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dimanche 6 avril 2025

En fur et sur mesure (notes)

Ça doit être terrible, d'être journaliste à la télé. Passer ses journées à couper la parole aux autres et ne faire des brimborions qui leur tombent des babines que des litanies de verbe mort touillées dans le grand chaudron médiatique de la platitude ressassante et autorisée. 

Quand je pense à mes morts, je n'ai pas le sentiment de regarder derrière moi, mais devant. Ce que nous laissons n'est pas un fardeau dont nous sommes soulagés mais une voie ouverte dans laquelle il faudra s'engager quoi qu'il arrive.

(Tristesse, op. 6) Il n'y a qu'un musicien aussi raffiné que Gabriel Fauré qui est capable de produire une mélodie aussi simple et brûlante, semblant improvisée, dans laquelle s'entend tout le génie français et son émouvante fragilité. On ne sait plus vraiment de quel genre il s'agit, le grand, le petit, le modeste, le très-subtil ou le plus recherché. Il y a quelque chose d'aristocratique, dans cette façon d'être simple, de laisser la mélodie aller et venir au sein de l'harmonie, d'y trouver sa place, qui semble de hasard. Ça pourrait être une chanson. C'est une chanson, précieuse comme un dernier souffle, si intime et si familière. 

Les seuls qui semblent ne pas vouloir nous couper la parole sont les pauvres invités, à la radio ou à la télévision. Mais on ne peut ignorer que s'ils se trouvaient en face de nous, ici et maintenant, ils se comporteraient exactement comme les bourreaux médiatiques qui les torturent sans qu'ils se départissent de leur bon sourire de victimes consentantes. Que vient-on chercher, en ces lieux, si ce n'est la punition qui accompagne nécessairement le faux privilège d'être placé au centre d'un écran qui cache autant qu'il montre, et qui, dans presque tous les cas, ne laisse passer que des vérités défuntes ou inoffensives. 

Il faut donc que je reproduise des imbécilités (sur Facebook) pour que le monde rapplique en masse chez moi, et encore, en pratiquant la méprise d'une manière si caricaturale qu'on se prend à douter de son sérieux… Sacrée leçon d'humilité ! Ce que l'on écrit ne compte pas, n'intéresse pas, ne plaît pas. Ce qui compte, c'est à qui l'on parle, de qui ou de quoi l'on parle, et, surtout, c'est de tenir compte du lecteur et de ses obsessions, au premier rang desquelles la sacro-sainte Actu tient le rôle du Maître tyrannique. Il faut bégayer en chœur partout où c'est possible, puisqu'on ne le fait plus à l'église. 

Ça y est, on nous explique maintenant que Val Kilmer est un immense acteur et que Heat est le plus grand polar de tous les temps… Ça ne s'arrêtera donc jamais. Ils adorent la médiocrité, ou ils ne connaissent que ça, je ne sais pas. 

Une dame écrivait ce matin une chose très juste, sur Facebook. Certaines manières d'écrire rendent les guillemets inutiles. On n'a pas besoin d'eux, quand on cite certains de ceux qui croient indispensable de nous donner leur opinion sur la littérature (ou sur la musique). Leur graphie, l'état de leurs phrases, de leur ponctuation, la forme de leur prise de parole, leurs fautes d'orthographe et de français sont un drapeau qui les identifie sans risque d'erreur. Pourtant, erreur, il y eut bien, et de manière cocasse, puisque beaucoup de ceux qui passaient par là m'ont attribué les quelques phrases que j'avais trouvées sur Twitter et qui dénigraient l'un des livres que je préfère dans toute la littérature connue de moi : L'Éducation sentimentale. On connaît les arguments par cœur : c'est trop long, il ne se passe rien, on s'ennuie. Inutile de s'attarder sur ces attardés. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est tout ce qui entoure la « critique ». Comme le dit une autre personne ayant participé à la discussion, il y en a même qui croient nécessaire de réhabiliter ou de défendre Flaubert, et c'est bien entendu le pire. Ne pas aimer le bel ennui, et les prétendues longueurs, c'est se fermer à jamais la porte de la littérature. 

Après tout, qu'est-ce que cela peut bien nous faire, que les gens n'aiment ni la littérature ni la musique. Ressemblent-ils à ceux qu'on croise à la caisse du supermarché, tatoués, le caddie plein de cochonneries et la parole pleine de vulgarités ? Et alors ? Voudrait-on les persuader de lire Pessoa ou d'écouter Gesualdo ? Certainement pas. On n'aimerait pas plus les croiser à un récital de Maria Joao Pires. Le monde est donc bien fait, puisque nous écoutons la sonate de Berg sans trop de crainte d'avoir à en partager l'agrément avec ces épais morceaux d'humanité, Droite et Gauche confondues, faut-il le dire. Le bonheur, après tout, ne consiste-t-il pas à choisir ses contemporains, afin que ceux-là ne gâchent pas les rares réjouissances qui nous sont encore promises ? Il y a peu, j'ai regardé Alice et le maire, un film assez intéressant dans lequel une jeune femme très lettrée et vaguement parfumée de philosophie est recrutée pour « donner des idées » au maire de Lyon, joliment interprété par Fabrice Luchini. Il arrive dans ce film que les protagonistes, faisant tous partie du « staff de la mairie », reçoivent des invitations pour aller entendre (et voir) l'Or du Rhin à l'opéra. À la sortie, on demande à Alice, la jeune héroïne, ce qu'elle en a pensé. « Oui, c'est très beau. » Je ne sais si cette répartie a été imaginée comme LA répartie comique du film, mais elle m'a bien faire rire. Personne ne s'y est ennuyé, dans ce prologue de la Tétralogie qui dure deux heures et demie ? Ils n'ont pas trouvé qu'il y avait des longueurs ? Qu'il ne se passait rien ? Comme ce monde est merveilleux… Comme ce cinéma est sympathique… 

J'ai repris Les Onzes, de Pierre Michon, livre que j'avais lu, sans le terminer, il y a quatre ans. Cette fois-ci je l'ai lu d'une traite, avec beaucoup de plaisir et d'admiration. Il y a toujours cette déception, néanmoins ; il y a que je ne retrouve pas ce qui m'avait tant impressionné dans les Vies minuscules : l'inspiration. Une inspiration sans temps morts. La sensation que celui qui se tient devant la page se coule dans un souffle impossible à calmer et que cet état le met en phase avec ses phrases, irriguées d'autre chose que de volonté et d'intelligence. On pardonne tout à un texte inspiré, même l'érudition. Le sentiment de la langue, qu'indéniablement il possède à un degré très élevé, ne suffit pas ; Michon fait partie de ces écrivains dont on doit sentir qu'ils écrivent sous la dictée de quelque chose qui les dépasse, qui les traverse à ce moment unique qui ne reviendra pas. Leur seul impératif est la ponctualité. Quand ils y réussissent, c'est extraordinaire. Quelques unes des Vies minuscules sont ainsi portées à incandescence par le corps de l'écrivain qui vibre jusqu'au plus intime des phrases qui pénètrent en nous en maîtresses et nous rendent non seulement apte à les assimiler, mais surtout à ne pas désirer d'autres phrases que celles-là, pas d'autre construction, pas d'autre rythme. Michon aime la densité. Il aime aussi nous soumettre. (Il y a des corps de femmes, comme ça.) On peut se mettre cent fois devant une table, devant un piano, devant une toile, et quatre-vingt dix-neuf fois n'être pas à sa place, pas à son heure. Si l'on cherche ce degré de maîtrise, cette température des idées, cet arrangement indiscutable des formes, il faut admettre que le déchet sera énorme. À moins de se nommer Jean-Sébastien Bach. Et puis la fantaisie… Je crois qu'il faut donner aux écrivains en herbe des exercices de contrepoint et de transposition. 

On leur parle prépositions, ils répondent taxes de douanes. On leur parle de la Présence, ils répondent « être au rendez-vous ». L'humour dans la littérature ou dans la vie ne se trouve jamais là où l'autre l'attend ; à chaque fois il nous sépare de cet autre d'une manière déplaisante ou drôlatique. On se croyait avec et on est sans. Ça va finir par un « en fur et sur mesure »…

Oubliez un peu la sémantique, portez votre attention sur tout ce qui ne signifie pas, ou presque pas, ou plus. Le sens vous le rendra au centuple, s'il ne s'est pas endormi. 

Travailler le seul jour où l'on devrait se reposer, se reposer tous les jours où il convient de travailler. Ce n'est même pas un blasphème. Ni une révolte. C'est une méthode. La seule qui convienne à celui qui remonte le courant parce qu'il a oublié quelque chose en cours de route. Quand on a tout essayé pour se conformer au pluriel et que l'on fait semblant d'accepter d'être singulier, malgré le ridicule et l'herbe trop haute dans le jardin.

Cet imbécile de journaliste télé qui demande à Bruno Monsaingeon si Gould était « sympa »… Et pourquoi pas s'il était « cool », ou « zen »… Pauvre andouille ! Si au moins il ne le connaissait pas du tout, s'il venait d'en entendre parler pour la première fois dix minutes avant son interview, on pourrait passer sur l'ignominie de ce vocabulaire, mais non, il le connaît bien, il est capable d'en parler, il a des références… C'est désespérant. C'est foutu. « C'est mort », comme je crois qu'il faut dire. 

Il faut bien reconnaître que nous préférons presque toujours l'analphabétisme à l'illettrisme. On peut parfois négocier avec le premier, jamais avec le second. 

La Messe en Si est peut-être le plus mystérieux de tous les grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale. Elle ne semble pas d'un accès difficile, pourtant, elle est même séduisante en maintes occasions, mais cette œuvre, formée à partir d'œuvres beaucoup plus anciennes au soir de la vie de Bach (1724-1749), est une prodigieuse opération de synthèse et de reprise. Dans la reprise, on mêle l'ancien et le nouveau (qui se transforment l'un l'autre), on ne répète pas, et c'est sans doute le geste le plus important de Bach durant toute son existence créatrice (existence créatrice est ici un beau pléonasme). Ce n'est pas un révolutionnaire au sens où il n'y a pas de table rase, chez lui, mais la constante et géniale reprise de techniques et de matériaux qu'il est capable d'amener plus loin, plus profond, avec un lyrisme qui semble évident, qui emporte tout et donne cette physionomie si aimable et si familière à toute sa musique. Dès lors, elle peut s'adresser à tous, combler le savant et l'ignorant, le snob et le solitaire. 

La Messe s'est dévoilée à moi à Athènes alors que j'avais seize ans. Ettie, que j'avais rencontrée quelques jours auparavant, m'avait traîné plus ou moins de force dans un magnifique théâtre antique où cette œuvre était donnée par l'orchestre et les chœurs de Karl Richter. Oh, je l'avais déjà dans l'oreille, cette messe que mon père vénérait, mais enfin je crois bien que je ne l'avais jamais écoutée in extenso, et encore moins au concert, et avec cette qualité acoustique si particulière. L'éblouissement que j'ai ressenti ce soir-là est resté gravé en moi jusqu'à aujourd'hui où j'entends à nouveau cette messe, ce matin. C'est donc 53 ans plus tard qu'elle se fraye à nouveau un chemin en moi, et je revois encore les choristes, dont cette soprano que je fixais tout du long sans pouvoir détacher mes yeux de ce visage dont je tombai immédiatement amoureux. Je crois bien que c'est ce soir-là qu'un lien indéfectible s'est instauré entre l'amour et la musique. Dans un monde parfait, on ne distinguerait pas Son et Visage. 

Pour lui, je suis et resterai « ampoulé », quoi que je fasse. J'ai tellement entendu cette critique, elle était tellement fréquente et même un peu automatique, dans ma jeunesse, que l'accusation qui en découle se dresse en permanence devant les onze Inflexibles de mon comité intérieur. Cette maudite ampoule ne s'éteint jamais, malheureusement. Et je sais bien qu'elle n'éclaire pas toujours ma chaste nuit sans raisons. 

L'intelligence, c'est toujours un degré de plus dans la spirale du sens. Tel qui est arrivé là où il est arrivé pense qu'on ne peut pas aller plus loin, bathmologiquement parlant, qu'il a fait le tour de la question (qu'il a gravi tous les échelons). Or, un autre arrive, et va un degré plus loin, ou plus haut, ou plus profond. De là où il est, il trouve que son prédécesseur est bête, car de son point de vue, même s'il n'a progressé qu'à peine, il voit les choses tout autrement. L'un voit un ciel blanc, l'autre un ciel noir, alors qu'un millimètre les sépare.



jeudi 13 juillet 2023

Ettie (suite)


Deux jours plus tard, j'eus des remords d'avoir abandonné Ettie à Marseille. Je l'imaginais errant dans les rues, dormant sous les ponts et faisant la manche pour se nourrir. Tout était de ma faute. Je lui écrivis un mail, sans savoir si elle aurait jamais la possibilité de le lire (je ne pouvais pas la joindre sur son portable yankee). Contre toute attente, elle me répondit vingt-quatre heures plus tard. Elle était chez des amis à elle, des amis d'Éric Rohmer, à Saint-Jean-Cap-Férat, ou quelque chose comme ça. Je m'étais inquiété pour rien, gros nigaud que je suis. Toujours est-il que je lui ai proposé de venir la chercher, ce qui fut fait le lendemain, où nous nous sommes retrouvés sur les marches de la gare Saint-Charles. Comme j'avais dans cette ville un vieil ami que je n'avais pas vu depuis longtemps, je proposai à Ettie que nous allions lui rendre visite avant de reprendre la route. Carvallo habitait dans un quartier paumé (le genre de quartiers que personnellement j'évite comme la peste), et nous mîmes un temps infini à trouver son domicile, où nous fûmes fort bien reçus. Un peu trop bien, même. Ettie était absolument ravie de faire la connaissance de Michel et de son épouse (politiquement, il semblait évident qu'ils avaient des atomes crochus), tant et si bien que ceux-ci nous proposèrent de rester pour la nuit. Il y avait ce soir-là un concert du Buena Vista Social Club, et tout le monde semblait très enthousiaste : aucune discussion possible, c'était la chose à faire ! Je fus pris d'une panique dont j'ai le secret. Je me sentais pris au piège, et un piège d'autant plus terrible qu'il s'agissait de faire coexister deux choses que je redoutais autant l'une que l'autre : dormir avec Ettie (car il n'y avait qu'un seul lit d'amis), et assister à ce concert qui me révulsait à l'avance, bien que je n'aie jamais entendu parler de ce groupe — j'ai un sixième sens pour deviner les musiques et les ambiances que je ne vais pas supporter. Je mentis comme un arracheur de dents et prétextai un rendez-vous médical très important le lendemain à l'aube. Ce faisant, je voyais bien que je privais Ettie d'un grand plaisir, car elle semblait s'entendre à merveille avec mes amis, qui, cela va de soi, la trouvaient charmante — et peut-être était-elle également soulagée de ne pas se retrouver immédiatement seule avec moi. Bref, j'étais l'emmerdeur et l'empêcheur de faire la fête en rond. 

Nous avons repris la route et tout semblait bien se passer, jusqu'à ce qu'Ettie me pose une question à propos de Raphaële, question à laquelle je crus devoir répondre avec la plus parfaite franchise… Je pensais avoir été clair, pourtant, et ne rien lui avoir caché jusque là (c'est sans doute mon plus grand tort, dans cette histoire). Au beau milieu de l'autoroute, elle me refit une scène, de plus en plus violente, à tel point qu'au bout de quelques minutes j'arrêtai la voiture sur une aire de repos en lui disant que si elle continuait je la laissais là. Je commençais à en avoir vraiment ma claque de cette folle qui, quelques minutes avant, était tout sourire et tout charme en présence de Michel et Françoise. Je ne sais plus comment j'ai réussi à la calmer, mais nous avons finalement repris la route. Et ma Pauvre Luna, sur le siège arrière, qui ne comprenait rien à ces cris et sentait ma grande tension… Elle ne méritait pas ça, Girlie, comme l'appelait Ettie !

Une fois à la maison, nous avons cohabité tant bien que mal durant une petite semaine, mais à chaque fois que nous discutions, je sentais bien qu'elle était outrée par ce que je disais ou pensais (en réalité, c'était plus que ça : elle était inquiète, comme si ma seule existence mettait en péril la sienne, et peut-être même l'Humanité tout entière). Un soir, au dîner, durant la conversation où il était je crois me souvenir question de religion, elle me dit : « Tu me fais peur ! », en ouvrant de grands yeux tristes au-dessus de sa soupe au pistou. Je voyais dans son regard que j'étais une sorte de monstre, celui qui a mal tourné, alors qu'elle était restée pure et fidèle à ses idéaux de jeunesse. Et je ne peux pas lui donner tort : elle était restée telle que je l'avais connue en 1972, quand elle me faisait écouter Crosby, Stills, Nash & Young et que nous avalions des baklavas en buvant du lait de chèvre. Elle avait seulement quarante ans de plus et un sein en moins. 

Ettie était très introduite dans le monde réel, le monde bien comme il faut, ce monde que je ne connais que par ouï-dire et que je ne fréquente que du bout des doigts, pour survivre. Il était naturel que les retrouvailles avec quelqu'un qui n'avait pas évolué (ou qui justement avait évolué, c'est selon…) se passent mal. L'un des deux a tort, c'est indiscutable ; et il semblerait bien que ce soit moi. Moi qui en étais resté à la Messe en si, et qui n'avais pas encore atteint les rives enchantées du monde souriant et réconcilié dans lequel mon amour de jeunesse s'ébattait paisiblement aux rythmes langoureux du Buena Vista Social Club. Je fais des efforts, pourtant, et à intervalles réguliers je me replonge dans les musiques et les images de ma jeunesse, non sans une certaine nostalgie, je l'avoue. Il me faudra sans doute une deuxième existence pour parvenir enfin au niveau qui permet de vivre en paix avec ses contemporains. J'ai bon espoir. 


« Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien. » (Milan Kundera — L'Ignorance)

mercredi 12 juillet 2023

Ettie

Ettie a eu un grand succès sur Facebook, où j'avais déposé la jolie photographie qu'elle m'avait envoyée de sa Caroline natale, après que nous nous étions séparés, à la fin de l'été 1972. On la voit au violoncelle, avec un drôle de petit chapeau, les cheveux tombant sur ses épaules, souriante, timide, adorable. Au dos du cliché, ces quelques mots en français : « Avec beaucoup d'amour ». Il est vrai qu'elle est craquante. Je me rappelle très bien le jour où j'ai reçu cette photo, à Rumilly. J'étais évidemment flatté, et heureux qu'elle ne m'oublie pas, mais, quant à moi, j'étais déjà passé à autre chose, et autre chose de beaucoup plus sérieux. Il est amusant, d'ailleurs, qu'en déposant ces photos sur les réseaux sociaux, je me sois trompé, en parlant, à propos d'Ettie, de « second amour ». Comment ai-je pu faire cette erreur ! Non, c'est elle, le « premier amour » ; Christine est arrivée ensuite, même si elle a beaucoup plus compté dans ma petite existence (c'est sans doute pour cette raison que le « premier amour » m'est venu spontanément à son propos). Avec Ettie, ce fut trop bref, même si (et peut-être pour cette raison) sans aucun nuage (du moins dans un premier temps). Il n'y a pas eu de passion. La passion, c'est bien avec Christine, que j'en ai connu les premières morsures. 

La rencontre avec Ettie est assez romanesque, et déjà tout entière placée sous le signe du malentendu. Je me trouvais alors seul sur une plage de Mykonos, où j'avais élu domicile, une merveilleuse plage de nudistes où les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Je l'ai vue arriver de très loin, avec son sac à dos et son chapeau, qui marchait droit sur moi. Elle semblait n'avoir aucune hésitation, et, en effet, m'aborda avec ces mots que je n'ai jamais oubliés : « Est-ce que je peux coucher avec toi ? » On imagine ma surprise et ma joie. Bien sûr qu'elle pouvait ! En réalité, en son français approximatif, elle voulait seulement me demander si elle pouvait dormir près de moi, car elle ne voulait pas rester seule, et je devais avoir une bonne tête, suffisamment pour la rassurer, car elle venait de se faire importuner par plus entreprenant que moi. Le reste s'est fait tout naturellement : lorsque les portes sont déjà ouvertes, on n'éprouve pas trop de difficulté à franchir le seuil, et parfois même, on ne sait pas qu'on le franchit. Le lendemain, elle a continué son chemin (elle allait à Athènes), et nous nous y sommes retrouvés quelques jours plus tard. De ce séjour dans la capitale grecque en compagnie d'Ettie, je ne garde que deux souvenirs. Le premier est la Messe en si, de Bach, dirigée par Karl Richter, qu'elle m'avait invité à venir écouter avec elle. Une révélation. Le second est la première nuit que nous avions passée à l'hôtel où elle était descendue avec ses amis américains. Elle m'avait fait venir en douce dans la chambre qu'elle partageait avec la petite fille de Franklin Roosevelt, une ravissante petite blonde, et nous avions dormi tous les trois dans le même lit. On peut dire qu'avec Ettie, on ne perdait pas de temps… 

Ettie se nomme (se nommait, car elle s'est depuis lors mariée) Ettie Minor. Elle est toujours restée une passion mineure, dans ma vie, même si c'est elle qui m'a conduit aux portes du continent féminin. Après la Grèce, nous nous étions retrouvés à Paris, et nous avions passé quelques nuits ensemble rue Lauriston, chez un de mes frères qui m'avait prêté son appartement. J'étais allé la chercher à son hôtel, rue Cujas, et je me rappelle l'avoir attendue dans la salle de réception en jouant sur un piano droit désaccordé qui se trouvait là. Je ne savais pas, alors, qu'elle était violoncelliste. Les promenades dans Paris, main dans la main, avaient été difficiles, pour moi, car j'avais une érection persistante qui, j'en étais persuadé, car je portait un pantalon d'été, très léger, qui résistait mal à la vigueur de ma passion nouvelle, s'étalait à la vue de tout Paris. 

Cette histoire manifestement inachevée a eu des suites. Deux suites, pour être exact. D'abord, en 1986, donc quatorze ans plus tard. Ce jour-là, je rentrais d'un court séjour en Bourgogne (j'avais été très malade, et Anne m'avait gentiment proposé de venir me reposer à la campagne). De retour à Paris, dans mon appartement de la rue des Arquebusiers, j'entends à travers la porte que je n'avais pas encore ouverte la sonnerie du téléphone. Je me précipite, je décroche, et j'entends une voix féminine dotée d'un accent étranger me demander si je suis bien « Jérôme Vallet », le Jérôme Vallet qui se trouvait à Mykonos en 1972. Elle avait fait tous les Jérôme Vallet de l'annuaire avant de me trouver. Ettie était en tournée en France et le soir-même elle fut chez moi. Nous avons passé une excellente soirée (il fut beaucoup question des sonates pour violoncelle et piano de Bach), et je voyais bien qu'elle ne désirait qu'une chose, mais quand j'ai voulu la prendre dans mes bras, elle m'a dit qu'elle était mariée, et nous ne sommes pas allés plus loin que de chastes caresses. J'étais très touché qu'elle ait cherché à me retrouver. Je ne lui pas dit que de mon côté j'avais deux petites amies, et je n'ai pas insisté… Elle est repartie au milieu de la nuit avec un fort sentiment de culpabilité. 

Et puis, cet été-là, pourquoi ai-je eu envie de la revoir ? C'était il y a douze ou treize ans, à peu près, donc presque quarante ans après notre première rencontre, et plus de vingt ans après cette courte nuit à Paris. En tout cas, ce qui est certain, c'est que cette envie n'avait rien, mais alors rien de sexuel ni d'amoureux. J'ai eu un peu de mal à la retrouver car je ne connaissais pas son nom d'épouse, mais j'ai finalement pu reconnaître son visage sur une photographie où elle tenait le violoncelle dans un orchestre américain. Quand je l'ai contactée, elle a répondu très vite, et lorsque je lui ai dit que ça me ferait plaisir de la revoir, elle m'a annoncé immédiatement qu'elle viendrait passer quinze jours chez moi. Ç'aurait dû me mettre la puce à l'oreille…

Nous sommes allé la chercher à l'aéroport de Marseille, Luna et moi. J'étais vraiment très heureux de la revoir, et même si deux cancers l'avaient un peu amochée, elle avait toujours ce merveilleux sourire et cette joie de vivre qui font du bien à ceux qui comme moi en sont un peu dépourvus. Nous sommes arrivés à la maison à la fin de l'après-midi, et, après le dîner, j'ai commencé à préparer le canapé au salon pour y dormir, car j'avais prévu de lui laisser ma chambre. J'avais donc monté ses affaires, et quand elle est redescendue, elle m'a demandé ce que je faisais. « Mais tu vois, je fais mon lit. » Elle a eu l'air surprise : « Mais enfin, non, tu vas dormir avec moi ! » Ici je dois préciser qu'à aucun moment elle ne s'était souciée de savoir si, par exemple, j'avais quelqu'un dans ma vie. J'ai protesté un peu, mais comme je voyais qu'elle était très déçue et que je n'avais pas envie de l'attrister, j'ai obtempéré. Nous avons fait l'amour, très mal, bien sûr, et j'ai essayé de dormir le plus vite possible. Vers deux ou trois heures du matin, le téléphone a sonné. J'avais l'habitude que Raphaële me téléphone en pleine nuit. Je suis descendu, pour ne pas déranger Ettie, qui dormait, et j'ai commencé à parler avec mon amie, jusqu'au moment où elle s'est aperçue, sans doute au ton de ma voix, que je n'étais pas couché. « Pourquoi es-tu en bas, retourne te coucher ! — Je ne peux pas, il y a quelqu'un dans mon lit. — Comment ça, il y a quelqu'un dans ton lit ? » J'ai dû lui expliquer ce qui s'était passé, et c'est à ce moment que j'ai vu Ettie qui avait passé la tête par la porte, et me demandait ce que je faisais là. « Tu vois, je téléphone. — Oui, je vois, mais à qui ? — À mon amie. » Je pensais ne dire que des choses banales, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur le sujet, mais Ettie ne l'entendait pas de cette oreille, visiblement. « À ton amie ??? » Elle avait l'air sincèrement étonnée, et même choquée, d'apprendre que je puisse avoir une amie. Comme si depuis quarante ans, j'aurais dû rester sagement à attendre que Madame revienne dans ma vie. Bref, elle faisait la gueule ! J'ai donc abrégé la conversation avec Raphaële et je suis remonté voir mon Américaine qui était tendue comme un arc électrique. « Demain matin, tu me ramènes à Marseille ! » me dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de répliques. J'ai d'abord essayé de la raisonner, de rester calme. Je ne comprenais rien à cette crise de nerfs. Je lui ai expliqué patiemment, avec toute la patience dont j'étais capable, qu'elle n'avait aucune raison de se mettre en colère, que tout cela était ridicule, et que bien sûr, il était hors de question qu'elle reparte demain matin, et d'abord pour aller où ? Mais elle n'en démordait pas : « Tu me ramènes à Marseille, et je reprends un avion pour le Connecticut. » Mais enfin, tu es folle ou quoi ? Et puis jamais tu ne trouveras une place comme ça, au débotté, ou alors elle te coûtera une fortune ! Nous avons fini par nous recoucher, et j'étais persuadé que la nuit allait la calmer. Mais quand j'ai ouvert les yeux, le lendemain matin, après une nuit ultra-courte, j'étais seul dans le lit. Elle était sur le balcon, en train de faire son yoga en petite culotte. Je suis descendu faire du café, et j'ai attendu qu'elle me rejoigne pour voir à quoi allait ressembler la journée. « Je suis prête », qu'elle me fait. Prête à quoi ? J'ai fait mes bagages, je t'attends. Mais quelle bourrique ! Nous avons recommencé à nous engueuler, j'ai recommencé à essayer de la convaincre, et puis au bout d'un moment, j'en ai eu assez, je suis allé m'habiller, j'ai pris les clefs de la voiture, et je lui ai dit que moi aussi j'étais prêt. Et nous voilà repartis pour Marseille.

Luna était contente, elle adore la voiture. Une heure et demie de route en silence. J'étais fou de rage. À l'aéroport, elle a bien dû admettre que j'avais raison, que jamais elle ne trouverait un avion à un prix décent. « Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait ? Tu te calmes et on rentre à la maison ? » Tu parles ! Butée de chez butée. Là, c'en était vraiment trop pour moi : je lui ai souhaité bonne chance et je l'ai plantée là. 

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté chez Raphaële. Elle m'a fait venir sous la douche pour bien me décrasser des miasmes de l'Américaine, et on a baisé avec passion. Enfin un peu de joie. 

Ce que je ne savais pas, c'est que l'histoire ne s'arrêterait pas là…

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vendredi 6 avril 2018

Il est mort !



J’ai acheté un des derniers pianos avec de l’ivoire et de l’ébène, c’était très important pour moi, je ne voulais pas de leur plastique. L’Erard de mon enfance ? L’échiquier de mon enfance ? Y voir des dents pour que le fou morde la reine ? « Le secret pour jouer du piano réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument. » Mon cher Glenn, tu as bien raison, je t’ai écouté au-delà de la raison, je me suis tellement séparé de l’instrument que je le touche plus. Parfois j’en souffre comme on souffre d’une rupture, mais la plupart du temps ça va, il faut seulement que j’évite de passer sous les fenêtres d’un pianiste en train de travailler. Ça ça fait très mal… « Réécouter : 1. Suivant : #. Répondre : 5. Effacer : 3 » C’est un peu comme la police qui envoie des textos sur un téléphone volé : « Ce téléphone a été volé, l’utiliser est un délit. Signé : LaPolice. » « Ce corps a été le vôtre, vous vous souvenez ?, mais maintenant c’est fini, nous l’avons attribué à un autre numéro, lui aussi a le droit de se mesurer à la sonate de Liszt. Vous avez désiré être mis en relation avec le silence ? Ne quittez pas, nous recherchons votre correspondant. »

En fait (pardon de ce que je vais dire, n’écoute pas, Feurich n° 70261) quand je l’ai acheté, j’ai beaucoup hésité, il y avait là un Steinway de 1925, en citronnier, tout jaune, il était magnifique, le clavier un peu léger c’est tout… Carlos était avec moi, lui voulait que j’aie un piano neuf, avec un clavier plus lourd, pour le travail, je n’aurais peut-être pas dû l’écouter ; l’autre, le Steinway, j’en étais vraiment tombé amoureux, ça fait seize ans maintenant, et je le vois toujours parfaitement. Où es-tu aujourd’hui ? Dans les mains de qui ? Il les a plus grandes que moi ? Une meilleure extension du pouce ? Il n’a pas de problèmes dans les tierces de l’opus 109 ? Je m’en fous… Tais-toi je t’en prie…

Le truc bizarre, c’est qu’en effet, moins je touche un piano, plus j’ai l’impression de savoir ce que c’est, un peu comme si je l’avais avalé.

Je ne sais pas si tous les pianistes ont ce genre de relation avec leur instrument, et je ne veux pas le savoir. Je sais, par contre, que si je dis que c’est une relation érotique, on va (et moi le premier…) immédiatement se tordre d’ennui, encore ce cliché, oui oui oui je sais, pardon, excusez-moi, je suis désolé, je le referai plus, promis… Tout de même, ça s’est passé, il n’y a pas de “touche 3”, mon corps vient de là et il a bien raison de ne pas capituler.

C’était en 1972, par là, j’allais chaque été à Chateauvallon, je ne ratais rien, pas un concert, j’étais insupportable, je ne supportais rien, pas la moindre parole, j’écoutais comme un demi-dément, j’écoutais comme si j’allais mourir dans l’heure, de 6h du soir à 1h du matin, sans bouger, les amis étaient un peu consternés, un peu inquiets, mais comme j’étais le plus jeune, ils me pardonnaient. Je regardais beaucoup, aussi. Il me semble que j’ai tellement écouté, tellement regardé, tellement touché, et puis les odeurs, le soir, l’après-midi, le vent, que je peux maintenant fermer les yeux, m’en passer, c’est là, pour toujours…

Mais le moment le plus important, c’était l’après-midi. Il faisait vraiment chaud, tout le monde faisait la sieste, sauf les techniciens qui apportaient les instruments sur scène, réglaient la sono, et puis les musiciens qui arrivaient, venaient voir l’endroit et essayer le piano… Ils ne restaient jamais longtemps, la scène était en plein soleil, pas moyen de tenir plus d’une demi-heure. Moi j’étais là, dans les gradins, pas trop près. J’attendais qu’ils soient repartis et j’allais me mettre au piano. Ils ont toujours été très gentils, ils devaient me trouver inoffensif… Et puis eux aussi ils allaient faire la sieste, ou se baigner à Toulon, draguer un peu avant le concert du soir. Je ne dépassais jamais le mezzo-forte, je comprimais la dynamique dans cette zone, je ne voulais pas me faire remarquer. Mais c’est là que j’ai découvert ce qu’est un piano. C’était la première fois que je jouais sur le « modèle D » de Steinway, parfois il y avait un Bösendorfer « Imperial » mais j’aimais moins. Ça venait tout seul. Il y avait un équilibre miraculeux entre le timbre et l’idée, entre le toucher et la phrase en train de sortir de l’ivoire chauffé, je ne sais pas comment dire ça autrement, mais c’était si simple, si évident, et tout ça venait de l’instrument, il était mon ami, je lui prêtais mes mains, je n’avais presque pas à jouer, il jouait pour moi, il me connaissait, c’était liquide, facile, transparent. Quel cadeau !

Il y a peu de choses dans le corps d’un homme, peu de moments. Je voudrais te dire, Sarah, ton corps, que j’ai traversé, c’est ça ! Je ne suis pas en train de raconter des histoires, c’est la même lumière chaude et dorée qui se continue, dans le son, dans les odeurs, la même évidence, la même simplicité mélodique, « le don mélodique ». Tu te souviens, au début, je te disais : « Apprends-moi à faire l’amour. » Tu riais. Mais c’était sérieux. Pas de la coquetterie de vieux pervers sur le retour. Ton corps c’est comme ce piano de ces après-midis écrasés de soleil, où l’ivoire du clavier sentait vaguement le nougat et la lavande, il me parle en ami, on se connaît de très loin, c’est un peu incestueux, mais pourquoi s’emmerder, se torturer, se punir sans cesse de ces corps qui n’ont rien à nous apprendre, alors que le chant des chants est là, magnifique dans sa proximité, il est bien en évidence, je l’ai reconnu tout de suite, dans le brouhaha ambiant, ce clair tunnel de paix. Mon Dieu, pourquoi est-ce que tout le monde préfère la torture à la gloire « d’une seule et longue phrase sans césure… » ? La plupart des gens me font penser à ces vieux qui vont chercher quelque chose dans la pièce d’à côté mais reviennent toujours avec autre chose en main ; quand on a soif, pourquoi revenir avec une boîte de haricots ?

J’avais dans la poche de mon pantalon le foulard bleu d’Ettie, elle me l’avait donné avant de repartir pour la Caroline du Nord. Elle avait pleuré un peu, elle avait dû ôter ses lunettes, elle m’avait dit « au revoir petit mouton ». Moi j’étais à peine triste, j’ai pris un train de Paris à Toulon, j’avais rendez-vous avec mon autre corps, mais je ne savais pas encore que sans elle je ne l’aurais jamais rencontré. Elle ne parlait pas beaucoup, Ettie, je n’ai su que plus tard qu’elle était violoncelliste. Jamais plus je n’ai rencontré une fille aussi délicate. Donc je quittais une Américaine et je retrouvais des Américains, je ne changeais pas vraiment de matière corporelle. 

Cecil Taylor me tape sur l’épaule, je me retourne, je le reconnais tout de suite, il a un sourire plutôt gentil, il m’explique qu’il doit essayer le piano et que si je veux bien lui céder la place un instant… J’ai cru que j’allais m’évanouir. Il m’a dit, reste si tu veux, je me suis assis par terre, derrière la queue, il ne me voyait pas, je ne le regardais pas, j’écoutais sa respiration, il parlait parfois, tout seul, entre deux phrases, il bougeait sans arrêt, j’avais l’impression d’entendre ses muscles ! Cecil Taylor était et est resté pour moi le Prince absolu du piano. Le soir-même, il a dansé une bonne demi-heure avant de s’asseoir au clavier, les gens hurlaient, ils n’avaient jamais vu ça. C’était un athlète qui s’approchait d’un accord comme un torrent entoure un rocher, comme un Maurice Greene qu’on aurait lâché en plein safari, une course de fond à la vitesse du sprint, la poussière dorée volait autour de lui. Quelques années auparavant, j’avais découvert « This nearly was mine » et « Lazy afternoon », un disque rouge sang, en quartet, et quand j’allais à Paris, adolescent, chez mon frère qui me laissait son appartement, à Alésia, je passais des nuits entières à jouer par-dessus, et aussi Coltrane, bien-sûr. Enfin, une partie de la nuit, parce qu’il y avait aussi les photos, les livres, je fouillais partout, les érotiques japonais, et Henry Miller. Je me souviens encore de cette phrase : « Ça sortait comme d’un tuyau d’arrosage. » Le foutre a gardé pour moi la couleur orange des livres de Miller. En ce temps-là on mangeait du riz complet, Sybil se promenait toujours les seins à l’air, c’était terrible, je n’avais jamais vu une peau pareille, parfois il valait mieux que je mette deux slips l’un sur l’autre… Le presque était à moi… André était là aussi, il vendait des gaufres dans un camion puant, et nous offrait le shit et le pastis. Il y avait déjà tout un tas de types qui faisaient semblant d’être musiciens, mais à ce moment-là ça m’arrangeait bien. Et puis surtout, ça ne s’enseignait pas encore… C’était encore de l’artisanat.

« L’image mentale relative au toucher du piano n’a pas tant à voir avec la manière de frapper les notes prises individuellement qu’avec ce qui se passe entre les notes et le rituel adopté pour passer de l’une à l’autre. »

Je voudrais pas trop vous bassiner avec cette histoire de toucher, mais si je ne me fais pas comprendre, on ne comprendra rien non plus à Mademoiselle. Souvenez-vous, elle porte « Allure » de Channel, comme l’autre, la blonde qui se regarde à la troisième personne, s’habillait de « N°5 », pour dormir. Toutes les deux, elles ont la démarche horizontale, la même vitesse lente, arrêtée au sommet de sa force, dans le sommeil. Le même malentendu radical. Elles pensent qu’elles n’ont pas le choix, puisque dans cette tierce personne, on les voit reines, voie lactée, quelle giclée d’Image ! Sarah, vous l’avez devant vous, bien nette, en chair et en os, elle rayonne de toute sa désinvolte évidence, et pourtant, tant que vous n’avez pas mis le doigt dessus, et si vous ne persévérez pas à la pénétrer, vous n’avez rien vu, rien senti, rien entendu, rien compris, vous êtes dans le déni du goût, c’est une indigestion sans le plaisir de l’opulence.

Longtemps les mâles naïfs se refusaient à admettre que Marylin (ou Vanessa, ou Betty, ou Pamela, ou Sandra) ne s’aimait pas, d’ailleurs rien ou presque n’a changé. Comment vont-elles, ces adorables voluptueuses, d’un corps à l’autre ? Et comment interpréter ce rituel ? Comment raconter cette dérive ? Comment passer d’un corps lourd et encombrant à une saisie fraîche, vigoureuse et joyeuse du désir en marche ? Comment admettre, surtout, que cela ne se voit pas ? Voie qui pourra ! Le basculement a eu lieu, c’est tout ce que je peux en dire, en ce paresseux après-midi de mai où elle me dit : « Prends-moi en photo ! »

J’ai décrit une spirale de 25 ans autour d’elle, 25 années de petits bouts de désir qui se sont organisés à mon insu, et, comme les boules de mercure s’attirent les unes les autres et se réunissent d’un seul coup, en un sang-froid vif, le thème a pris d’un seul coup sa physionomie, et flambe, à la verticale.
Juste avant de mourir d’un accident de voiture, mon père m’avait offert un magnifique violoncelle. La pointe du désir serait cet instrument qui se tient entre les jambes ? Cette aiguille de l’âme, ce machin, à réaccorder sans cesse ? À guérir ?

Tu as voulu que je voie. Il y avait un témoin à passer (et à être), j’en suis convaincu, et je joue volontiers, avec toi.