccinés, ils veulent traverser l'art sans une égratignure, en continuant de penser ce qu'ils pensent, en continuant de vivre comme ils vivent, ils veulent rester moraux jusque dans la lecture, ils veulent être préservés et innocents. Nous avons lu pour nous faire du mal, et c'est bien ce qui est condamné aujourd'hui. Je ne vois pas comment un véritable écrivain pourrait aujourd'hui ne pas s'autocensurer. Il sait que sauver l'humanité n'est pas de son ressort et que ceux qui s'en vantent sont des assassins en pantoufles ; il est irréconciliable, ce qui rend sa parole presque impossible : il ne peut pas parler librement, il est trop seul pour cela. Il n'a de refuge qu'en lui-même et ses phrases — autant dire qu'il est nu comme un nouveau né. Tous ceux qui parlent en meute sont protégés par elle mais ont les jarrets coupés et des mains d'automate, car leurs phrases sont déjà écrites à l'avance (elles s'écrivent toutes seules) : on les voit venir de loin, tenus serrés par l'image et la bouillasse éditoriale. En cour, ils sont aussi interchangeables que des secrétaires d'État ventriloques : quel que soit le remaniement ministériel du jour, leur dialecte pasteurisé et veule aura le goût de l'industrie, tous ils parlent depuis leur filière ; on a l'impression qu'ils n'ont pas vu la lumière du jour depuis leur naissance, et que leur étable sonorisée est le seul monde qu'ils connaissent. Ce qu'ils prennent pour la morale est l'ensemble des règles que leurs chefs-produit ont édictées durant leur dernière réunion marketing. 

La mauvaise littérature est avant tout affaire d'oreille, ou plutôt d'absence d'oreille. Et comme l'absence d'oreille est le signe distinctif essentiel de notre époque, il est parfaitement normal que nous vivions dans une société post-littéraire. Un des signes les plus patents de ce manque d'oreille est la sensibilité (ou plutôt l'insensibilité) aux scies langagières, ce venin sucré. Je le remarque quotidiennement. Les rares personnes qui font état de leur allergie aux scies de la parlure contemporaine le font toujours avec un retard considérable. Quand elles prennent conscience d'une de ces horribles rengaines, on peut être certain que celle-là a déjà deux ou trois ans d'âge. Durant ces deux ou trois années, ces gens sont restés complètement sourds. À chaque fois que j'ai pointé une nouveauté en ce domaine, on m'a répondu par des exemples complètement hors d'âge. C'est un peu comme si, aujourd'hui, quelqu'un s'avisait soudain qu'on dit beaucoup (peut-être même exagérément) « c'est vrai que ». Pour en revenir à la musique, je suis très frappé de voir qu'il est devenu impossible d'affirmer tranquillement (par exemple) qu'un Thomas Enhco est une nullité caractérisée. Essayez, vous verrez quelle levée de bouclier vous allez susciter. Il y a encore trente ans, la question ne se serait même pas posée. Aujourd'hui, on va vous demander des preuves de ce que vous avancez. Mais quelles preuves pourrait-on apporter à des sourds ? Si je leur dis qu'ils sont sourds, ils vont hurler au fascisme. Alors je ne dis rien. C'est le fait même de devoir en parler, qui est extraordinaire ! C'est le fait d'avoir à prouver que le ciel est bleu, qui devrait faire dresser les cheveux sur la tête ! Sans doute vivent-ils dans un monde dans lequel le ciel a cessé d'être bleu, et c'est moi qui suis en retard. 

Ce qu'il faut, c'est dire NON. Mais ce n'est pas facile, de dire non, quand on veut tellement que les autres nous disent oui. J'ai beaucoup écouté Federico Mompou, depuis quelques jours. Il m'aura fallu soixante ans pour être capable d'aimer cette musique qui, il y a trente ans, me paraissait trop simple, pas assez composée. La vie est compliquée. Mes goûts ont changé, mais finalement pas tant que ça. Au-delà des spectaculaires volte-face et reniements, il me semble que le fond est resté assez stable, heureusement. Mompou était là depuis longtemps, mais un surmoi tyrannique me retenait. À lui je ne veux plus dire non. Je me retrouve tellement dans cette manière d'improviser. Où sont passées toutes ces centaines d'heures (ces milliers !) passées à improviser ? Qu'en ai-je fait ? J'ai jeté toutes les bandes magnétiques qui en avaient gardé la trace. Dommage. C'est fou tout ce que j'aurais jeté ! Arrêté. J'aurai passé ma vie à dire non. D'ailleurs ma mère m'appelait « Monsieur Non », quand j'étais enfant. Plutôt mort que sympa… Ça ne rend pas la vie facile, je vous assure. Il me semble que lorsque je serai mort il ne subsistera rien de moi. Aucune trace. Tout à fait comme si je n'avais jamais existé. Ci-gît l'Absent. Le non-advenu. Sur ma tombe : rien. C'est trop simple, d'aimer. Ou alors c'est beaucoup trop compliqué. On verra ça après la vie. 

Ma voix ne porte pas. — C'est un constat. Je n'aime pas les gueulards. 


jeudi 16 mars 2023

Infinis

Neuf fois et demie sur dix, je dépose ici des textes dont je sais parfaitement qu'ils ne sont pas finis. Je les dépose juste avant que d'en arriver au point central, à leur centre de gravité, à ce point qui donne accès – c'est en tout cas ce que je crois – à l'essentiel d'un texte. Et alors je les publie, vite, je m'en débarrasse, comme si j'avais peur de ce que j'allais trouver – ou ne pas trouver –, je les donne à lire, comme si la lecture d'autrui me soulageait, m'évitait le pire (chercher ?). Ce n'est pas une figure esthétique, je ne le fais pas dans l'espoir d'obtenir un effet (d'inachevé, d'ouverture, de fragment…) qui serait bénéfique au texte lui-même, pas du tout, c'est une fuite, c'est un échec. Je ne vais pas au bout. Je porte l'eau à 95° mais je retire la casserole du feu juste avant que l'eau ne bouille. Il est possible que je ne fasse cela que parce que je sais qu'alors le texte changerait de nature, passerait d'un état liquide à un état gazeux. Et qu'il faudrait alors le suivre, aller là il veut aller…

Il arrive aussi que je laisse un texte "en l'état" parce que mes capacités intellectuelles m'interdisent de poursuivre, même si je sais que je ne suis pas allé jusqu'au bout de mon raisonnement. On me dira qu'alors je ne devrais pas le proposer à la lecture, et je suis tout à fait d'accord avec cette critique. Cependant c'est ce que je fais. J'attends peut-être un miracle ? Que la lecture par autrui de ce texte provoque quelque chose en moi ? C'est arrivé. Mais la plupart du temps ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le texte "publié", même inachevé, devient autre chose qu'un brouillon qu'on laisse dans un tiroir. Il acquiert une sorte d'autonomie qui lui fait dire autre chose que ce pour quoi j'avais commencé à l'écrire, et je me dis alors que sa nouvelle vie me donnera envie d'y revenir. Ce n'est pas toujours le cas, loin de là. 

(…)

dimanche 11 septembre 2022

Restez chez vous !



J'ai un peu honte de faire ça, mais je ne résiste pas au plaisir de copier la belle critique de Pascal Adam, dans Profession-Spectacle

« Puisque c’est, comme disent les représentants de commerce, la "rentrée littéraire", parlons d’autre chose. De Luna, de Georges de La Fuly, par exemple, qui ne s’achète que sur Amazon. Luna est morte et l’auteur n’en fait pas le deuil, il ne veut pas, peut-être même se doit-il de ne pas. "On ne tient jamais parole. Malgré toute la volonté vraie, sincère, profonde, on va faillir au moment important, c’est écrit. L’homme est maudit. On ne peut pas compter sur lui. Même pas moi ! Mais tu seras vengée car moi non plus je n’aurai personne quand l’heure sera venue. Le faux salaud se transforme vite en vrai martyr, abandonné lui aussi, sur son bout de carton souillé, c’est la seule consolation, celle que chacun veut ignorer absolument." Je ne suis pas certain que La Fuly ait cherché un éditeur ; il a bien fait, gagné du temps et peu perdu en publicité. "Le bleu des montagnes avait cette tonalité schubertienne qui pousse les êtres à se taire définitivement parce qu’ils savent que personne ne sera là au moment crucial. Il n’y a pas de port d’attache." Pour être bref et plat, je dirais que Luna en textes serrés parle d’amour, de solitude et de musique ; ce qui serait presque banal, s’il n’en parlait profondément, jusqu’à l’insupportable, dans des pages souvent extraordinaires ; si ces trois choses-là n’étaient pas si intimement liées, à s’en confondre, à en former la vie même, mort incluse. Le temps et lui seul peut-être a composé ce livre dont chaque texte est soigné, précis, osé, éreintant, intelligent, agaçant parfois, émouvant à pleurer, plein de motifs qui reviennent aussi quand on ne s’y attend pas ; ou plus. "Tu es morte dans mes bras. J’ai vu tes yeux jusqu’à ce qu’ils ne voient plus, et même au-delà. Nous avons respiré ensemble jusqu’à ton dernier souffle. Ne pouvant aller de l’autre côté avec toi, je me suis arrêté au seuil, effaré de constater que mon souffle continuait, que mes yeux voyaient encore, éblouis par la lumière sombre qui émanait de ton corps quand tu l’as quitté." » 


mercredi 31 août 2022

Et l'aigreur ne suffit pas à combler les trous

Ils suivent un ordre chronologique, et pourtant décousu, puisqu’ils sont animés par les caprices de la mémoire, « cette chose diabolique et vicieuse, en même temps que le plus délicieux des poisons ». Manifestant un rejet du monde moderne, ils produisent sur le lecteur un effet indéniable d’exotisme, souvent cocasse (« J’ai connu l’époque où les promoteurs envoyaient des types casser les chiottes communs dans les immeubles »). On y croise Glyne, la tante de l’auteur, et des quartiers, la place des Vosges, des musiciens, des femmes, l’érotisme diffus qui fut propre aux grandes villes, et des réflexions sur l’évolution de la capitale.

On lira notamment de belles pages sur la figure de la bourgeoisie provinciale, touchante, naïve et empruntée, comme on ne la rencontre plus guère. Ainsi, la mère de l’auteur voit les ouvriers, dans sa petite ville, comme « des individus » ; à Paris, ils sont « une armée ». De la même façon, elle porte en semaine des fourrures qu’elle n’aurait pas portées chez elle. Plus généralement, c’est la figure de l’artiste de province qui passionne le lecteur. On a presque oublié l’aimant que constituait la capitale pour les jeunes gens ambitieux, ou seulement curieux. Ils s’y trouvaient mêlés à un monde infiniment plus riche et excitant que ce qu’ils avaient connu. L’indifférence, l’anonymat, la foule, la vitesse, que, revenus chez eux, ils prétendaient détester, constituaient au contraire « un plaisir inconnu qui les gris[ait] et dont peut-être ils [avaient] peur ». Aussitôt revenus dans leur petite ville, la sensation d’étouffement les reprenait en effet. (On recommande particulièrement le chapitre sur la « distance », « cette impression singulière », qui distinguait Paris de la province, non « pas seulement une matière temporelle », mais « une doctrine de l’espace ».)

Que trouvait-on à Paris d’exaltant ? La richesse artistique et culturelle, bien sûr, mais surtout la liberté, la surprise des rencontres et la possibilité des amours. C’est ce que l’auteur resserre dans une belle formule : Paris permettait d’« embrasser la carrière de l’occasion ». Chaque jour, au réveil, on se disait : « C’est sans doute pour aujourd’hui. Quoi ? On ne le sa[va]it pas, et c’est pour cette raison qu’on [voulait] être là, être près de l’occasion, être dans le cercle magique des heures qui les contient toutes. »

Il y avait la flânerie aussi (« Errer est humain, disait Victor Hugo, flâner est parisien »), morte, remplacée par la visite : il n’y a plus de province, il n’y a plus de flâneurs, il y a des TGV et des touristes. Paris, en général, est mort, dit l’auteur, non sans amertume. Tout y « est faux, bavard, folklorique au plus mauvais sens du terme, sous verre, sauf la violence qui elle est bien réelle », une ville pour « amateurs de Fred Vargas et de John Adams ». Il date de la guerre dans l’ancienne Yougoslavie la fin du Paris qu’il a connu, « comme si ce qui se passait à l’est de l’Europe avait sournoisement donné le coup de grâce à l’Europe de l’ouest […], comme si Sarajevo avait poussé Paris hors de l’histoire ». C’est ici, d’ailleurs, que l’on aurait aimé que l’auteur s’explique : ses intuitions s’arrêtent parfois trop brutalement, et l’aigreur ne suffit pas à combler les trous. C’est aussi la limite de ce type de livre, constitué de textes épars, qui auraient gagné à être agencés et approfondis, pour mieux servir des pages souvent singulières, toujours remarquables.

 Raphaëlle Dos Santos, dans Culture 31



Sur Amazon

dimanche 31 juillet 2022

« On est toujours inférieur à cet amour-là. »

Raphaëlle Dos Santos, sur Luna.


« C’est un livre singulier, comme tous les livres devraient l’être, sans doute. Le lundi 10 septembre 2001, à la SPA d’Aix-en-Provence, un homme adopte une chienne de quatre ans, ou presque, Luna. Peu à peu – l’homme confesse ne pas être un « rapide » –, l’amour pour cet animal deviendra, pendant neuf ans, incomparable, « inconditionnel », comme on dit.

« L’auteur, Georges de La Fuly, tient un blog où il publie les textes les plus variés, sur la musique, le langage, les mœurs et la politique, parfois savants, toujours pertinents, souvent déroutants et beaux. De ces milliers de textes, il a donc extrait tous ceux qui parlaient, directement ou en creux, de sa chienne, Luna.

« C’est un livre qui sait d’abord très bien tenir son lecteur à distance. « Aurions-nous réussi à nous débarrasser de nos derniers lecteurs ? C’est possible mais il ne faut pas crier victoire trop vite. » L’auteur retarde donc l’entrée dans son sujet. Comme il n’a pas envie de le ménager, ce lecteur qui a le front de le lire, il prend du plaisir à le perdre, à jouer à s’en « débarrasser », à ne pas lui expliquer les références de chaque texte, leur situation dans le temps. Mais le lecteur jouit aussi de se laisser dérouter, en suivant le narrateur dans ces morceaux qui finissent par former un ensemble cohérent, dont le sujet est à la fois flottant et précis.

« Il est flottant parce que l’on ne peut pas décrire directement l’amour. Ce serait décrire le bonheur, ou le bleu du ciel. On ne peut pas décrire l’amour, surtout celui, déraisonnable, que des chiens portent à leur maître. On est toujours inférieur à cet amour-là. On n’est pas digne d’être tant aimé. L’auteur confesse d’ailleurs sa « honte » d’écrire sur cette bête, et sa mort, parce qu’il sait le bénéfice moral que l’on peut en tirer : « Quand on perd un “proche”, on devient une sorte de petit héros ridicule. »

« On ne peut pas décrire cet amour, mais on peut en parler par défaut. Quand on reçoit l’e-mail d’un salaud, par exemple : « Condoléances pour le clebs. » Et c’est en cela que le livre est précis : il décrit les salauds, qui rendent, a contrario, l’harmonie entre Luna et son maître saisissante. Le livre est donc précis, et varié. Certains textes sont hilarants (comme le « Mario hommage », détournement du « mariage homo »), d’autres tragiques. Surtout, ils sont remplis d’intuitions, de fulgurances, sur la mémoire, sur la morale, sur la parole : « Le fond du langage humain vient du sacrifice animal. […] Sacrifice de la parole en échange de quoi il a la bonté. »

« Mais l’auteur sait aussi parler directement de sa chienne, avec simplicité, de ses odeurs, de ses couleurs, de ses poses, de sa façon d’asseoir l’autorité de son amour en s’installant sur les genoux de son maître. La vie de Georges de La Fuly, d’ailleurs – le lever, le coucher, l’heure des repas, la façon de conduire la voiture –, finit par se reconstruire autour de celle de Luna, de même que la mémoire de l’auteur se reconstruit autour de la mort de sa chienne, et de son refus de l’effacer :

« « On me dit que je dois “prendre un autre chien”. Mais je ne veux pas, moi, prendre un autre chien. C’est Luna qui m’avait pris, moi je n’avais fait qu’être sur son chemin à un moment où personne ne s’y trouvait. Je veux garder mon chagrin intact car c’est tout ce qui me reste d’elle. Et puis, “prendre un autre chien”, cela signifierait que Luna était un chien comme les autres […]. Mon cœur est petit, il ne peut accueillir ni éprouver beaucoup d’amour, il est condamné à se limiter à quelques cas, très peu. »

« Et cet amour continue, par-delà le trépas, puisque Luna, dit l’auteur, « a traversé la mort pour me rejoindre et c’est un miracle que j’aie été au bon endroit pour la retrouver », et composer avec elle ce livre qui éblouit autant qu’il serre le cœur. »

lundi 18 juillet 2022

« Comme la vie sait nous humilier. »

« Surtout, prévenez-moi, hein, le jour où vous publierez un livre ! Car je serai votre premier lecteur (votre première lectrice) ! » Ils ajoutent même parfois : « Et je vous ferai de la pub ! »

Et nous, naïfs comme nous le sommes toujours, nous les prévenons (d'autant plus qu'avec l'autopublication, c'est le seul et unique moyen de faire savoir qu'un livre est publié, puisqu'il ne sera ni en librairie, ni dans la presse, ni annoncé nulle part). Et nous nous apercevons à notre grande honte qu'à notre piteuse annonce (car c'est une humiliation de faire sa propre publicité, mais comment faire autrement ?), il n'est même pas répondu. 

Étaient-ils donc obligés de nous faire ces déclarations ? Non, bien sûr. Nous n'avons rien exigé du tout. Ce n'est certainement pas nous qui avons demandé quoi que ce soit. La première de toutes les bêtises est de croire à ce que disent les autres. Je crois même que c'est la mère de toutes les bêtises. On dit parce qu'il faut dire, ou plutôt parce qu'il est impossible, à un instant T, de ne pas dire (telle chose). La chose proclamée n'est là que pour combler un vide, pour dire à celui qui écoute la proclamation : « Je suis là. C'est moi qui suis en face de vous. Comptez avec moi, s'il vous plaît. Prenez-moi dans votre imagination. J'existe. Mon corps n'est pas seulement mon corps. Mon corps est habité par un être qui vaut bien le vôtre. Vous ne me ferez pas disparaître par le seul effet de votre existence. »


mercredi 6 juillet 2022

Luna sur papier

 


« Nous voulons continuer à vivre, et pour ça, il faut continuer à mentir. Mentir sur tout. »


Grâce à Quentin Verwaerde et aux éditions de La Fuly, ce livre est enfin publié

mercredi 11 mars 2020

Amer


Tout ce qui est est amer. On ne peut pas être pessimiste. Ça n'existe pas, le pessimisme. Comment être pessimiste alors qu'on est mortel ? Tout ce qui n'est pas amer n'est pas. Le sucre est une parodie. 

Je ne me lasse pas d'écrire ce mot : « amer ». À mère, arme à la mer, rame, âme, erre, chère âme, aime ton errance amère, depuis la mère jusqu'à la mer infinie qui t'engloutira et te rendra à la mère originelle.

Qu'y a-t-il, entre soi et Dieu ? L'amertume. Qu'ai-je aimé, en dehors de « la bonne chair » ? Rien. Rien et la musique (mais il y a de fortes chances que ce soit la même chose). Ah si, j'ai aimé le non-travail. C'est le non-travail qui permet à l'homme de comprendre un peu sa vie. La journée, quelle trouvaille ! Le soir, le matin, les heures… Les repas. On confectionne méticuleusement sa journée. L'amertume des secondes, des minutes, l'amertume qui devient joie, qui devient soleil. Lumière de l'amertume. Vous n'avez pas assez d'amertume en vous pour que je vous prenne au sérieux. Vous êtes au service d'une idée, ce qui est abject. Ridicule grandiose. Publicistes. Professionnels (comme on dit d'une pute que c'est une "professionnelle"). Si l'on a vraiment du caractère, on disparaît, on rate, on (se) barre. Le sucre de la publication. La poisse. Argumenter, voilà l'ordure. L'amer est le contraire de l'argument. L'amer fouette le sang et redresse l'âme. Je ne connais rien de plus abject que le "marketing". Monter sur une chaise, alors qu'il faut avant tout se débarrasser de soi-même. Dès qu'on parle, on est bête, dès qu'on écrit, on est banal. Écrire, c'est jeter son sperme au vent. Poisse, poisse, poisse. Argument-purée. Sucre synthétique. Compromis. Discrédit. Vide. Vite !

L'être se tient dans l'amer. Écrire vide l'amer de l'être. Il ne reste plus qu'un morceau de sucre tout poisseux. Regardez-les, les écrivains ! On voit sur leur visage les rigoles faites par la fonte des phrases. S'ils vous embrassent, ça colle. Les livres sur les tables des libraires sont des morceaux de sucre emballé. L'amer est la seule arme dont nous disposons, entre l'aube et le crépuscule. Il y a dans l'amer un à-quoi-bon qui se rebiffe contre lui-même.

Journée vide. Prière amère. Action rituelle des ancêtres, à quatre mains. Marche en silence. Obstination. Aller. S'enfoncer toujours plus avant dans l'amer. 

dimanche 24 novembre 2019

Pour rire



— Je ne comprends pas pourquoi les éditeurs ne veulent pas de moi.

— Moi non plus.

— Je pourrais peut-être leur envoyer un manuscrit ?

— Ah non, quand-même pas !

— Je disais ça pour rire…


lundi 29 avril 2013

À l'index de travers





On vient de recevoir par la poste un livre de 520 pages imprimé en France par CPI Bussière à Saint-Amand-Montrond (Cher) en avril 2013. La photocomposition a été réalisée par Nord Compo, à Villeneuve-d'Ascq. L'ouvrage est composé en Caslon. L'éditeur (Fayard) utilise des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issu de forêts qui adoptent un système d'aménagement durable. L'éditeur attend en outre de ses fournisseurs qu'ils s'inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. La date du Dépôt légal est : avril 2013 et le numéro d'impression : 2002329. Le numéro ISBN est le suivant : 978-2-213-67082-9. L'ouvrage est vendu au prix de 34 euros. 

On n'est pas complètement certain de ce qu'on avance, mais on pense que "Caslon" est le nom de la police de caractères, et qu'on lui doit, à cette police, des intervalles un peu trop minces à notre goût, entre deux lettres, lorsqu'entre ces deux lettres se trouve une apostrophe. Certes, il s'agit là de ce qu'il est convenu d'appeler un détail. 

Le livre est pourvu d'une jaquette de belle facture en première page de laquelle on trouve une photographie de l'auteur représentant un tableau peint de l'auteur. La couverture est réalisée par l'Atelier Didier Thimonier, et l'on apprend en quatrième de couverture que l'œuvre de l'auteur représentée s'intitule Couverte 60 x 60 n° 17 (28.III.2012) l'Aleph V (« Petit Aleph blanc »), et qu'il s'agit d'une huile sur toile. L'objet pèse 797 grammes.

Si l'on ouvre l'ouvrage à la troisième page, on peut y lire la dédicace manuscrite suivante : « Pour ce pauvre dément de Jérôme Vallet, avec toute mon admiration » dédicace suivie d'une signature difficilement lisible mais qu'on identifie cependant sans trop de peine, d'autant plus qu'elle correspond à celle de l'auteur du livre. Sous cette signature on déchiffre un lieu et une date : Plieux, 22 avril 2013.

Le livre s'intitule « Vue d'œil ». Il comporte, à la fin du volume, un index des noms propres qui court de la page 497 à la page 512. L'éditeur remerciant Mme Jane Auzenet, on imagine que cette personne a réalisé l'index en question, auquel cas on n'hésitera pas à la féliciter de cette tâche ingrate, sans oublier toutefois de noter qu'elle s'est acquittée de ce travail d'une manière que l'on peut qualifier de partielle,  fragmentaire, incomplète, insuffisante, défectueuse, désinvolte, oublieuse, légère, puisque, cherchant à savoir combien de fois dans l'ouvrage l'auteur nous avait traité de "pauvre dément", en vue d'établir un recensement précis, chiffré, exhaustif et fiable de l'injure, on a bien été obligé de remarquer que Mme Auzenet avait sous-estimé le nombre d'entrées où figure notre nom (entre Pierre-Henri Valenciennes, peintre, et Theo Van Doesburg, architecte hollandais), puisqu'elle n'en relève qu'une seule, qu'elle situe à la page 483, où l'auteur nous reproche de lui reprocher ses goûts musicaux, ce qui est bien entendu pure calomnie, mais là n'est pas le sujet. Et qu'on ne vienne pas nous dire que nous avons oublié de regarder à "Georges de la Fuly" ! Nous l'avons évidemment fait, pauvre consciencieux que nous sommes. Nous noterons enfin que nous sommes plus souvent cité que Herbert von Karajan, mais moins que Nelly Kapriélian, ce qui nous plonge dans un certain embarras : convient-il de s'en réjouir ou de s'en affliger ? Quant au fait que Janacek ne soit évoqué dans le livre qu'à cause de nous, à cette même page 483, nous ne pouvons qu'en tirer la conclusion qu'il s'agit là encore d'un motif de vif reproche à l'encontre de l'auteur, que nous ne manquerons pas d'exprimer ici-même, dès qu'une occasion en bonne et due forme se présentera. Il ne sera pas dit qu'on ait laissé passer une pareille faute morale sans réagir en proportion. 

Mais venons-en maintenant au fond de l'ouvrage, puisque nous sommes désormais critique littéraire assermenté. Page 440 (comme le diapason (nous allons en général directement aux pages 56, 101, 110, 111, et 440, dans tous les livres qui comportent au moins 440 pages, évidemment (ma sœur, elle, dans notre jeunesse, inscrivait son nom aux pages 77, 177, 277, 377, 477 des livres qu'elle possédait, à condition bien sûr qu'ils comportent au moins 477 pages (elle voulait apparemment à tout prix éviter qu'on lui vole ses livres (sans qu'on sache si le procédé fut réellement efficace))))) nous trouvons, bien en évidence vers le haut de la page, ces quelques mots présentés sous forme de question : « Vous écrivez toujours ? » La question est posée à l'auteur par Duane Michals, photographe né en 1932 à McKeesport, dans l'État de Pennsylvanie. L'auteur semble très vexé de la question, et se fait la réflexion qu'il n'aurait jamais, lui, demandé à Duane Michals « s'il était toujours dans la photographie ». Nous n'avons aucune raison d'en douter. Imaginons la scène suivante : on rencontre Cecil Taylor (né le 15 mars 1929, pianiste et poète américain connu pour être un des créateurs du free jazz avec Ornette Coleman) dans un bar parisien, on lui tape dans le dos, et on lui demande s'il est toujours dans la musique et dans la poésie. Que fait Cecil Taylor ? Un grand coup de poing dans la tronche ou un grand éclat de rire ? Difficile à dire. Je ne me sens pas trop de tenter l'expérience pour les besoins de notre nouveau métier de critique littéraire, il faut bien l'avouer, ou alors il faudrait que ce soit vraiment bien payé. Longtemps, j'ai ignoré que Cecil Taylor était homosexuel. On ne peut pas dire que cela se voyait, quand on assistait à ses concerts, dans les années 70. Je ne suis pas certain que cela aurait été possible, mais j'aurais beaucoup aimé être ami avec Cecil Taylor. L'homme est infiniment séduisant, en tout cas quand il est au piano, ou qu'il danse près de son instrument. Mais je suis certain que vous ne connaissez pas son disque en quartet avec Archie Shepp, Buell Neidlinger et Dennis Charles, ce disque à la merveilleuse pochette rouge sang qui est sans doute l'un des meilleurs disques de jazz qui existent, et c'est bien dommage, mais je n'y peux rien, on ne va pas tout reprendre à zéro parce que vous ne connaissez pas vos classiques. C'est sans doute le moment que vous allez choisir pour me demander quel est le rapport entre Cecil Taylor et l'auteur du livre dont je vous parle. Quel est le rapport ? Ah, évidement, ce serait plus simple si je choisissais un exemple où Gérard Pesson se tient dans ce fameux bar parisien, mais j'ai moins d'affinités avec Gérard Pesson, pour tout vous avouer, et puis il se trouve qu'iTunes est en train de me faire entendre "The Owner of the River Bank", de Cecil Taylor avec l'Italian Instabile Orchestra, et pas du tout du Gérard Pesson. J'ai de très bons souvenirs de Cecil Taylor, alors que la seule fois où j'aurais dû normalement jouer du Pesson, j'ai refusé, non pas parce que je n'aimais pas sa musique, d'ailleurs (je ne la connaissais pas), mais parce que la personne qui m'avait proposé le job m'avait présenté Pesson sous un jour qui ne donnait pas vraiment envie, et même vraiment pas envie, et je l'ai crue sur parole, ce qui est bien entendu idiot, mais ce n'est pas un drame non plus il ne faut rien exagérer. Donc, je ne demanderai pas non plus à Pesson s'il est toujours dans la musique, bien que, parfois, on se pose la question. Après tout, un musicien a parfaitement le droit d'être ailleurs que dans la musique, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Je dirais même, sans avoir à trop me forcer, qu'il serait bon que nombre de musiciens soient ailleurs, vraiment ailleurs, mais c'est encore un autre problème et j'ai déjà assez digressé comme ça. On en arrive donc à cette question, qui n'était pas du tout prévue au départ : quel rapport l'auteur entretient-il avec le free jazz ? A priori aucun, si l'on en croit les index de ses livres, mais l'on a vu qu'ils n'étaient pas toujours au-dessus de tout soupçon, ces index. D'ailleurs, l'auteur a écrit un livre entier que tout le monde regrette d'avoir acheté, qui s'intitule Travers Coda, Index & Divers, rien que le titre, déjà, ça donne pas trop envie, mais c'est justement pour ça qu'on l'a acheté, un livre de 775 pages paru chez P.O.L en 2012, 30 euros, 837 grammes, numéro ISBN 978-2-8180-1448-6, un livre dont on ne sait même pas exactement qui l'a écrit (mais ils s'y sont mis à deux), un livre dédié à Dieu (comme la Neuvième de Bruckner), un livre qui prétend…, un livre dont on ne connaît pas l'objet, pas plus que l'auteur, les auteurs, ni le sujet, ni à quoi il peut bien servir, un livre de travers, qui reste en travers, qui ne passe pas, un homme marche bras levés au-dessus de la tête, coudes à angle, une coda qui ne code rien du tout, une coda les bras levés qui s'arrête au feu vert, enfin, vous m'avez compris, le livre d'un pauvre dément qui s'y est mis à deux ! Si l'on se retourne sur ses pas, de nos jours, enfin, de leurs jours, et qu'on jette une oreille pressée sur le free jazz des années 60 et 70, on se dit, ah oui, la musique de pauvres déments qui ne savaient plus à quels saints se vouer, étant donné qu'ils les avaient tous trucidés, les saints de leur jeunesse. Les bras levés, les index tendus, ils montraient le ciel, alors qu'ils avaient dévasté le ciel, et que de gros nuages s'amoncelaient au-dessus de leurs têtes de pauvres déments. De nos jours il ne cesse de pleuvoir, d'une pluie noire et acide, que de leurs jours vides ils gobaient, les yeux grands ouverts, et les mains frémissantes de liberté sans développement et surtout sans coda, sans contours, sans le grand Autre qui allait venir juste après, mais qui était en fait toujours déjà là sans qu'on le sache très bien. Derrida était encore un marrant, il ne se prenait pas encore pour la Voix de la Voie, il déchirait ses photos et les jetait par la fenêtre du train, envoyait des cartes postales, était amoureux, le free jazz était une forme de panacée qui ne faisait pas de mal parce qu'il prétendait à bien trop, et se sortir de Marx et Hegel était un sacré coup de bluff dans le jeu des races et des Russes domestiqués. Quand on y pense il vaut mieux ne pas y penser. Margarethe von Trotta allait tourner les Années de plomb quand Mitterrand arriverait avec ses chapeaux et sa tranquillité de coda politique : c'était bien ça qui nous tombait dessus, un ciel de plomb pour finir en dessous, mercurisés par les pansements post-modernes des hyper-marchés culturels qui allaient se mettre à produire à la chaîne les nouveaux lexiques orwelliens du monde renversé. On apprendrait vite à désapprendre. Plus la fin approche, plus on se croit au début, et c'est la pure vérité, comme dans tous les grands cycles, on retourne sans cesse à la genèse, tandis que le diamètre du boyau se rétrécit jusqu'à nous asphyxier de bonheur merdeux, mais j'ai tout de même appris dans Travers Coda, Index & Divers que Otto, le frère de Gustav, s'était suicidé d'un coup de revolver, et qu'il avait existé une époque où tout le monde tout le monde tout le monde faisait l'amour sur l'adagietto de la Cinquième. Tout le monde sauf moi. Dément !

L'hiver va se faire regretter.