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mercredi 12 juillet 2023

Ettie

Ettie a eu un grand succès sur Facebook, où j'avais déposé la jolie photographie qu'elle m'avait envoyée de sa Caroline natale, après que nous nous étions séparés, à la fin de l'été 1972. On la voit au violoncelle, avec un drôle de petit chapeau, les cheveux tombant sur ses épaules, souriante, timide, adorable. Au dos du cliché, ces quelques mots en français : « Avec beaucoup d'amour ». Il est vrai qu'elle est craquante. Je me rappelle très bien le jour où j'ai reçu cette photo, à Rumilly. J'étais évidemment flatté, et heureux qu'elle ne m'oublie pas, mais, quant à moi, j'étais déjà passé à autre chose, et autre chose de beaucoup plus sérieux. Il est amusant, d'ailleurs, qu'en déposant ces photos sur les réseaux sociaux, je me sois trompé, en parlant, à propos d'Ettie, de « second amour ». Comment ai-je pu faire cette erreur ! Non, c'est elle, le « premier amour » ; Christine est arrivée ensuite, même si elle a beaucoup plus compté dans ma petite existence (c'est sans doute pour cette raison que le « premier amour » m'est venu spontanément à son propos). Avec Ettie, ce fut trop bref, même si (et peut-être pour cette raison) sans aucun nuage (du moins dans un premier temps). Il n'y a pas eu de passion. La passion, c'est bien avec Christine, que j'en ai connu les premières morsures. 

La rencontre avec Ettie est assez romanesque, et déjà tout entière placée sous le signe du malentendu. Je me trouvais alors seul sur une plage de Mykonos, où j'avais élu domicile, une merveilleuse plage de nudistes où les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Je l'ai vue arriver de très loin, avec son sac à dos et son chapeau, qui marchait droit sur moi. Elle semblait n'avoir aucune hésitation, et, en effet, m'aborda avec ces mots que je n'ai jamais oubliés : « Est-ce que je peux coucher avec toi ? » On imagine ma surprise et ma joie. Bien sûr qu'elle pouvait ! En réalité, en son français approximatif, elle voulait seulement me demander si elle pouvait dormir près de moi, car elle ne voulait pas rester seule, et je devais avoir une bonne tête, suffisamment pour la rassurer, car elle venait de se faire importuner par plus entreprenant que moi. Le reste s'est fait tout naturellement : lorsque les portes sont déjà ouvertes, on n'éprouve pas trop de difficulté à franchir le seuil, et parfois même, on ne sait pas qu'on le franchit. Le lendemain, elle a continué son chemin (elle allait à Athènes), et nous nous y sommes retrouvés quelques jours plus tard. De ce séjour dans la capitale grecque en compagnie d'Ettie, je ne garde que deux souvenirs. Le premier est la Messe en si, de Bach, dirigée par Karl Richter, qu'elle m'avait invité à venir écouter avec elle. Une révélation. Le second est la première nuit que nous avions passée à l'hôtel où elle était descendue avec ses amis américains. Elle m'avait fait venir en douce dans la chambre qu'elle partageait avec la petite fille de Franklin Roosevelt, une ravissante petite blonde, et nous avions dormi tous les trois dans le même lit. On peut dire qu'avec Ettie, on ne perdait pas de temps… 

Ettie se nomme (se nommait, car elle s'est depuis lors mariée) Ettie Minor. Elle est toujours restée une passion mineure, dans ma vie, même si c'est elle qui m'a conduit aux portes du continent féminin. Après la Grèce, nous nous étions retrouvés à Paris, et nous avions passé quelques nuits ensemble rue Lauriston, chez un de mes frères qui m'avait prêté son appartement. J'étais allé la chercher à son hôtel, rue Cujas, et je me rappelle l'avoir attendue dans la salle de réception en jouant sur un piano droit désaccordé qui se trouvait là. Je ne savais pas, alors, qu'elle était violoncelliste. Les promenades dans Paris, main dans la main, avaient été difficiles, pour moi, car j'avais une érection persistante qui, j'en étais persuadé, car je portait un pantalon d'été, très léger, qui résistait mal à la vigueur de ma passion nouvelle, s'étalait à la vue de tout Paris. 

Cette histoire manifestement inachevée a eu des suites. Deux suites, pour être exact. D'abord, en 1986, donc quatorze ans plus tard. Ce jour-là, je rentrais d'un court séjour en Bourgogne (j'avais été très malade, et Anne m'avait gentiment proposé de venir me reposer à la campagne). De retour à Paris, dans mon appartement de la rue des Arquebusiers, j'entends à travers la porte que je n'avais pas encore ouverte la sonnerie du téléphone. Je me précipite, je décroche, et j'entends une voix féminine dotée d'un accent étranger me demander si je suis bien « Jérôme Vallet », le Jérôme Vallet qui se trouvait à Mykonos en 1972. Elle avait fait tous les Jérôme Vallet de l'annuaire avant de me trouver. Ettie était en tournée en France et le soir-même elle fut chez moi. Nous avons passé une excellente soirée (il fut beaucoup question des sonates pour violoncelle et piano de Bach), et je voyais bien qu'elle ne désirait qu'une chose, mais quand j'ai voulu la prendre dans mes bras, elle m'a dit qu'elle était mariée, et nous ne sommes pas allés plus loin que de chastes caresses. J'étais très touché qu'elle ait cherché à me retrouver. Je ne lui pas dit que de mon côté j'avais deux petites amies, et je n'ai pas insisté… Elle est repartie au milieu de la nuit avec un fort sentiment de culpabilité. 

Et puis, cet été-là, pourquoi ai-je eu envie de la revoir ? C'était il y a douze ou treize ans, à peu près, donc presque quarante ans après notre première rencontre, et plus de vingt ans après cette courte nuit à Paris. En tout cas, ce qui est certain, c'est que cette envie n'avait rien, mais alors rien de sexuel ni d'amoureux. J'ai eu un peu de mal à la retrouver car je ne connaissais pas son nom d'épouse, mais j'ai finalement pu reconnaître son visage sur une photographie où elle tenait le violoncelle dans un orchestre américain. Quand je l'ai contactée, elle a répondu très vite, et lorsque je lui ai dit que ça me ferait plaisir de la revoir, elle m'a annoncé immédiatement qu'elle viendrait passer quinze jours chez moi. Ç'aurait dû me mettre la puce à l'oreille…

Nous sommes allé la chercher à l'aéroport de Marseille, Luna et moi. J'étais vraiment très heureux de la revoir, et même si deux cancers l'avaient un peu amochée, elle avait toujours ce merveilleux sourire et cette joie de vivre qui font du bien à ceux qui comme moi en sont un peu dépourvus. Nous sommes arrivés à la maison à la fin de l'après-midi, et, après le dîner, j'ai commencé à préparer le canapé au salon pour y dormir, car j'avais prévu de lui laisser ma chambre. J'avais donc monté ses affaires, et quand elle est redescendue, elle m'a demandé ce que je faisais. « Mais tu vois, je fais mon lit. » Elle a eu l'air surprise : « Mais enfin, non, tu vas dormir avec moi ! » Ici je dois préciser qu'à aucun moment elle ne s'était souciée de savoir si, par exemple, j'avais quelqu'un dans ma vie. J'ai protesté un peu, mais comme je voyais qu'elle était très déçue et que je n'avais pas envie de l'attrister, j'ai obtempéré. Nous avons fait l'amour, très mal, bien sûr, et j'ai essayé de dormir le plus vite possible. Vers deux ou trois heures du matin, le téléphone a sonné. J'avais l'habitude que Raphaële me téléphone en pleine nuit. Je suis descendu, pour ne pas déranger Ettie, qui dormait, et j'ai commencé à parler avec mon amie, jusqu'au moment où elle s'est aperçue, sans doute au ton de ma voix, que je n'étais pas couché. « Pourquoi es-tu en bas, retourne te coucher ! — Je ne peux pas, il y a quelqu'un dans mon lit. — Comment ça, il y a quelqu'un dans ton lit ? » J'ai dû lui expliquer ce qui s'était passé, et c'est à ce moment que j'ai vu Ettie qui avait passé la tête par la porte, et me demandait ce que je faisais là. « Tu vois, je téléphone. — Oui, je vois, mais à qui ? — À mon amie. » Je pensais ne dire que des choses banales, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attarder sur le sujet, mais Ettie ne l'entendait pas de cette oreille, visiblement. « À ton amie ??? » Elle avait l'air sincèrement étonnée, et même choquée, d'apprendre que je puisse avoir une amie. Comme si depuis quarante ans, j'aurais dû rester sagement à attendre que Madame revienne dans ma vie. Bref, elle faisait la gueule ! J'ai donc abrégé la conversation avec Raphaële et je suis remonté voir mon Américaine qui était tendue comme un arc électrique. « Demain matin, tu me ramènes à Marseille ! » me dit-elle d'un ton qui n'admettait pas de répliques. J'ai d'abord essayé de la raisonner, de rester calme. Je ne comprenais rien à cette crise de nerfs. Je lui ai expliqué patiemment, avec toute la patience dont j'étais capable, qu'elle n'avait aucune raison de se mettre en colère, que tout cela était ridicule, et que bien sûr, il était hors de question qu'elle reparte demain matin, et d'abord pour aller où ? Mais elle n'en démordait pas : « Tu me ramènes à Marseille, et je reprends un avion pour le Connecticut. » Mais enfin, tu es folle ou quoi ? Et puis jamais tu ne trouveras une place comme ça, au débotté, ou alors elle te coûtera une fortune ! Nous avons fini par nous recoucher, et j'étais persuadé que la nuit allait la calmer. Mais quand j'ai ouvert les yeux, le lendemain matin, après une nuit ultra-courte, j'étais seul dans le lit. Elle était sur le balcon, en train de faire son yoga en petite culotte. Je suis descendu faire du café, et j'ai attendu qu'elle me rejoigne pour voir à quoi allait ressembler la journée. « Je suis prête », qu'elle me fait. Prête à quoi ? J'ai fait mes bagages, je t'attends. Mais quelle bourrique ! Nous avons recommencé à nous engueuler, j'ai recommencé à essayer de la convaincre, et puis au bout d'un moment, j'en ai eu assez, je suis allé m'habiller, j'ai pris les clefs de la voiture, et je lui ai dit que moi aussi j'étais prêt. Et nous voilà repartis pour Marseille.

Luna était contente, elle adore la voiture. Une heure et demie de route en silence. J'étais fou de rage. À l'aéroport, elle a bien dû admettre que j'avais raison, que jamais elle ne trouverait un avion à un prix décent. « Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait ? Tu te calmes et on rentre à la maison ? » Tu parles ! Butée de chez butée. Là, c'en était vraiment trop pour moi : je lui ai souhaité bonne chance et je l'ai plantée là. 

Sur le chemin du retour, je me suis arrêté chez Raphaële. Elle m'a fait venir sous la douche pour bien me décrasser des miasmes de l'Américaine, et on a baisé avec passion. Enfin un peu de joie. 

Ce que je ne savais pas, c'est que l'histoire ne s'arrêterait pas là…

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jeudi 4 décembre 2014

Première ligne (4)


Arrivée en haut de la page. Se laisser glisser doucement tout en bas. Meurtre oblique, passage symbolique au ras de l'encre. Blancheur coupée par une buée courbe. Je regarde ses hanches et mon regard s'éteint, se court-circuite lui-même. Le corps a été retrouvé flottant à la surface de la rivière. Décomposition française. Omelette baveuse et mal cuite. Elle était sans doute de ces êtres qui donnent toujours l'impression de parler par glissandos. Que faisiez-vous à sept heures et demie du matin ?

Je n'ai jamais aimé me lever à sept heures et demie. Sept heures, huit heures, six heures, même, tout ce que vous voulez, mais pas sept heures et demie ! Cette demi-heure me gâche la journée. Dépêche-toi, tu vas être en retard ! En retard ? Mais je le serai toujours, je l'ai toujours été. Je manque. Je sèche. Je rate. Absent. Pas là. À la dernière minute, je descends du bus, du métro, je change de trajet, je suis cette fille, j'entre dans ce bistrot, je vais au cinéma. Ne comptez pas sur moi ! Je vous décevrai. Je me suis déçu, depuis toujours. Alors ? Personne… J'ai rendez-vous avec l'absence, le manque, le trou dans l'emploi du temps, la feuille arrachée, l'adresse perdue, le réveil cassé, je me suis rendormi. Un avion à prendre, un examen, une date, un planning, une feuille de route ? Plutôt la pendaison, le saut dans le vide, le suicide dans le congélateur. Répondre à des questions c'est toujours un supplice. Pourquoi, comment, à quelle heure, et ta sœur ? Et ce rouge, là, qu'en pensez-vous ? Je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais PAS ! Ils ne me croient pas. Ils pensent que je veux cacher des choses, que j'ai des secrets. Pourquoi avez-vous modulé ? Taisez-vous, je vous en prie ! Vous faites trop de bruit, vous allez me réveiller !

Je flottais donc sur la mer, et, avec mon bras pendant (ou était-ce mon sexe ?) je dessinais des motifs dans le sable, c'était très  beau, quand la mer s'est retirée. Tu ne vas pas nous refaire le coup de Jésus ! Eh bien si, justement, on en revient toujours là. Je lisais les Évangiles, je n'y comprenais rien. Il faisait un putain de beau temps, on était tous à poil, j'étais tout seul. Le soir, un peu avant la tombée de la nuit, je vois cette fille qui se dirige vers moi, avec son sac à dos, un chapeau, des lunettes. Droit sur moi, comme si elle me visait depuis des kilomètres. « Est-ce que je peux coucher avec vous ? » Vous auriez dit non ? Moi j'ai dit oui. Américaine, jolie, elle s'est mise en culotte, elle, pas complètement à poil. Purée qu'elle avait de jolis seins. Je me demande bien de quoi on parlait, peut-être qu'on ne parlait pas. Elle m'a aimé tout de suite, et moi, docile, j'ai fait pareil. C'était tellement simple que ça devait être un rêve. Mais, gentiment, elle n'a pas cherché à me réveiller. Le matin, on buvait du lait de chèvre avec du miel, on se baignait, je lui lisais les Évangiles. Je n'ai jamais aussi peu pensé. Puis elle est partie à la ville et m'a laissé là, sous le soleil. Il y avait d'autres très jolies filles sur la plage et je n'avais pas fini les Évangiles. J'ai déjà raconté cette histoire mille fois. 

Quelques jours après, c'était à Athènes, elle m'a emmené écouter la Messe en si, de Bach, dans un amphithéâtre antique. C'était Karl Richter qui dirigeait. Elle aimait Bach. Ensuite, elle me dit : Viens dormir à l'hôtel avec nous, tu seras mieux que dans ton auberge de jeunesse. Je monte en douce dans la chambre, et là elle me présente la petite fille, ou arrière, de Roosevelt, une jolie petite blonde fine et qui riait tout le temps. On se met tous les trois au pieu. Pas dormi de la nuit, évidemment. Je faisais tout ce qu'on me demandait. Docile, toujours. Gentil. Pas chiant. Elles m'auraient dit qu'elles étaient là pour assassiner le président grec ou un truc du genre, je les aurais accompagnées. Tranquille. Mais il a fallu reprendre le train, traverser l'Autriche, l'Allemagne, la Suisse ou l'Italie, je ne sais plus, et puis rentrer à la maison. Ma mère était au jardin avec mon frère en train de cueillir des groseilles. Ils m'engueulent tous les deux, il paraît que je n'avais pas donné de nouvelles depuis une éternité, alors que je venais de partir. Pas un coup de fil, pas une lettre, pas une carte, rien, sale gosse, égoïste, irresponsable, crétin, etc. Ce jour là j'ai compris que ma mère m'aimait. Qu'est-ce que j'ai aimé prendre le train ! Après ça, l'autre, le frère, s'est mis en tête de me faire aimer l'opéra. Les Italiens. 

Il y a de l'orage, c'est la nuit. Sûrement, elle dort. Elle ne produit presque aucun bruit, en dormant. Si elle fait le moindre bruit, elle se réveille elle-même. Elle garde toujours sa culotte pour dormir. Quand on s'est rencontrés, j'avais pris l'habitude, depuis pas mal de temps, de ne jamais dormir avec une femme. C'était devenu une règle, un principe. Avec elle, j'ai redécouvert le plaisir de dormir contre une femme, dans sa respiration, dans ses bras, dans ses odeurs, dans ses cheveux. 2002, 2003… Je lui avais joué Schumann. Je me relevais en pleine nuit, je prenais la voiture, et je faisais cinq ou six kilomètres pour aller près de chez elle, à la campagne, un endroit paumé. Je laissais la voiture dans un bois, à trois cents mètres, et j'allais à pied, dans la nuit noire, vraiment noire, jusqu'à chez elle. Je ne voyais rien. J'entrais dans la propriété, je faisais très attention à ne pas faire de bruit, un quart d'heure pour faire cent mètres, je restais là, à écouter, à regarder la maison, assis sur un fauteuil de jardin. Elle n'a jamais su. Qu'est-ce que je venais chercher, là, en pleine nuit ? Je ne sais pas. Je crois que je venais pour savoir ce qu'était l'amour. Dans la voiture, en rentrant me coucher, j'écoutais Inori, de Stockhausen. Je croyais que vivre à l'envers, de l'autre côté, allait me donner accès aux secrets de l'amour ! À une époque, je me levais à cinq heures du matin pour écouter le la du diapason. C'est à peu près du même genre. Si j'avais eu une contrebasse, j'aurais sans doute pissé dedans. Je poursuivais quelque chose, en tout cas, c'est sûr. Je croyais qu'à force d'obstination, de volonté et d'intelligence, on obtenait tout ce qu'on voulait, le talent, l'amour, la femme qu'on désire, l'œuvre qu'on imagine, et qu'en prime on a un ticket pour le paradis en première classe. J'étais tellement malin que j'étais complètement con. C'est précisément ce qu'elles veulent, qu'on soit complètement con, mais même comme ça, ça ne fonctionne encore pas.

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