mardi 28 mars 2023

Gone with the wind

 


J'aime le vent. Quand il souffle, et fort, comme aujourd'hui, une autre âme habite le monde. Nous ne sommes plus seuls. Des pans entiers de mon rêve me reviennent et passent en moi à toute vitesse. J'ai un corps multiple. 

Isabelle était avec moi. Même si la femme de mon rêve n'avait pas son visage, c'était bien elle. Quelle aventure ! Des bijoux volés, un appartement parisien, des oreillettes qu'on nous enfonçait dans le tympan, un pistolet démonté au fond d'un sac, un ascenseur dans lequel je suis occupé à nous sauver, la merveille de la vie qui va, à toute vitesse, un air lumineux et frais, et des personnages qui sont ce qu'on peut imaginer de mieux — et français. Il y avait Patricio, aussi, et une adresse qu'on ne connaît pas. Des déplacements, des hésitations, des accélérations comme dans le jeu de Richter au piano. Nous étions jeunes, beaux, légers et vivants. Quelle aventure, que la vie !

Le vent c'est l'inconscient. C'est le rêve qui nous traverse, qui décolle le moi du moi, qui remet le temps à sa place, nettoie. La mort vient avec le vent et prend le visage de la vie. L'âme du monde ce n'est pas nous, ce n'est pas l'homme, c'est la grande Absence qui souffle et nous emporte là où personne ne pense. 

Le ciel est bleu, les fleurs, partout, et les hérons garde-bœufs font cortège aux tracteurs. Les pylônes sont couchés dans les champs. Je passe sous les fils électriques en frémissant. Je suis seul et heureux. Une résurgence de l'année 1976 ? 

Écoutons Ben Webster et Art Tatum. All the things you are, Gone with the windNight and dayMy one and only love

dimanche 26 mars 2023

Mémoires de l'amour

Ce soir je suis heureux et triste. Je regarde La Dentellière, de Claude Goretta, un film de 1977 que je n'avais jamais vu. Pomme, le personnage interprété par la toute jeune Isabelle Huppert, est bouleversante. D'ailleurs, non, elle n'est pas bouleversante du tout, ce n'est pas ça, mais on la plaint infiniment, on est triste avec elle, on est malheureux avec elle. « Tu te souviens, quand on faisait les aveugles sur la falaise ? » Elle est merveilleuse. Ce n'est pas du tout mon genre, mais j'ai tellement de tendresse pour elle que j'en pleurerais, ce soir, et j'ai bien du mal à distinguer la tristesse du bonheur.

Cette année 1977 est décidément unique. 

J'ai reçu un sms de Raphaële qui me reproche ce que j'ai écrit sur elle, sur nous, dans Luna. Je comprends qu'elle puisse mal le prendre, bien sûr, et même je m'y attendais, mais je le regrette, car elle ne comprend pas. Ce n'est pas tant moi ou ce que j'écris, qu'elle ne comprend pas, que la littérature. Disant cela, je vais encore m'attirer ses reproches et peut-être la faire souffrir, si tant est qu'elle lise ces lignes. C'est pourtant la vérité. 

« On n'a pas réussi à vivre avec celle dont on pensait être amoureux. » C'est la première phrase qu'elle cite, à charge, en la commentant d'un : « Ciel, si j'avais su que c'était seulement pensé… » Puis elle continue par « Ça tombe bien, car il aurait fallu de toutes façons choisir entre elle et toi, et qu'à la fins des fins, c'est toi qu'on aurait choisie. » 

Tu te souviens, quand on faisait les aveugles sur la falaise ? La mémoire de l'amour, c'est exactement ça. Le souvenir de ce moment où l'on faisait les aveugles au bord du gouffre. Dans le film de Goretta, François demande à Pomme de fermer les yeux, et la guide de sa voix vers le bord de la falaise, de plus en plus près, jusqu'à ce qu'on finisse par fermer les yeux de terreur. Elle n'a pas peur. « Tu as confiance en moi ? » Oui, oui, qu'elle répond ! Pourquoi voudrait-il la tuer avant même de l'avoir eue ? Hein ? 

J'ai reçu un SMS de Raphaële qui me reproche de laisser entendre (d'avoir écrit) que j'aie fait semblant de l'aimer. Comment peut-elle penser cela, même une demi-seconde ; c'est un exploit ! Mais admettons. Admettons que je l'aie écrit. Citons le paragraphe en question : « Finalement, la vie est bien faite. On n'a pas réussi à vivre avec celle dont on pensait être amoureux ? Ça tombe bien, parce qu'il aurait de toute façon fallu choisir entre elle et toi, et qu'à la fin des fins, c'est toi qu'on aurait choisie, et que ç'aurait fait un drame. Déjà lorsqu'on dormait chez elle, et que tu n'avais pas le droit de monter sur la mezzanine avec nous, je me levais plusieurs fois dans la nuit pour aller te caresser et te parler à mi-voix, sur ta couverture, juste au bas de l'escalier, car je ne supportais pas cette mise à l'écart de fait que tu ne pouvais pas comprendre. La vie est bien faite car tu es morte avant moi. Si j'étais mort avant toi, que serais-tu devenue ?… Je préfère ne pas y penser. » Oui, oui, j'ai bien écrit cela, et je ne le renie pas du tout. Mais j'ai écrit aussi : « Il y a de l'orage, c'est la nuit. Sûrement, elle dort. Elle ne produit presque aucun bruit, en dormant. Si elle fait le moindre bruit, elle se réveille elle-même. (…) Quand on s'est rencontrés, j'avais pris l'habitude, depuis pas mal de temps, de ne jamais dormir avec une femme. C'était devenu une règle, un principe. Avec elle, j'ai redécouvert le plaisir de dormir contre une femme, dans sa respiration, dans ses bras, dans ses odeurs, dans ses cheveux. 2002, 2003… Je lui avais joué Schumann. Je me relevais en pleine nuit, je prenais la voiture, et je faisais cinq ou six kilomètres pour aller près de chez elle, à la campagne, un endroit paumé. Je laissais la voiture dans un bois, à trois cents mètres, et j'allais à pied, dans la nuit noire, vraiment noire, jusqu'à chez elle. Je ne voyais rien. J'entrais dans la propriété, je faisais très attention à ne pas faire de bruit, un quart d'heure pour faire cent mètres, je restais là, à écouter, à regarder la maison, assis sur un fauteuil de jardin. Elle n'a jamais su. Qu'est-ce que je venais chercher, là, en pleine nuit ? Je ne sais pas. Je crois que je venais pour savoir ce qu'était l'amour. » J'étais fou d'elle. Fou, d'ailleurs, oui, elle m'a rendu fou, littéralement. Elle a eu un cancer, dans ces années-là, et quand elle allait faire ses rayons, je voulais rester avec elle, pendant les séances, je voulais prendre ma part de ses souffrances, et j'aurais accepté sans aucune hésitation de mourir à sa place. J'ai d'ailleurs voulu mourir pour de bon, à ce moment-là. J'ai fini dans une clinique pour cinglés, à Annecy, sans qu'elle lève le petit doigt pour venir me voir ou m'en faire sortir. J'ai souffert le martyre. Mais tout cela, elle n'en a cure, elle l'a complètement oublié. Elle a complètement oublié que c'est elle qui n'a pas voulu de moi, et que j'en suis devenu presque dément. C'est fou tout ce qu'elle a oublié !

Je comprends quelle puisse être perturbée de lire ce que j'ai écrit, je ne suis pas complètement idiot, et d'ailleurs, à sa place, je serais sans doute choqué (ou blessé) également. Mais j'ai eu besoin, un jour, d'écrire ce que j'ai écrit. J'ai eu besoin de relire mon histoire, notre histoire, avec ces yeux-là. Un jour ! C'est le « un jour », qu'elle ne comprend pas. Elle voudrait une vérité à la fois intangible et absolue, ce n'est pas ce que je cherche. Elle voudrait du cent pour cent, du blanc ou noir, mais je n'ai pas accès à ce type de vérités, et je sais depuis pas mal d'années que l'on doit accepter d'en passer par des paradoxes et des contradictions, et des retours incessants, et des reprises, si l'on veut avoir une petite chance d'approcher le vrai, le vrai en dehors de soi, à côté de notre petit moi éphémère et instable. L'être ne se laisse pas enfermer dans un souvenir univoque. L'amour est une relecture infinie de lui-même qui passe par des phases opposées qui ne s'annulent pas. Le temps glisse sur lui-même, se contracte, se dilate, se mord la queue, se disperse, se reprend, se dilue, se concentre, mais continue, encore et encore, et nos souvenirs se transforment sans cesse, dès que nos yeux plongent en nous. Il n'y a pas de chronique de la vie amoureuse, il n'y a qu'un roman, perpétuellement en défaut et en travail, et qui ne peut que décevoir, dès lors qu'on tente d'être honnête avec soi-même. 

Arrivée en haut de la page. Se laisser glisser doucement tout en bas. Meurtre oblique, passage symbolique au ras de l'encre. Blancheur coupée par la buée courbe du temps. Je regarde ses hanches et mon regard s'éteint, se court-circuite lui-même. Le corps a été retrouvé flottant à la surface de la rivière. Décomposition française. Omelette baveuse et mal cuite. Elle était sans doute de ces êtres qui donnent toujours l'impression de parler par glissandos.

Ce n'est certes pas la première fois que je fais cette expérience douloureuse ou décevante : personne ne veut de la vérité, et en amour moins encore qu'ailleurs. Il paraît qu'il est impossible — ou interdit — d'être à la fois dans l'amour et dans la vérité. Cela doit être écrit quelque part, dans un grand livre aussi introuvable que péremptoire. Tout se passe comme si les femmes amoureuses ne l'étaient que durant ce laps de temps dans lequel elles sont sourdes et aveugles, et à moitié folles. Vient ce moment, toujours, où elles recouvrent la raison et semblent se réveiller d'un mauvais rêve. Les deux états ne peuvent pas coïncider, ils s'excluent l'un l'autre comme l'huile et l'eau. C'est ce qui nous rend fous. On ne peut décidément pas se mettre d'accord. Il y a trente ans que ça dure, en ce qui me concerne : je ne crois plus à l'amour-sentiment. Si l'amour n'est pas une décision, une œuvre d'art en acte, un travail, une volonté, il n'existe pas, ou il dure six mois. C'est pourtant vérifiable ! On a beau le dire immédiatement, elles ont beau dire oui, oui, bien sûr, ça ne change absolument rien. Il y a une surdité de principe qui s'oppose à la réalité de toutes ses forces. L'amour-sentiment doit leur sembler beaucoup plus sexy, ou authentique, ou fun, je ne sais pas… 

Si mes souvenirs m'entraînent à ce point étrange de mon histoire où ils me conduisent à douter rétrospectivement de mes sentiments, alors que je sais sans l'ombre d'un doute qu'ils ont été forts et sincères, je me dois de l'écrire, de le penser, même si cela peut être inconfortable et désagréable. Comment ne douterait-on de ce que nous avons vécu ? C'est le contraire qui me semble invraisemblable, à moi ! Nous voyons tous autour de nous se déployer le désastre de l'amour réel et concret chez 99% de nos contemporains, et il faudrait prendre pour argent comptant ce que nos sens nous ont suggéré au moment où l'autre entrait en nous comme l'étrave d'un brise-glace ? Nous avons pourtant le droit de changer de lunettes, quand nous constatons que le contour des choses devient flou : ce n'est pas immoral ! Je ne suis pas le même que celui que je fus il y a vingt ans, mais cela ne peut pas m'interdire de lui demander des comptes et de lui suggérer de regarder différemment le monde qu'il a traversé. Je n'ai pas plus raison aujourd'hui que je n'ai eu raison alors, mais rien ne m'empêche de lire autrement le roman que mon corps a écrit autrefois. La vérité doit-elle se maintenir à travers la modification d'un sujet, ou la variation inéluctable de l'être s'accompagne-t-elle nécessairement d'une vérité mouvante ? Le passé composé parle autrement que l'imparfait de celui que nous fûmes. Il y a une différence entre écrire que nos sentiments « ont été forts et sincères », et qu'ils « étaient forts et sincères ». En réalité, tout signe est double. Aucune des traces que nous laissons ne peut avoir un seul sens, et dès que nous parlons, dès que nous affirmons, les contraires se mettent en mouvement, se placent face à face et se défient du regard. C'est le temps qui les départage. C'est l'instant qui met son doigt sur le plus ou le moins. 

Je pourrais te répondre que si tu doutes de mon amour pour toi, c'est que tu ne m'as pas aimé, et je serais tout aussi légitime que toi en l'affirmant. Mais la question n'est pas là. Mon livre n'est pas un dossier (à charge ou à décharge). Tu cherches dans ce que j'ai écrit un manifeste et un constat alors que je ne suis capable que de poser les quelques questions qui relient celui que je fus à celui que je suis. Je ne suis pas Dieu. Ce que j'écris n'est réel que dans le temps où je l'écris. C'est une trace que je veux laisser, pas la Réalité — et je serais bien ridicule de croire que je peux la livrer. Toute ma vie n'est qu'une relecture permanente. Rien n'est stable, rien n'est immuable, et peut-être que rien n'est vrai. Il m'étonnerait beaucoup qu'il en aille différemment pour toi. C'est désagréable ? Oui, ça l'est. Les bonnes nouvelles ne dépendent pas souvent de notre volonté. D'ailleurs, m'as-tu aimé ? Il y a beaucoup d'éléments qui pourraient me faire douter, tu sais. Après tout, c'est bien toi qui es partie… Mais rassure-toi, je ne vais pas les énumérer ici. Sache seulement que tu m'as arraché le cœur à de nombreuses reprises et que, peut-être, les quelques phrases que tu me reproches sont une forme de vengeance un peu puérile. Écrire, c'est aussi se venger de la douleur que les autres nous infligent en leur montrant que nous aussi nous sommes en mesure de les faire souffrir. Mais ce ne sont que des phrases ! Jamais elles n'auront la férocité de certains gestes ou de certaines lâchetés. Je ne cherche pas à te faire de la peine, je ne crois pas, mais il est vrai, pourtant, que l'amour qu'on porte à un animal est très différent de celui qu'on porte à une femme, car l'on sait immédiatement qu'il ne sera pas déçu. Jamais. Il est infini et non négociable. La bête ne changera pas d'avis parce qu'un homme plus jeune ou plus beau ou plus riche ou plus soumis passe à portée de patte. Tous ceux qui ont aimé un animal connaissent ce sentiment bouleversant qui donne une idée de l'infini, c'est-à-dire de l'amour débarrassé des mille petits poisons ordinaires et de la négociation permanente qui l'accompagnent fatalement quand il se développe entre deux humains. 

Que tu sois « désolée de l'amour », je le comprends d'autant mieux que c'est aussi mon cas. Je disais il y a peu à une jeune femme que je n'avais jamais réussi en amour, alors que l'amour était la grande affaire de ma vie, et elle me demandait ce que j'entendais par « réussir en amour ». La question mérite d'être posée. Je crois que ce que j'appelle ainsi, c'est tout simplement de continuer à croire qu'aimer est possible, quand l'autre s'ingénie toujours à nous faire renoncer à cette chimère. Ce que je ne pardonne pas aux femmes, c'est qu'elles passent très rapidement d'un état dans lequel l'amour est tout à un état dans lequel il n'est plus rien. Elles semblent toujours perdre la mémoire avec cette facilité et cette assurance que nous ne connaîtrons jamais, même quand nous jouons aux cyniques. Et en plus, vous avez le toupet de nous reprocher « d'aimer l'amour » ! Eh bien oui, je l'admets aujourd'hui sans honte, c'est l'amour que j'aime. Qu'on ne nous prenne pas pour des imbéciles ! L'amour de l'autre, je ne l'ai encore jamais rencontré, et d'après ce que je comprends, je ne suis pas seul dans ce cas. 

J'aurais pu me contenter de répondre à Raphaële qu'elle ne devait pas prendre mon texte « au premier degré ». Ç'aurait été bien paresseux, et surtout faux. On peut parfaitement prendre un texte au premier degré, à condition de ne pas s'en contenter. Les divers degrés de sens ne s'annulent pas les uns les autres, quand on lit. Ils se complètent. Lire, c'est creuser des galeries de vérité qui vont se croiser et de se décroiser d'une manière très complexe, presque à l'infini. On peut s'arrêter sur l'une d'entre elles, un moment, mais l'on sait que ce moment ne durera pas, qu'un autre viendra le recouvrir et lui donner une direction qu'il était impossible de prévoir. C'est ainsi que les textes parlent. Ils ont plusieurs bouches et parlent plusieurs langues. 

Écrire, c'est faire l'aveugle sur la falaise. On avance jusqu'au bord, les yeux fermés, on sait qu'on peut tomber, mais la tentation est trop forte de voir ce qu'on va voir quand on ouvrira les yeux. C'est comme l'improvisation au piano. Ça peut s'arrêter à tout instant, le tissu peut se déchirer, mais il faut bien y aller voir tout de même.

dimanche 19 mars 2023

Écran

Après un bref engouement, surprenant et très passager, plus personne ne s'intéresse à ce que j'écris, y compris chez mes plus proches amis. Je m'y attendais. C'est tout à fait normal. J'ai pu faire illusion un certain temps, mais ce genre de chose ne dure jamais longtemps. La poésie ? Ridicule. La prose ? Médiocre. Le roman ? Rien. L'essai ? Incapable. Je ne suis même pas foutu d'écrire une nouvelle digne de ce nom. Je ne parviens pas à aller au bout d'une idée, d'un texte, d'un canevas, d'une intrigue, et même mes phrases sont le plus souvent bâclées, bancales, imparfaites, lourdes et gauches. 

J'en reviens donc nécessairement aux origines de tout cela : écrire pour quoi faire ? Pour séduire ? Pour passer le temps ? Pour faire mal ? Pour se venger ? Pour trouver un substitut à la musique ou aux coups ? Pour avoir le plaisir d'utiliser le point-virgule ? Pour avoir tout de même un semblant de discipline (je n'ose pas parler de but ; et quant à l'infâme projet, je ne suis tout de même pas tombé si bas) ? 

Comme tous les ratés, j'ai cru qu'en inventant de nouvelles catégories d'écriture (je n'ai tout de même pas l'inconscience de parler de "formes") mon incapacité foncière serait moins apparente, ou moins cruellement mise en lumière. Hélas ! Je me demande aujourd'hui si cela n'a pas eu l'effet contraire. 

C'est le Clavier bien tempéré de Bach (joué au piano par Pierre-Laurent Aimard), que j'écoute ce matin en écrivant, qui me ramène à la simple et implacable réalité. Cette musique est d'une parfaite humilité, ce qui ne l'empêche pas d'être géniale. Il me fallait bien cette leçon, aujourd'hui.

Je pense à Keith Jarrett qui, dans une interview, comme toujours passionnante avec lui (quelle différence avec ses confrères !), explique que si l'on veut avoir une petite chance de savoir jouer du piano, il faut pratiquer cet instrument à l'exclusion de tout autre (il fait allusion aux pianistes qui sont passés au piano électrique ou au synthétiseur, et qui sont revenus au piano acoustique), durant tout une vie (il parle même de plusieurs générations…). La construction d'une discipline (et d'une langue propre, car les deux choses sont intimement liées) est extrêmement longue ; elle se déploie dans le temps et il n'existe pas de raccourcis, sauf pour quelques génies que personne n'est heureusement en mesure d'imiter. 

Ce n'est pas un hasard si, pour beaucoup de pianistes (et, au-delà, pour beaucoup de musiciens), la lecture et la pratique du Clavier bien tempéré est un geste quotidien, effectué tout au long de la vie sans la moindre lassitude. La discipline, dans la musique, est la moindre des choses. On ne peut en faire l'économie. 

Il est possible d'imaginer un écrivain qui n'écrirait qu'un seul livre, et qui n'écrirait qu'exceptionnellement. Ça me paraît difficile, mais pas inconcevable. Dans le domaine de la musique, c'est rigoureusement impossible. On ne compose pas de musique, on ne joue pas d'un instrument, sans avoir une grande familiarité avec l'instrument et les partitions et les œuvres— les connaître par cœur est très loin d'être suffisant. C'est tout le corps qui doit être en phase. Et c'est l'histoire d'une vie.

Ma vie a été coupée en deux. Tant que j'ai travaillé mon instrument (jusqu'à la fin du siècle dernier), tant que cette discipline a été là, chaque matin, chaque jour, chaque mois de l'année, mon corps a été en équilibre, ou, du moins, savait comment revenir très vite à l'homéostasie : il connaissait le chemin. Quand un muscle n'est plus utilisé, il s'atrophie jusqu'à disparaître. Je le constate chaque fois que je pose mes mains sur un piano. C'est horrible, car je pensais naïvement que ce savoir était là pour toujours. J'ai préjugé de mes forces et j'ai mal jugé mes instincts morbides. 

Je me rappelle très bien le jour où j'ai découvert la plaisir de dessiner, de peindre, d'imaginer des formes, de les superposer, de les modifier, encore et encore, mais surtout, surtout, de tenir un crayon ou un pinceau — l'outil, l'instrument, encore. C'était à l'évidence une autre forme de discipline, mais une discipline infiniment plus douce, plus calme, moins contraignante et moins brutale que celle de l'instrument (qui, elle, fait intervenir un nombre considérable de paramètres, de savoirs, de facultés, de mémoires). J'aurais dû continuer, car ce plaisir et cette sérénité au moment de l'acte me faisaient un bien fou, qui compensait, au moins en partie, l'absence douloureuse de la discipline instrumentale, absence que je m'étais infligée volontairement comme une autre sorte de discipline (ou de punition). Ma vie aura été une succession d'abandons, de renoncements. Tout ce qui aura compté, j'ai senti très vite qu'il fallait que je l'abandonne, que je le laisse derrière moi, avec le très vague fantasme que sa reprise serait le moment le plus favorable, le plus déterminant, le plus signifiant, de la même manière que la réexposition est le geste le plus important d'une sonate. C'est toujours le retour, par quoi la vie vaut d'être vécue, d'avoir été vécue. 

Je dis fantasme car, justement, j'ai fait en sorte de ne pas pouvoir reprendre. Je me suis conduit de telle manière que les chemins soient interrompus sans qu'on puisse en retrouver trace. La végétation (la vie) a tout recouvert. La vie a recouvert la vie, le plein a recouvert le vide. Ma mémoire insuffisante, insuffisamment préparée, mal ensemencée, indisciplinée, indomptée, ne me permet pas de soulever le vif exubérant qui s'est jeté sur ces voies abrégées pour les recouvrir de sa masse vigoureuse et intransigeante. Je ne perçois que le murmure d'un ruisseau souterrain, mais je n'y ai pas accès, je ne peux m'y abreuver. Cette impossibilité me blesse terriblement, me torture jour et nuit. J'ai laissé mourir des morceaux de moi, et leur absence vient me hanter chaque jour comme un membre amputé ne nous laisse pas tranquille. Toutes les blessures sont encore là, et les douleurs sont encore plus douloureuses de ne plus avoir de support auquel se rattacher, de membres qui leur donneraient un sens, ou, au moins, un contexte. 

On dit « brûler ses vaisseaux »… Mais dans mon cas, ce n'est même pas de ça qu'il s'agit. C'est plutôt que j'ai gaspillé mes cartouches sur des cibles qui n'étaient pas les miennes. Combien de fois avons-nous tiré sur la bonne cible ? Une fois ? Deux fois ? Ça se compte sur les doigts d'une main, en tout cas. Je pense en particulier à une courte pièce que j'avais composée pour mes élèves, du temps que j'étais au conservatoire. Il s'agissait d'une composition très modeste, pour violon, violoncelle, piano, et peut-être un instrument à vent (hautbois ?), je ne sais plus. Et même le terme de composition est presque un abus, puisqu'il s'agissait d'une libre adaptation de l'un des Mikrokosmos de Bela Bartok. Je n'ai pas gardé trace de cette courte page, et je le regrette beaucoup, car je crois vraiment que c'est ce que j'ai écrit de mieux dans ma vie. Il y avait là une parfaite adéquation entre l'écriture et le sens, entre la forme et les moyens, et, comme toujours dans la musique, ça s'entendait sans l'ombre d'un doute. J'en avais été le premier surpris. Je n'aurais pas pu changer une virgule à ce que j'avais noté. Cette minuscule anecdote, ce fait presque insignifiant m'est resté comme une leçon bien adaptée à son objet reste pour la vie. Il n'y en a pas tant que ça. La modestie de cette composition était loyale, sans feinte. Pour une fois, je ne m'étais caché de rien, aucune fumisterie, aucune embrouille, aucun détour, et j'avais mis mon métier à l'épreuve de la matière sonore avec une économie parfaite. Nous recevons dans l'existence beaucoup de leçons, qu'elles viennent des autres ou de la vie elle-même, mais très peu d'entre elles ont un sens clair et indiscutable : celles-là nous marquent à jamais, car elles nous font toucher du doigt ces vérités incontestables qui sont les points cardinaux de nos existences.

Si ce que j'écris n'intéresse personne, c'est sans doute parce que je n'y suis pas. Oh, j'y suis par moment, bien sûr. Il arrive ça et là que mes phrases ne soient pas complètement dénuées d'être et de nécessité, mais c'est si rare que sur la longueur, on ne perçoit que l'absence et la vacuité. Il suffit d'écouter n'importe quelle page (je dis bien n'importe laquelle !) prise au hasard dans le Clavier bien tempéré pour savoir ce que c'est qu'une phrase pleine d'être et de nécessité. Bach n'écrit jamais en vain. Il n'a que faire du son ! Je veux dire du son qui n'est pas relié à l'être, qui n'en est pas empli. Un son-sans-être est un son mort. 

Je me souviens d'avoir ressenti cette chose-là avec beaucoup de force, alors que j'habitais, seul avec mon chat, une grande maison dans un minuscule village bourguignon, au début des années 80 du siècle dernier, et que je travaillais les suites françaises de Bach, en hiver. Le paysage était austère, la maison inconfortable, les hivers longs et impitoyables, mais jamais je n'ai connu une solitude d'une telle nature. Jamais non plus je ne me suis senti aussi libre. Dans la sarabande de la suite en si mineur, j'avais partout la sensation de me trouver sur le plus haut sommet de chaque note, là où la voix de la note porte au plus profond de nous-même, où elle atteint sa cible avec une précision jamais mise en défaut, comme si elle nous connaissait mieux que nous-même. De là vient une exaltation d'une qualité insurpassable. Quand on a fréquenté de tels vertiges, il est difficile de s'accommoder du médiocre. 

La plupart des actions faites par notre corps le sont à notre insu. Si l'homme devait décider de lui-même de chaque processus métabolique, chimique, électrique ou hormonal de son organisme, il passerait sa vie à ne penser qu'à ça, et cela l'empêcherait de vivre. Qu'on songe seulement à la respiration… C'est la vie elle-même qui s'organise de manière spectaculairement efficace, sans que nous ayons à y penser. Dès que l'homme met les mains dans cette fabuleuse machine qu'est un corps, il dérègle le système en croyant l'améliorer, par méconnaissance et manque d'humilité (l'homme est un grand dérangeur). Écrire, c'est un peu la même chose. La langue sait bien plus et bien mieux que nous comment elle doit s'y prendre pour que sens et son enfantent d'une manière satisfaisante, ne s'agressent pas, ne s'annulent pas mutuellement, laissent le singulier venir à la conscience que nous partageons avec les autres. La difficulté est donc de ne pas trop la déranger, de l'accompagner, plutôt que de vouloir la commander, de ne pas faire écran à ce qu'elle dit à travers nous, de la laisser parler.

Je suis lourd et gauche, moi qui voulais être adroit et léger. À qui la faute ? Mes parents m'ont fait ainsi, et mon temps, et les morts avant moi, et les astres, et Dieu et mes désirs. J'ai cru un temps pouvoir être acteur, alors que je ne suis que spectateur, mais ce n'est pas faute d'avoir souvent et mal joué la comédie. Mes mains conversent le souvenir de bien beaux moments, mais ces souvenirs sont de plus en plus évanescents, inconsistants et aléatoires. Ils viennent encore troubler mon sommeil et sont parfois si cruels que je leur en veux. Je ne devrais pas, car le grand sommeil aura tôt fait de tout emporter, et alors, sans doute, je les regretterai. Car même cette cruauté est aimable, si on la compare à l'oubli définitif. 

Dans le fond, je devrais être content. C'est seulement lorsque ce qu'on écrit n'intéresse plus personne que l'on peut écrire vraiment, c'est-à-dire dans la liberté et la solitude inconditionnelles.

samedi 18 mars 2023

Sur la bonne voie (de la démocratie)



 « L'adepte, comme le partisan, fatigués sans 
doute de rechercher par eux-mêmes la vérité, 
s'en remettent à des instances qui les 
déchargent de ce fardeau. N'étant plus seuls 
devant l'inconnu, ils acquièrent à peu de frais
l'agréable conviction d'être sur la bonne voie. »


Le Moderne renonce assez facilement à beaucoup de choses, on s'en aperçoit en ce moment, mais il y a une chose à laquelle il ne renonce pas, c'est sa non-liberté, qu'il chérit hystériquement.


Certains noms, certains visages, certains personnages attirent les cons, c'est indéniable. Pierre Boulez fait partie de ceux-là. Il est l'un de ces remarquables papiers-tue-mouches sur lesquels on voit s'agglutiner des grappes de cons dès qu'il nous prend l'envie de le citer ou simplement de déposer une photographie qui atteste qu'il fut notre contemporain. C'est automatique. J'en ai encore fait l'expérience tout récemment sur Facebook. C'est un peu comme de laisser traîner de la viande ou du sucre sur la table de la cuisine en été, vous pouvez être certains qu'en quelques heures, et parfois moins, toutes sortes de bestioles vont rappliquer pour se régaler du festin qu'on semble leur offrir. Le côté systématique de la chose est à mon goût assez rébarbatif, mais pour les bestioles en question, il semble n'exister aucune lassitude, bien au contraire.

J'avais donc déposé une belle photographie sur laquelle on voyait le vieux Boulez en compagnie de Ricardo Muti. Même si c'est ici le chef d'orchestre, et non le compositeur, qui à l'évidence est figuré aux côtés de son confrère italien, les mouches à merde n'ont évidemment pas pu s'empêcher de venir déposer leurs petites crottes malodorantes. L'une disait : « Je plains Muti » et l'autre : « Lorsque l'on vient d'entendre un morceau de Boulez, le silence qui suit est enfin de la musique ^^ ! » On est tout de suite saisi par la finesse, la profondeur et l'auguste pertinence du propos. Mais l'important n'est pas tant ce qui est dit — l'important, c'est la réaction. Ce qui frappe surtout, c'est le côté inévitable, impérieux, automatique, de la réponse. On semble les avoir purgés, et on les voit courir aux toilettes pour soulager leur tripe impatiente et chauffée à blanc. Boulez leur est une sorte d'huile de ricin culturelle. Ces gens réagissent à des stimulus simples, en toute occasion, et ne savent faire que cela. C'est cette pathologie monomaniaque qui est exaspérante. Ils ont évidemment le droit de ne pas aimer la musique de  Boulez, il serait absurde de prétendre le contraire, mais quel besoin ont-ils de systématiquement nous faire part de ce dégoût qui semble les maintenir en vie, qui leur tient lieu de colonne vertébrale morale ? À quoi répond ce besoin ? La figure de Boulez est ici doublement éclairante, et je dis doublement, mais je pourrais dire triplement, ou quadruplement. En premier lieu, il y a la figure du compositeur-contemporain. Celle-là pourrait suffire à déclencher la furieuse vidange, car il est bien entendu admis, et plus qu'admis, indiscutable, que la musique contemporaine c'est n'importe quoi. (À ce titre, voici sur quoi je tombe ce matin, au détour d'un statut Facebook : « L’atonalisme rejette la loi harmonique ou loi de la consonance qui, d’une façon ou d’une autre, régit toutes les musiques du monde, sans exception. Il s’ensuit que la “musique” atonale est non seulement désagréable à entendre à cause de sa cacophonie, mais aussi qu’elle est dépourvue de sens, d’intelligibilité. Seule en effet la tonalité, la consonance, l’harmonie confèrent une cohérence à une combinaison de sons. Incapables de créer des émotions [ah ah ah ah !], les compositions atonales ne sont donc pas de la musique. En France, solidement barricadés dans leurs forteresses étatico-culturelles [cmqs], abondamment pourvus de subventions, les atonalistes obligent les musiciens des conservatoires à jouer des partitions qui ne trouveront jamais de public pour entretenir le mythe d’un courant musical qui n’existe pas [cmqs]. Ces révolutionnaires constituent seulement une élite de petits malins qui savent capter des fonds publics tout en méprisant un peuple qui ne les reconnaît pas mais reste obligé de les financer. »* Il suffit de lire cette phrase, très entre autres : « Seule en effet la tonalité, la consonance, l’harmonie confèrent une cohérence à une combinaison de sons » pour savoir à qui l'on a affaire. Je me demande comment il est possible de discuter avec des gens qui sont capables d'écrire tranquillement des choses aussi absurdes tout en étant persuadés d'énoncer des évidences.) Cela fait partie des idées reçues les plus solidement implantées dans le discours petit-bourgeois actuel. Et ce truisme est encore redoublé par un autre type de discours, un discours que, faute de mieux, j'appellerais le complexe du droitardé. Deux types de ressentiments se rejoignent ici. La petite-bourgeoisie considère que tout ce qui est (ou semble) d'un accès difficile, qui demande un certain degré de culture, ou plus simplement, peut-être, une éducation particulière — ou simplement du temps — attente au sacro-saint principe d'égalité qui prévaut en ses rangs. Tout, selon elle, doit être immédiatement accessible, sous peine de rétablir ici ou là l'ancien régime des privilèges et des discriminations qui lui sont intolérables. Tout doit être constamment à disposition de tous, en tout lieu, en tout temps. Le Peuple dicte la loi en matière de goût comme en matière de manières et de mœurs, et de langue. Ici aussi, c'est la démocratie qui doit régner seule. La culture est une sorte de supermarché : ils entrent, ils regardent, ils choisissent ce qui leur plaît, ils négligent le reste, et ils emportent leur bien, en le négociant au prix le plus juste (il est hors de question que cela coûte ! (à ce sujet, il faut d'ailleurs noter que les arts, désormais, doivent impérativement être gratuits (ce qui semble un peu normal, puisque les ressources des contemporains sont exclusivement dévolues à l'achat des smartphones (un SMIC, quand-même!)) : plus personne aujourd'hui ne supporterait de devoir payer (à tous les sens du terme) pour consommer de la musique, par exemple, tout le monde trouve parfaitement normal de se servir, et peu importe si les compositeurs ne survivent désormais qu'à coup de charité et/ou de prostitution, qu'elles soient privées ou étatiques)). L'industrie culturelle les a complètement façonnés selon ses principes et ses valeurs (c'est le cas de le dire). Quant au complexe du droitardé, qu'il est parfois difficile de distinguer du discours petit-bourgeois général, dans ses manifestations, il tend à imputer tout le mal, bien réel, qui nous accable aujourd'hui, à ce qui s'est passé en France à la fin des années 60. Or il est évident que ce qu'on nomme « musique contemporaine » est née dans ces années-là, ou, si ce n'est pas tout à fait exact, car il faudrait remonter plutôt au début du XXe siècle, c'est en tout cas à ce moment-là qu'elle a pris la tournure et la direction qui donnent des frissons d'horreur à nos anti-gogos. Pour le dire très vite et très mal, le post-sérialisme est bien né après la guerre, et ses grandes figures (Stockhausen, Boulez, Berio, Pousseur, Barraqué, Nono et Maderna, tous aujourd'hui disparus) sont devenues les commodes punching-balls qu'aime haïr le droitardé type, car il les associe plus ou moins aux figures de ce qu'il est convenu d'appeler désormais la french theorie (qui dans son esprit se confond plus ou moins avec ceux qu'il appelle les boomers), origine bien identifiée de tous les maux de la post-post-modernité (le boomer, comme le Pierre Boulez, est égoïste, il tire la couverture à soi, contrairement aux jeunes si évidemment désintéressés qui nous entourent, et qui, soit dit en passant, donnent le la d'une manière qu'on serait en droit de trouver légèrement dictatoriale). Il faudrait écrire la généalogie de cette passion qui consiste à trouver des boucs émissaires dans le passé — car, naturellement, nos contemporains, eux, n'ont que des qualités, au premier rang desquelles le courage, la clairvoyance et la pudeur — cela va de soi. Toutes les générations s'imaginent toujours qu'elles font mieux que celles qui les ont précédées (la mienne n'a pas fait exception, loin de là), mais ce travers est aujourd'hui grandement aggravé par la prime essentielle — et automatique — accordée à la jeunesse, ou peut-être faudrait-il dire au refus de l'héritage. Encore une fois, c'est le temps, qui est nié : ils savent parce qu'ils sont (ici et maintenant) — ça ne se discute pas ! Les siècles ne leur ont rien appris : c'est normal puisqu'ils ignorent qu'ils existent. 

Boulez, pour revenir à lui, incarne à merveille tout ce que notre époque doit absolument détester. Compositeur-contemporain et bourgeois (figure d'autorité), il avait en outre fréquenté les Deleuze, Derrida, Foucault, Barthes, de sinistre mémoire, aimé la poésie de René Char et la peinture de Paul Klee ; et en plus il n'est pas sympa : le pauvre cumule décidément toutes les tares, et tout semble s'ordonner pour en faire une cible parfaite. Pas étonnant qu'il serve d'exutoire et d'abcès de fixation. Toutes les toxines que redoute notre temps semblent lui avoir été injectées à haute dose et déforment atrocement son effigie patibulaire : c'est sans doute ce qui me le rend si sympathique. Boulez est une plaie purulente et un fantôme grimaçant, pour mes contemporains. Pour un peu je l'embrasserais à travers les siècles et la terre. C'est un vieux dossier toujours remis sur le métier. Déjà quand j'avais dix-huit ans, je le défendais contre mes amis jazzmen. À l'époque, c'était la Gauche, qui le haïssait ; aujourd'hui, la Gauche qui a perdu la mémoire l'ignore et la Droite qui ne le connaît pas le déteste, ce qui lui fournit une place de choix : c'est lorsque les hommes sont unanimement détestés qu'on a le plus envie de les aimer. Il a rejoint les Céline, les Godard, les Soulage, les Rebatet, les Picasso, les Joyce, les Morand, les Mondrian, ce qui peut faire penser à ce fameux dîner donné le 18 mai 1922 à l'hôtel Majestic à l'occasion de la création de Renard, dîner auquel participaient Stravinsky et Diaghilev, Proust, Joyce et Picasso, Proust interrogeant Stravinsky sur Beethoven, et celui-ci lui répondant qu'il n'aimait pas Beethoven. (« Je déteste Beethoven ! — Mais tout de même, Cher Maître, et les derniers quatuors ? — Aussi mauvais que tout le reste ! ») Et Proust d'interroger son voisin de table, un Joyce complètement saoul, à propos des grands du monde parisien, ceux qu'aujourd'hui on appellerait des “personnalités”, quand tout ce qui intéressait Joyce était de savoir si Proust avait lu son Ulysses, ce qui bien sûr n'était pas le cas… Les organisateurs de ce dîner étaient des collectionneurs d'art contemporain (les cons !), passionnés de musique et férus de littérature, Violet et Sydney Schiff, un couple d'Anglais. On n'avait pas peur du modernisme, en ce temps-là, et surtout, la petite-bourgeoisie n'avait pas encore pris le pouvoir, étendant son règne sur toute la société et imposant ses goûts, sa morale et son ressentiment maladif.

Pour être juste, il faut dire que, bien sûr, l'art contemporain de l'époque n'était pas celui de notre XXIe siècle. L'expression a pris de nos jours un tour débile et obscène qui la prive de toute véritable pertinence, ce qui permet aux imbéciles de la brandir à tout propos comme un crucifix trempé dans le fiel de la caricature. Bien sûr que l'art-contemporain officiel, celui qui mérite un trait d'union et qui est largement subventionné (les subventions, ça va et ça vient), affiché partout et très prisé de nos “élites” incultes et de leurs amis les investisseurs, mérite largement d'être ridiculisé et rendu à sa qualité première d'art pompier, mais c'est l'arbre qui cache la forêt, et qui sert de poupée à épingles commode à tous ceux, et ils sont légion, comme toujours, qui, tout simplement, n'aiment pas l'art. À ceux-là, ce ne sont pas des œuvres (avec tout l'impondérable et l'indécidable qu'elles charrient nécessairement) qu'il faut, ce sont des idées, des réponses et des vérités bien nettes et bien pures — et ce qu'ils reprochent à leurs adversaires, ils le pratiquent volontiers eux-mêmes sans s'en aviser. Ils ne connaissent pas l'incertitude et la singularité, la nuance et le doute, car ils ne sortent qu'en meutes et munis d'avis autorisés ; ils se tiennent chaud les uns les autres, et ce qu'ils prennent pour leur goût n'est, comme toujours, que l'état culturel dans lequel ils ont paresseusement et inconsciemment élu domicile : l'aliénation la plus pesante prend le masque du naturel, toujours. Non, ce que ces gens-là ne supportent pas, c'est qu'il faut à chaque fois, devant telle ou telle œuvre, se poser la question de sa validité, sans être assuré de rien. Il ne suffit pas de lire le nom de l'artiste, pour connaître la valeur de son œuvre, et ça, c'est insupportable. Ils veulent et ils exigent qu'existent des catalogues bien nets et bien définitifs qui dressent des listes de vrais et de faux artistes, et que surtout aucun rapport ne soit établi, aucune interaction entre les deux familles, aucune ambiguité. Ils sont des enfants de la génération Que Choisir. Ils s'en remettent aux experts, experts qui ont aligné les points positifs et les points négatifs : tout cela doit être quantifiable, et scientifiquement prouvé, une fois pour toutes. Tant pis si c'est l'industrie et le commerce qui ont décidé des critères. Duchamp ? Charlatan. Willem de Kooning ? Branleur. Mallarmé ? Ah, il s'est bien foutu de nous, celui-là ! Ça ne prend plus, mon bon monsieur. L'ennui et la complication, c'est que, parfois, la frontière passe par un seul et même artiste. Picasso, Schönberg, par exemple : au début, ça va, mais après, de la fumisterie, bien sûr ! Stravinsky ? L'Oiseau de feu, ça va, Petrouchka, à la rigueur, mais les pièces dodécaphoniques de la fin, quel naufrage ! Il était gâteux ? Montagnier et Stravinsky, même combat. Au moins, avec Boulez ou Stockhausen, pas de quartiers, tout est à jeter. Tapiès, idem. D'ailleurs, une preuve que ces gens-là se foutent de nous, c'est la non-conversation entre Proust et Joyce au Majestic. Tout ce qu'il voulait savoir, l'Irlandais, c'est si Proust avait lu son gros machin illisible. Proust ne lui pas envoyé dire : « Non. » Point-barre. Non mais oh ! Ça va cinq minutes, les conneries, oui ? Vous voyez bien, hein, même Proust, si snob, pourtant… Snob : le mot est lâché. Tout ça c'est du snobisme, comme le laisse entendre Thierry Decruzy. Les adorateurs de Jean Barraqué et de Rothko, ils croient se distinguer de la masse. Et se distinguer, c'est mal. On est tous pareils, non ? Demandez à un jeune, ce qu'il écoute spontanément. Ce ne sera pas Wozzeck, je vous garantis, mais Grand Corps Malade ou Daft Punk, le genre qu'on entend désormais sur les Champs Élysées le 14 juillet. J'écoutais Karol Beffa, l'autre jour, à la radio, eh bien il expliquait que la musique contemporaine s'était coupée de la pulsation et de la vitesse, erreur fondamentale que lui, bien sûr, ne commettait pas (trop intelligent !). Se couper de est un grave péché, qu'on se le dise ! Il ne faut jamais se couper de l'autre. On commence par se couper de la pulsation, et on finit par les heures les plus sombres. Le dérapage est automatique. D'ailleurs, il écoute attentivement les musiques actuelles ! Pour se tenir au plus près de la vie et de l'inclusion, en somme. Karol Beffa, voilà un compositeur qui a tout compris ! C'est l'exception qui confirme la triste règle. Quand les autres, les Nono, les Pousseur, les Dusapin, les Gérard Grisey, les Philippe Hersant, les Péter Eötvös, les Thomas Adès, les Magnus Lindberg, n'en finissent plus de se couper avec arrogance de leurs-publics, ces fameux publics qu'il s'agit de draguer, bon, séduire, d'accord, parce qu'il est impératif que la masse aime la création contemporaine vivante. VIVANTE ! On n'attrape pas les mouches avec du Marc-André Dalbavie ou du Jean-Louis Agobet, c'est moi qui vous le dis. 

Comme je l'écrivais dans un texte plus ancien, on aime aussi Boulez pour le plaisir de déplaire, de résister au courant, au sympa, à l'inclusif, mais il reste qu'on est tout de même surpris, à chaque fois, par la facilité avec laquelle ça fonctionne. Et ça marche dans les deux sens : si je déplais en prenant son parti, ceux qui viennent le dénigrer bêtement me déplaisent souverainement. Depuis quelques semaines, nous sommes servis. Il y a eu la mort de Godard, puis celle de Soulage (et puis, ô merveille !, la toile de Mondrian qui était accrochée à l'envers depuis toutes ces années (ils en ont fait dans leur culotte de plaisir…)), qui ont, chaque événement à sa manière, déchaîné les passions et le ressentiment de ceux qui tiennent fort à démontrer qu'ils ne sont pas, eux, des gogos. Ils ne se laissent pas avoir, eux, ils savent qu'on se moque d'eux, et ils ont pitié de nous qui prenons au sérieux les élucubrations d'un Char, les traits colorés d'un Mondrian ou les gribouillis d'un Twombly. Et ils savent aussi que leur petit neveu de cinq ans ferait aussi bien, sinon mieux, que ces compositeurs, peintres, poètes, ou écrivains que des crétins sans discernement comme moi portent aux nues. C'est une affaire entendue, l'effondrement de la civilisation a commencé avec les Variations opus 27 de Webern et les éjaculations autistes de Pollock. La haine du snobisme est une des choses les plus bêtes que je connaisse, même s'il existe bien sûr un snobisme idiot et caricatural. 

Le crétin de droite n'a que faire de la musique de Pierre Boulez (je dirais volontiers de la musique tout court, si j'avais l'inconscience d'être tout à fait sincère), il n'en a qu'après les subventions que ce dernier a évidemment extorquées à l'État (donc à nous-mêmes, nous-mêmes qui sommes si désireux de diversité et d'égalité culturelle, et qui refusons bien entendu toute subvention) en bon despote avide et égoïste qu'il était. Le crétin de droite n'en a qu'après la méchanceté idéologique et les mauvaises manières démocratiques d'un Pierre Boulez. C'est ça qui excite sa hargne. Qu'il n'aime pas sa musique est un détail qu'il passerait facilement sous silence, si Pierre Boulez n'avait pas la tronche sociale de Pierre Boulez, j'en suis convaincu. Ah, la tronche-sociale, ça ne pardonne pas, de nos jours. On a souvent parlé de son mépris, par exemple… Alors que si l'on parle avec tous ceux qui l'ont côtoyé, le discours est radicalement autre : il n'y avait pas plus généreux, attentif, et finalement doux, que lui. Il a beaucoup donné de sa personne, tout au long de sa carrière, tout en restant très exigeant — ce qui est loin d'être facile, quand on a les responsabilités qu'il a exercées. Mais peu importe. Tout ce qui pourra être porté à son crédit est nul et non avenu, l'affaire est entendue. Les goûts qu'on s'imagine, ici comme ailleurs, ont pris toute la place.  

Pierre-Boulez, c'est un signe (un anti-signe), c'est un chiffon-rouge, c'est un totem (un anti-totem), c'est une cible. Il y en a d'autres, me direz-vous. C'est vrai, il y en a d'autres. Je parle de lui parce que j'éprouve de la tendresse et de la gratitude envers lui, et aussi parce que je suis un peu masochiste. Quitte à être moi aussi un partisan, je préfère l'être de ceux qui n'en ont pas beaucoup.


(*) Thierry Decruzy, "Démondialiser la musique. Une réponse au naufrage musical européen", La Nouvelle Librairie/Iliade, 2022, p.26-27

vendredi 17 mars 2023

Le bandeau et moi (et moi)

J'hallucine, comme disent les jeunes ! 

Une fille à tête de cul publie sa photo sur Facebook, qu'elle commente ainsi : 

Physique : 6/10
Intellect et culture : 9/10
Caractère/personnalité : 8/10

J'en vois une autre qui chaque jour dépose des autoportraits d'elle, sans commentaires. Elle est souriante et n'est pas désagréable à regarder, certes, mais quel peut bien être l'intérêt de montrer son visage ainsi sur les réseaux sociaux… si ce n'est pour se proposer ? Pour mettre la viande à l'étalage ? Ça ne les dérange pas un tout petit peu, quand-même ? Mes contemporains sont devenus complètement fous, je ne vois que cette explication. La nourriture industrielle, peut-être ? À moins que ce ne soit un empoisonnement par les vaccins ? Ou l'eau du robinet ? N'ont-ils plus la moindre pudeur, la moindre lucidité, ne parlons même pas d'humilité ou de décence, encore moins de sagesse ? Intellect et culture : 9/10 ! Faut-il être complètement taré, tout de même, pour croire (et affirmer publiquement) une chose pareille ! Et je préfère ne rien dire de son jugement sur son caractère et sa personnalité ! Mais la personnalité… Nous y voilà ! C'est bien le nœud de l'affaire, en effet. Tous ils sont absolument satisfaits d'être ce qu'ils sont et ne s'imaginent pas autre une seconde, ou, s'ils l'imaginent, c'est du bout des lèvres, pour le principe, parce qu'il faut le dire — mais on voit bien qu'ils n'en pensent pas moins. 

Ils ont de la personnalité, ils ont du caractère ! Ça oui, on ne peut pas en douter, en effet, et c'est bien ce qui nous poussera à les éviter tant que nous en aurons la force. Est-il encore possible de croiser un être humain normal, quelqu'un qui n'ait pas la personnalité et le caractère d'un Cyril Hanouna ou d'un Joey Starr ? On en doute.

Il y en a une autre, que je suis depuis longtemps, et qui est assez jolie et même sexy. Elle aussi dépose énormément de photos d'elle, toujours sous son meilleur aspect, souvent en compagnie de célébrités, et se fâche dès qu'un homme lui fait un compliment un peu trop direct. Mais pourquoi donc met-elle la marchandise en vitrine, alors ? Croit-elle qu'on va la complimenter sur son intellect, sa culture, sa glorieuse personnalité et son caractère angélique ? Mais que croient ces femmes ? Qu'elles sont tellement supérieures aux hommes qu'elles peuvent en toute impunité les prendre pour des imbéciles ? 

Je voyais hier la couverture d'un roman écrit par un tout jeune écrivain, dont c'est le premier livre. L'éditeur a cru bon de gratifier ce livre d'un bandeau, avec photo et nom de l'auteur, comme si celui-ci nous était aussi connu que Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline. Or, cet écrivain, personne ne le connaît (en tant qu'écrivain) — par définition, puisqu'il s'agit de son premier livre. Quelle peut bien être l'idée de l'éditeur (et de l'auteur qui a accepté cela) ? Il faut des années, et parfois des générations, pour qu'un nom s'impose, et ce qui impose le nom, c'est l'œuvre. Mais je devrais écrire "il fallait". Je n'y suis plus du tout. Je n'ai plus avec mon époque que des rapports si lointains et si lâches que plus rien de ce qui m'en parvient ne m'est compréhensible. Ce qui impose le nom, aujourd'hui, c'est le nom. Ce qui impose l'image, c'est l'image. Ce qui impose l'œuvre, c'est le culot de celui qui se prend pour son auteur. Image, nom, personnalité, caractère, moi, publicité, réseau, auto-jugement, soi-mêmisme, l'époque était mûre pour les attestations qu'on se fait à soi-même. Il y a trois ans, nous avons connu cette chose extraordinaire : nous signions au bas de bouts de papier imaginés par des déments grâce auxquels nous nous autorisions à sortir de chez nous pour aller acheter un kilo de patates, et nous tendions ces attestations à des gendarmes, sans que personne ne pouffe de rire, sans que personne ne se mette à hurler à la mort ! L'humanité est revenue au stade de l'enfance et personne ne semble s'en offusquer, ou même s'en apercevoir. Je dirais que je suis écrivain et que je m'autorise à m'autoriser à respirer. Et toi, à quoi joues-tu ? Pareil que toi mais en mieux. Eh bien jouons ensemble, alors ! Nous sommes beaux, nous sommes merveilleux, nous sommes NOUS ! 

Ils veulent le nom, ils veulent l'image, ils veulent la gloire, la “visibilité”, la renommée, dès qu'ils ont fait trois ronds dans l'eau, et souvent beaucoup moins. Comme les enfants qui interpellent leur mère : REGARDE ! T'AS VU ? en se dandinant entre deux pâtés. Tu m'as vu ? Autrefois, on appelait ça des m'as-tu-vu.

jeudi 16 mars 2023

Infinis

Neuf fois et demie sur dix, je dépose ici des textes dont je sais parfaitement qu'ils ne sont pas finis. Je les dépose juste avant que d'en arriver au point central, à leur centre de gravité, à ce point qui donne accès – c'est en tout cas ce que je crois – à l'essentiel d'un texte. Et alors je les publie, vite, je m'en débarrasse, comme si j'avais peur de ce que j'allais trouver – ou ne pas trouver –, je les donne à lire, comme si la lecture d'autrui me soulageait, m'évitait le pire (chercher ?). Ce n'est pas une figure esthétique, je ne le fais pas dans l'espoir d'obtenir un effet (d'inachevé, d'ouverture, de fragment…) qui serait bénéfique au texte lui-même, pas du tout, c'est une fuite, c'est un échec. Je ne vais pas au bout. Je porte l'eau à 95° mais je retire la casserole du feu juste avant que l'eau ne bouille. Il est possible que je ne fasse cela que parce que je sais qu'alors le texte changerait de nature, passerait d'un état liquide à un état gazeux. Et qu'il faudrait alors le suivre, aller là il veut aller…

Il arrive aussi que je laisse un texte "en l'état" parce que mes capacités intellectuelles m'interdisent de poursuivre, même si je sais que je ne suis pas allé jusqu'au bout de mon raisonnement. On me dira qu'alors je ne devrais pas le proposer à la lecture, et je suis tout à fait d'accord avec cette critique. Cependant c'est ce que je fais. J'attends peut-être un miracle ? Que la lecture par autrui de ce texte provoque quelque chose en moi ? C'est arrivé. Mais la plupart du temps ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le texte "publié", même inachevé, devient autre chose qu'un brouillon qu'on laisse dans un tiroir. Il acquiert une sorte d'autonomie qui lui fait dire autre chose que ce pour quoi j'avais commencé à l'écrire, et je me dis alors que sa nouvelle vie me donnera envie d'y revenir. Ce n'est pas toujours le cas, loin de là. 

(…)

dimanche 12 mars 2023

Répétition



La journée commence. C'est le moment (il n'y en a pas d'autre). Tous les chemins s'ouvrent, comme la main. La vie peut advenir. 

À la fois terrifié et heureux. C'est l'enfance qui refuse de nous quitter. L'enfance de l'art, l'enfance de la vie, l'enfance de l'amour. Celle du monde. 

Les rêves sont encore là. Toscanini fait répéter l'orchestre, on l'entend crier, on jubile. Ildiko était chez elle, me recevait gentiment. J'étais celui que je devais être, avant l'éveil. Le journée est ouverte comme un sexe de femme, je sens la vie qui tressaille en moi. J'entends tout. Je jubile. 

On ne sait quel chemin prendre : tant de merveilleux possibles s'offrent à nous. Böhm, Karajan, Bernstein ? Tant de voix. J'ai rêvé de Jacques. J'ai entendu sa voix. Nous avons joué ensemble. 

Prendre une partition d'orchestre ? Mettre les mains sur le clavier ? Et la poésie, alors ? Et Joyce ? Et Freud ? Et le soleil au jardin ? Étendre la lessive. Et le café. Et les lettres en retard. Chanter. La première note doit être longue. On aime tellement les colères de Toscanini qu'on pourrait nous croire nostalgique. Bruno Walter parle à « Mr Bloom » : « Je vais vous dire ce qu'on va faire ». Je fais une césure. 

Tant de chemins qu'on laissera. Qu'on a laissés. Plus de violoncelles et basses. La journée commence, à nouveau, de nouveau. Mozart et Bach, comme toujours. Y a-t-il une autre vie ? Nous allons répéter

Nous allons reprendre. Nous allons parcourir l'alphabet, la gamme, les jours de la semaine, les mois et les heures, le cœur va battre plus vite, se calmer, le sang va se fluidifier ou s'épaissir, les humeurs vont circuler ou revenir à leur point de départ. Rossini le vif. L'Italie. « Vous pensez faire ça les doigts dans le nez ? Vous n'êtes pas à la hauteur. » Verdi. Il fait toutes les voix. C'est mieux qu'avec les chanteurs. Toute la musique est là, en un seul corps. Répéter encore.

Les amis, les amours, les stances et les après-midis. Composer. Réciter. Bénir le lieu et l'heure. Admirer. Pleurer. C'est tout un. Demander, demander encore, implorer, hurler, maudire et trépigner. L'Italie, toujours. « Si je me mets à parler, ça va être l'orage, l'orage terrible ! » Léger, plus léger ! Répéter encore. Reprendreencore. Revenir. Le temps se creuse. Nous sommes au cœur de la musique, les civilisations peuvent s'écrouler. Sans moi. Priez pour que je me taise !

La dévoyée. Toutes les femmes le sont. Tous les hommes les regardent sans comprendre. Ils ne peuvent que chanter, danser, pleurer, maudire et trépigner. Personne ne se comprend. Tout le monde parle à tort et à travers. Les paroles se croisent comme les corps et les humeurs. Quelle musique ! Drame madré. La ruse et la folie. Les heures troubles. Écrire, mais à qui ?

Tout recommence, chaque jour, chaque matin. Il faut faire comme si la vie nous avait attendus pour se déployer, pour s'ouvrir comme une rose de printemps. « Un dì, quando le veneri il tempo avrà fugate… » 

« Qual turbamento ! A chi scrivevi ? » À toi ! (Je fais une césure.)

J'avais besoin de larmes. Des masques viendront plus tard animer la fête. Tous les hommes sont dévoyés. Les femmes les regardent sans comprendre car elles oublient ce qu'elles sont à l'instant même où elles le sont. Tous ils oublient ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été. C'est vrai ! C'est vrai !

Qui, de ton cœur, effaça la mémoire ? Pourquoi n'as-tu pas écrit au moment où il le fallait ? Pourquoi as-tu laissé passer l'heure ? Pourquoi as-tu oublié le soleil natal et les planètes qui te souriaient ? Pourquoi ces larmes emportent-elles tout, et même leurs traces ? « Avrem lieta di maschere la notte… » Dans la main de chacun nous lisons l'avenir. La journée peut commencer. Comme le premier mouvement de la Neuvième.

Dans la main de chacun se trouvent les heures à venir. Ouvre la main, sois un peu confiant. Mon ami est bohémien : il sait que mon soleil est un cheval fou. Je m'allonge et je laisse le ciel parcourir tous les chemins en moi, jusqu'au délire. J'avais besoin de plus de larmes encore. Pourquoi suis-je venu, imprudent ? Grand Dieu, ayez pitié de moi ! On jubile. Un son juteux… Prenez votre temps ! 

La journée commence. Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre ? Un signe d'autrefois, une voix éteinte, un parfum vif et fruité qui remonte de la blanche agonie. La Messe de l'homme armé, mâle, en larmes. Prenez votre temps ! Le vôtre ! Pas celui du voisin. Tout recommence, chaque jour, chaque matin, un nouvel accord avec le monde, majeur, mineur, augmenté ou diminué. Le corps, le temps et le divin mêlés inextricablement : superposition de l'amour et de l'oubli. C'est la poésie des siècles. Tous les chemins sont ouverts. La vie peut advenir. Neuve. Encore et encore.

« Le jour viendra pourtant où tu sauras et tu reconnaîtras comme je t'aimais. Que Dieu te préserve alors des remords, moi, dans la tombe encore, je t'aimerai. »

Les écrivains sont ceux qui ne veulent pas laisser perdre ce qui les traverse. Il n'y a pas d'autres moyens que la note, le croquis, la fiche et la fidélité. Croquer. Inscrire. Écrire. Garder. Noter. Tenir ensemble. Ne jamais digérer. Un signe d'autrefois, un signe du moment, l'exil inutile, le chant qui sans espoir se délivre, transparent et profond comme la tombe. « Donne-moi un peu d'eau. Regarde s'il fait encore jour. » 

Au réveil, nous entendons les voix qui nous parviennent du bas de la maison. Le père, la mère, les frères, la sœur. La musique et les odeurs. La journée a commencé sans nous. Prélude. Nous avons dormi tranquillement. Tout est neuf. Lumineux. Va chercher mes cahiers, je veux écrire. Garder. Ne pas oublier. Dans le lit il fait toutes les voix. Il bat la mesure. Il se prend pour Toscanini. Chanter avec l'orchestre, quelle joie folle, quelle folie joyeuse ! Stringendo ! On presse, toutes les cordes et tous les cœurs vibrent à la fois. C'est la vie à son meilleur. Des notes courtes et légères ! Le lit est un vaisseau vaste et profond, la vie est à trois temps, le vent nous rafraîchit, nous délivre de l'effroi. Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire. Du sol monte toute la sève, les sopranos, les ténors, les barytons, les cordes sous le givre, les vents du lointain, le premier hautbois, je vais vous dire, je fais une césure, à qui écrivez-vous ? Vous êtes troublée ! Votre visage est si beau quand vous écoutez Mozart : vous pouvez jouer forte, mais seulement pendant une mesure ! Chantez ! Plus ! L'enfance ne vous quittera plus, voyez-vous. Ayez confiance. C'est à toi que j'écris

Le père debout, silencieux, au studio, regarde par la fenêtre. Il nous a entendu entrer mais ne se retourne pas. C'est la dernière fois que nous le voyons. C'est aussi la dernière fois que nous voyons la France, mais ça on l'ignore, à ce moment-là. « Plus fort, les percussions ! — Mais, Maître, nous n'avons rien à jouer, ici ! — Ah bon ? Alors faites-le plus fort ! »

Le basson comme du Bartok électrifié, comme si Eric Dolphy était assis au fond de la salle à écouter du Scriabine. Il fait toutes les voix en restant silencieux, c'est plus prudent. Le grand corps un peu cartonnier de Furtwängler qui agite ses bras longs comme les branches d'un saule. Vous n'êtes pas ensemble ? Mais c'est très bien ! C'est exactement ce qu'il faut. Oui, oui, c'est à vous que je parle, mais surtout n'écoutez pas ce que je dis. Imaginez seulement que vous faites l'amour à votre femme et tout ira bien. 

Je n'arrive pas à choisir. La journée qui commence, c'est le comble du réel qui m'ouvre en deux comme un livre trop souvent relu. Mes reliures craquent. Je me dissous, je m'égare, je m'éparpille, je m'affole, je m'arrête, au bord, je manque de m'évanouir quand le monde tombe sur moi et manque de m'étouffer. Mais c'est une joie pure et qui ne s'use pas. Ça va s'arrêter un jour ? C'est vrai ? Je ne vous crois pas. Impossible. Chaque jour qui commence c'est la vie qui recommence, et le temps, Amour et Mort indistincts, dans l'excès. J'ai tenté d'apprendre, mais je ne retiens pas, la vie me traverse et me fuit, je n'ai que quelques notes, quelques fragments disjoints et intraduisibles, toujours en train de se désagréger, de se contredire, de se maudire. Le dévoiement est ma seule loi, le dérèglement ma seule morale. C'est sans doute pourquoi j'aime tant écouter les répétitions d'orchestre : je vois un autre monde que le mien. Je vois l'accord, la construction, l'artisanat, la patience, le métier, le dialogue, quand je suis dans le da capo perpétuel et le soliloque, dans l'idiotie. Je bats la mesure, mais personne ne regarde mes gestes. J'ai un don pour ça, croyez-moi ; je devrais commencer à m'y faire. Ma joie, c'est l'idiotie. Je n'y peux rien. J'entends très bien ce que personne n'entend, mais je ne comprends rien à ce que vous entendez. Et c'est comme ça depuis l'enfance. Grand arpège de harpe… Phrase plaintive à l'alto… Mon vaisseau se brise contre un rocher invisible. Je sais qu'il est là mais je ne le vois pas. 

Nous ne sommes pas dans un scherzo mais ça y ressemble tellement ! Il suffit de si peu pour que le fantastique nous masque la réalité. La farce est constamment sur le point de percer l'épiderme, comme un bouton de fièvre. Les trompettes jouent faux et personne ne semble s'en apercevoir. Ils disent : « C'est joli ! » Oui, c'est joli, mais c'est faux. Quand on dit cela, de nos jours, on voit bien que plus personne n'en a cure. Chacun sa vérité, chacun sa variété, chacun sa musique. Le boucan l'emportera toujours au pays des épais. Une musique enlevée, légère comme de la dentelle, vive et élégante, ça leur écorche les oreilles. Entrata di Alfredo

C'est à toi que j'écris, à toi. Et tu ne me lis pas. On n'écrit jamais qu'à la seule personne qui n'a aucune intention de nous lire. La musique et les odeurs, elle s'en fiche pas mal ! 

Tout le monde connaît le mystérieux commencement de la neuvième symphonie de Beethoven. Je parle de l'introduction du premier mouvement : cette quinte à vide (la-mi) tenue pendant seize mesures, sur laquelle vient se poser le premier thème en ré mineur, un arpège fortissimo descendant par paliers (deux notes, toujours). Tonalité incertaine. Le thème sort du brouillard comme s'il se secouait et se libérait d'un songe, d'une autre vie ; il semble se débarrasser (en un grand crescendo) de la quinte (la et mi) qui appartient à une autre tonalité. Deux mondes glissent l'un sur l'autre, qui s'échangent leur peau et leurs parfums. C'est ça, le matin. Et la voix de Toscanini, et toutes les voix de mon enfance se pressent comme à une fête galante. Fièvre et allégresse. Dans une autre vie je serai italien (mais toujours homme). On ne se lasse pas de la douleur. 

J'ai mis mon cul au soleil et le soleil m'a dit : « Qui desiata giungi ! » Moi aussi, moi aussi, si vous saviez ! Je ne croyais plus cela possible. Je n'ai pas pu refuser votre charmante invitation ! Encore un peu et on se laisserait presque convaincre qu'on peut à nouveau tomber amoureux…

Répétons !

dimanche 5 mars 2023

Wayne Shorter


 

Il suffit d'écrire l'adverbe « avant » pour que s'engouffre à sa suite une quantité vertigineuse de choses, gracieuses et un peu effrayantes, que nous ne soupçonnions pas l'instant d'avant. Il faudrait toujours faire suivre ce mot de trois points de suspension qui permettraient aux choses dont je parle de venir se ranger sagement sous son autorité, sans nous entraîner vers l'angoisse et l'oubli. Bien entendu, c'est d'abord en nous que ces choses viennent se presser, mais la langue et la musique les accueillent avec plus de naturel que nous. La nuit dans les jardins d'Espagne, un nombre considérable de faits, de détails, d'événements, de sujets, de gestes, d'actions, de phénomènes et de sensations proposent à celui qui veille et se tient dans l'instant une partition complexe et prodigieuse qui en fait à la fois une vigie et un cobaye. Être témoin, voilà en quoi consiste l'essentiel de ce qui nous pousse à écrire : ramasser en nous ce qui n'est pas resté accroché à « l'avant », qui n'est pas tombé dans la nuit profonde du sens. 

Clara m'envoie des photos de ses seins gonflés de lait. Vincent va déboucher sa baignoire. La pompe à chaleur fait un raffut insupportable. J'attends une carte postale parfumée. La musique m'a épuisé, la peinture aussi. Cela va sans doute être le cas aussi de la littérature. Que me restera-t-il ? Je dois écrire à Guillaume, que je n'ai pas vu depuis vingt-trois ans, et qui sans doute n'attend rien de moi. J'ai mis trop de moutarde dans mon steak tartare. Wayne Shorter est mort il y a deux jours. Wayne Shorter, c'est l'« avant » par excellence. Si je m'avise de tirer les fils qui me relient à ce musicien, une énorme partie de ma vie vient se mettre sous l'ombre portée de cet homme, et cette vie se met à fondre sous mes yeux, comme le fait paraît-il la banquise : le temps se disloque et se déglingue en moi ; tout se ramollit ; j'essaie d'attraper et de retenir quelques morceaux au passage. 

Le jour de sa mort, je suis allé me promener avec quelques disques du deuxième quintet de Miles (E.S.P.SorcererMiles SmileMiles in the skiWater BabiesNefertiti…), la plus belle époque de Miles Davis. Wayne Shorter n'est pas pour rien dans cette réussite, c'est le moins qu'on puisse dire. Et d'ailleurs, Miles l'a su avant même de l'engager (« Et tout de suite, la musique a pris. Avoir Wayne me comblait, parce que je savais qu'avec lui on allait faire de la grande musique. C'est ce qui est arrivé, très vite. »). Cela ne faisait aucun doute dans son esprit. Les individus qui composent ce quintet sont tous à leur manière des géants. Herbie Hancock n'a jamais été meilleur que dans cette formation. Ron Carter est parfait, dans son élégante sagesse, sobre et sûre. J'ai toujours considéré Tony Williams comme un génie (et pas seulement du rythme) ; c'est lui qui ordonnance la matière sonore, qui lui donne sa forme et son allure. Avec un autre que lui, ce quintet serait sans doute excellent mais n'aurait pas ce qui a fait que jamais plus on n'entendra pareille musique. Il crée entre les musiciens une texture sonore qui leur permet de ne jamais être en défaut. Là encore, Miles le savait parfaitement. L'équilibre qui s'entend dans cette décennie est pur miracle, car c'est un équilibre qui jamais n'empêche l'inspiration et la grâce et la liberté. J'avais toujours pensé (à tort) que John Coltrane et Wayne Shorter appartenaient à des générations différentes, que Coltrane était nettement plus âgé. En réalité, il n'y a que sept ans d'écart entre eux, et ils étaient amis. Pourtant, ces deux saxophonistes (qui tous les deux jouaient du ténor et du soprano) sont bien aux antipodes l'un de l'autre. Passer de l'un à l'autre a été pour Miles une révélation. Kind of Blue est évidemment l'un des plus beaux disques de jazz qui existent (en grande partie grâce à Bill Evans), mais je ne crois pas que plusieurs Kind of Blue auraient été possibles. Le moment de grâce absolue qui fut possible en 1959 était une parenthèse fragile, hors du temps, alors que le deuxième quintet a permis une musique qui s'est développée durant une décennie avec une évidence incomparable, et qui a permis tout naturellement la transition vers le Miles électrifié des années 70, dont Wayne Shorter a été l'un des centres névralgiques. Si le génie de Coltrane sautait littéralement aux oreilles (il était pure matière), celui de Shorter est plus discret. Son jeu, d'une extrême concentration, à la fois tranchant et d'une douceur terrible, avait une élégance inouïe, qui lui permettait de ne jamais avoir à crier pour s'imposer, et son inspiration harmonico-mélodique était si cohérente avec celle d'Herbie Hancock qu'on avait souvent l'impression qu'il s'agissait d'un seul et même musicien. (Un thème comme Iris semble donner en quelques notes un concentré merveilleux de la forme de pensée harmonique qui structurait les improvisations de Wayne Shorter. Et ne parlons même pas d'ESP ou de Nefertiti…) Il a offert à Miles Davis un champ d'action et d'imagination presque infini. On comprend l'excitation de ce dernier ! Le génie de Miles, c'est banal de le dire mais c'est vrai, aura été de s'entourer de musiciens qui ont su indiquer les chemins qu'il désirait emprunter. Un des thèmes du premier des disques de ce quintet (E.S.P., 1965), Mood, de Ron Carter, est à cet égard saisissant. Le morceau est lent, à trois temps, et l'on entend le saxophoniste qui improvise une sorte de contrechamp décalé, très doux, comme murmuré, qui offre à la trompette de Miles un écrin soyeux semblant s'étendre et contaminer toute la musique, la liquéfier. Il joue derrière, et quand la trompette se tait, il passe devant, sans que la forme et le fond aient changé : il portait déjà en lui le principe et la substance et il a seulement attendu que vienne le moment de la révélation. Tout se fait naturellement, sans violence. On retrouvera ce type de morceaux une dizaine d'années plus tard dans le Miles électrique et binaire

Wayne Shorter est mort au même âge que ma mère : 89 ans. Je peux donc imaginer un peu ce que ceux qui l'ont côtoyé à la fin ont vu. Il avait énormément grossi, mais il restera pour moi le prince des saxophonistes, un élégant parmi les élégants, dont la musique, racée, précise et discrètement nostalgique, était tout sauf obèse : un orfèvre jamais banal ni m'as-tu-vu. 

« E.S.P. » signifiait Extra Sensoriel Perception (c'est ainsi qu'on parlait, dans ces années-là). Miles Davis s'en croyait doté, et Wayne Shorter a composé ce thème pour lui rendre hommage. Le fait est que la communication musicale est exceptionnelle, dans ce quintet. Les musiciens n'avaient quasiment plus besoin de partitions, ou ils utilisaient des bouts de partitions sur lesquelles il n'y avait pas grand-chose d'écrit. Je pense que cette faculté est venue du be-bop. Les jazzmen de cette époque avaient tellement joué sur des harmonies complexes et rapides qu'ils ont fini par développer une oreille harmonique très fine et quasiment infaillible. Sur la lancée, cette oreille leur a permis de jouer ensemble d'une manière qu'il est difficile de comprendre de l'extérieur. Miles Davis a exploité cette faculté d'une manière particulièrement intelligente et sensible, et l'a amenée à un niveau supérieur. C'est une des raisons qui rendent cette musique si excitante. Les musiciens de ce quintet jouent très ensemble dans un temps qui est multiple, et dans des harmonies qui sont multiples (cette musique s'est élaborée en un temps où l'harmonie en tierces et l'harmonie en quartes se sont rencontrées ; le thème d'ESP en est un exemple frappant et presque caricatural). 

Avant, c'est avant. Mais avant, c'est aussi après, et même pendant. Nous vivons sans en être conscients en des temps multiples, nous existons en une sorte de contrepoint temporel infini, de fugue perpétuelle dont les antécédents et conséquents jouent avec nos nerfs, notre mémoire et nos croyances. Il faut avoir vécu longtemps pour commencer à seulement l'apercevoir. Le temps se défait peu à peu de sa fausse évidence ; sa simplicité n'était qu'un reflet de nos limites. Nous pensions nous mouvoir sur une seule voie, en une seule direction, nous pensions avoir laissé en route tous les chemins de traverse que nous avons croisés, et l'avant, et ils sont toujours là, méconnaissables parfois mais actifs et brûlants dès que nous mettons à notre insu un pied sur leur territoire. Tous les embranchements se signalent de nouveau à nous sans que nous soyons en mesure de le prévoir, et nous prenons ces signaux pour de simples réminiscences alors qu'ils sont la trace d'une autre vie, silencieuse, qui jamais ne nous a abandonnés. 

Souvent, lorsque j'écoute de la musique, de la musique que je connais depuis quarante, cinquante ans, ou plus, je sens se déplier devant moi une partition que je ne sais pas déchiffrer, alors même qu'elle devrait m'être la plus familière. Alors je regarde autour de moi, j'observe les visages qui m'entourent, et j'essaie de savoir s'ils entendent ce que j'entends. Parfois même je pose des questions, questions que, bien sûr, personne ne comprend. Et je dois rentrer en moi pour constater que je suis seul, que j'habite un monde désolé dont je suis le seul survivant. La musique est toujours là, elle n'a pas changé, mais je ne peux en parler avec personne. Je ne sais même plus si c'est douloureux ou non. Il y a tellement longtemps que je suis seul que je ne saurais sans doute plus exister autrement. On peut toujours écrire, et ainsi se donner l'illusion qu'on est entendu, voire compris, mais on sait qu'il n'en est rien, et que rien ne pourra jamais combler la distance infranchissable qui nous sépare de l'intelligence de l'autre. C'est tout à fait comme si nos sens n'avaient pas été imaginés par le même constructeur. 

L'amour a fui, quand il nous a vu ; et on peut le comprendre — il était bien le seul à croire qu'il existe une réalité commune. Quel malheur que de l'avoir effrayé ! Il tenait tout le mécanisme, et le temps qui va avec. La musique nous a donné un temps l'illusion qu'il était possible de lui trouver un substitut — on a même pensé qu'il s'agissait d'une seule et même matière. Mais il faut une grande force de caractère pour y croire encore, après toutes les catastrophes qu'il a provoquées. Car si la musique était de même nature que l'amour, comment se fait-il qu'elle parvienne encore à ce degré de réalité, elle, qu'elle s'incarne avec cette puissance ? C'est la Chance, que nous aurions dû aimer, plutôt que des femmes.