Seulement, une fois cette double signification découverte, la musique de Bach prend tout à coup une résonance tout autre. Si, dans le choral de l'Orgelbüchlein consacré à la Chute d'Adam, nous songeons que les lourdes sautes descendantes de la pédale qui scandent sans répit le développement contrapuntique du choral ne sont pas seulement un nouveau jeu gratuit de contrepoint, mais nous rappellent sans cesse la chute du genre humain, notre esprit ne pourra plus, en écoutant ce choral, se distraire de la pensée de la Faute, et l'œuvre deviendra, mieux qu'un sermon banal, le plus puissant des auxiliaires de la méditation : ainsi la musique aura-t-elle rempli la plus haute de ses missions : celle de rapprocher l'homme de son Dieu. Car Bach ne décrit pas gratuitement, pour l'amusement. Il commente, souligne, suggère ; l'idée parfois, l'image souvent, le mot toujours. Ainsi sa musique équivaut à la plus ingénieuse explication de textes, à la plus utile des exégèses.Si Bach n'eût été que miniaturiste, il n'eût pas, peut-être, pris dans l'histoire musicale la place unique qui est la sienne. Mais cette perfection, cette minutie du détail, loin d'enlever quoi que ce soit à la profondeur de son inspiration, à l'ampleur de ses conceptions, et parce qu'elle se surajoute à elles, les magnifie et les rend plus frappantes encore.En outre, l'inégalable maîtrise du grand Cantor nous pousse parfois à le considérer comme une sorte d'abstraction de la perfection, à oublier qu'il a lui aussi évolué, tâtonné, cherché. La comparaison des deux Passions, écrites à huit ans de distance, en sera un singulier témoignage. De Saint-Jean à Saint-Matthieu, il n'a pas seulement équilibré la longueur de ses morceaux, mis au point le rôle de l'arioso et inventé le "thème de timbre" du quatuor à cordes pour représenter Jésus, mais encore assoupli son vocabulaire (la 7e diminuée, presque exclusivement réprobatrice dans Saint Jean, devient également dans Matthieu humanisation et attendrissement) ; donné à l'harmonisation de ses chorals, — sans en rien renoncer à la minutie de la traduction du mot, justification fondamentale de toutes ses "audaces" harmoniques, — une valeur architecturale nouvelle (la tension harmonique croissant avec la marche du drame pour se relâcher après la mort du Sauveur) ; créé une nouvelle notion thématique en choisissant dans le texte deux mots-clefs caractéristiques se complétant ou s'opposant, et d'où il tire non seulement le modelé de thèmes à deux éléments — qui souvent, par leur développement, préfigurent l'essentiel de la sonate dithématique — mais jusqu'à l'instrumentation elle-même ; perfectionné des trouvailles dramatiques qui n'étaient qu'esquissées dans l'aîné des deux chefs-d'œuvre — par exemple le Ich bin's du choral répondant à la question des disciples : "Maître, dites-nous qui est le traître ?" Et l'on pourrait multiplier les exemples.De tout cela, Bach n'a écrit ni traité ni programme. Il nous faut à toute force, aujourd'hui, des symboles outrés et des "explicitations" grandiloquentes, de manière à pouvoir juger une œuvre sur son commentaire plus que son contenu — ce qui est plus facile. Nous ne savons pas que, ce faisant, nous nous bornons à caricaturer l'un des travers de ce romantisme dont nous affectons si souvent de sourire.À force de vénérer Bach, a-t-on pu dire, on ne le connaît plus. C'est le propre des chefs-dœuvre d'être un peu ce que l'on veut qu'ils soient. Nous ne les en aimerons que mieux si, renonçant aux verbalismes faciles et emphatiques, nous savons nous approcher d'eux pour recevoir avec humilité les innombrables leçons d'obéissance et d'amour du travail bien fait qu'ils nous dispensent avec une inestimable profusion.
samedi 26 mars 2016
Saint Matthieu (3)
Saint Matthieu (2)
Car enfin, il ne s'agit pas de savoir si une telle conception dérange les idées reçues, si elle concorde avec l'idée que l'on se faisait du maître de la musique pure ; il ne s'agit pas de dire, avec tel musicien sériel, que "nous déplaît" (sic) l'idée d'un Bach modelant son inspiration sur l'image du mot à traduire ; il s'agit de savoir si cela est ou n'est pas. Pour le savoir Pirro et Schweitzer avaient opéré des sondages dans un ensemble d'œuvres considérable. Ils avaient ainsi prouvé la généralité de la conception. Il restait à en établir la constance, ce qui ne pouvait se faire qu'en scrutant sans rien omettre la totalité d'un groupe d'œuvres caractéristique et d'importance suffisante. C'est ce que nous avons tenté ici. Schweitzer nous dit par exemple, avec des citations prises dans les cantates, que Bach "emploie communément un procédé qui consiste à représenter par les sons des mots tels que marcher ou courir". Un exemple seul ne prouve rien ; mais Schweitzer en cite douze. Cela commence à devenir plus sérieux. Si maintenant nous feuilletons les récitatifs des deux Passions pour y relever les expressions indiquant un mouvement : "il s'en alla, il se leva, il vint vers eux" etc., on voit que sur cinquante-sept exemples, cinquante et un sont concordants et emploient un mouvement ascendant identique et caractéristique ; quant aux six exemples non conformes, ils peuvent tous s'expliquer par le contexte. Dès lors, peut-on encore parler de coïncidence ? Mieux, on trouve dans Saint-Jean, au début de la deuxième partie, la phrase négative correspondante und sie gingen nicht, "et ils n'allèrent pas" ; Bach traduit par le mouvement inverse, descendant !Il faut en prendre son parti. Bach est bien le successeur des compositeurs inconnus de l'époque grégorienne qui faisaient roucouler la tourterelle en notes liquescentes, des auteurs de motets qui dépeignaient par des lignes mélodiques appropriées, au XIIIe siècle, le Descendi in hortum meum et la courbe des vallées — convallium — se découpant sur l'horizon, des madrigalistes du XVIe siècle et des subtilités visuelles de la musica reservata. (…) Bach est même le plus figuraliste de tous les figuralistes. S'il évite le ridicule de Kuhnau ou celui de Dussek décrivant au piano-forte la mort de Marie-Antoinette avec le tumulte des républicains, l'"invocation à l'Être Suprême" l'instant avant sa mort et le "bruit de la guillotine" (glissando sur trois octaves), ce n'est pas qu'il ait poussé moins loin la minutie descriptive, encore qu'il néglige de la souligner, comme eux, par de puériles étiquettes ; c'est seulement parce que ce perpétuel commentaire s'incorpore à une force d'invention mélodique et harmonique qui pourrait à la rigueur permettre d'oublier la signification extra-musicale de son langage, et parce que cette seule signification musicale est en soi assez riche pour permettre à l'œuvre de subsister par elle-même.
Saint Matthieu (1)
Les Passions de Bach ne sont pas plus traduisibles qu'Othello ou Pelléas ; mais il ne s'agit pas seulement, dans cette constatation, de préserver une sonorité abstraite : ce n'est là qu'un des aspects, important certes, mais secondaire, de l'accord miraculeux entre ce que Marcel Beaufils dénomme "musique du son, musique du verbe". Le XIXe siècle, fidèle en cela à une longue tradition, voulait avant tout comprendre ce qu'on lui chantait : il traduisait tout, et adaptait au besoin. Notre XXe siècle, réagissant contre d'incontestables excès, a peut-être déplacé l'infidélité au lieu de la supprimer. Tendu à l'excès vers ce qu'il dénomme le "respect du texte original", il ne regrette plus de ne pas saisir le sens pourvu qu'il obtienne la sonorité. À tout prendre, l'erreur est pire. L'étude des Passions que nous entreprendrons ici en porte témoignage. Car il n'est pas d'œuvre, peut-être, où chaque mot se trouve davantage soupesé, analysé, traduit avec les moindres résonances à la fois de sa sonorité et de sa signification. Il n'est pas jusqu'à l'instrumentation, jusqu'à la forme mélodique des thèmes et de leur structure qui ne soient la traduction même d'un mot-clef, présent dans chaque arioso ou chaque air, mot d'où jaillissent presque spontanément le thème, la forme, l'instrumentation, la mélodie même que ce mot-là requiert. Car la fresque est aussi miniature : lorsqu'on regarde à la loupe le quinzième personnage à gauche, on y voit que chaque cheveu est dessiné, chaque poil du col de fourrure étudié et traduit. Michel-Ange a travaillé avec le pinceau de Jean Fouquet.Parce que le langage fugué lui est naturel, parce qu'il a écrit l'Offrande musicale et l'Art de la Fugue à titre de démonstrations techniques, sans plus se soucier des instruments susceptibles de la traduire que Théodore Dubois offrant à ses disciples un modèle de réalisation pour une basse donnée, Bach a été depuis cinquante ans le porte-drapeau, l'argument-massue de tous les apologistes de la musique dite "pure". Comme s'il y avait "impureté" à être sensible, émotif, signifiant ! On a été jusqu'à l'annexer au domaine de la musique abstraite, de celle qui se refuse à envisager autre chose que des combinaisons de notes, pour qui toute incursion dans le domaine affectif et surtout descriptif est un péché contre l'Esprit. Combien de musiciens à la courte envolée ont ainsi couvert leur impuissance et leur sécheresse sous l'exemple sans réplique du maître de Saint-Thomas !
Saint Matthieu (0)
Les grandes œuvres de Bach sont comme ces immenses retables des maîtres du Quattrocento qui lancent leurs flammes d'or et de vermeil au-dessus des autels. Vu de la nef, on n'en distingue ou à peu près que les personnages de premier plan, mais l'on est ébloui par la magnificence des coloris et l'architecture savante des lignes maîtresses. Qu'un peintre moderne copie ces vastes compositions sans en approcher le détail, les traduise en taches de couleur et en lignes abstraites, et son tableau restera valable à l'échelle de l'impressionnisme ou du cubisme.Mais le visiteur monte les degrés de l'autel et s'approche du retable. Son attention se fixe sur un détail ; il ne voit plus ces grandes lignes, ne sait plus l'harmonie d'ensemble du tableau. Mais il s'aperçoit que cette petite tache que l'on découvrait par la fenêtre de la Crèche est en réalité un paysage entier, aussi minutieusement étudié à sa propre échelle que l'était, par rapport à l'ensemble, la seule présence de cette petite tache bleue indistincte.Cette approche du tableau à l'échelle du détail est tout aussi impossible si on prend la musique de Bach pour de la musique pure que si on l'étudie sur une traduction quelconque. Que Gounod ait pu concevoir l'idée d'analyser l'harmonie des chorals en éliminant leur texte est proprement extravagant. Cela équivaut à peu près à vouloir expliquer les vers d'un poète à partir d'une version faite dans une autre langue. Quand, dans saint Matthieu, un cruel saut de septième ascendante lance un « Und speieten ihn an », ce brutal crachat prend, par la sonorité et l'accentuation du mot, la valeur d'une image ; quand le voile du temps se déchire du haut en bas, le déchirement s'opère en deux temps, par une descente disjointe qui franchit une treizième — toute l'étendue de la voix du ténor ; on ne peut traduire autrement que par « Depuis le haut » : or c'est un contre-sens, parce que le français accentue haut et le place, grammaticalement, à l'arrivée de la chute ; l'allemand, au contraire, escamote oben entre deux monosyllabes, et c'est le an qui reçoit l'accent à la fin de la descente. De tels exemples se présentent à chaque ligne.
lundi 14 mars 2016
Le pianiste au homard
« Sa personnalité était plus grande que les possibilités que le piano lui offrait, plus large que le concept même de la maîtrise complète de l'instrument. » C'est Boulez qui parle ainsi de Richter, et je trouve que cette simple phrase dit beaucoup. Il ne faut jamais oublier que Richter était autodidacte. Il a appris le piano un peu de la manière dont un jazzman de jadis apprenait son instrument, c'est-à-dire que les moyens qu'il a acquis étaient directement corrélés à son désir, à sa morphologie, à son être, à son goût, à sa vie intime. On dit souvent que Richter n'avait peur de rien, et que c'était sa grande force. Arrivé au conservatoire de Moscou à vingt-deux ans, c'est-à-dire à l'âge où un pianiste normal en sort, il a eu la chance de tomber sur le plus grand professeur de piano qui ait existé, Heinrich Neuhaus. Quand on confronte un homme à une technique donnée, il peut s'épanouir parfaitement dans la confrontation à une forme qui lui est extérieure, il peut faire de ce détour une force — et c'est ce qui arrive le plus souvent —, mais il peut aussi en garder une sorte de peur, qui peut toujours remonter en lui, un jour ou l'autre, car de cet écart (qui est parfois un grand écart) sourd une énorme quantité de questions, dont la plupart sont sans réponses. Richter n'avait peur ni des communistes, qu'il ignorait superbement, ce qui l'a conduit plusieurs fois hors du Conservatoire, et il n'avait pas non plus la hantise de sa carrière. On peut d'ailleurs dire que d'une certaine manière il n'a pas eu de véritable carrière. « Mettez un petit piano dans un camion et conduisez le long des routes de campagne, prenez le temps de découvrir un nouveau paysage ; s'arrêter dans un joli endroit où il y a une bonne église ; décharger le piano et parler aux habitants ; donner un concert ; offrir des fleurs aux personnes qui ont eu la gentillesse d'y assister ; repartir. » Quand on voulait l'engager pour un concert qui aurait lieu un an plus tard, il répondait : « Comment pourrai-je savoir aujourd'hui si j'aurai envie de jouer dans un an, et surtout quoi ? » Celui qui est libre ne peut pas avoir peur mais il fait peur. La technique de Richter c'est son art, comme l'indique parfaitement le mot grec tekhnè. De la même manière, la technique de Gould est aussi son art. Les "vrais pianistes" sont des pianistes dont la technique ne se sépare pas de leur art. Neuhaus l'a vu immédiatement, et a su tout de suite qu'il n'avait pratiquement rien à apprendre à son génial élève. L'action efficace, le comment, le pianiste russe en avait forgé lui-même le muscle. « J'ai beaucoup appris de lui, même s'il n'arrêtait pas de dire qu'il n'y avait rien qu'il ne puisse m'enseigner ; la musique est écrite pour être jouée et écoutée et m'a toujours semblé être en mesure d'être dirigée sans paroles… Ce fut exactement le cas avec Heinrich Neuhaus. En sa présence, j'étais presque toujours réduit à un silence total. Ce fut une chose extrêmement bonne, car elle signifiait que nous étions concentrés exclusivement sur la musique. Il m'a appris, surtout, le sens du silence et de la signification du chant. Il m'a dit que j'étais incroyablement opiniâtre et ne faisais que ce que je voulais. Il est vrai que je n'ai jamais joué que ce que je voulais. Et donc il m'a laissé faire que ce que j'aimais. »
Comme tous les génies, Richter est une énigme. Le documentaire prodigieux de Monsaingeon le montre parfaitement. Le vieux Richter, momie vivante débarrassée de son homard, mais toujours ironique, sage et mordant à la fois, d'un humour décanté et pincé de poésie, se tient là, face à nous, face à la caméra. Il ne tremble pas. Pour une fois, il parle. Mais il ne dit que ce qu'il veut dire. Le silence prend une place énorme. Là encore, c'est "la signification du chant" qui se laisse voir. Le reste, mes amis, c'est à vous de le découvrir, si vous en êtes capables, et, surtout, si vous en avez le désir vrai. L'art authentique est et doit être une ÉNIGME. Personne ne va vous dire ce que vous devez comprendre (entendre), et s'il se trouve quelqu'un pour ce faire, c'est un menteur et un diable qu'il faut éviter.
mercredi 9 mars 2016
Tout va bien
Hôtel des Impôts. Grande bâtisse sans âme comme il y en a tant, mais lumineuse. Saint-Nivat-des-Vieux… Ça ne s'invente pas. Ils sont presque tous en groupe : duos, trios, quatuors. C'est étrange d'aller voir son inspecteur des impôts en groupe. Je suis un des seuls solistes. Des rangées de sièges dispersées, des bleus, des rouges, je m'installe derrière, vers la rue, pour avoir une vue panoramique. Sur les six bureaux, deux seulement fonctionnent. Le B1 et le B6. Le B1 est occupé par une dame d'un certain âge, comme on dit, brune, ou châtain foncé, le cheveu court. Le B6, en face de moi, est occupé par une femme d'une quarantaine d'années environ, blonde, le cheveu mi-long et raide. Je prie intérieurement pour passer avec la blonde, et je serai exaucé. Le 157 est allumé, mon numéro est le 161. On est très poli lorsqu'on entre dans le bureau d'un inspecteur des impôts. Je m'étais dit : « Ne sois pas trop poli. » Elle parle peu. Le minimum. J'aime bien sa neutralité. J'ouvre la chemise qui contient mes papiers, en désordre, et je commence à parler. Sans m'écouter, de l'index de la main droite, dont l'ongle est recouvert d'un vernis assez laid, très épais, d'un marron palette tirant sur le gris, elle avise immédiatement le papier essentiel, c'est-à-dire le plus ancien, celui dont dépendent tous les autres. Il ne lui a fallu qu'une seconde pour savoir quoi faire, quand moi je reculais devant l'obstacle depuis un an. Elle me fait comprendre que mes discours ne l'intéressent pas, mais sans être désagréable, elle se contente de faire son travail, avec une efficacité à la fois sérieuse et détachée, sans affect. « On va commencer par ça. » Je suis un peu dépité mais je me soumets immédiatement à sa loi, sans regimber. Ne suis-je pas venu pour qu'on me prenne en charge ?
Nicole me demande de revenir demain, avec des papiers qui, évidemment, me font défaut. Devrai-je refaire la queue ? Bien sûr, mais je devrai repasser par son bureau à elle, ce qui fait que si jamais mon numéro d'attente me prédispose à entrer dans un autre bureau, je devrai passer mon tour, laisser ma place à quelqu'un d'autre, et attendre que le bureau de Nicole se libère. Ensuite seulement, elle produira un papier qui me permettra d'aller faire la queue pour avoir accès à un autre bureau, le bureau des Encaissements, qui, à condition bien entendu que je puisse produire tous les documents qui me seront demandés, me sera d'une utilité certaine.
Aujourd'hui, Nicole porte un jean bleu de bonne tenue, mais très ordinaire, un chemiser blanc et une petite veste blanche à poils longs. Ses lunettes m'ont l'air plus rigoureuses qu'hier, bien qu'il s'agisse probablement des mêmes. Elle a des jambes légèrement arquées, comme si elle avait fait beaucoup de cheval. Elle est un peu enrhumée. Son jean lui fait les fesses plates, avec cette petite échappée en pointe vers le bas (et le côté) des fesses dont on ne sait jamais si elle due au pantalon ou à la fesse elle-même. Elle parle encore moins qu'hier. Quand j'arrive, il n'y a personne dans la grande salle. Je passe donc immédiatement dans son bureau. Je lui ai apporté le bon papier, elle a l'air contente. Enfin, quand je dis qu'elle est contente, je l'imagine, car elle ne manifeste aucunement son contentement, fidèle en cela à son principe de vie. J'ai l'impression que si j'étais arrivé en lui disant « bonjour grosse cochonne comment vas-tu ? » elle aurait eu exactement le même genre de réaction qu'en prenant mon document pour aller le photocopier. Mais passons, je ne suis pas là pour la sonder.
Mais Nicole s'est trompée ! Oui, ma Nicole, si sage, si sérieuse, si professionnelle… Elle m'a envoyé aux Encaissements (comme si j'avais quelque chose à encaisser !) sans m'expliquer ce que j'allais y chercher. La femme que je vois là-bas, après avoir attendu une bonne heure, me regarde interrogativement, et je fais de même. Nous nous regardons l'un l'autre sans savoir ce que nous attendons de lui. « J'avoue que je ne sais pas bien ce que je viens faire là » lui dis-je avec tout le respect dont je suis capable après une heure d'attente. « Et bien alors pourquoi venez-vous ? », me répond-elle, ce qui est assez logique mais qui n'arrange pas du tout mes affaires. « Je pensais que vous le saviez », lui dis-je en essayant de ne surtout mettre aucun ton de reproche dans ma voix. (« Nicole, Nicole, pourquoi m'as-tu abandonné ?! » je me dis intérieurement.) Comme j'ai vaguement entendu Nicole prononcer le mot "mainlevée", je tente ma chance. Elle me regarde avec un intérêt très mitigé, qui hésite entre le sarcasme et la lassitude. (Dans une autre case de mon esprit s'ouvre un phylactère dans lequel je lis ces mots : « Quand-même, elle a trente mètres à faire pour aller lui poser la question, à Nicole ! ») J'ouvre la chemise aux papiers et, un peu au hasard, je commence à lui en proposer quelques uns, espérant ainsi calmer son impatience (car elle m'a entretemps dit qu'« il y a du monde qui attend » (oui, ça j'ai remarqué, puisque j'en viens, de ce monde-là…)). Elle a pris mes papiers, les regarde à peine, en maugréant, puis elle me plante là sans un mot d'explications. J'attends, debout devant le guichet. Je ne suis même pas inquiet. J'ai décidé de tout accepter avec le sourire.
Au bout de cinq minutes, je les vois qui arrivent, Nicole et le Cerbère des Encaissements. Si elles s'y mettent à deux, c'est que mon cas est grave. Mais Nicole me parle très gentiment, comme à un enfant un peu demeuré : « Vous allez revenir me voir. Dès que la personne avec laquelle je suis sortira de mon bureau, vous entrerez, je vous ferai un papier qui vous permettra de revenir ici. » Elle en dit toujours le minimum et je ne pose pas de questions. Je sors du bureau des Encaissements et je retourne m'asseoir, juste en face du bureau B6.
La femme au nez rabotté se retourne vers la maman et son petit garçon. Elle attend de capter l'attention de celle-ci et entame la conversation — enfin. Quel âge il a, et il est sage (tu parles !), et moi j'en ai un aussi, il est speed. Quand ils sont speeds ils sont speeds, on n'y peut rien. « Frankie tu descends ! » (Tu parles, le Frankie il s'en tape de ce qu'elle peut bien lui dire sa maman… Il ne sait que trop qu'elle ne bougera pas le petit doigt pour l'empêcher d'emmerder le monde.) J'attends le moment où il va se casser la gueule dans l'escalier. Et là il faudra prendre une mine apitoyée — le pauvre — alors qu'on se réjouit fort de ses cris et de ses larmes et qu'on se proposerait bien pour aller enfoncer le clou d'une torniole dans la face de Frankie. La maman a un pantalon avec plein de fermetures éclair partout, des bottes avachies, des collants noirs sous le pantalon. Le papa est à côté, liquiéfié sur son siège, complètement indifférent aux dialogues des mamans. Cela doit être ça qu'on appelle "prendre son mal en patience".
J'étais dans le bureau de Nicole depuis à peine une minute qu'on entend frapper à la porte vitrée. Je me retourne pour voir qui vient interrompre nos ébats silencieux et je vois un type aux cheveux filasses, le visage congestionné, qui m'interpelle : « Excusez-moi, mais vous aviez quel numéro ? » Il parle très vite, sans reprendre son souffle, il est furieux, car il pense que j'ai pris sa place, et à sa place je m'y mets, justement, car j'ai horreur de ce genre de choses. Mais Nicole le rabroue gentiment en lui expliquant que je n'ai volé la place de personne. Le pauvre… Elle n'a pas perdu son calme, Nicole.
Ma Nicole s'étant trompée, la voilà qui recommence à produire du papier en double exemplaire. Le train-train. Impossible de savoir ce qu'elle pense. J'entends l'imprimante laser, les minutes passent, j'observe les doigts de Nicole, son vernis à ongle, j'aperçois la bombe de désodorisant sur l'armoire… Tout va bien. Je me dis que Nicole s'exprime dans une plage dynamique qui va du piano au mezzo-piano, avec quelques très rares incursions dans le pianissimo. Jamais au-delà du mezzo-piano. J'essaie de l'imaginer dans un lit, en train de faire l'amour, mais je m'arrête net — j'ai trop peur de la perturber — et je reviens bien vite à une sorte d'ataraxie paisible et morne. Tout va bien… On entend les secondes qui passent, tranquillement, les unes après les autres, sans accroc, sans précipitation, mais non plus sans traîner. Elles vont là où elles doivent aller, et nous nous restons là, Nicole et moi, le plus naturellement du monde. Pour un peu, je m'imaginerais avoir toujours été là, dans ce bureau, avec Nicole qui remplit mes papiers.
À nouveau, elle se lève. Elle a dit quelque chose que je n'ai pas compris mais je ne la fais pas répéter. Je la suis : nous retournons voir l'Encaisseuse. « Vous m'attendez là », me dit-elle à l'entrée du bureau des Encaissements. Je m'adosse au chambranle et je laisse les ondes alpha, ou béta, je ne sais jamais, pénétrer les cellules de mon système nerveux. Tout va bien… Les mamans sont toujours là à parler de leurs gamins, speeds ou pas speeds, le papa n'a pas bougé, et d'autres personnages ont fait leur apparition, mais je n'ai pas envie de les observer. Je pense à Raphaële. Une certaine après-midi chez son gynécologue, près d'Aix-en-Provence, et moi, qui étais resté dans la voiture à l'attendre, ne cessant de lui envoyer des textos lui parlant de son sexe (elle les lisait, dans la salle d'attente, et je pouvais l'apercevoir les lisant par la baie vitrée). L'entrevue était pourtant sérieuse, puisqu'il s'agissait de son cancer. Mais on n'est pas sérieux quand on a cinquante ans…
Enfin Nicole réapparaît. Contrairement à ce qui était prévu, elle ne me renvoie pas à l'Encaissement (a-t-elle compris que je n'avais rien à encaisser ?). Elle chuchote car nous sommes debout au milieu du public, hors du cercle sacré où elle délivre les oracles : « Voilà, tout est réglé, ce n'est pas la peine de revenir avec vos papiers. Est-ce que vous portez ce papier à votre banque où est-ce que je l'envoie ? » Je dis à Nicole que je veux bien qu'elle se charge de tout, je la remercie, et je quitte les lieux. Je la vois du coin de l'œil qui regagne son bureau — comme si de rien n'était. Tout va bien.
dimanche 6 mars 2016
Acné
vendredi 4 mars 2016
Vive Mao !
Sylvie c'était la classe. Grande famille annécienne, mais moderne et tout. Je l'avais rencontrée à un mariage et je l'avais invitée à danser. Moi qui ne danse jamais. Moi qui ai la danse en horreur, qui m'estimerais déshonoré de danser, là, j'avais fait un effort, et un gros. Fallait vraiment qu'elle me botte, la Sylvie ! Elle avait au moins deux ans de plus que moi, ou trois, dans les dix-huit et quelque. Genre à se faire suer sur sa chaise alors je l'avais branchée, même que dans ma famille ils en revenaient pas. Ben dis-donc, qu'est-ce qui lui prend, au morveux ? Ça lui démangerait pas un peu par là-dessous ? Je sais plus comment elle était attifée, mais certainement pas endimanchée, à mon avis. Bref, on a fait semblant de danser, et puis on a discuté un peu. J'en étais tout tremblant. On s'est revus. On étaient copains. J'étais en seconde au collège Saint-Michel, et j'étais pensionnaire. Elle est même venue me voir un mercredi. Ah, la tête des copains… Une nana, une vraie, avec un cul, des hanches, des seins, oui, monsieur, parfaitement. Élégante et décontractée juste ce qu'il faut. Un jour je la croise dans la rue Sainte-Claire, on va boire un verre. J'étais surexcité. Elle revenait de Chine. Elle m'a fait un topo pas croyable sur la Chine de Mao, que c'était le pays le plus chouette du monde, que là-bas tout le monde était libre comme un mimosa et tout, enfin, le super pied, quoi. Moi je buvais ses paroles, et je reluquais aussi un peu ses seins, quand-même. Faut dire qu'on était au printemps et ça commençait sérieusement à me démanger le haricot, à cette époque. Et là, en allumant une clope, elle me dit comme ça que la Chine c'est tellement génial que même on a le droit de s'allonger sur les pelouses ! Alors là, j'en suis resté comme un con penaud sous ses poils. J'ai plus bougé. Purée, je ne sais pas si vous voyez le truc : des Chinois, donc des millions, quoi, tous allongés peinards sur leurs jolies pelouses bien tenues, parce que forcément, un pays communiste, c'est pas non plus le bordel, les pelouses ils viennent de les planter, alors elles sont toutes neuves ou presque. Le paradis, genre. Et nous, bon, on étaient aussi allongés du matin au soir sur la pelouse du Pâquier, devant le lac, d'accord, mais c'est pas pareil, tu vois, parce qu'on s'emmerdait grave à se demander quoi faire et tout. On discutait, on dormait, on fumait des clopes, on écoutait le Dharma Quintet ou Eric Dolphy, mais le coin était pourri, puisque c'était chez nous, voilà. Et je voyais ma Sylvie, là-bas, entourée de millions de Chinois, allongée peinarde dans ce pays de Cocagne où Mao gâtait tous ses enfants qui étaient comme des coqs-en-pâte, et ça me faisait sacrément rêver. Du coup, j'en ai parlé dans le devoir de français que je devais rendre la semaine suivante, et le prof il m'a dit mais vous êtes dingue ou quoi ? Évidemment, ce con ne pouvait pas comprendre, c'était un salaud de capitaliste vendu aux marchands de canons, ou à Dassault, ou pire.
N'empêche qu'avec tout ça, j'avais toujours pas trempé mon pinceau. Évidemment, parce que nous, on vivait dans une sorte de dictature qui nous bridait complet, sans même qu'on s'en rende compte. Enfin si, moi je m'en rendais compte, et même je ne pensais qu'à ça. J'étais tellement bridé dans mes désirs et tout qu'il fallait que je me débride deux à trois fois par jour au moins. Quand je pense à ces litres de foutre jetés aux cabinets, j'en ai presque des remords, parce que nous, à la maison, on nous disait toujours : faut pas gâcher. Ah, la chatte de Sylvie, qu'est-ce que j'ai pu l'imaginer, dans tous les sens, dans tous les formats, de toutes les couleurs ! J'avais la haute déf, pour ces choses-là. Bon, un jour, quand-même, j'ai pas pu tenir plus, je lui ai demandé de me la montrer, sa chatte, son con, sa touffe, sa chose. Sylvie, elle était vraiment sympa, et depuis sa virée en Chine, elle avait de la compassion — en tout cas, pour moi. Elle voyait bien, que j'étais désemparé et au bord de l'attaque. Alors, on est allés dans les cabinets du troquet où on avait nos habitudes et elle a baissé son pantalon. Et puis le reste aussi. Nom de dieu que c'était beau ! C'était une brune à la touffe soyeuse et bien peignée, un triangle fabuleux où je voyais des pelouses à en perdre la vue, l'odorat, l'ouïe, et tous les sens. Quel miracle ! Quel chef-d'œuvre ! J'ai pas osé lui demander de toucher tellement j'étais aux anges. Elle m'a dit : « T'aimes ça ? » Pour un peu, je chialais. Si j'aime ça ? Mais je donnerais toute la Chine, toute la Haute-Savoie, et même mon piano, tiens, pour avoir ça sous le nez tous les matins. Et puis elle a remonté sa petite culotte de coton blanc et on est retournés s'asseoir devant nos cafés. Si j'aime ça ?! Ô, Mao, Mao, Mao, Grand Timonier de la Touffe Profonde et Libérateur des pelouses parfumées, dieu du Triangle vénérable, si je pouvais t'embrasser par delà les siècles et les murailles célestes, je le ferais. Toutes les chattes ont une odeur d'herbe fraîche, depuis ma Sylvie au grand cœur !